Notes
-
[1]
Giovanni Dotoli, Temps de préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
-
[2]
Nos références revoient à l’édition d’Armand Gasté, La Querelle du Cid, Paris, H. Welter, 1899. Nous modernisons l’orthographe. Pour Le Cid, nous utilisons l’édition donnée par Georges Forestier, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1992.
-
[3]
Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, 1968, rééd. en poche, Paris, A. Michel, 1995.
-
[4]
Ce libelle ne figure pas dans le recueil de Gasté, car il a été découvert plus tard par G.-L. van Roosbroeck et publié dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1925, p. 242-252.
-
[5]
Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
-
[6]
« Six années de variations cornéliennes sur les ressorts de la comedia », L’Âge d’or de l’influence espagnole, Mont-de-Marsan, éditions Interuniversitaires, 1991, p.245.
-
[7]
La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1995, p.41.
-
[8]
« On dit qu’un homme se fait tout blanc de son épée, pour dire, qu’il se promet de faire bien des choses, où souvent il ne peut pas réussir. » (Furetière). Corneille utilise à dessein une image liée à la noblesse ou à la vie militaire, dont Scudéry se vantait.
-
[9]
Paris, Le Seuil, 1980.
-
[10]
Les vers critiqués sont les suivants : 1; 5-6; 18; 20; 28; 37; 57-58; 118; 125; 129; 196; 197; 198; 215; 222; 238; 262; 277; 280; 287; 316; 331; 337-338; 346; 356-357; 368-369; 370; 392; 415; 465; 468; 485; 523; 534; 543-544; 545; 809-812; 828; 868; 879; 966; 1025-1026; 1034; 1048; 1206; 1244; 1259; 1271; 1304; 1347; 1382; 1457; 1630; 1684; 1716.
-
[11]
Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Colin, t. III « La formation de la langue classique 1600-1660 »,1930-1931, 1re partie, p. 38, et 2e partie, p.708.
-
[12]
Les vers examinés sont les suivants : 401-402; 403-404; 405; 561; 576; 583-584; 588; 589-590; 591; 595-596; 651-652; 690; 711-712; 718-719; 733-734; 741-742; 748; 759-760; 788-789; 1479-1480; 1488; 1538; 1589.
-
[13]
Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, P.U.F., 19985, p. 380
-
[14]
Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, La Pléiade, t. I, p.387-388.
-
[15]
Voir Sophie Hache, La Langue du ciel. Le sublime en France au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2000.
-
[16]
« Celui qui a l’administration des affaires temporelles d’une église, d’une paroisse, qui a soin de la fabrique de l’œuvre. » (Furetière).
1À nos yeux de modernes, la querelle du Cid peut passer pour « une mauvaise querelle » selon l’expression de Jean Rohou. En fait, ce premier XVIIe siècle n’ignorait pas la polémique puisque les années vingt avaient vu l’opposition de Malherbe à Desportes et à Régnier et le procès de Théophile ; la querelle des Lettres de Balzac avait commencé en 1630 et celle entre ce dernier et Heinsius (sur sa tragédie Herodes infanticida) en 1632 ; l’affrontement entre réguliers et irréguliers au théâtre durait depuis le début des années trente. En dehors des querelles de personnes, le succès retentissant du Cid a été l’occasion de clarifier la situation du point de vue dramaturgique ; la querelle vient en effet dans un « temps de préfaces » qu’a éditées G. Dotoli [1] et où se retrouvent pratiquement tous les auteurs à succès responsables du développement de la tragi-comédie ainsi que du renouveau de la comédie et de la tragédie : Hardy, Ogier, Mairet, Scudéry, Corneille, Durval.
2Nous ne voulons pas ici relever tous les aspects de la querelle du Cid ni expliquer les différentes lectures qui en ont été faites. Nous nous en tenons à ce qui a été précisément reproché à Corneille dans sa tragi-comédie, avec un entêtement un peu myope, c’est certain ; nous présentons en même temps les divers éléments de défense avancés par ses partisans, ce qui permet de voir le fonctionnement de cette polémique (et de bien d’autres) qui se développe à coups de libelles qui prennent le contre-pied les uns des autres ; il faudrait parler à ce sujet de « contretextes » ou d’« antitextes ».
3Sans entrer dans les détails, il nous faut rappeler brièvement le déroulement de cette querelle, bien que nous disposions de peu de dates précises et que nous ne sachions pas les noms de tous ceux qui ont écrit et publié des libelles. Corneille déclenche les hostilités avec une épître, l’Excuse à Ariste (en février ou en mars 1637). Il prétend qu’il surpasse tous ses contemporains,
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,Et pense toute fois n’avoir point de rivalÀ qui je fasse tort en le traitant d’égal
5et institue une figure d’auteur libre (« Je sais ce que je vaux, & crois ce qu’on m’en dit », v. 36), qui « satisfai[t] ensemble & peuple & courtisans » (v. 47). Sans être formés en clan, ses rivaux agacés répliquent très vite ; il est certain qu’une ébullition régnait autour du Cid, nous le savons par des correspondances. Mairet, qui était le plus ancien et le plus en vue, publie (fin mars ou début avril) six strophes sous un pseudonyme, L’Auteur du vrai Cid espagnol, à son traducteur français, sur une lettre en vers qu’il a fait imprimer, intitulée Excuse à Ariste, où après cent traits de vanité, il dit parlant de soi-même : Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. Scudéry, de manière anonyme, développe plus longuement des Observations sur le Cid (vers la même période que le poème précédent) ; il y en aura d’ailleurs jusqu’à quatre éditions (ou tirages, dirions-nous). Un libelle assez long lui aussi répond à Scudéry : il s’agit de La Défense du Cid, que nous avons attribué à Jean-Pierre Camus dans notre thèse.
6À partir du mois de mai, la « guerre de plume » (comme dit Scudéry dès les Observations, p. 111) est bien lancée qui voit fleurir de nombreuses productions, plus ou moins longues, reprenant les Observations de Scudéry, critiquant Corneille ou se répondant les unes les autres. À partir de là, il est difficile voire impossible de justifier l’ordre exact des libelles. C’est le moment de la seule réponse « officielle » de Corneille, sa Lettre apologitique (orthographe de la première édition), qui répond de manière rapide et désinvolte à Scudéry et dans laquelle il s’en tient à la reconnaissance publique universelle (Le Cid « a eu l’approbation des savants & de la cour », p. 151). Un des rares textes ouvertement signés l’est par Jean Claveret, un avocat d’Orléans également dramaturge ; il répond à la Lettre apologétique où Corneille l’avait mentionné de façon très méprisante. La querelle est évidemment l’occasion pour Claveret de se faire connaître davantage, non seulement comme adversaire mais aussi comme rival de Corneille au théâtre. Les auteurs des libelles, bien qu’inconnus pour la plupart, appartiennent à différents groupes : des dramaturges, des doctes, des gentilshommes, des honnêtes hommes.
7Scudéry relance les débats lorsqu’il dévoile son nom et en appelle à l’Académie française dans sa Lettre à l’illustre Académie, vers le mois de juin. Peu de temps après, Scudéry accable les académiciens sous des références savantes dans La Preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid. La querelle n’est plus une querelle de doctes ; il n’y a par exemple pas de textes en latin. Néanmoins, certains modèles restent en place et Scudéry cherche à se légitimer en prenant une telle posture. Les libelles continuent de fleurir, s’attaquant les uns les autres. Certains prennent même une forme poétique. Parmi cette production, il faut signaler Le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse, que nous attribuons à Charles Sorel, et surtout le Discours à Cliton sur les Observations du Cid, que nous donnons à Durval, et qui a dû paraître vers la deuxième quinzaine de juin. Ces deux ouvrages sont parmi les plus intéressants. Dans le premier, Sorel nous montre, loin d’Aristote et autres docteurs, les attentes et le plaisir du public face à la tragi-comédie ; il y défend Le Cid plus encore que Corneille avec intelligence. Le second, dont l’attribution a longtemps fait problème, est l’actualisation d’un traité écrit quelques années auparavant (1632 ou 1633) et qui se veut la défense et illustration de la tragi-comédie et du théâtre irrégulier. Nous ne pouvons qu’en recommander la lecture à qui veut étudier ce genre, puisque ce long texte se veut un « examen de ce qui s’est fait pour et contre Le Cid : avec un traité de la disposition du poème dramatique, & de la prétendue règle de vingt-quatre heures » selon son titre complet.
8Mairet n’a rien perdu de son animosité puisqu’il fait paraître le 4 juillet 1637, l’Épître familière du sieur Mairet, dans laquelle il répond à divers libelles et à Corneille. Cela lui amène encore d’autres attaques. Pendant ce temps, l’Académie entreprend à contrecœur l’examen de l’œuvre de Corneille et des remarques de Scudéry. Corneille, pendant ce temps, lance une offensive de librairie en faisant paraître sa comédie La Suivante (repr. durant la saison 1633-1634, ach. d’impr. du 9 sept. 1637), précédée d’une « Épître » dédiée à un anonyme qui en fait sans nul doute une publication polémique comme les autres libelles. Scarron rédige sûrement début octobre l’Apologie pour M. Mairet, contre les calomnies du sieur Corneille de Rouen, qui contient une lettre quelque peu pathétique de Mairet.
9Au même moment, devant tant d’énergie déployée pour et contre Corneille, les autorités s’inquiètent et l’abbé de Boisrobert, fidèle de Richelieu, fait parvenir le 5 octobre une Lettre à M. Mairet dans laquelle, au nom du cardinal, il lui enjoint de cesser toute attaque, de même qu’il a interdit toute réponse à Corneille. Pourtant la violence n’est pas retombée ; au contraire La Suite du Cid en abrégé de Scarron menace, en prose et en vers, Corneille de coups de bâton. Le succès du Cid ne se dément pourtant pas puisque la tragi-comédie en est à sa quatrième édition et qu’il tente des épigones, ce qui n’est pas le seul exemple dans le siècle : La Suite et le mariage du Cid, tragi-comédie d’Urbain Chevreau (ach. d’impr. du 31 octobre 1637) et La Vraie Suite du Cid, tragédie de Nicolas Desfontaines (1er décembre).
10La dernière étape de la querelle est la parution des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid. Leur élaboration, dont Chapelain été le maître d’œuvre, a été assez longue et laborieuse. Des commissaires furent nommés au sein de l’assemblée. Les académiciens ont été conscients, malgré la haute protection de Richelieu, des risques que courait l’image de marque de la toute récente institution, auprès du public comme auprès des spécialistes. Les lettres patentes destinées à l’enregistrement officiel de la compagnie avaient été rédigées en janvier 1635 mais elles ne furent acceptées que le 9 juillet 1637. Le Parlement de Paris s’était méfié à juste titre de cette nouvelle institution issue de la politique absolutiste de Richelieu. Un problème juridique se posait aussi : d’après ses statuts, l’Académie ne pouvait examiner que des ouvrages de ses propres membres, et pour ceux d’autres écrivains elle pouvait émettre seulement un avis.
11Le 30 juin Chapelain présente son mémoire à l’Académie puis à Richelieu. C’est le manuscrit que la Bibliothèque nationale de France possède encore, « apostillé par le Cardinal, en sept endroits, de la main de M. Citois, son premier médecin », selon Pellisson dans son Histoire de l’Académie. Richelieu est plutôt satisfait et aurait dit « qu’il fallait y jeter quelques poignées de fleurs ». Mais ensuite il estime qu’une part trop belle était faite à Corneille et Chapelain doit tout reprendre. Le 23 novembre 1637, suivant les registres de l’Académie, sont présentés Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, dont le privilège porte la date du 26 novembre. L’impression n’est cependant pas achevée ; il semblerait donc qu’ils aient été encore retouchés et il faut placer leur publication au début décembre ou dans la première quinzaine. Le livre est largement diffusé, mais aucun des protagonistes n’est vraiment satisfait. Seul Scudéry remercie pompeusement l’Académie ; il croit avoir gagné alors qu’au début d’année 1638 la publication de la lettre de Balzac à Scudéry, de la réponse de ce dernier et de sa lettre à l’Académie montre que l’ermite de la Charente a mieux compris les enjeux du Cid dans sa retraite que les polémistes parisiens. Néanmoins, la querelle s’éteint après le jugement officiel de l’Académie ; la preuve en est que deux libelles restent manuscrits.
12Le retentissement de la querelle a donc dépassé la cour et la ville car la province a également suivi son déroulement. L’Académie s’est fait connaître et son jugement restera longtemps un modèle, comme le prouve le jugement de La Bruyère dans Les Caractères (I, 30) : « Le Cid enfin est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire ; et l’une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid » ; mais elle sera également très vite la cible de détracteurs. Corneille, on le sait par Chapelain, fut profondément affecté par le résultat. Il n’a eu alors de cesse de répondre à ses adversaires dans ses préfaces et examens et surtout dans ses Discours.
I – L’accusation de plagiat
13Le mot « plagiat » ne convient pas vraiment en cette époque où il n’est pas honteux de traiter un sujet déjà utilisé par d’autres, où la propriété littéraire est encore limitée, où les pièces doublons ne sont pas rares quand le succès est à la clef. Le premier à avoir formulé cette critique est Mairet (sous un pseudonyme) dans des stances qui prennent la forme d’une plainte, au sens juridique, d’une accusation de plagiat. Le long titre est en partie explicite : L’Auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français […] et les trois dernières strophes (sur six) développe l’idée que Corneille n’aurait fait que transposer maladroitement ce qu’un autre a heureusement composé et par lequel il s’est rendu célèbre à juste titre, d’où le pseudonyme vengeur de « Don Baltazar de la Verdad » pris par Mairet :
Tu ne dois te vanter en ce fameux ouvrageQue d’un vers assez faible en ton propre langage,Qui par ton ignorance ôte l’honneur au mien,(Tant sa force & sa grâce en est mal exprimée)Cependant orgueilleux, & riche de mon bien,Tu dis que ton mérite a fait ta renommée.
15Mairet reprend l’image antique (Ésope, Horace) de la corneille qui se pare des belles plumes d’autres oiseaux mais qui ne peut faire illusion longtemps :
Donc fier de mon plumage, en corneille d’Horace,Ne prétends plus voler plus haut que le Parnasse,Ingrat rends moi mon Cid jusques au dernier mot,Après tu connaîtras, Corneille déplumée,Que l’esprit le plus vain est souvent le plus sot,Et qu’enfin tu me dois toute ta renommée.
17La calomnie l’emporte sur l’argumentation car Mairet s’est lui-même inspiré de la littérature espagnole pour ses propres pièces (Les Galanteries du duc d’Ossonne, comédie, repr. en 1632 et publ. en 1636) et il serait trop long de citer tous les auteurs français de comédies, de tragi-comédies, de tragédies qui ont tiré leurs sujets ou leurs personnages de pièces (Lope de Vega, Calderón, Montemayor) ou de novelas espagnoles (par exemple Scudéry pour son Amant libéral, repr. en 1636 et publ. en 1638). En ces temps de guerre contre l’Espagne, Mairet a peut-être cru faire plaisir à quelques-uns en essayant de jouer sur la fibre nationale qui s’était déchaînée dans toutes sortes de libelles anti-espagnols ; mais si l’on laisse de côté la mauvaise foi, l’attaque est intéressante car elle pose le problème de la traduction assimilée à ce que nous appellerions aujourd’hui un plagiat. Or, la traduction était une activité littéraire à part entière et formait un genre. Nous renvoyons aux travaux de Roger Zuber [3] et d’Emmanuel Bury, qui ont montré qu’elle a été aussi un laboratoire de la langue et de la prose françaises aux XVIe et XVIIe siècles.
18Scudéry emboîte très vite le pas à Mairet en proposant ses Observations. Dès le début il reprend l’accusation : « De sorte que le sujet du Cid étant d’un auteur espagnol, si l’invention en était bonne, la gloire en appartiendrait à Guillen de Castro, & non pas à son traducteur français. Mais tant s’en faut que j’en demeure d’accord, que je soutiens qu’elle ne vaut rien du tout. » (p. 73). Il le développe surtout dans la longue litanie des emprunts à la fin de son libelle (douze pages, sur quatre-vingt seize, de citations à partir du texte espagnol) qui sont introduits ainsi :
Le Cid est une comédie espagnole, dont presque tout l’ordre, scène pour scène, & toutes les pensées de la française sont tirées : et cependant, ni Mondory, ni les affiches, ni l’impression, n’ont appelé ce poème, ni traduction, ni paraphrase, ni seulement imitation : mais bien en ont-ils parlé, comme d’une chose qui serait purement, à celui qui n’en est que le traducteur.
20Jusqu’aux derniers moments de la querelle le même reproche revient. Pour Scarron, Corneille reste un « traducteur » (p. 348) et l’auteur anonyme de L’Anatomie du Cid [4] l’accuse d’« avoir traduit assez mal Don Guillen de Castro ».
21Les partisans de Corneille ne manquent pas, au contraire, de retourner l’argument de la traduction pour montrer la noblesse de l’entreprise, y compris dans sa perspective nationaliste. C’est le cas de Jean-Pierre Camus dans La Défense du Cid, où il félicite Corneille d’avoir « rav[i] l’honneur » à quelqu’un d’« une nation qui nous est ennemie » (p. 119), et où il affirme que bien traduire est plus difficile que simplement composer (p. 120-121), en prenant l’exemple canonique, depuis le XVIe siècle, d’Amyot, qui « a mieux fait que Plutarque » (p. 121) et s’est acquis ainsi une gloire méritée. L’auteur du Souhait du Cid refuse quant à lui l’idée de larcin et estime Corneille un loyal sujet du roi de France :
Les denrées étrangères étant défendues en France, le Cid a fait un miracle faisant qu’un bon Espagnol ait parlé bon français, de moi je n’entends pas ce langage, j’aurais peur qu’on m’accusât d’intelligence avec les ennemis, ainsi pour nous servir de ce qui est à eux, il le faut faire nôtre auparavant, le donner pour tel afin qu’il ne soit pas dans le rebut, leurs pensées tant qu’elles demeurent chez eux sont basanées comme leur teint, quand elles passent en France elles s’adoucissent […].
23Nous voyons donc se dessiner l’idée d’un certain patrimoine dramatique. Le modèle politique ou juridique se retrouve dans l’idée d’une conquête qui n’est pas réservée seulement aux militaires. L’écrivain acquiert donc peu à peu une certaine importance publique et un certain « espace public de juridiction » des Lettres apparaît, lié à la notion nouvelle de public qu’a étudiée Hélène Merlin-Kajman [5]. Quant à Ch. Sorel, il refuse de s’embarrasser de ces problèmes au profit du plaisir reçu : « Je ne m’enquiers point de ce qui est pris de l’auteur espagnol, ou de ce qui n’en est pas, c’est le Cid entier que je défends, & non point Corneille ; & il m’importe fort peu si s’est traduction ou invention ; enfin je déclare que c’est en gros une pièce fort agréable […]. »
24Seul Chapelain a tempéré cette accusation dans Les Sentiments de l’Académie française puisqu’il y reconnaît que Corneille a dépassé l’auteur espagnol : « Car outre que nous remarquons qu’en bien peu des choses imitées il est demeuré au dessous de l’original, & qu’il en a rendu quelques-unes meilleures qu’elles n’étaient, nous trouvons encore qu’il y a ajouté beaucoup de pensées, qui ne cèdent en rien à celles du premier auteur. » (p. 179). Nous laissons la conclusion moderne sur ce point à Liliane Picciola qui explique que Corneille, en réalité, a fait preuve d’originalité en allant chercher l’inspiration chez Guillén de Castro :
Personne d’autre que Corneille n’a imité Guillén de Castro en France. […] Bien que bon auteur, il est de notoriété médiocre en France où personne ne parle de lui en dehors de Corneille, qui prouve par là qu’il ne volait pas au secours du succès et qu’il cherchait autre chose dans la production espagnole qu’un ouvrage qui lui permettrait une réussite facile. Notons qu’il trouve son bien chez Guillén de Castro sans critiquer l’auteur en aucune façon, ce qui n’était et qui ne sera pas habituel parmi ses contemporains. [6]
26Il ne faut pas oublier non plus que l’accusation d’emprunt faisait partie de la topique éristique depuis L’Éloge de la folie d’Érasme au moins.
II – Les scènes les plus critiquées
A – L’inventio
1 – La critique de Scudéry
27Scudéry a écrit un des libelles les plus longs, qui malgré des précautions oratoires, s’attaque pratiquement à toute la pièce. Pendant toute la querelle, Scudéry se drape dans la toge d’un docte. Cela transparaît dans le plan qu’il annonce :
[…] je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid.Que le sujet n’en vaut rien du tout,Qu’il choque les principales règles du poème dramatique,Qu’il manque de jugement en sa conduite,Qu’il a beaucoup de méchants vers,Que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées,Et qu’ainsi l’estime qu’on en fait est injuste.
29Nous retrouvons la distinction canonique des rhéteurs entre inventio, dispositio et elocutio. En fait, Scudéry se présente ainsi en plus grand théoricien qu’il n’est. Comme tous les dramaturges de son époque, il est avant tout un praticien du théâtre et donc il ne fait que reprendre Aristote et Horace, à la suite des théoriciens italiens du XVIe siècle et de Heinsius, et passe assez rapidement à l’examen des scènes et des vers. Quelques mois après, La Preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid qu’il publie montrent effectivement sa dette envers les grands Anciens.
30Du point de vue des règles, Scudéry s’en tient, là encore sans originalité, aux deux préoccupations de l’époque : la vraisemblance (« […] entre toutes les règles dont je parle, celle qui sans doute est la plus importante, & comme la fondamentale de tout l’ouvrage », p. 74) et la règle des vingt-quatre heures. S’y ajoute le problème de la tragi-comédie, quasiment inconnue de l’Antiquité, qu’il définit à la suite de tant d’autres comme un mixte, « comme un composé de la tragédie & de la comédie » à fin heureuse (ibid.). Scudéry, péremptoire, balaie d’un revers de main rapide l’intérêt du Cid : « le père de Chimène y meurt presque des le commencement, dans toute la pièce, elle ni Rodrigue ne poussent, & ne peuvent pousser, qu’un seul mouvement : on n’y voit aucune diversité, aucune intrigue, aucun nœud, et le moins clairvoyant des spectateurs, devine, ou plutôt voit, la fin de cette aventure, aussitôt qu’elle est commencée. » (ibid.). Il développe quand même un peu plus l’examen de la vraisemblance qu’il illustre par la distinction traditionnelle entre le poète et l’historien (p. 75, p. 79-80) : celui-ci raconte le vrai, celui-là le vraisemblable. La critique prend alors des allures de syllogisme : « […] il est vrai que Chimène épousa le Cid, mais […] il n’est point vraisemblable, qu’une fille d’honneur, épouse le meurtrier de son père. Cet événement était bon pour l’historien, mais il ne valait rien pour le poète […]. » (p. 75). Corneille, qui connaît bien l’Histoire, pèche donc parce qu’il propose au théâtre ce récit contre la vraisemblance. Il est évident que celle-ci n’a pas une valeur poétique, au sens moderne, c’est-à-dire interne à l’intrigue ; pour Scudéry, le vraisemblable recouvre la bienséance et les données socio-culturelles de l’époque (« la raison & les bonnes mœurs », p. 77), extérieures à la pièce. Scudéry ne démord pas d’une « conception horacisée de la catharsis » [P. Pasquier [7]], ce qui explique les qualificatifs extrêmes qu’il emploie contre Rodrigue et Chimène et que nous citons peu après.
31Scudéry ironise ensuite facilement en accumulant les actions accomplies par les personnages de la pièce : « ce qui loin d’être bon dans les vingt-quatre heures, ne serait pas supportable dans les vingt-quatre ans » (p. 77). Une nouvelle fois pour lui, la vraisemblance par rapport à la réalité n’est pas respectée. En fait, c’est bien parce que Corneille a voulu respecter l’unité de temps que les actions se sont trouvées si précipitées. Mais il ne faudrait pas voir ici en Scudéry un prédécesseur de Boileau : la règle qu’il énonce dans ses Observations relève du vœu pieux, du raffinement lettré ou de la mauvaise foi et de l’hypocrisie plutôt de la réalité dramaturgique de 1637. En effet règnent dans la tragi-comédie en vogue l’esthétique de la surprise et l’accumulation d’événements pour plaire au goût du public ; Scudéry et Mairet, pas plus que les autres, n’ont respecté cette règle.
2 – L’analyse de Chapelain
32Chapelain considère que le nœud et le dénouement sont bien présents dans Le Cid puisque la querelle des pères « met l’affaire aux termes de se rompre » (p. 362) et que le mariage de Chimène se fait attendre jusqu’au bout.
33Chapelain s’arrête plus longuement sur la question du vraisemblable. À la suite d’Aristote, il distingue le vraisemblable « commun » et l’« extraordinaire ». Il les accepte tous deux mais rejette le possible, même s’il est vrai et attesté, au nom du « plaisir utile » (p. 360). Il ne s’agit pas tant de moralisme que du fait que les spectateurs se détournent de ce qu’ils voient et ne peuvent plus y croire (« le vrai […] pourrait être si étrange & si incroyable qu’ils refuseraient de s’en laisser persuader », p. 365). C’est du point de vue de la cohérence interne que Chapelain émet son jugement : « Ni la bienséance des mœurs d’une fille introduite comme vertueuse n’y est gardée par le poète, lorsqu’elle se résout à épouser celui qui a tué son père, ni la Fortune par un accident imprévu, & qui naisse de l’enchaînement des choses vraisemblables, n’en fait point le démêlement. » (ibid.). Corneille a donc péché parce qu’il n’a pas modifié la donnée historique pour la « réduire aux termes de la bienséance » (p. 366). Et pour les mêmes raisons, Chapelain s’autorise à proposer un autre dénouement :
De sorte qu’il y aurait eu sans comparaison moins d’inconvénient dans la disposition du Cid, de feindre contre la vérité, ou que le comte ne se fût pas trouvé à la fin le véritable père de Chimène, ou que contre l’opinion de tout le monde il ne fût pas mort de sa blessure ; ou que le salut du roi & du royaume eût absolument dépendu de ce mariage, pour compenser la violence que souffrait la Nature en cette occasion, par le bien que le prince & son État en recevrait ; tout cela, disons-nous, aurait été plus pardonnable, que de porter sur la scène l’événement tout pur & tout scandaleux, comme l’histoire le fournissait.
35Une telle incursion dans l’œuvre d’un créateur peut nous choquer aujourd’hui mais n’est en rien ridicule par rapport à la poétique du XVIIe siècle. Scudéry s’est donc trompé : Corneille pouvait mettre en scène ce récit historique mais il devait le modifier, à l’exemple de ce qu’avait fait Virgile pour l’histoire de Didon et Énée.
36Dans la critique concernant l’unité de jour, Chapelain se démarque encore de Scudéry. Corneille s’est montré maladroit parce qu’il a justement tenu à la respecter, « lorsqu’il a compris tant d’actions remarquables dans l’espace de vingt-quatre heures, & qu’il n’a pu autrement fournir les cinq actes de sa pièce, qu’en entassant tant de choses l’une sur l’autre en si peu de temps. » (p. 369). De ce fait, la bienséance est atteinte : Corneille fait épouser à Chimène le meurtrier de son père le jour même de ce forfait. Le public ne peut le comprendre ni l’accepter puisqu’elle a été introduite comme honorable.
37Chapelain ne condamne pas le personnage de Chimène aussi violemment que l’avait fait Scudéry. Il est normal qu’elle continue à aimer Rodrigue mais la balance aurait dû pencher du côté de l’honneur finalement, ce qui aurait fourni aussi une très belle pièce. Le problème est que la tragi-comédie se finit bien. Chapelain a donc perçu que le sujet du Cid, malgré son genre, relevait de la tragédie. Moins aveuglé par le ressentiment que Scudéry, il est obligé de reconnaître que « cette passion de Chimène a été le principal agrément de la pièce, & ce qui lui a excité le plus d’applaudissements », que, « quelque mauvaise qu’elle soit, elle est heureusement exprimée » (p. 375).
B – La dispositio
1 – La critique de Scudéry
38Comme nous allons le voir, peu de scènes échappent à la censure de Scudéry quand il se lance dans « l’anatomie » du poème, selon une expression imagée plusieurs fois utilisée dans la querelle.
39– I, 1, 28-32 : Cette scène d’exposition est mal bâtie ; Scudéry ne supporte pas que pour expliquer la situation Corneille use d’une telle « familiarité » (p. 84) entre un comte, orgueilleux de surcroît, et une suivante.
40– I, 4, 145-146, 185-188, 217, etc. : Scudéry critique ici l’incohérence du personnage de D. Gormas, l’inadéquation entre son rang et son langage digne d’un « Capitan ridicule », « d’un fanfaron », d’un « Capitaine Fracasse » (p. 84).
41– II, 1 : Dans la lignée de la critique précédente, Scudéry n’accepte pas les « rodomontades » du comte, une nouvelle fois, ni les « pointes » (p. 87) de Don Arias.
42– II, 2, 409, 413, etc. : Scudéry emploie cette fois le terme de « Matamore » (p. 85) pour désigner le comte s’adressant à Rodrigue.
43– II, 3, 469-472, 490-494 : Une des critiques les plus vives contre « le jugement » perce ici : le vice règne dans cette pièce à cause de Chimène, « cette dénaturée » (p. 80), qui recommande à Rodrigue, en un discours « extravagant » (p. 89), de tuer son père.
44– III, 1 : Au lieu d’entraîner des applaudissements, cette scène aurait dû donner de « l’horreur » aux spectateurs par son « extravagance » et son « épouvantable procédure » (p. 89), puisque Rodrigue ose venir dans la maison de Chimène « avec une épée qui fume encore du sang tout chaud, qu’il vient de faire répandre à son père » (ibid.). La bienséance est doublement rompue : si Rodrigue devait tuer le comte, il ne devait jamais non plus revoir sa fille. Voilà pour la bienséance externe (les mœurs) ; pour l’interne (les lois du genre), c’est également une faute de ton : dans un poème dramatique, un gentilhomme ne peut demander à son amante de le tuer.
45– III, 2 : Scudéry décèle une menue contradiction car Elvire annonce que Chimène va revenir « bien accompagnée » (p. 90), ce qui n’est pas le cas et ce qui étonne étant donné son rang.
46– III, 3 : Scudéry ne supporte pas, au nom du respect filial, les « pointes exécrables », les « antithèses parricides » (ibid.) chez Chimène.
47– III, 4, 881-882, 921 : Cette scène est un comble pour Scudéry ; Rodrigue reparaît chez Chimène pour échanger « de beaux mot », pour « dire des douceurs » (p. 91), et cette dernière ne le blâme pas d’avoir tué son père : « Ô jugement de l’auteur, à quoi songez-vous ? Ô raison de l’auditeur, qu’êtes-vous devenue ? » (ibid.).
48– III, 5 : Ce monologue, pour Scudéry, montre un D. Diègue qui « parle seul comme un fou » (ibid.) au milieu des rues, délaissant les gentilshommes venus à son service, ce qui représente un premier sujet d’étonnement, le deuxième étant qu’ils sont de toute façon trop nombreux pour une cour comme celle de D. Fernand.
49– IV, 1 : Il est contre nature que Chimène s’inquiète du sort de Rodrigue.
50– IV, 2 : Scudéry replace ici l’argument sur l’inutilité de l’infante, qu’il avait avancé dans les généralités contre la pièce (cf. p. 86 : « D. Urraque n’y est que pour faire jouer la Beauchâteau »).
51– IV, 3 : Scudéry relève une autre incohérence : le roi n’a pas été obéi quand il a ordonné de fermer le port ; c’est l’occasion pour le critique de se lancer dans des remarques techniques d’ordre militaire.
52– IV, 4 : L’erreur est plus grave ici et dans la scène suivante car elle touche à la majesté royale ; en effet, il n’est conforme à celle-ci que le roi se serve « de la plus méchante finesse du monde » (p. 93) pour faire avouer Chimène.
53– IV, 5 : L’évanouissement de Chimène prouve « l’infâme passion » de cette « criminelle » (ibid.).
54– V, 1 : La nouvelle visite de Rodrigue n’est pas plus supportable que les précédentes et Scudéry donne même dans l’humour noir : « je lui demanderais volontiers, s’il a donné de l’eau bénite en passant, à ce pauvre mort, qui vraisemblablement est dans la salle ? » (p. 94). Il réutilise le terme de « prostituée » lorsqu’il stigmatise l’« impudence épouvantable » de Chimène (ibid.).
55– V, 2 et 3 : Pour ces deux scènes, Scudéry revient sur le rôle inutile donné à l’infante.
56– V, 4 : Scudéry considère que cette scène ne sert à rien.
57– V, 5 : Cette scène comporte beaucoup trop d’actions en peu de vers et la façon dont Chimène traite D. Sanche est celle d’une « Furie » (p. 95), à cause de la mort présumée de Rodrigue.
58– V, 6 et 7 : Le tableau final montre toute l’indignité de Chimène qui « confesse ingénument ses folies dénaturées » par « un oui si criminel » (ibid.).
2 – La réponse de Corneille et de ses partisans
59Corneille n’est pas entré dans le jeu de son rival. Il s’en tient au succès de la pièce, y compris chez les plus grands : « Ne vous êtes-vous pas souvenu que Le Cid a été représenté trois fois au Louvre, & deux fois à l’Hôtel de Richelieu : quand vous avez traité la pauvre Chimène d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu, que la reine, les princesses, & les plus vertueuses dames de la cour et de Paris, l’ont reçue & caressée en fille d’honneur ? » (p. 148). L’argument d’autorité balaie ainsi tout soupçon et accusation d’immoralité. Corneille lève également le masque de Scudéry dont il n’est pas dupe : « Vous vous estes fait tout blanc [8] d’Aristote & d’autres auteurs que vous ne lûtes & n’entendîtes peut-être jamais » (ibid.).
60Jean-Pierre Camus, dans La Défense du Cid, reconnaît que l’infante n’appartient pas au principal fil de l’intrigue mais elle est loin d’être inutile « puisqu’elle sert à relever les mérites de Rodrigue dont elle avait été éprise toute infante qu’elle était, & par la même à excuser Chimène de s’être affermie à une passion où elle avait vu une reine assujettie. » (p. 117).
61L’intervention de Charles Sorel (Le Jugement du Cid) dans la querelle est intéressante parce qu’il est conscient des erreurs et des maladresses contenues dans Le Cid (il en signale même d’autres que celles retenues par Scudéry) mais il n’en défend pas moins le « plaisir » (p. 231) pris à la représentation. D’un point de vue docte, Scudéry a peut-être raison ; néanmoins les passages censurés sont ceux qui ont charmé (le mot revient plusieurs fois) les spectateurs. La pièce « a je ne sais quoi de charmant dans son accident extraordinaire » (ibid.), ses « pensées sont extraordinaires & piquantes, & les incidents sensibles & divertissants » (p. 232). Sorel note une contradiction chez Scudéry qui attaque la moralité de Chimène tout en ayant fait l’éloge de pièces contemporaines dont les personnages principaux étaient aussi peu recommandables que Sophonisbe, César, Brutus, Antoine et Cléopâtre (voir Observations, p. 71).
3 – Les Sentiments de l’Académie française
62– I, 1 : Chapelain estime qu’en effet Corneille s’est montré négligent dans cette scène d’exposition. De plus, « d’avoir fait l’ouverture de toute la pièce par une suivante […] nous semble peu digne de la gravité du sujet, & seulement supportable dans le comique. » (p. 376).
63– I, 2 : Cette scène est tout à fait nécessaire « pour faire paraître Chimène, dès le commencement de la pièce, pour faire connaître au spectateur la passion qu’elle a pour Rodrigue, & pour faire entendre que D. Diègue la doit demander en mariage pour son fils. » (p. 377).
64– I, 2 : Chapelain partage ici l’avis de Scudéry sur l’inutilité de ce personnage. Il tient en effet « tout l’épisode de l’infante condamnable. Car ce personnage ne contribue rien, ni à la conclusion, ni à la rupture de ce mariage, & ne sert qu’à représenter une passion niaise, qui d’ailleurs est peu séante à une princesse, étant conçue pour un jeune homme, qui n’avait encore donné aucun témoignage de sa valeur. » (ibid.). Nous voyons ainsi que Chapelain est un des premiers à avoir réfléchi à ce qui deviendra la conception classique de l’épisode, ce qui n’étonne pas chez ce chantre des réguliers depuis 1630 (voir sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures). En 1637, le mot « épisode » désigne une intrigue parallèle, qui peut courir tout le long de la pièce. À l’inverse de l’infante, Chapelain démontre que D. Sanche n’est pas un personnage épisodique, comme le pensait Scudéry, parce que « [s]es actions sont mêlées dans toutes les principales du poème. » (p. 378).
65– I, 4 : Chapelain s’en tient au terme de « fanfaron » pour désigner le comte, au sens « d’homme de cœur, mais qui ne fait de bonnes actions que pour en tirer avantage, & qui méprise chacun, & n’estime que soi-même. » (p. 377).
66– II, 3 : Bien que la crainte de Chimène soit « juste » (Rodrigue est gentilhomme), il est effectivement honteux qu’elle prenne part à l’honneur de son amant en face de celui de son père.
67– III, 1 : Il n’est pas invraisemblable qu’un amant se présente chez sa maîtresse qu’il a offensée ni qu’il y rencontre si peu de gens. Ce qui choque Chapelain, c’est que Rodrigue vienne « pour lui en demander la punition de sa main » (p. 382). Un tel geste n’est pas conforme à l’éthos du personnage, ce n’est qu’un « mauvais expédient » (ibid.) pour ne pas mourir, car Corneille, comme le spectateur, sait très bien qu’une jeune fille ne tue pas et qu’un gentilhomme ne tergiverse pas à se donner la mort :
Nous estimons donc que cette scène, & la quatrième du même acte, qui en est une suite, sont principalement défectueuses, en ce que Rodrigue va chez Chimène, dans la créance déraisonnable, de recevoir par sa main la punition de son crime, & en ce que ne l’ayant pu obtenir d’elle, il aime mieux la recevoir de la main du ministre de la Justice, que de la sienne même. S’il fût allé vers Chimène dans la résolution de mourir en sa présence, de quelque sorte que ce pût être, nous croirions que non seulement ces deux scènes seraient fort belles, pour tout ce qu’elles contiennent de pathétique, mais encore que ce qui manque à la conduite, serait sinon fort régulier, au moins fort supportable.
69Il est clair que Chapelain n’a pas été insensible au charme de la pièce mais qu’il est prisonnier de la tâche imposée par Richelieu à l’Académie.
70– III, 2 : Chapelain n’y voit pas malice ni maladresse.
71– III, 3 et 4 : Elles « semblent fort belles » (p. 383) ; néanmoins Rodrigue n’insiste pas assez sur le devoir qu’il avait de venger son père à n’importe quel prix, ni Chimène sur son honneur et son devoir au détriment de sa passion : « Sa passion n’eût pas été moins tendre, & eût été plus généreuse. » (p. 384). Encore une fois, Chapelain marque sa sensibilité aux personnages et à leur conflit.
72– III, 5 : Chapelain se refuse à être un critique aussi vétilleux que Scudéry sur les problèmes qu’il a soulevés.
73– IV, 1 : Chapelain refuse la condamnation émise par Scudéry.
74– IV, 2 : « L’inutilité de l’infante » (p. 386) est patente.
75– IV, 3 : L’objection de Scudéry n’est pas fondée, « il nous semble néanmoins qu’elle eût été bonne & solide dans la sixième scène du second acte. » (ibid.).
76– IV, 4 et 5 : La feinte du roi est acceptable et digne de son rang puisqu’il veut connaître la vérité. Plus répréhensible est la contradiction sensible chez Chimène qui « déguis[e] au roi la passion qu’elle a pour Rodrigue » (p. 388) alors même qu’elle l’a exprimée dans des scènes précédentes. À partir de la ruse du roi, Chapelain anticipe sur le dénouement fondé sur l’ordonnance d’un mariage, ordonnance « déraisonnable & précipitée, & par conséquent peu vraisemblable » (p. 389). Chapelain cite alors Aristote pour porter condamnation de cette fin.
77– V, 1 (p. 112-115) : Chapelain partage l’aversion de Scudéry pour cette deuxième visite de Rodrigue, d’autant que Chimène « y abandonne tout ce qui lui restait de pudeur » (p. 389) en ne souhaitant pas la mort en duel de Rodrigue et « en sollicitant le déshonneur de D. Sanche » (p. 390). En fait, la peinture de l’amour y est vive mais hors de propos : « la passion qu’elle contient nous semble fort bien touchée, & fort bien conduite, & les expressions dignes de beaucoup de louange. » (ibid.).
78– V, 2 et 3 : L’infante est vraiment superflue.
79– V, 4 : Cette scène est « moins inutile que ne le prétend l’Observateur, puisqu’elle découvre l’inquiétude de Chimène durant le combat de ses amants […]. » (ibid.).
80– V, 5 : Le spectateur ne peut croire que D. Sanche n’interrompe pas Chimène pour lui expliquer l’issue du duel. L’attitude de cette dernière est indigne et injuste.
81– V, 6 : Chapelain ne blâme pas l’aveu de Chimène mais le fait qu’elle a dissimulé sa passion contrairement à ce qu’elle avait annoncé (cf. IV, 4).
82– V, 7 : Chimène ne devait pas « consent[ir] à l’injuste ordonnance de Fernand » (p. 392). « Le poète voulant que ce poème finît heureusement, pour suivre les règles de la tragi-comédie, fait encore en cet endroit que Chimène foule aux pieds celles que la Nature a établies […]. » (ibid.). Ce n’est donc pas seulement la dispositio qui en jeu, mais aussi l’inventio même.
83Quant à l’unité de lieu, Chapelain ne s’y attarde guère, ce qui est normal à cette date. Corneille est aussi désinvolte que ses confrères : « Il est vrai que c’est un défaut que l’on trouve en la plupart de nos poèmes dramatiques […]. » (ibid.). Mais puisqu’il a tenu, même maladroitement, à respecter l’unité de jour, il aurait dû aussi s’en tenir à celle du lieu.
84On voit comment Chapelain ne se place pas sur le plan d’une morale étroite mais combien il est sensible à la cohérence interne de la pièce et à l’égalité des caractères, conformément à sa conception de l’illusion et de la vraisemblance dramatiques. Le théâtre n’est pas une simple copie ou imitation de la réalité mais bien une représentation ; de ce fait rien ne doit venir troubler le spectateur. La « confusion et [l’]obscurité » (p. 392) dues à l’invraisemblable lui font quitter le monde imaginaire où se complaisait son esprit. C’est d’ailleurs en ce sens que les traducteurs d’Aristote, R. Dupont-Roc et J. Lallot [9], ont transcrit le mot « mimèsis » par « représentation » et non plus par « imitation ».
III – Les vers les plus critiqués
A – Scudéry, l’éplucheur de syllabes
85Scudéry ne s’est pas moins montré un censeur très rigoureux envers l’elocutio, puisqu’il a repris plus d’une cinquantaine de vers ou de groupes de vers [10]. Nous ne relevons pas toutes ses remarques, seulement celles qui sont les plus représentatives des problèmes linguistiques et poétiques ou de l’acharnement de Scudéry.
– v. 1 : « Entre tous ces Amants, dont la jeune ferveur,
87C’est parler français en allemand [expression courante de l’époque] que de donner de la jeunesse à la ferveur : cette épithète n’est pas en son lieu. » (p. 96). J.-P. Camus se moque de Scudéry, « noble rhétoricien qui n’a jamais eu des nouvelles de la plus haute façon de parler qui est la métaphore ou similitude raccourcie […]. » (p. 125). Cette hypallage contestée se rencontre chez Tristan l’Hermite et Furetière.
– v. 5-6 : « Ce n’est pas que Chimene escoute leurs souspirs,Ou d’un regard propice anime leurs désirs.
89Cela manque de construction. Et pour qu’elle y fût il fallait dire, à mon avis, ce n’est pas que Chimène écoute leurs soupirs, ni que d’un regard propice elle anime leurs désirs. » (ibid.). J.-P. Camus défend la disjonction au nom de la logique (p. 125-126). La remarque rejoint les préoccupations des grammairiens mais l’usage n’a pas tellement suivi.
– v. 20 : « Tant qu’à duré sa force, a passé pour merveille,
91Ici tout de même, il fallait dire a passé pour une merveille. » (ibid.). Pour J.-P. Camus, l’article « affaibli[rai]t l’énergie du mot de merveille » (p. 126). L’emploi de l’article était en train de devenir obligatoire.
– v. 28 : « L’heure à présent m’appelle au Conseil qui s’assemble,
93Ce mot d’à présent, est trop bas pour les vers […]. » (ibid.). L’emploi de cette locution était controversé mais s’est imposé chez les auteurs classiques.
– v. 57-58 : « Et je vous vois pensive & triste chaque jour,L’informer avec soin comme va son amour,
95Cela n’est pas bien dit : il devait y avoir, & je vous vois pensive & triste chaque jour, vous informer (& non pas l’informer) comme quoi va son amour, et non pas comme va son amour. » (p. 97). J.-P. Camus estime la correction de Scudéry digne de la façon de parler « des artisans de Paris » (p. 127-128). Les auteurs hésitent entre « comme », « comment » et « comme quoi » pour ce type de construction.
– v. 118 : « Que je meurs s’il s’acheve, & ne s’acheve pas,
97Pour la construction il fallait dire, que je meurs s’il s’acheve, & s’il ne s’acheve pas. » (ibid.). J.-P. Camus renvoie Scudéry « en grammaire pour apprendre la figure zeugma qui lui enseignera que le si du premier vers, sert pour l’un & pour l’autre, & que la répétition en est impertinente, puisque les deux parties du dilemme s’y réduisent congrûment. » (p. 128). La remarque de Scudéry reflète un usage qui est en train d’évoluer.
– v. 197 : « Le Prince pour essay de generosité,
99Ce mot d’essai, & celui de générosité, étant si près l’un de l’autre, font une fausse rime dans le vers, bien désagréable, & que l’on doit toujours éviter. » (ibid.). La prononciation de ces deux terminaisons était encore hésitante.
– v. 215 : « Parlons en mieux le Roy fait honneur à vostre aage.
101La césure manque à ce vers. » (p. 98). Corneille s’est contenté de renchérir sur le vocabulaire technique dont se prévaut son rival : « Si vous eussiez su les termes du métier dont vous vous mêlez, vous eussiez dit qu’il manquait de repos en l’hémistiche. » (Lettre apologétique, p. 149). Cette préoccupation était effectivement importante. Si l’on veut défendre Corneille, on peut dire que la césure est simplement déplacée.
– v. 222 : « Le premier dont ma race ait veu rougir son front,
103Je trouve que le front d’une race, est une assez étrange chose : il ne fallait plus que dire, les bras de ma lignée & les cuisses de ma postérité. » (ibid.). J.-P. Camus justifie la métaphore par un même emploi dans la Bible. Tout dépend du référent que l’on donne au déterminant possessif : « premier » ou « race ».
– v. 262 : « Qui tombe sur son chef, rejallit sur mon front :
105Cette façon de dire le chef, pour la tête, est hors de mode […]. » (ibid.). Ce nom devenait archaïque et sera propre au burlesque.
– v. 277 : « Au sur plus, pour ne te point flatter.
107Ce mot de surplus est de chicane, & non de poésie, ni de la cour. » (ibid.). J.-P. Camus s’étonne que Scudéry rapproche les poètes et les courtisans et il défend l’éloquence parlementaire contre l’accusation de « chicane » (p. 131-132). L’emploi de cette locution était très contesté.
– v. 287 : « Plus l’offenceur est cher,
109Ce mot d’offenseur n’est point français : & quoique son auteur se croie assez grand homme pour enrichir la langue, & qu’il use souvent de ce terme nouveau, je pense qu’on le renverra avec isnel [vieux, pour « agile »]. » (ibid.). C’est Corneille qui a effectivement imposé ce nom, sûrement d’après le modèle d’« affronteur ».
– v. 331 : « Allons mon ame, & puis qu’il faut mourir,
111J’aimerais autant dire, allons moi-même, & puis qu’il faut mourir : cette exclamation n’a point de sens. » (ibid.). J.-P. Camus défend cette apostrophe au nom de la physique (du corps) et de la logique et la justifie là encore par la Bible (p. 133-134). L’apostrophe, équivalent du latin « age, anime », se trouve dans L’Amour tyrannique de Scudéry (repr. en 1638) !
– v. 468 : « faire l’impossible,
113À le bien prendre, c’est ne vouloir rien faire, que de vouloir faire, ce qu’on ne peut faire. On pardonne ces fautes, aux petites gens qui s’en servent, mais non pas aux grands auteurs, tel que le croit être celui du Cid. » (p. 99). J.-P. Camus y voit simplement une hyperbole (p. 136). L’expression est parfaitement attestée.
– v. 485 : « Les hommes valeureux, le sont du premier coup,
115Ce premier coup, est une phrase trop basse pour la poésie. » (p. 99-100). Pour J.-P. Camus, cette remarque n’est qu’un « caprice » de Scudéry (p. 136). Tous les auteurs (jusqu’à Racine au moins) emploient des expressions formées autour de ce nom.
– v. 523 : « Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage.
117Faire choir un courage, n’est pas proprement parler. » (p. 100). Le verbe « choir » est tout à fait autorisé ; c’est peut-être le complément d’objet abstrait qui choque Scudéry.
– v. 534 : « Si dessous sa valeur, ce grand guerrier s’abat,
119Outre que cette parole de s’abat, a le son trop approchant de celui du sabbat, il fallait dire est abattu, & non pas s’abat. » (ibid.). Pour J.-P. Camus, « cette censure, & toutes les autres, causent dans les cœurs qui aiment Le Cid, bien plus de pitié que d’indignation. » (p. 137). La remarque de Scudéry est évidemment outrancière et ridicule, mais elle peut s’inscrire dans un courant qui n’aura de cesse de critiquer les équivoques ou les calembours.
– v. 543-544 : « Le Portugal se rendre, & ses nobles journees,Porter de là les mers ses hautes destinees,
121Il fallait dire ses grands exploits, car ses nobles journées ne disent rien qui vaille. » (ibid.). Ce nom est attesté au sens de « bataille », de « haut fait ».
– v. 809-812 : « Pleurez pleurez mes yeux, & fondez vous en eau,La moitié de ma vie, a mis l’autre au tombeau,Et m’oblige à venger, apres ce coup funeste,Celle que je n’ay plus, sur celle qui me reste,
123Ces quatre vers, que l’on a trouvés si beaux, ne sont pourtant qu’une hapelourde [une fausse pierre, d’où une fausse beauté] : car premièrement ces yeux fondus, donnent une vilaine idée à tous les esprits délicats. On dit bien fondre en larmes, mais on ne dit point fondre les yeux. De plus, on appelle bien une maîtresse la moitié de sa vie, mais on ne nomme point un père ainsi. Et puis, dire que la moitié d’une vie, a tué l’autre moitié, & qu’on doit venger cette moitié, sur l’autre moitié, & parler & marcher avec une troisième vie, après avoir perdu ces deux moitiés, tout cela n’est qu’une fausse lumière, qui éblouit l’esprit, de ceux qui se plaisent à la voir briller. » (ibid.). J.-P. Camus trouve que Scudéry n’est pas bon anatomiste de l’œil (p. 138-139). Ce type d’image n’est pas rare ; Scudéry s’en prend ici à un style que l’on trouvait dans la bouche des bergers et bergères de pastorales ou de romans.
– v. 879 : « Mais sans quitter l’envie,
125Il fallait dire sans perdre l’envie, ce mot de quitter n’est pas en son lieu. » (p. 101). J.-P. Camus utilise un argument qui avait été souvent lancé à Malherbe et à ses partisans, celui de l’arbitraire des réformes linguistiques : « c’est en lui que commence l’usage qu’il nous veut faire recevoir pour loi […]. » (p. 141). Cet emploi de « quitter » se rencontre chez d’autres contemporains.
– v. 1021-1022, 1025-1026 : « Vigueur, vainqueur, trompeur, peur,
127Ce sont quatre fausses rimes, qui se touchent, & qu’un esprit exact ne doit pas mettre si près. » (ibid.). La première rime est utilisée par des contemporains et Corneille a fait rimer plus tard « cœur » et « vigueur » (La Conquête de la Toison d’or, v. 1772-1773) ainsi que « rigueur » et « cœur » (Don Sanche d’Aragon, v. 735-736).
– v. 1048 : « Où fut jadis l’affront que ton courage efface,
129Ce jadis ne vaut rien du tout en cet endroit : parce qu’il marque une chose faite il y a longtemps, & nous savons qu’il n’y a que quatre ou cinq heures, que Don Diègue a reçu le soufflet dont il entend parler. » (ibid.). J.-P. Camus reprend la même critique que précédemment : « qu’il allègue, ou ses titres & pouvoir de nous faire changer de langage, ou un savoir plus éminent que le nôtre, qui nous montre par raison que nous sommes en erreur de parler de la sorte […]. » (p. 143). « Jadis » commençait à passer pour archaïque.
– v. 1259 : « leur brigade estoit preste,
131Cinq cents hommes est un trop grand nombre, pour ne l’appeler que brigade : il y a des régiments entiers, qui n’en ont pas davantage : & quand on se pique de vouloir parler des choses, selon les termes de l’Art, il en faut savoir la véritable signification, autrement, on paraît ridicule, en voulant paraître savant. » (p. 102). L’ancien militaire perce ici, ainsi que son mépris du bourgeois.
– v. 1630 : « Que ce jeune Seigneur endosse le harnois,
133Ce jeune Seigneur qui endosse le harnois, est du temps de moult, de pieça, & d’ainçois. » (ibid.). En fait, l’expression est encore utilisée dans d’autres pièces à l’époque du Cid mais elle devient archaïque ou très spécialisée.
134Aujourd’hui ces remarques si scrupuleuses nous semblent parfois friser la mesquinerie ; les partisans de Corneille accusent souvent leurs adversaires d’« éplucher » froidement les vers sans les apprécier, reproche dont on avait accablé Malherbe. Mais c’est bien ce que ce dernier avait pratiqué sur son propre exemplaire des poésies de Desportes. Scudéry s’inscrit aussi dans un courant normatif en pleine expansion, tel celui de Vaugelas. L’attention portée à la qualité et à la précision du langage et de la syntaxe marque la rupture avec la génération d’Alexandre Hardy. Dans ce choix d’exemples, on aura remarqué que Scudéry s’intéresse aux procédés poétiques, aux figures de style, aux termes techniques, à l’usage contemporain, à la cohérence de la phrase et de l’intrigue. Scudéry s’est aussi attaqué aux répétitions de mots et a repris certains termes ou images au nom de la médecine ou de la science de l’époque. Ses adversaires posent le problème de la légitimité à réformer le langage, comme l’avaient fait Régnier et Mlle de Gournay face à Malherbe et ses épigones, ou ridiculisent les propos au nom de la logique.
135Néanmoins, Ch. Sorel, tout en défendant la pièce de Corneille et en dénigrant Scudéry, ne manque pas de montrer son esprit railleur lorsqu’il relève, dans Le Jugement du Cid, quelques incohérences :
– v. 15-16 : « Dom Rodrigue sur tout n’a trait en son visageQui d’un homme de cœur ne soit la haute image.
137Il dit qu’autant de traits de son visage, sont autant d’images d’un homme de cœur. Voyez combien d’images, ou plutôt combien de visages dans ce visage. Et un peu après, ces rides qui ont gravé les exploits de Dom Diègue sur son front me font imaginer que l’on y voit les batailles gagnées, & les places prises tracées par les lignes que font les rides : comme si celles d’un homme de guerre & celles d’un laboureur étaient fort différentes. » (p. 237).
– v. 669-670 : « qui tout sorty fume encore de courrouxDe se voir respandu pour d’autres que pour vous.
139Mais ce sang qui sait connaître pour quel sujet il est versé, & qui est fort faché de ce que ce n’est pas pour le roi, sait bien encore plus ; car il sait écrire, & même sur la poussière, & écrit le devoir de Chimène. Je n’ai point su à la vérité en quels termes ni en quels caractères dont j’ai grand regret, car cette curiosité était belle à savoir. » (p. 238).
– v. 687-690 : « Ou plustost sa valeur en cet estat reduite,Me parloit par sa playe, & hastoit ma poursuite;Et pour se faire entendre au plus juste des Rois,Par ceste triste bouche elle empruntoit ma voix.
141Cette valeur premièrement prend un corps fantastique : puis elle se met à l’ouverture de cette plaie, parle par ce trou, & appelle Chimène ; puis l’auteur se reprend, & dit que toutefois cette valeur ne parle pas, mais se sert de la bouche de cette plaie pour parler, & enfin par cette bouche elle emprunte la voix de Chimène. Voyez que de détours, cet homme mort ne pouvant plus parler emprunte la voix de sa valeur, sa valeur emprunte la bouche de sa plaie, & la voix de Chimène. » (ibid.).
142Sorel s’était déjà moqué, dans Le Berger extravagant (1627), de ce style d’images venu de la pastorale ou du roman.
B – Les remarques de l’Académie
143L’examen des vers ne figure pas dans le manuscrit des Sentiments de l’Académie française. Nous n’avons donc pas de traces de remaniements ; peut-être est-ce la partie de l’ouvrage qui a été davantage traitée en commun par les académiciens ? À première vue on pourrait croire que ces remarques sont plutôt favorables à Corneille. En effet, si l’on pratique un rapide recensement, on note que vingt-sept remarques condamnent des observations de Scudéry, alors que douze seulement lui donnent raison et que huit se situent entre l’approbation et le blâme. L’elocutio ayant moins d’importance, les académiciens ont-ils été dans cette partie plus honnêtes en laissant parler leur goût, en se laissant prendre par le charme aux mêmes endroits que le public ? Cela est peu probable car quatre-vingt quinze remarques ont été faites ou ajoutées, qui critiquent les maladresses, les obscurités, les équivoques, etc., de Corneille et ainsi cet examen se place bien dans la visée générale des Sentiments. En tout cas, là encore, le travail a été sérieux. Les remarques de l’Académie suivent rigoureusement l’ordre des observations de Scudéry.
144– v. 1 : « Ce mot de ferveur, est plus propre pour la dévotion que pour l’amour ; mais supposé qu’il fût aussi bon en cet endroit qu’ardeur ou désir, jeune s’y accommoderait fort bien, contre l’avis de l’Observateur. » (p. 393). Furetière donne des exemples de ce mot employé pour un prêtre, un ami, un écolier et il termine ainsi son article : « On dit quelquefois la ferveur de l’âge, pour dire, la chaleur de la jeunesse. »
145– v. 5-6 : « La remarque de l’Observateur n’est pas considérable, qui juge qu’il fallait dire, ou que d’un regard propice elle anime, &c. parce que ces deux vers ne contiennent pas deux sens différents, pour obliger à dire, ou qu’elle anime. » (ibid.).
146– v. 20 : « Cette façon de parler a été mal reprise par l’Observateur. » (p. 394).
147– v. 28 : « A présent est bas & inutile, comme a remarqué l’Observateur, & qui s’assemble, n’est pas inutile comme il a cru. » (ibid.).
148– v. 58 : « L’Observateur a bien repris cet endroit. Il fallait dire vous informer d’elle. » (ibid.).
149– v. 117-118 : « Le premier vers ne s’entend point, & le second est bien repris par l’Observateur. Il fallait, s’il s’achève, & s’il ne s’achève pas : parce que cet &, conjoint ce qui se doit séparer. » (p. 395). F. Brunot affirme que c’est la première fois qu’est exprimée cette règle de répétition de la conjonction de coordination [11].
150– v. 197 : « L’Observateur reprend mal cet endroit, en ce qu’il dit qu’il y a quelque consonance d’essai, avec générosité, car il n’y en a point. » (p. 397).
151– v. 215 : « L’Observateur a repris ce vers avec trop de rigueur, pour avoir la césure mauvaise, car cela se souffre quelquefois aux vers de théâtre, & même en quelques lieux, a de la grâce dans les interlocutions, pourvu que l’on en use rarement. » (ibid.).
152– v. 222 : « L’Observateur a eu raison de remarquer qu’on ne peut dire, le front d’une race. » (ibid.).
153– v. 262 : « L’Observateur est trop rigoureux de reprendre ce mot de chef, qui n’est point tant hors d’usage qu’il dit. » (p. 398).
154– v. 277 : « Ce terme est bien repris par l’Observateur, pour être bas, mais la faute est légère. » (ibid.).
155– v. 287 : « L’Observateur a quelque fondement en sa répréhension, de dire que ce mot offenseur, n’est pas en usage, toutefois étant à souhaiter qu’il y fût, pour opposer à offensé, cette hardiesse n’est pas condamnable. » (ibid.).
156– v. 331 : « L’Observateur n’a pas eu raison de blâmer cette façon de parler, pour ce qu’elle est en usage, & que l’on parle souvent à soi en s’adressant à une des principales parties de soi-même, comme l’âme & le cœur. » (p. 399).
157– v. 468 : « […] pour, fera l’impossible, l’Observateur l’a mal repris, car l’usage a reçu faire l’impossible, pour dire faire tout ce qui est possible. » (p. 401).
158– v. 485 : « L’Observateur n’a pas eu sujet de reprendre la bassesse du vers ni la phrase du premier coup, mais il le devait reprendre comme impropre en ce lieu, puisqu’il se dit d’une action, & non d’une habitude. » (ibid.).
159– v. 523 : « Contre l’opinion de l’Observateur, ce mot de choir n’est point si fort impropre en ce lieu qu’il ne se puisse supporter. Celui d’abattre eût été sans doute meilleur, & plus dans l’usage. » (p. 401-402).
160– v. 534 : « L’Observateur a mal repris abat, & il n’y a point d’équivoque vicieuse avec Sabat. Mais il devait remarquer qu’il fallait dire est abattu & non pas abat. » (p. 402).
161– v. 543-544 : « L’Observateur à bien repris ses nobles journées. Car on ne dit point les journées d’un homme, pour exprimer les combats qu’il a faits, mais on dit bien, la journée d’un tel lieu, pour dire la bataille qui s’y est donnée. Et il devait encore ajouter que de nobles journées qui portent de hautes destinées au-delà des mers, font une confusion de belles paroles, qui n’ont aucun sens raisonnable. » (ibid.).
162– v. 809-812 : « Cet endroit n’est pas bien repris par l’Observateur ; car cette phrase fondez-vous en eau, ne donne aucune vilaine idée comme il dit. Il eût été mieux à la vérité de dire, fondez-vous en larmes. Et à bien considérer ce qui suit, encore qu’il semble y avoir quelque confusion, toutefois il ne s’y trouve point trois moitiés comme il estime. » (p. 405).
163– v. 879 : « L’Observateur ne devait point reprendre cette phrase qui se peut souffrir. » (p. 407).
164– v. 1021-1022, 1025-1026 : « L’Observateur a tort d’accuser ces rimes d’être fausses. Il voulait dire seulement qu’elles sont trop proches les unes des autres, ce qui n’est pas considérable. » (p. 407-408).
165– v. 1048 : « L’Observateur a bien repris en ce lieu le mot de jadis, qui marque un temps trop éloigné. » (p. 408).
166– v. 1259 : « Contre l’avis de l’Observateur, le mot de brigade se peut prendre pour un plus grand nombre que de cinq cents. Il est vrai qu’en terme de guerre, on n’appelle brigade, que ce qui est pris d’un plus grand corps, & quelquefois on peut appeler brigade la moitié d’une armée que l’on détache pour quelque effet, mais en terme de poésie on prend brigade pour troupe de quelque façon que ce soit. » (p. 409).
167– v. 1630 : « L’Observateur ne devait point reprendre cette phrase, qui n’est point hors d’usage, comme les termes qu’il allègue. » (p. 412).
168Ce choix de remarques que nous offrons, en réponse à celles de Scudéry que nous avons sélectionnées, montre le travail scrupuleux de l’Académie qui ne tombe jamais dans le ridicule. Celle-ci s’en est prise néanmoins à des scènes qui avaient été négligées par Scudéry [12] (II, 2, 6 et 7 ; III, 1, 2 ; V, 1, 2). Voici quelques-uns de ces ajouts :
– v. 401-402 : « Sçais-tu que ce vieillard fut la mesme vertu,La vaillance & l’honneur de son temps, le sçais-tu ?
170On ne doit parler ainsi que d’un homme mort, car D. Diègue étant vivant son fils devait croire qu’il était encore la vertu & l’honneur de son temps, & il devait dire est la mesme vertu, &c. » (p. 400). La bienséance commande ici la grammaire.
– v. 588 : « Et c’est contre ce mot qu’a resisté le Comte,
172Résister contre un mot n’est pas bien parler français. Il eût peu dire, s’obstiner sur un mot. » (p. 403). L’Académie anticipe sur Furetière qui mentionne seulement « résister à ».
– v. 591 : « Commandez que son bras nourry dans les allarmes.
174On ne peut dire, un bras nourry dans les allarmes, & il a mal pris en ce lieu la partie pour le tout. » (ibid.).
– v. 733-734 : « Du crime glorieux qui cause nos debats,Sire j’en suis la teste, il n’en est que le bras.
176On peut bien donner une tête & des bras à quelques corps figurés, comme par exemple à une armée, mais non pas à des actions, comme des crimes, qui ne peuvent avoir ni têtes ni bras. » (p. 404). Ces deux exemples montrent combien l’Académie surveille constamment la cohérence et la clarté des métonymies et des métaphores.
– v. 748 : « qu’un meurtrier perisse.
178Ce mot de meurtrier, qu’il répète souvent, le faisant de trois syllabes, n’est que de deux. » (p. 405). L’Académie a bien repéré ce qui constitue une innovation de Corneille. Chez ses contemporains, « meurtrier » est effectivement dissyllabique [cf. H. Morier : « Avant Corneille, les finales en trier étaient monosyllabes. La coupe était sans doute différente ; on devait prononcer « meurtr-ier », « vitr-ier », « plâtr-ier » avec des groupes tr décroissants et un i consonne (yod). [13] »]. Plus tard dans le siècle, on en discute encore ; Segrais (préface d’Athys, 1653), Claude Lancelot (Quatre traités de poésies…, 1663), Ménage (Observations sur les poésies de Malherbe, 2e éd., 1689) ont accepté l’exemple de Corneille mais Desmarets de Saint-Sorlin le récuse (préface de Clovis, 1657).
179La mission de l’Académie est clairement normative : elle condamne par des formules sans appel (« la phrase n’est pas française », « ce n’est pas bien parler français », « une fâcheuse image », « ce vers est mal tourné », « de belles paroles qui ne signifient rien », « trop vague », « cette façon de parler est des plus basses », « on ne dit point », « on ne peut dire », etc.) mais en même temps elle donne des corrections (« Il fallait », « il faut dire », « il eût été mieux », « il valait mieux dire », « elle / il pouvait bien dire », etc.). Cette axiologie est conforme aux statuts de l’Académie et même à l’esprit des premières réunions entre amis lettrés chez Conrart, quelque temps avant la création officielle de l’institution. Contrairement à ce qui lui a été reproché, l’Académie n’adopte pas le ton cassant de Malherbe mais fait plutôt preuve d’une circonspection proche de celle de Vaugelas. La conclusion le montre :
Apres tout il faut avouer qu’encore qu’il ait fait choix d’une matière défectueuse, il n’a pas laissé de faire éclater en beaucoup d’endroits de si beaux sentiments & de si belles paroles, qu’il a en quelque sorte imité le Ciel, qui en la dispensation de ses trésors & de ses grâces, donne indifféremment la beauté du corps aux méchantes âmes & aux bonnes. Il faut confesser qu’il y a semé un bon nombre de vers excellents, & qui semblent avec quelque justice demander grâce pour ceux qui ne le sont pas.
181La voie suivie dans l’épuration du vocabulaire et de la syntaxe est celle de ce que l’on appellera plus tard le classicisme et c’est une des raisons qui ont assuré le succès de ce premier ouvrage de l’Académie.
IV – La question du succès
A – Un succès injustifié
182Scudéry est le premier à remettre en cause le succès du Cid, du fait même de l’applaudissement universel qui provient exclusivement d’une duperie. Claveret (Lettre […] au sieur Corneille, soi-disant auteur du Cid) et Mairet (Épître familière) accusent la pièce de n’avoir eu que les acclamations du peuple ou des femmes. Selon Mairet, la « fausse gloire » (p. 287) de Corneille tient à ses choix esthétiques : il est assuré de plaire au vulgaire par la multiplication d’événements, de situations, de pointes, etc. Nous retrouvons ici des éléments de la critique de Scudéry.
183D’autre part, pour rabaisser encore le mérite de Corneille, Mairet prétend que Corneille n’aurait pas dû être si pressé de porter sa pièce à l’éditeur, non seulement parce qu’il n’en a pas corrigé les fautes, mais surtout parce qu’elle n’a pu plaire que grâce aux acteurs ; ce sont « les gestes, le ton de voix, la bonne mine, & les beaux habits de ceux et celles qui les ont si bien représentées » (Épître familière, p. 289). Ce reproche n’est guère original mais il permet d’insister sur l’admiration injustifiée liée à la fausse beauté.
184Nous retrouvons le thème des « beautés apparentes & fantastiques », de « la brillante glace qui faisait l’enchantement d[u] Cid » (Épître familière, p. 287) et que Scudéry affirme avoir heureusement rompue. Mairet poursuit dans la même veine et considère comme de la verroterie et de la « quincaille » (p. 289) illusoires les premières comédies de Corneille, brillant de « faux éclat » (p. 293). L’oxymore « beau monstre » (p. 299) souligne cette illusion perverse. Comme chez Scudéry, qui parle de distinguer « le bon or d’avec l’alchimie » (Observations, p. 89) et de « hapelourde [= fausse pierre] » (p. 100), ces remarques se placent dans la critique bien française du conceptisme qui a fleuri en Espagne et en Italie ; cette esthétique de la pointe plaît par son brillant mais elle n’est pas conforme au bon sens, à la raison, etc. Là encore ce motif rhétorique de la corrupta eloquentia n’est pas neuf mais il se place dans un mouvement général d’épuration et aussi d’apologétique de la langue française. De toute manière, la corruption formelle n’est jamais très éloignée de la décadence morale pour beaucoup de participants à la querelle. Jusque dans son dernier écrit de 1637, une réponse pourtant déférente à Guez de Balzac, Scudéry considère Corneille comme un mystificateur qui rabaisse le théâtre au rang des jeux du Cirque, parce qu’il ne s’est fixé qu’un seul but, « donner du plaisir au peuple » (p. 460) « sans l’instruire », sans « servir aux mœurs, [ni] enseigner » (p. 461). À l’issue de la querelle, les positions sont donc bien tranchées entre réguliers et irréguliers et désormais elles ne changeront pas : Corneille a toujours pris en compte le plaisir du spectateur, mais le docere devra s’ajouter au placere même dans le genre de la tragi-comédie qui s’était défini pourtant depuis 1628 comme exempt de tout autre fin que le plaisir.
B – Corneille l’enchanteur
185Corneille (voir plus haut) et ses partisans, pour la plupart, s’en sont tenus à la légitimité tirée du succès universel de la pièce, dont la correspondance de Chapelain et la lettre de Mondory à Balzac témoignent. Mais Balzac, dans sa Lettre à M. de Scudéry, se distingue en retournant au profit de Corneille l’argument de l’enchantement avancé par les adversaires. Corneille est un véritable magicien, maître de l’« alchimie » du théâtre, selon une argumentation simple : il n’y a rien à redire à Corneille puisque, son domaine étant l’illusion, il y a parfaitement réussi. Balzac l’exprime par l’emploi d’un vocabulaire du surnaturel que tantôt il reprend de Scudéry (« ébloui », « charme & enchantement », p. 454) et que tantôt il ajoute (« magie », « prodiges », ibid. ; série d’adynata, ibid. ; « secret », ibid.). Balzac a également recours au syllogisme (ibid.) pour démontrer les qualités du Cid : tout spectacle doit satisfaire le spectateur ; or la pièce de Corneille a indéniablement plu ; donc, Le Cid est une bonne pièce et Corneille est un maître. Il le justifie encore par l’étendue des effets de l’art cornélien sur « tout [le] royaume » (p. 453), de la « Cour » jusqu’au « peuple » (p. 454), et même jusqu’aux académiciens, ce qui nous renseigne sur la réception de la pièce et rejoint ce qu’avait constaté Sorel. Le souvenir de L’Illusion comique est sûrement présent. Balzac, qui avait eu maille à partir avec Heinsius au sujet de sa tragédie Herodes infanticida à partir de 1632, se félicite donc de l’indifférence de Corneille envers les doctes.
186Pour apprécier l’indépendance d’esprit de Balzac, il ne faut pas oublier que, en tant que correspondant intime de Chapelain, il savait très bien que le cardinal était présent derrière le travail de l’Académie et il était lui-même membre de celle-ci. Ce qui perce dans cette lettre est l’idée du grand écrivain libéré de la tutelle du métier, transcendant les règles, comme Balzac a voulu l’être de l’autorité érudite et de la tutelle politique ou mondaine. Il est alors tentant d’effectuer le rapprochement avec la fin de l’épître liminaire de La Suivante (publ. en septembre 1637) :
Puisque nous faisons des Poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand nombre à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afin de ne pas déplaire aux Savants, et recevoir un applaudissement universel, mais surtout gagnons la voix publique : autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle sifflée au Théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés, par le consentement général de ceux qui ne voient la Comédie que pour se divertir. [14]
188Il en est de même de la formule : « Savoir les règles, et en rendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bien différentes […]. » (p. 387). Corneille ne pensera pas autre chose des interventions de l’abbé d’Aubignac lors de la querelle de la Sophonisbe (1663). Le placere, promis à un bel avenir (Molière, La Fontaine, Racine, etc.) l’emporte sur le docere. Pour Balzac, des notions de vraisemblance et de bienséance s’effacent au profit du plaisir et du succès. De cette manière, il répond aussi aux préoccupations de son ami Chapelain sur l’effet de la représentation. Corneille est déjà sur la voie qui le mènera, plus tard dans le siècle, jusqu’à la consécration du sublime [15].
189Ce que nous venons d’expliquer se remarque aussi dans Le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier [16] de sa paroisse, dont le titre complet est sûrement significatif de l’émergence d’un nouveau public. Ch. Sorel s’insurge contre les pédants, les savants et les doctes : « Je n’ai jamais lu Aristote, & ne sais point les règles du théâtre […] » (p. 231). Jugeant au nom du « sens commun » (ibid.), il prétend donner son avis au nom « du peuple, & qui aim[e] tout ce qui est bizarre & extraordinaire, sans [se] soucier des règles d’Aristote. » (p. 240) Il ne faut pas se leurrer sur ce souci d’allure démocratique, Sorel exprime plutôt « le sentiment des honnêtes gens d’entre le peuple » (p. 231), une catégorie sociale que beaucoup de libellistes revendiquent dans la querelle mais qu’il est difficile de cerner exactement (à la fois des bourgeois, des robins, des femmes, etc.). Ce public aime se laisser prendre à l’illusion : « Ces sortes de pièces […] n’ont besoin que d’un certain éclat, & il ne nous importe qu’il soit trompeur, pourvu qu’il plaise […]. » (p. 232). L’« utilité » du spectacle chère à Chapelain n’y a guère de place car le principal critère reste le « général applaudissement » (ibid.) : « je trouve au contraire qu’il [Le Cid] est fort bon par cette seule raison, qu’il a été fort approuvé. » (p. 233). Le public devient partie prenante de la vie théâtrale en acquérant ou en se donnant une certaine autorité.
190Corneille a tenu compte de certaines critiques bien qu’il ait tenu bon pour d’autres. Un seul exemple parmi d’autres, Scudéry avait considéré le v. 828, « Il deschire mon cœur, sans partager mon ame », comme « un galimatias pompeux » (p. 101) ; or Corneille, dans Polyeucte, fait dire à Pauline le vers (516) « Qu’il déchire mon âme, et ne l’ébranle pas. » Cependant nous ne revenons sur les corrections qu’il a effectuées et que les éditions savantes signalent.
191Nous n’avons pas prétendu expliquer toute la querelle du Cid. D’autres types de critiques n’ont d’ailleurs pas manqué : Corneille est vaniteux et son anoblissement, immérité, n’empêche pas qu’il reste foncièrement un bourgeois. Après 1638, la polémique théâtrale n’est pas close. Il faillit y avoir une querelle d’Horace (1640) et la Sophonisbe (1663) de Corneille fut l’occasion d’un affrontement avec l’abbé d’Aubignac, sans parler de l’accueil réservé aux pièces de Molière et à celles de Racine, dont la dernière édition dans la collection de La Pléiade permet de se rendre compte.
192La place et la légitimité de la « voix publique » dans l’« approbation universelle » sont un des enjeux de la querelle ; La Voix publique est d’ailleurs le titre d’un des libelles favorables à Corneille. Cette unanimité devant Le Cid est un nouveau critère d’appréciation lié au plaisir, ce que Balzac traduit par « plaire sans art » dans sa Lettre à M. de Scudéry (p. 454) ; Scudéry s’en tient à des modèles anciens, comme celui de l’approbation, de la certification, par un petit cercle de spécialistes : doctes, jury pénal ou universitaire, académiciens, ce qui correspond plutôt à un « art de plaire » (ibid.). Le problème d’une « juridiction de la poésie » – expression ou idée plusieurs fois employée – est posée d’un bout à l’autre de la querelle du Cid. En effet, Scudéry avait terminé ses Observations en accusant Corneille de vouloir « devenir le tyran » au lieu de se « contenter de l’honneur, d’être citoyen d’une si belle République » des Lettres (p. 111). L’accusation, à défaut d’être originale, était grave, quelque illusoire que fût l’indépendance de cette République à une époque où le service de plume était de règle. Or un des derniers libelles, resté manuscrit, Les Observations sur les Sentiments de l’Académie française, parodie quasiment Les Sentiments de l’Académie qui venaient de paraître. La remise en cause n’est pas seulement formelle car l’auteur n’accepte pas la légitimité ni la législation de l’Académie et refuse d’être la dupe de la censure (au sens du XVIIe siècle) de celle-ci qui prétend représenter le public. La querelle du Cid est donc une étape importante de la critique littéraire en France.
Notes
-
[1]
Giovanni Dotoli, Temps de préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
-
[2]
Nos références revoient à l’édition d’Armand Gasté, La Querelle du Cid, Paris, H. Welter, 1899. Nous modernisons l’orthographe. Pour Le Cid, nous utilisons l’édition donnée par Georges Forestier, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1992.
-
[3]
Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, 1968, rééd. en poche, Paris, A. Michel, 1995.
-
[4]
Ce libelle ne figure pas dans le recueil de Gasté, car il a été découvert plus tard par G.-L. van Roosbroeck et publié dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1925, p. 242-252.
-
[5]
Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
-
[6]
« Six années de variations cornéliennes sur les ressorts de la comedia », L’Âge d’or de l’influence espagnole, Mont-de-Marsan, éditions Interuniversitaires, 1991, p.245.
-
[7]
La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1995, p.41.
-
[8]
« On dit qu’un homme se fait tout blanc de son épée, pour dire, qu’il se promet de faire bien des choses, où souvent il ne peut pas réussir. » (Furetière). Corneille utilise à dessein une image liée à la noblesse ou à la vie militaire, dont Scudéry se vantait.
-
[9]
Paris, Le Seuil, 1980.
-
[10]
Les vers critiqués sont les suivants : 1; 5-6; 18; 20; 28; 37; 57-58; 118; 125; 129; 196; 197; 198; 215; 222; 238; 262; 277; 280; 287; 316; 331; 337-338; 346; 356-357; 368-369; 370; 392; 415; 465; 468; 485; 523; 534; 543-544; 545; 809-812; 828; 868; 879; 966; 1025-1026; 1034; 1048; 1206; 1244; 1259; 1271; 1304; 1347; 1382; 1457; 1630; 1684; 1716.
-
[11]
Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Colin, t. III « La formation de la langue classique 1600-1660 »,1930-1931, 1re partie, p. 38, et 2e partie, p.708.
-
[12]
Les vers examinés sont les suivants : 401-402; 403-404; 405; 561; 576; 583-584; 588; 589-590; 591; 595-596; 651-652; 690; 711-712; 718-719; 733-734; 741-742; 748; 759-760; 788-789; 1479-1480; 1488; 1538; 1589.
-
[13]
Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, P.U.F., 19985, p. 380
-
[14]
Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, La Pléiade, t. I, p.387-388.
-
[15]
Voir Sophie Hache, La Langue du ciel. Le sublime en France au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2000.
-
[16]
« Celui qui a l’administration des affaires temporelles d’une église, d’une paroisse, qui a soin de la fabrique de l’œuvre. » (Furetière).