Couverture de INLI_541

Article de revue

À travers les livres

Pages 58 à 64

English version

Pétrone, Satiricon, texte établi, traduit et commenté par Olivier Sers, collection « Classiques en Poche », Les Belles Lettres, 2001. 352 p.

1La « nouvelle traduction » commentée du Satiricon de Pétrone dans la collection « Classiques en poche » des Belles Lettres que propose Olivier Sers, après en avoir établi le texte, est bien une traduction « nouvelle » ! D’un style vif, alerte et joyeux, elle vient remplacer, de manière tout à fait utile et heureuse, la traduction précédente d’Alfred Ernout datant de 1923 dans la C. U. F. Si cette dernière édulcorait trop le texte latin de manière pudibonde – jusqu’à utiliser des points de suspension pour ne pas traduire certains mots jugés trop crus –, la traduction d’Olivier Sers affiche un parti-pris de modernisme qui en séduira plus d’un. Le ton est donné dès le premier chapitre : l’expression neutre bene olere est rendue par « ne pas puer le graillon »... Et cette verve joyeuse ne se dément pas jusqu’à la fin. Cinaedus, traduit pudiquement par A. Ernout par « danseur équivoque » devient sous la plume d’O. Sers un « travelo » ; Trimalchion, lautissimus homo, est un « gros richard smart », pour ne prendre que quelques exemples. On aime ou on n’aime pas. Et les puristes pourront regretter qu’O. Sers surenchérisse dans les gaillardises – pour reprendre un de ses termes – et « surtraduise » souvent le texte de Pétrone qui manie à ravir le mélange des styles : par exemple, Encolpe, au chapitre X, accuse son compagnon Ascylte d’avoir « peloté un poète pour pirater un dîner », alors que le texte dit simplement qui ut foris cenares poetam laudasti. C. Gill a bien montré dans son article « The sexual episodes in the Satiricon », C. Ph., 1973, p. 172-185, que le vocabulaire sexuel de l’œuvre était essentiellement composé d’euphémismes et de litotes, mais là aussi O. Sers préfère outrer sa traduction : la litote extorquere pudorem est rendue par le verbe trop précis « violer ».

2Le texte qui a servi de base à cette traduction est celui de l’édition d’A. Ernout (9e tirage, 1982). Les leçons et conjectures proposées par O. Sers sont dignes d’intérêt. On peut regretter que le choix de la graphie du titre – satiricon au lieu de Satyricon proposé par d’autres éditeurs – n’ait pas été justifié.

3Si la traduction est vraiment « nouvelle » par son ton résolument moderne, l’introduction, en revanche, l’est beaucoup moins, mais peut-on encore vraiment renouveler les études pétroniennes, quand la bibliographie sur cet auteur est écrasante? Elle débute par un résumé de l’œuvre, salace à merveille, destiné à exciter la curiosité du lecteur, à grand renfort de notions anachroniques pour ne pas dépayser celui-ci, affirmées sans être réellement démontrées, et de formules racoleuses. O. Sers conclut « qu’on a affaire à un roman à rebondissements », sans expliquer que la notion anachronique de « roman » ne correspond à aucun genre littéraire antique. On s’étonnera d’apprendre, toujours sans explication, p. X, que « nous sommes quant à nous plus sensibles à des éléments que les lecteurs de Pétrone ne devaient remarquer que distraitement ». S’il est vrai que le Satiricon est un précieux document sur la société romaine de l’époque impériale et sur les différentes classes sociales qui la composent, pourquoi prendre cependant au pied de la lettre les paroles de l’affranchi Herméros qui se prétend fils de roi et aurait choisi librement de devenir esclave pour pouvoir acquérir un jour la citoyenneté romaine ? Enfin, O. Sers aurait pu mettre en évidence une des originalités les plus marquantes du style de Pétrone, le recours à la prosimétrie, que nous ne retrouvons pas chez l’autre « romancier » de l’Antiquité, Apulée. D’autant plus que le traducteur a véritablement le sens de la poésie et qu’il rend avec saveur et talent, en vers rimés, les différents mètres utilisés par Pétrone pour les poèmes qu’il insère dans sa prose.

4O. Sers privilégie la datation flavienne de l’œuvre, à la suite de René Martin et propose comme lieu d’action la ville de Thurii. L’aperçu bibliographique qui clôt l’ouvrage est assez succinct et ne retient que les ouvrages en français. Il est à regretter que les derniers ouvrages parus sur la question, en anglais, notamment ceux de G. B. Conte et de C. Panayotakis, ne soient pas mentionnés.

5Reste que cette traduction, aux qualités indéniables de brio et de verve joyeuse, renouvelle magistralement aux Belles Lettres, dans une édition accessible au grand public, l’ancienne traduction d’A. Ernout et devrait enchanter tous ses lecteurs.

6Géraldine Puccini-Delbey

Jacques Ribard, Symbolisme et christianisme dans la littérature médiévale, Paris, Champion, 2001, (Essais sur le Moyen Âge n°25), 308 pages

7Dans le prolongement de son ouvrage Du mythique au mystique, la littérature médiévale et ses symboles (Paris, Champion, 1995), Jacques Ribard présente un nouveau recueil d’articles, pour la plupart assez récents, qui viennent rappeler et confirmer la démarche critique qu’il a toujours pratiquée : une interprétation résolument symbolique des textes dans une visée avant tout religieuse et chrétienne.

8Le volume s’ouvre sur un chapitre intitulé « Orientations générales » ; l’auteur y rassemble trois textes qui construisent un véritable discours de la méthode et s’efforcent, non sans quelques accents polémiques, de justifier la perspective d’ensemble du livre. Viennent ensuite de nombreuses illustrations toutes empruntées à la « matière de Bretagne », des Tristan en vers ou des romans de Chrétien de Troyes au XIIe siècle aux grandes sommes romanesques du XIIIe siècle que sont le Lancelot en prose et le Tristan en prose. L’auteur nous invite ainsi à lire ou relire les romans en vers de Tristan comme une interrogation métaphysique sur le couple humain, le philtre étant une image possible du péché originel ou de la grâce. Il montre aussi comment les Lais de Marie de France contiennent une présentation romanesque de la destinée de l’homme et comment l’itinéraire des héros de Chrétien de Troyes (Yvain, Lancelot, Perceval) est en fait un long voyage allégorique, une aventure spirituelle. Interrogeant ensuite les œuvres du XIIIe siècle, Jacques Ribard articule sa réflexion autour de la notion de quête et examine la portée symbolique de deux entités énigmatiques que sont la Rose et le Graal. Il choisit enfin le Tristan en prose pour illustrer, entre autres, le problème que posent les rapports du masculin et du féminin dans la littérature médiévale. Un dernier chapitre un peu excentré aborde, toujours dans la même perspective symbolique, les poésies de François Villon.

9Le lecteur peut ne pas adhérer à un tel mode d’explication des textes : il jugera peut-être trop systématique ou discutable cette hypothèse d’une finalité religieuse du langage littéraire. Toutefois, quelle que soit sa position à l’égard de la pensée symbolique, le lecteur de cet ouvrage est immanquablement frappé par la précision et la cohérence des analyses de Jacques Ribard qui soulignent avec force – en tentant de l’élucider – la part de mystère et d’énigme propre au texte médiéval.

10Laurence Mathey-Maille

Les Fruits de la Saison. Mélanges de littérature des XVIe et XVIIe siècles offerts au Professeur André Gendre, textes réunis par Philippe Terrier, Loris Petris et Marie-Jeanne Liengme Bessire, Université de Neuchâtel, Faculté des lettres et sciences humaines, Genève, Droz, 2000, 510 pages

11Auteur d’importantes publications sur la littérature des XVIe et XVIIe siècles, notamment sur Ronsard auquel il a consacré sa thèse et plusieurs autres ouvrages, et sur la poésie de cette période et des suivantes, André Gendre a également marqué ses collègues et amis comme grand amateur, lecteur et professeur de poésie. L’abondante récolte des Fruits de la Saison rassemble ainsi des études consacrées aux écrivains qui lui sont chers, c’est-à-dire essentiellement les poètes des XVIe et XVIIe siècles. D’emblée, le titre de ce volume, inspiré d’un poème de Ronsard où celui-ci prétend cueillir avec le jeune Amadis Jamyn les ingrédients d’une salade qui convienne à leurs âges respectifs et à leur appétit du moment, invite à le goûter comme une salade composée, diverse et régie par le plaisir de la poésie. Organisée par ordre chronologique, cette galerie de poètes où prend parfois place un prosateur ou un auteur de prosimètre, en même temps qu’elle offre un panorama des études critiques actuelles sur la poésie, fait vivre ou revivre l’effervescence joyeuse de plusieurs siècles de création poétique particulièrement riche.

12S’attachant à la fortune du Nox erat de Virgile, Daniel Ménager présente une synthèse sur les nocturnes virgiliens de la Renaissance, où selon lui l’homme trouve rarement sa place, sauf chez Sannazar, et ignore le sentiment d’une communion avec la nature endormie que Cervantès dénonce comme illusoire.

13Chez Marot, François Rouget estime que l’art de l’épigramme répond à une organisation où « tout va par deux », régie par le « dualisme de la voix » tournée à la fois vers soi et vers l’autre et la « binarité de l’échange » où s’articulent le don et la requête. Jean Vignes se soucie quant à lui d’expliciter, par une étude intertextuelle impliquant Marot, Du Bellay et Ronsard, les modalités d’une stratégie consistant à exploiter le mythe de l’inspiration perdue loin du Prince, et que l’on voit évoluer de Marot à Ronsard en un sens de plus en plus surnaturel.

14Sur Scève, l’étude que Terence Cave consacre au dizain dans la Délie vise à identifier le point où se noue un jeu entre la forme, la syntaxe et le sens en des vers dans la tension desquels se discerne l’indice d’un trouble. C’est aussi à Scève que s’intéresse Henri Weber, ainsi qu’à Jodelle et à d’Aubigné, afin d’étudier chez chacun d’eux un traitement spécifique de la figure de Diane-Hécate. En Louise Labé, imitatrice des Héroïdes d’Ovide, François Rigolot voit essentiellement un auteur féminin assumant la voix d’une amante légendaire et s’identifiant tour à tour à Phyllis ou à Sappho, voire à Ovide, dans une étude qui a pour but d’éclairer l’identité de la poétesse.

15Ce sont encore les enjeux de l’imitation que Gilles Eckard recherche chez Marguerite de Navarre lorsqu’il compare La Chastelaine de Vergi et la 70e nouvelle de l’Heptaméron dans une perspective spatio-temporelle. Toujours présente, mais cette fois du point de vue de sa réception, la figure de Marguerite de Navarre introduit avec l’article de Jean Lecointe une série d’études consacrées à la « Pléiade ». Celui-ci aborde l’organisation du Tombeau de Marguerite de Valois et les images de la princesse défunte qui s’en dégagent comme révélatrices d’un effort de ces poètes pour se définir face à elle.

16De Du Bellay, Olivier Millet analyse dans l’Olive l’imitation de Virgile, modèle du poète absolu en qui se conjuguent le sublime et la douceur, et par là source pour Du Bellay de matériaux stylistiques mais plus encore d’expérimentations et d’interrogations sur « l’ampleur de sa lyre ». Et Claude-Gilbert Dubois, jouant à propos des Regrets sur les diverses acceptions du mot « journal », tâche à préciser le rapport que le « moi » du poète entretient avec ce recueil et à y retracer un itinéraire allant d’un « travail » polysémique à la volupté.

17Ronsard fait l’objet de nombreuses études. Marie-Madeleine Fontaine s’attache à démontrer que l’influence de Marot et de Rabelais sur Ronsard est avant tout musicale et définit, au nom de ces « fidélités de l’oreille », une poésie ludique où le poète, jouant sur les sonorités et la métrique, invente un désordre qui lui est propre. Les Amours de 1552-53 ont par ailleurs particulièrement retenu l’attention. Ainsi, en indiquant la source du sonnet sur la « Cassandrette », Perrine Galand-Hallyn enquête sur l’itinéraire suivi par celle-ci et sur ses transformations progressives d’une note d’Aphtonius au mythe personnel de Ronsard à travers les textes néolatins et français, mettant en évidence les parcours créatifs d’une érudition omniprésente jusque dans les poèmes qui semblent le moins en relever. S’attachant pour sa part à suivre la figure de Cassandre dans les Odes et dans les Amours, Nicole Cazauran défend l’idée que la Cassandre des Amours ne correspond pas tant à l’évolution d’un personnage antérieur qu’à l’apparition soudaine d’une figure nouvelle en qui se conjuguent les deux arrière-plans troyen et vendômois. Attentif à une dualité d’un autre ordre, Olivier Pot s’efforce de voir dans « l’ambiguïté énonciative » de ce recueil une réponse au statut problématique que les théories d’alors accordaient à la poésie lyrique. Gisèle Mathieu-Castellani étudie enfin le « sonnet du miroir » afin d’en dégager les caractères d’une certaine « préciosité » ronsardienne. Dans les Hymnes, Jean Céard interroge l’Hymne de l’Hyver selon une interprétation physique qui lui est chère et, guidé par Conti, propose de voir sous cette « fable », bien plus que la justification de l’ordre saisonnier, une figure de la violence génératrice à l’œuvre dans le cosmos qui non seulement appelle à tolérer l’hiver comme un mal inévitable, mais le fonde en nécessité. Enfin Frank Lestringant consacre aux Discours des Miseres de ce temps une étude des images polémiques où se concentre l’essentiel des divergences théologiques existant entre le poète et ses adversaires protestants.

18Poursuivant ses études sur la devise anagrammatique qu’il envisage ici comme jeu, Fernand Hallyn s’appuie notamment sur la règle de ce jeu et les licences ou les ouvertures qu’il tolère pour dégager de celles-ci un enjeu symbolique et voir dans la possible multiplication des anagrammes un moyen de vaincre symboliquement le destin attaché à un nom.

19Ce sont des questions d’imitation que l’on retrouve ensuite à propos de Magny, de Peletier du Mans et de Belleau. Yves Giraud s’élève contre les jugements hâtifs concernant les sources italiennes de Magny, dont il souligne la conscience artistique et le talent d’adaptation. Proposant de lire l’Amour des Amours de Peletier comme la « retranscription d’une aventure intellectuelle » à travers les images du soleil et de la lumière, Isabelle Pantin invite à y reconnaître le souvenir d’une lecture de Dante propre à confirmer l’importance et la complexité de l’expression du religieux dans ce recueil. Guy Demerson concentre enfin son étude sur la traduction par Belleau d’une ode de Sappho afin de mieux percevoir le poète au travail, découvrant dans une imitation variée son génie propre.

20L’analyse d’Yvonne Bellenger sur le lexique des poètes et de la poésie dans les Epithetes de La Porte présente ce dictionnaire à la fois comme un commentaire synthétisant les idées reçues que l’on avait alors sur les poètes et comme un témoignage de l’influence de la « Pléiade », en particulier de Ronsard, dont la lecture incita La Porte à composer cet ouvrage.

21Cette influence et ses marges apparaissent non moins nettement dans les études suivantes, consacrées aux poètes de la fin du XVIe siècle. Chez Desportes et sous sa poésie « désincarnée en apparence », Josiane Rieu s’attache à retrouver la présence d’une écriture du corps par laquelle passe, selon elle, une redécouverte du sujet. Dans la poétique d’Abel Matthieu, Mireille Huchon met en évidence une définition de l’élégance qui, étant fondée sur la liaison des mots plutôt que sur un écart par rapport au vocabulaire commun, donne à la question de savoir ce qui fait la littérarité d’un texte une réponse opposée à celle de Ronsard. Rémy Scheurer s’intéresse pour sa part à Blaise Hory, pasteur et poète oublié autour duquel semble se dessiner un petit cercle de poètes. Arnaud Tripet s’attache à définir les spécificités et les nouveautés d’une poésie du voyage à Rome qui, avec Grévin, Castiglione ou Sponde, se formule après Les Regrets. Reprenant le problème de la poétique de la rupture dans les Sonnets de la Mort de Sponde, Loris Petris fait une lecture suivie de cet ensemble en lequel il propose de ne voir qu’un seul poème fragmenté et de discerner une unité d’ensemble progressant par les ruptures mêmes. Enfin, qu’est-ce qu’être fils de poète ? C’est la question qu’aborde non sans humour Michel Simonin à propos de Philippe Desportes le Jeune et de Guillaume Patu de Baïf.

22Pour le XVIIe siècle, ce sont d’abord les sonnets luxurieux du début de ce siècle qui sont à l’honneur, et notamment ceux de Malherbe, dans l’article où Michel Jeanneret s’efforce de rendre compte d’un changement dans la poésie érotique par une analyse contextuelle et une interrogation sur les motivations nouvelles des poètes. Jean-Pierre Chauveau présente ensuite diverses façons qu’ont les poètes d’aborder l’hiver, accordant notamment une grande place aux libertins, afin de retrouver dans ces « quelques clichés » les traces d’une affinité particulière avec la nature. Zygmunt Marzys s’efforce quant à lui d’apporter une réponse nuancée à la question « Vaugelas, disciple de Malherbe ? » en donnant les grandes lignes de la critique de Malherbe par Vaugelas.

23Sur La Fontaine, Jean Lafond étudie les rapports qui s’établissent entre les vers et la prose au long du prosimètre des Amours de Psyché afin d’en dégager un art qu’a le poète de donner un air poétique à la prose. Roger Francillon propose une étude à la fois synthétique et minutieuse des Obsèques de la Lionne où il discerne « un concentré de la poétique de La Fontaine ». Frédéric S. Eigeldinger reprend enfin le problème du jugement de Rousseau sur les Fables du point de vue pratique de son recours aux Fables dans ses propres écrits, afin de déterminer en quoi Rousseau reste malgré tout cohérent.

24En une envolée finale vers des auteurs des XIXe et XXe siècles, ce volume de Mélanges s’achève sur plusieurs articles consacrés à des questions de sources ou de réécriture. Jean Borie tente de ressaisir dans ses enjeux idéologiques la longue histoire des évocations de Fontainebleau par Michelet qui, parmi tant d’illustres visiteurs de ce lieu, est l’un des rares à penser le château et la forêt en relation l’un avec l’autre, sur un mode conflictuel. Philippe Terrier tâche à retrouver les raisons de stratégie éditoriale pouvant expliquer la présence puis la suppression des six vers d’Agrippa d’Aubigné donnés en épigraphe aux Fleurs du Mal. Daniel Sangsue propose, à l’aide d’une étude intertextuelle de La Source de Théophile Gautier, de « forcer les apparences » afin de restituer à ce poète une plus grande profondeur. Enfin Claire Jaquier analyse chez Monique Saint-Hélier un portrait librement interprété de Louise Labé en qui cet auteur se plaisait à voir l’une des figures d’« Abandonnées » qui l’intéressaient tant.

25Dans cet ensemble d’articles qui, bien qu’ils se concentrent sur le XVIe et sur le XVIIe siècle, débordent sur les siècles suivants, au nom de la postérité de ces poètes en des écrits chers à André Gendre, et dans cette diversité d’études dont on voit bien qu’elles relèvent d’écoles, de principes et de méthodes parfois radicalements différents, par-delà la pluralité des questions abordées – sources et de filiations, de pratiques d’imitation, de stratégies d’énonciation, de prises de position, d’interprétations, de quêtes et d’interrogations poétiques –, une continuité flagrante se dessine à travers la reformulation des mêmes questions, l’évidence des influences et des fidélités et cet art un rien fortuit qu’a le recueil de rebondir au hasard des problèmes envisagés, d’un poète à l’autre. Au long de ces enquêtes dont certaines, parfois palpitantes, ouvrent des échappées sur l’histoire de toute une littérature qui s’anime et résonne de poème en poème, sur la densité accumulée de ses significations possibles ou sur la jubilation de ses jeux incessants, et d’autres, plus ponctuelles ou plus descriptives, plus contestables quelquefois, accordent néanmoins au lecteur ce que la lecture de la poésie requiert de plaisir et de découverte, c’est en tout cas ce sentiment d’une transmission vivante que le volume restitue avant tout, de la façon la plus plaisante et la plus attachante. C’est avec joie enfin que l’on trouve, dans tel ou tel article, une duplicité nouvelle des poètes que nous aimons, révélée avec le sourire ironique et ce rien d’humour que seuls peuvent se permettre ceux qui les connaissent bien.

26Anne-Pascale Pouey-Mounou

Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Albin Michel (collection « Bibliothèque Albin Michel Idées »), 2000

27« Siècle des Lumières » depuis ses dernières décennies, le XVIIIe siècle n’est le plus souvent envisagé que comme prélude à la Révolution, comme si tous les hommes de ce temps avaient été plus ou moins philosophes, avaient cru plus ou moins au progrès. Point n’était besoin jusqu’à récemment de parler de ceux et de celles dont l’Histoire avait fait des « perdants ». L’ouvrage de Didier Masseau s’attache non à réhabiliter, mais à ressusciter ces antiphilosophes, leur milieu, leur pensée ainsi que les diverses stratégies dont ils usèrent contre le clan des Encyclopédistes. Synthèse des monographies du début du XXe siècle et dépouillement de documents non exploités jusqu’alors (correspondance inédite de Mme la Ferté-Imbault) mettent à jour les contours d’une société assez peu homogène, plus badine qu’inquiète, où la mondanité prend souvent le pas sur l’idéologie. Les salons antiphilosophiques furent sans doute moins « sectaires » que leurs équivalents « éclairés » : « si l’intérieur différait, chacun en dehors prenait le même masque, le même ton et la même apparence », se souviendra dans ses Mémoires le Comte de Ségur (p. 100-101).

28Récusant une histoire des idées qui, par idéologie, accentuait trop les différences, contre la vision foucaldienne du XVIIIe siècle comme « avènement d’une épistémè massive et monolithique » (p. 211), Didier Masseau prête une attention particulière aux interférences et aux croisements. Les luttes idéologiques du temps des Lumières n’ont rien de guerres de tranchées : elles mettent aux prises des acteurs intellectuels occupant « des positions instables dans un champ conflictuel » – le champ sémantique du fluctuant est récurrent dans tout le premier quart de l’ouvrage –, luttant à distance à coups de plumes, dans des écrits où abondent de surcroît les « effets de reprise et de contamination réciproque ».

29Riche de rappels clairs et synthétiques (sur la querelle entre jésuites et jansénistes, sur le genre des esprits, p. 338 et suiv.), l’essai de Dider Masseau se révèle plus décevant dans l’analyse qu’il propose du discours apologétique lui-même, échoue en particulier à y repérer la marque du XVIIIe siècle (voir les pages consacrées à la littéraire sermonnaire). De plus, la relative rareté des citations, le choix constant de la glose concourent à brouiller parfois les frontières entre discours et commentaire : ainsi des pages consacrées au Malebranchiste Roche ayant parlé « non sans profondeur » du repli de l’esprit (p. 234), ou à Lelarge de Lignac auquel Didier Masseau semble donner raison contre les philosophes (« La conscience ne peut être décrite comme un réceptacle des sensations, comme une machine enregistreuse recevant les traces du monde extérieur », p. 242). Comme par un effet curieux de miroir ou de contamination, la parole de l’historien épouse par moments l’instabilité et les ambiguïtés de son objet.

30Jean-Christophe Abramovici

Ernest Feydeau, Fanny, édité par Eléonore Roy-Reverzy, Honoré Champion, collection « Textes de littérature moderne et contemporaine » n°44, 2001, 256 p.

31L’édition de ce roman de Feydeau aujourd’hui injustement oublié, mais qui connut en 1858 un succès immense (17 éditions en un an !), vient combler un vide. Fanny n’était plus réédité depuis plus de quarante ans. L’ouvrage publié par les éditions Champion, Fanny, étude, s’ouvre sur une présentation du texte par E. Roy-Reverzy, et se trouve suivi d’annexes, composées de chapitres retranchés et de lectures critiques d’époque, qui rendent compte de la réception immédiate de l’œuvre. Dans sa présentation très riche, E. R.-R. rappelle quelle place occupa E. Feydeau dans le paysage littéraire du Second Empire, double de Flaubert dont il fut l’un des correspondants les plus réguliers des années 1850, et qui ne peut se comprendre que par référence à l’illustre contemporain. Double négatif, puisqu’il se trouve, en tant que coulissier, intégré à la société de la Banque et de la Bourse, ses ressources dépendant des fluctuations de cette dernière. Double négatif encore puisqu’il ne paraît pas guidé par de fermes principes esthétiques, et que, peu à peu, son œuvre va évoluer vers la facilité du pur divertissement. On sait d’ailleurs, comme le rappelle opportunément E. R.-R., qu’H.-R. Jauss a réuni Fanny et Madame Bovary pour illustrer, dans son étude de la réception, la théorie de l’écart esthétique.

32En fait, Fanny présente un intérêt tout particulier, se signalant par une musicalité, un sensualisme, une attention à la peinture qui assurent et démontrent un lien étroit entre romantisme et réalisme. E. R.-R. a parfaitement raison, à cet égard, de rappeler l’évidence de ce lien, « que seuls les manuels d’histoire littéraire ont voulu supprimer, gênant ainsi la lecture d’œuvres comme Fanny. » (p. 28). Parodie des romans de l’Empire, le récit insiste sur l’embourgeoisement du personnage, lorsque le motif de la passion renforcée par les obstacles se transforme en topos réaliste de l’adultère, un réalisme soucieux d’esthétique qui retournerait les modèles. L’originalité du roman provient du choc amené par le passage de l’amour de loin au partage : c’est l’amant qui jalouse le mari, le voleur qui envie le volé. Quelques scènes lascives appellent une réaction du public (attirance et censure mêlées), qui comprend d’abord Fanny comme un roman immoral. Le caractère domestique de l’adultère qui finit par ressembler à la vie conjugale apparaît comme une constante de la littérature réaliste, puisqu’il ôte toute idéalité à la passion, la précision figurant en sous-titre, étude, étant censée éloigner par sa caution scientifique toute accusation d’obscénité. Evidemment, l’abâtardissement du romanesque englué dans l’action toujours identique veut être compensé par une écriture très ornée, voire ampoulée parfois. E. R.-R. souligne l’« asianisme » du style de Feydeau, propre à cette écriture du détaillement où s’illustrent les Goncourt et qui met l’accent sur la décomposition de la sensation toujours première. Il n’empêche que sur le plan psychologique, Fanny, roman de l’incompréhension, insiste sur l’opacité du féminin, sur le mystère de cette chasteté maternelle dont l’inaltérable tranquillité cache une âme de fille et qui ne révèle pas les profondeurs de son être.

33Le roman de Feydeau apparaît donc comme une œuvre mineure, compilatoire et parodique, mais aussi comme un roman-carrefour, issu du romantisme et offrant un panorama du roman de 1715 à 1850, qui ouvre sur le roman naturaliste, « un grand texte mineur », pour reprendre les termes de l’éditrice. Tout amateur éclairé du genre comblera un manque en le lisant.

34Les articles critiques qui suivent reflètent assez bien l’horizon d’attente du public lettré de l’époque et permettent heureusement de revivre ces débats d’idées tellement essentiels à la compréhension des œuvres. Article bienveillant de Sainte-Beuve, article préface (et réclame) de Jules Janin, texte très virulent d’Hippolyte Rigault, qui rapproche Feydeau de Flaubert pour son goût du trivial, associé à la préciosité du style. Très intéressant pour saisir l’évolution du roman de ce temps, l’article sévère d’Emile Montégut dans la Revue des Deux Mondes, qui distingue entre une première lecture séduisante et une seconde signalant les détails choquants, et qui par là même analyse les rapports entre le roman et le public bourgeois auquel il est destiné. Gustave Merlet, dans la Revue européenne, derrière une condamnation de la « folie » omniprésente, aliénation remarquable dans le cas pathologique présenté par la jalousie de Roger, insiste sur une question capitale, celle d’une valorisation dangereuse de la forme aux dépens du fond, qui engage le statut éthique de la littérature.

35En résumé, cette édition savante tout à fait remarquable présente une sorte d’idéal de ce type de travail. Utile, richement documentée et annotée, elle réhabilite un texte auquel elle rend sa juste place. Ce faisant, elle réintroduit dans l’histoire du roman un récit qui permet d’éclairer le devenir du genre, de réfléchir sur la réception d’une œuvre à succès devenue aujourd’hui secondaire, de percevoir les degrés de lecture, naïve ou savante, programmées ou non, et en tout état de cause possibles de l’œuvre. Ajoutons que le récit se lit avec une délectation provenant du mélange d’émotion au premier degré, liée au prestige de la fiction, et de réel plaisir intellectuel, à goûter de multiples effets de sens et de références. Il faut donc saluer l’initiative d’E. R.-R. et chaleureusement la remercier pour avoir tiré des limbes ce petit bijou « mineur ».

36Mariane Bury

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