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Article de revue

La Pléiade et les arts plastiques. Éléments d'analyse

Pages 52 à 57

Notes

  • [1]
    Thèse de doctorat sous la direction de Daniel Ménager, université de Paris-X, 2001.
English version

1Par une démarche fondée sur des études détaillées de textes et variant les angles d’analyse et d’interprétation, cette thèse aborde la question des rapports entre les poètes de la Pléiade et les arts plastiques. Elle cherche à mettre en lumière les connaissances précises et concrètes qu’ont les poètes des œuvres et des artistes antiques et contemporains, et les différentes manières dont ils font intervenir ces connaissances dans leur création poétique.

2La première partie, constituée d’études de trois poèmes de Ronsard et Du Bellay, et d’un extrait de la Bergerie de Rémy Belleau, met en évidence les réminiscences visuelles qui contribuent à l’impression d’« évidence plastique » que l’on peut ressentir à la lecture de bien des poèmes de la Pléiade.

3La première étude, consacrée au sonnet XXXIX des Amours de 1552-1553 de Ronsard (« Quand au matin… »), fait ressortir la multiplicité des sources livresques et visuelles que le poète y met en œuvre. Pour créer une silhouette proche de celle de la célèbre Vénus de Botticelli, qu’il n’a pas pu voir, Ronsard s’est inspiré de plusieurs sources : le Songe de Poliphile de Colonna, traduit en 1545 par Jean Martin, qui véhicule certaines idées du Libro della pittura d’Alberti (1435), un passage des Stanze per la giostra d’Ange Politien (source du tableau de Botticelli), et probablement un bas-relief du Rosso dans la Galerie François Ier à Fontainebleau. Le travail de contaminatio de sources diverses opéré dans ce sonnet met en évidence l’osmose qui existe entre les différents modes d’expression. Les sources de Ronsard sont les mêmes que celles des artistes. Il les utilise pour donner au sonnet une évidence propre à faire surgir le sujet aux yeux du lecteur. Tout son art consiste à gommer, en donnant au tableau la spontanéité d’une esquisse, l’érudition qui préside à sa création poétique. Cette esthétique est à rapprocher de la notion de sprezzatura forgée par Castiglione dans le Livre du Courtisan (I, 26). Il s’agit de faire oublier la main de l’artiste au profit de la vie de son sujet : on est alors aux antipodes d’un art affecté ou maniériste. Les sources utilisées confèrent au poème une plus grande puissance de suggestion visuelle, une plus grande enargeia. En outre, comme des images agissantes, elles en favorisent la mémorisation.

4C’est également dans un but de mémoire et de suggestion visuelle que Ronsard, dans le Temple de Messeigneurs le Connestable, et des Chastillons, dissimule sciemment des motifs familiers aux arts de son époque. Le plan même de son temple, d’une apparente confusion, est en réalité un plan central, probablement circulaire. Il pourrait s’être plus précisément inspiré du plan d’une église renaissante de Rome présenté dans le Livre III de l’Architecture de Serlio. Les colonnes s’inspirent des colonnes historiées comme celles d’Antonin ou de Trajan, décrites dans tous les guides du siècle et dans des traités d’architecture (notamment dans le Livre III de l’Architecture de Serlio). L’esthétique de ces colonnes rencontre le goût de Ronsard pour la copia, et permet de concevoir visuellement la quantité impressionnante des actions représentées. En outre plusieurs détails décoratifs sont inspirés de motifs très précis issus de la Cour Carrée du Louvre, fraîchement réalisée par Lescot et Goujon, à la fois terrain d’expérimentation et somme des découvertes architecturales de l’époque. Il s’agit du bas-relief du Rhône (contamination de la statue romaine du Tibre et d’un bas-relief de Goujon dans la Cour Carrée), du motif de la Renommée, et du motif des trophées ou piles d’armes de vaincus. Ce type d’ornements avait d’abord transité par l’architecture temporaire des fêtes royales, véritable réserve de motifs pour l’art et pour la poésie officielle. Ronsard y puise l’idée de peindre Coligny en Neptune, tout en s’inspirant de deux passages de Cartari, lui-même influencé par des fresques de Raphaël reproduites par Marc Antoine Raimondi, Galatée, et Neptune calmant la tempête. Les sources de Ronsard, dans cet hymne que l’on a dit pétri d’influence bellifontaine, ne doivent en réalité presque rien au style de Fontainebleau. Dans ce creuset de formes nouvelles qu’est le Temple, Ronsard préfère puiser son inspiration dans un autre palais royal plus moderne, symbole du règne d’Henri II comme Fontainebleau l’était de celui de son père, le Louvre. La structure de l’édifice poétique, plus rigoureuse qu’on ne l’a dit, révèle une connaissance des idéaux architecturaux de la Renaissance et des traités contemporains. Enfin, comme les artistes de son époque, Ronsard a lu les mythographes, et puisé, pour la décoration de son édifice, dans le riche répertoire de formes que constituent les comptes-rendus de fêtes et entrées royales. Créations poétique et artistique puisent aux mêmes sources, et se font l’écho l’une de l’autre.

5L’entreprise de Du Bellay dans la Romæ descriptio est tout à fait différente. Les formes artistiques ne sont pas au service de la gloire d’un personnage, mais sont pour elles-mêmes l’objet d’un vibrant éloge. Le poème se veut, à la manière des guides de l’époque, un rapport enthousiaste sur Rome dans toute sa variété. Le titre même de l’élégie calque les titres de certaines cartes de Rome (descriptio peut se traduire par « carte »), et son plan suit la topographie de la Ville telle qu’elle y apparaît. Les statues n’engendrent pas chez le poète des Antiquitez une méditation mélancolique, mais un sentiment presque euphorique de triomphe de la vie sur le temps. Cette impression est produite par une série de brèves ekphraseis de statues dont nous avons complété l’identification : plusieurs fleurons exposés au Belvédère, des statues du palais des Conservateurs sur le Capitole… Pour rendre la fraîcheur du regard du visiteur et son émerveillement, Du Bellay omet volontairement d’identifier et de situer la plupart des statues. Sur les quatorze statues qu’il décrit, une dizaine se trouvaient reproduites au château de Fontainebleau grâce aux moulages du Primatice et à divers dons faits à François Ier. En réalité, Du Bellay s’émerveille devant les originaux d’œuvres qu’il connaissait déjà et que ses lecteurs n’ignorent pas. Par cette série d’ekphraseis, Du Bellay fait ressortir le miracle de la « vive représentation » réussi par les sculpteurs antiques. Sa subjectivité n’apparaît qu’à travers la structure hachée et exclamative du passage, inspirée de Stace, qui suggère son émotion devant le spectacle décrit. L’enargeia, ici, ne prévoit pas sa dénonciation en tant qu’artifice, mais consiste au contraire à dissimuler le travail d’écriture pour faire porter sa lumière sur le rendu de la vie et l’émotion qu’il suscite. La meilleure expression pour qualifier cette savante spontanéité serait à nouveau la sprezzatura, suprême artifice consistant à cacher l’art et à le faire oublier.

6Dans la Bergerie, Rémy Belleau se livre à la description des tombeaux de Claude de Lorraine, premier Duc de Guise, et de son fils François. Le tombeau de Claude, de Domenico del Barbiere, Jean Picard et Primatice, était une œuvre monumentale comparable aux mausolées royaux de Saint-Denis. La description qu’en fait Belleau (seule description en prose d’une œuvre d’art clairement identifiée par un poète de la Pléiade) est décevante. Elle est relativement courte, et très peu détaillée par rapport à d’autres ekphraseis de la Bergerie. Belleau semble bridé à la fois par son modèle réel et par les contraintes de sa pastorale. Il se contente de présenter la forme générale du tombeau, de souligner son aspect colossal, et de donner quelques précisions sur les chapiteaux des colonnes, pour lesquels il utilise d’ailleurs des termes impropres. Le bas-relief sur lequel il s’attarde le plus est une nymphe éplorée qu’il a imaginée de toute pièce, et à laquelle il fait prononcer quelques vers. La description fidèle d’un modèle réel intéresse moins Belleau que la création d’œuvres d’art imaginaires, à laquelle il va s’adonner avec abondance pour le tombeau de François de Lorraine, pourtant enterré dans le même caveau que son père. Belleau lui édifie un monument aussi somptueux que ses funérailles à Paris en 1563. Pour cet édifice triomphal, il choisit, comme Ronsard dans le Temple du Connétable et des Châtillons, des formes issues de l’architecture romaine (la colonne historiée) et des fêtes royales ou de la Cour Carrée (trophées, cortèges de vaincus), tout en leur faisant subir de curieuses transformations : ses trophées, dont la quantité semble écraser le monument, contiennent encore des restes sanglants, et le nombre de lieux et d’actions représentés sur la colonne la rend impossible à représenter. Ce qui devait rappeler l’ordonnance d’un cortège triomphal donne finalement une impression de chaos. Les emprunts aux arts plastiques apportent à ses vers une plus grande force visuelle, mais sans s’y assujettir, Belleau les utilise pour distiller à ses mécènes une forme de message politique. La grandeur de François de Guise paraît menacée d’abattement : derrière l’éloge funèbre du personnage pointe une réserve vis-à-vis de son orgueil et de son tempérament belliqueux. Les formes triomphales empruntées aux arts plastiques fonctionnent donc ici comme un masque polysémique, à la fois glorieux et critique à l’égard de la famille de ses mécènes.

7D’une manière plus générale, l’art funéraire constitue un point de rencontre très important entre la poésie et les arts plastiques, et plus particulièrement avec la sculpture. En France, la grande sculpture funéraire, apparue dès la première moitié du XVIe siècle, précède l’essor des genres littéraires consacrés à la mort. Son épanouissement, la découverte des épitaphes antiques et la renaissance d’un goût pour les inscriptions ne sont pas étrangers à la floraison du genre de l’épitaphe. Celui-ci nous est essentiellement connu sous sa forme littéraire, à travers les tombeaux poétiques ou les recueils des poètes, mais certaines épitaphes ont été gravées et apposées sur des monuments, ou encore peintes sur des tableaux exposés temporairement auprès des tombeaux. La poésie se trouve alors directement confrontée à la sculpture funéraire, avec laquelle elle peut dialoguer ou rivaliser. Le paragone, comparaison et compétition entre la poésie, la sculpture et l’architecture, s’ancre alors dans une tension créée par la proximité des œuvres et des inscriptions.

8Ainsi l’épitaphe de Du Bellay A l’umbre de Henri, contenue dans le Tumulus Henrici secundi…, fut-elle exposée sous forme de tableau sur les grilles du chœur de la basilique de Saint-Denis, au moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle. La pièce maîtresse du Tumulus constituait donc un tombeau poétique royal au cœur même de l’enceinte funéraire des rois de France, face au tombeau de François Ier, tout juste achevé par Philibert Delorme et Pierre Bontemps. Ce poème a une double fonction : assurer temporairement le rôle d’une sépulture poétique, dans l’attente de la construction du monument funéraire, et fournir une inscription plus durable, un trait lapidaire constituant l’éloge suprême du roi sur son tombeau. En réalité, l’épitaphe avait très probablement été commandée au poète par la famille royale, par l’intermédiaire de son ami Morel, précisément pour assurer cette fonction d’attente du monument sculpté. Cette hypothèse permet d’expliquer pourquoi Du Bellay publia son tombeau d’Henri II unilatéralement dès 1559, avant toutes les autres contributions collectives auxquelles il s’associait habituellement. On retrouve dans le poème les grands « lieux » de la sculpture funéraire : commémoration biographique, glorification du roi en temps de guerre et en temps de paix, éloge de ses vertus morales et chrétiennes, portrait du roi vivant et narration de sa mort dramatique rappelant la double représentation du défunt en priant et en gisant. L’épitaphe de Du Bellay est en parfaite harmonie avec le tombeau de François Ier, mais en retard sur l’iconographie de celui d’Henri II, où les vertus chrétiennes prendront le pas sur la commémoration biographique et la glorification individuelle. En matière d’art funéraire, l’écriture poétique semble imiter la sculpture, qui ne cesse d’innover.

9Les rapports de Ronsard avec la sculpture funéraire sont plus contrastés et plus passionnels. Le poète, qui avait étrangement gardé le silence au moment de la mort d’Henri II, ne se manifeste qu’au sujet de l’érection du monument à son cœur dans la chapelle d’Orléans du couvent des Célestins par Catherine de Médicis en 1562. En 1563, il publie dans le Recueil des Nouvelles Poësies un sonnet « Sur le cœur du feu roy tres-chrestien, Henri II ». La sculpture est ici le point de départ de la création poétique, qui lui emprunte même les idées de ses inscriptions (assimilant Catherine à la reine Artémise). Le poème est moins une célébration de l’œuvre qu’un éloge de celle qui en a suscité la réalisation. Ronsard ne manquera pas de composer une très longue épitaphe pour le tombeau poétique d’Anne de Montmorency, réalisé en grande hâte entre le 11 novembre 1567, date de la mort du Connétable, et le 29 du même mois. Malgré sa longueur, cette épitaphe fut exposée sur un tableau dans la collégiale de Saint Martin de Montmorency, où elle se trouvait encore en 1740, reléguée dans la sacristie. Pour les tombeaux des favoris d’Henri III, Quélus et Maugiron, morts tous deux en 1578, Ronsard composa des sonnets qui cette fois furent gravés sur les magnifiques sépultures réalisées par Germain Pilon pour Saint-Paul. Dans les deux circonstances, le poète rappelle le topos horatien de l’exegi monumentum et affirme la supériorité de sa poésie sur la matérialité des monuments. Le temps lui donnera raison (le mausolée de Montmorency fut démantelé pendant la Révolution, les tombeaux de Saint-Paul saccagés en 1588), mais cette dénégation ne doit pas occulter la marque de distinction que constituait l’inscription d’un poème sur un tombeau.

10L’attitude des poètes au moment de l’érection du monument au cœur des L’Aubespine le montre clairement. Le manuscrit français 1663 de la Bibliothèque Nationale, dit Album Villeroy, contient 29 pièces consacrées à la mort des L’Aubespine. Ces poèmes ont été écrit dans deux circonstances différentes : la mort du jeune L’Aubespine (intervenue trois ans après celle de son père), puis la décision par Villeroy de faire construire au couvent des Jacobins un monument au cœur du père et du fils. Or Villeroy choisit pour ce monument une pièce latine non versifiée composée par un certain Regius (Hiérosme Le Roy), et dédaigna les épitaphes des poètes. Ceux-ci publieront après 1570 plusieurs autres poèmes consacrés au monument des L’Aubespine, dans lesquels ils louent la piété de Villeroy. La sculpture funéraire aura donc doublement stimulé la création poétique, d’abord dans la préparation d’un choix d’épitaphes, puis dans les louanges du monument des Jacobins. Cependant le mécène Villeroy, s’il s’intéresse à la fois aux arts plastiques et à la poésie, ne songe guère à les unir en cette occasion. La contribution des poètes reste marginale par rapport à l’acte social qui consiste à financer l’édification d’un monument funéraire dans une grande église parisienne.

11Plusieurs autres cas montrent que l’érection d’un monument funéraire pouvait susciter la composition d’un choix d’épitaphes proposées à son commanditaire (c’est le cas pour Louise de Mailly, pour André Blondel de Rocquencourt) ou commandées par ce dernier (stèle funéraire de Charles de Boudeville, lettre de François de Noailles).

12Jodelle, de son côté, a tendance à offrir spontanément ses poèmes, qui servent le plus souvent de tableaux funéraires. C’est le cas pour Gabriel de Montmorency, mort à la bataille de Dreux en 1562, pour Timoléon de Cossé, mort au siège de Mussidan en 1569, et probablement pour Jacques Balaguier, mort à Jarnac la même année. La seule épitaphe qui fut commandée à Jodelle et inscrite sur un monument est celle de l’Amiral Philippe Chabot aux Célestins. Contrairement aux textes précités, cette épitaphe en prose latine est doublement assujettie, à la place qui lui est réservée sur le monument d’abord, ainsi qu’aux contraintes de la tradition des inscriptions funéraires.

13Si la sculpture funéraire a une grande importance et un grand prestige au XVIe siècle, la poésie occupe dans les célébrations funéraires une place plus marginale : la poésie funéraire est abondante et variée, mais son statut reste flottant. On peut se demander si la multiplication des tombeaux littéraires n’est pas une réaction face à l’écrasant prestige de la sculpture, si les poètes n’y cherchent pas une sorte de compensation, un support où la poésie peut s’épanouir plus librement et s’ancrer dans une durée parfois supérieure à celle des monuments.

14Il faut revenir sur la réputation de « grand architecte » que Charles de la Mothe, suivi au XXe siècle par Enea Balmas, ont faite à Jodelle. Elle repose sur un faux-sens concernant l’Épithalame de Madame Marguerite, Sœur du Roy Henri II. Si Jodelle y fait « tous les métiers », il précise lui-même que ce n’est qu’en « songe » : l’épithalame est une sorte de compensation poétique à l’échec qu’il a subi l’année précédente en 1558. Jodelle n’a jamais été « un maistre d’édifices », il l’affirme lui-même dans un sonnet à Charles IX. Il n’est pas non plus l’architecte du château de Verneuil, même s’il a assisté à sa construction. Il ne s’en est pas moins intéressé à l’architecture de son époque, comme le montre l’inscription pour une « structure » entreprise par Catherine de Médicis (il s’agit d’une pergola), ou encore la dédicace de l’Anatomes de Vésale, où l’on retrouve les idéaux architecturaux issus de Vitruve.

15En outre son travail pour la fête de l’Hôtel de Ville en 1558, quelle qu’en ait été l’issue, révèle des connaissances très vastes dans le domaine des arts visuels, et une maîtrise certaine du langage épigraphique et iconographique des fêtes royales. Le manque de temps et le défaut d’organisation dont il fut victime, ainsi que la faute protocolaire qu’il a commise en agissant unilatéralement, ne doivent pas occulter la cohérence et la subtilité du programme qu’il avait conçu. Celui-ci repose sur plusieurs niveaux de significations, plusieurs réseaux de messages habilement tissés les uns aux autres. Le niveau le plus immédiat, affiché dès l’entrée de l’Hôtel de Ville, est la célébration, sous forme de triomphe à la Romaine, des prises de Calais et Guignes par Henri II et François de Guise. Un second niveau de significations très important dans le Recueil est l’affirmation, tout au long du programme, d’une tranlatio imperii des Habsbourg vers la France. Le troisième réseau de significations du programme, le plus riche et le plus complexe, concerne les rapports entre le gouvernement et le temps. S’y mêlent d’une façon très subtile les notions d’opportunité, de fortune, de patience, inspirées d’emblèmes que Jodelle recrée à sa manière, ainsi que les notions chrétiennes de providence divine et de respect de la volonté de Dieu.

16Paradoxalement, le programme de Jodelle est donc parfaitement adapté aux circonstances et remarquablement nuancé, grâce à l’équilibre qu’il maintient entre valeurs triomphales et humanisme chrétien. Ce n’est en aucune façon son contenu, intrinsèquement irréprochable et finalement assez clair, qui a pu provoquer la disgrâce du poète. Correctement mis en œuvre et visé par le roi, il aurait très probablement rencontré le succès. Jodelle est en réalité un pionnier parmi les poètes de la Pléiade en matière de célébrations royales. Il contribue à faire sortir les fêtes et entrées de leur caractère traditionnel et répétitif. Malgré son « désastre », cette fête ratée marque le début d’une participation plus créative des poètes lors des démonstrations royales.

17Des poètes étudiés, Dorat est celui qui a connu avec les artistes les relations les plus étroites et les plus variées, et qui offre sur l’art la réflexion la plus poussée. Plusieurs extraits de ses Pœmatia suggèrent une bonne entente et des relations d’entraide entre Dorat et des peintres (Antoine Caron, Jean Rabel). Les mots qu’il utilise pour désigner ces relations, amicitia et concordia expriment un idéal et un réel désir d’harmonie entre les artistes, reposant sur la conscience chez Dorat des affinités et de la complémentarité des arts qu’ils pratiquent, voire de leur similitude.

18L’un des aspects les plus intéressants de sa collaboration avec des artistes est la publication avec Jean Rabel, peintre et graveur, et Claude Binet, du livret illustré des Sibyllarum duodecim oracula en 1586. Les oracles se voudraient l’annonce prophétique de la venue d’un héritier au trône de France capable de ramener la paix et l’âge d’or. Les sources de l’opuscule sont multiples : le traité de Philippe de Barbieri, qui tente de fixer pour les artistes la représentation des douze sibylles, une série de gravure des douze Sibylles par le dessinateur et graveur florentin Baccio Baldini, l’un des livres d’Heures imitant le Rationarum Evangelistarum (Heures de Louis de Laval, de Simon Vostre, Encomium de cultu trium Mariarum) et enfin le Promptuaire des medalles de Guillaume Rouillé. Dorat et Rabel en font un usage différent, y puisant chacun librement et sans réel souci de cohérence entre le texte et les images. Aucune des sibylles de Dorat ne ressemble à la gravure de Rabel qui lui fait face. Cette absence de complémentarité dans les Duodecim oracula est révélatrice des rapports entre la poésie et les arts plastiques dans la seconde moitié du XVIe siècle. Tandis que les arts visuels élaborent des procédés de signification de plus en plus complexes, la poésie, de son côté, cherche à intégrer les pouvoirs des arts visuels. Ainsi est-il très significatif que Dorat s’approprie le discours de Barbieri, initialement réservé aux artistes. Alors que les gravures auraient pu jouer le rôle d’imagines agentes et prêter aux vers leur puissance suggestive, texte et image tendent plutôt à se contredire. Dans les Duodecim sibyllarum oracula, poésie et gravure ne parviennent pas à établir de réel dialogue. Au cœur même d’un ouvrage cherchant à unir les arts, l’émulation entre ces derniers tourne finalement au désavantage du sujet traité. Leurs esthétiques, trop proches, se portent mutuellement tort et rendent impossible l’effet de clarté, d’enargeia que les artistes cherchaient chacun de son côté, mais guère ensemble.

19Dorat s’est pourtant interrogé dans plusieurs textes sur les rapports unissant le verbe et les arts plastiques. Ainsi tente-t-il dans un poème latin, In tabulam cæci a Luca Batavo depictam, de fournir un complément intérieur et mystique aux suggestions fournies par la vision extérieure du peintre. Le point de départ du poème est un tableau de Lucas de Leyde représentant la guérison de l’aveugle de Jéricho par le Christ, ou plutôt un dessin (actuellement au Louvre) reproduisant le détail central de la toile, qui à l’époque n’avait pas quitté les Pays Bas. Le poème prend le relais du tableau en exprimant ce que la peinture peut à peine suggérer, les effets intérieurs du retour de la lumière. Ici, les deux esthétiques ne se contrarient pas. Le poème donne à voir autant que le tableau, mais ne répète pas ce dernier, car ce qu’il met en lumière est pure intériorité.

20Dans plusieurs poèmes consacrés à des portraits, Dorat admire l’illusion de la présence et de la vie, et l’habileté des portraitistes de son époque à représenter l’intériorité de leurs sujets à travers leur apparence extérieure : il dépasse dans ces textes l’opposition traditionnelle entre la représentation de l’intérieur, réservé à la poésie, et celle de l’extérieur, réservé à la peinture.

21Dans son éloge de la peinture, In laudem picturæ, Dorat va plus loin encore et renverse la manière dont les poètes traitent habituellement le paragone entre peinture et poésie. Il affirme l’égalité de l’art des poètes et des peintres en matière de mémoire et d’immortalité, et fait ressortir les pouvoirs spécifiques de la peinture. Dorat manifeste ici un réel désir de reconnaissance des puissances de l’image : il accorde aux arts visuels une capacité d’immortalisation équivalente, voire supérieure à celle de la poésie, un pouvoir plus grand pour donner l’illusion de la présence, et par là-même une plus grande puissance émotionnelle.

22Enfin dans une brève épigramme, Dorat se montre sensible aux problèmes d’interprétation que peut poser la peinture de son époque, et surtout révèle la manière dont celle-ci peut être perçue par les spectateurs contemporains. Sans négliger l’aspect esthétique du tableau, son attention s’oriente immédiatement vers la recherche de ses significations, qui reste d’ailleurs ouverte, suggérant la possibilité d’une polysémie de l’image.

23C’est ce genre d’activité interprétative que Dorat cherche à stimuler dans le programme iconographique complexe et énigmatique qu’il conçoit pour les noces d’Anne de Joyeuse en 1581. Cette décoration nous est connue grâce à son Épithalame, ou Chant nuptial sur le très heureux mariage d’Anne duc de Joyeuse et de Marie de Lorraine, et au programme des festivités, qui a été conservé. Cet Épithalame est moins un « chant nuptial » en l’honneur de Joyeuse qu’une ekphrasis de la fête, de sa décoration et de certains de ses temps forts. Dorat y enchaîne sans rupture la narration des préparatifs de la fête, la description des scènes mythologiques du décor, et pour finir la mise en scène astrologique se déroulant dans un amphithéâtre en forme de voûte céleste. Le programme iconographique conçu par Dorat est d’une grande richesse et d’une grande variété, non seulement dans les motifs choisis, mais aussi dans les supports et dans les modes de signification, tantôt énigmatiques, tantôt plus explicites. L’Épithalame permet d’envisager deux types de rapports entre les arts plastiques et la parole poétique. Le moins inattendu, celui de l’arc royal, repose sur la différence et la complémentarité, sur le vieux topos de la peinture, poésie muette. Les arts visuels dépendent alors de la parole, qui seule peut en éclairer la substance (sans la révéler complètement). L’autre repose sur la fusion et l’identité : c’est celui qui est mis en œuvre dans l’arc de Joyeuse, dont l’esthétique est très proche de celle de la Galerie François Ier. Les tableaux sont discours, et vice versa. La peinture n’est pas moins parlante que la poésie, et s’offre comme cette dernière à des lectures interprétatives.

24Ces études montrent que malgré la rareté de la « référence » picturale ou artistique, les poètes ont un grand intérêt pour les arts, antiques et contemporains. Bien qu’ils ne revendiquent pas cette pratique, ils leur arrive souvent de les imiter avec autant de naturel qu’il le font pour les poètes antiques ou italiens. Leur connaissance des arts plastiques, aiguë et détaillée, ne se limite pas à un simple regard sur les œuvres qui les entourent, mais s’appuie sur une véritable culture qu’ils partagent avec les artistes, reposant sur la lecture de traités (notamment d’architecture), du Poliphile de Colonna, de comptes-rendus de fêtes et entrées, de guides romains, et d’ouvrages mythologiques de « seconde main ».

25S’il existe une rivalité entre la poésie et les arts, elle n’est pas d’ordre individuel ou social, mais vient d’une mutation des différents modes d’expression : l’importance de l’imitation, de l’idéal de « vive représentation » en poésie, le fait que la peinture se définisse comme une cosa mentale, comme un instrument de connaissance et de révélation dont le déchiffrage peut être complexe, rapprochent étroitement les arts visuels et la poésie. Celle-ci s’interroge sur son identité au sein du système des arts, et se cherche dans plusieurs directions. Poésie et arts sont dans un rapport de sympathie, au sens défini par Michel Foucault, où la conscience de leur parenté et de leur ressemblance a le « dangereux pouvoir » de les assimiler, de les rendre identiques et de les mêler, risquant de leur faire perdre leur individualité et de les aliéner. Ainsi texte et image évoluent-ils parallèlement, sans véritable dialogue, dans les Oracles des douze sibylles. Dans les fêtes, les « discours sont peints », et lorsque l’union des arts et de la poésie est parfaite, cette dernière s’évanouit dans l’image. Dans l’art funéraire, tentée par les inscriptions, la poésie ne trouvera pas un lieu d’épanouissement, mais se réfugiera dans le tombeau littéraire. Dans cette seconde moitié du XVIe siècle, la poésie, animée de tentations expansionnistes, fait donc l’expérience de ses limites. Elle tente parfois de s’assimiler aux arts plastiques, mais c’est lorsqu’elle les assimile qu’elle y trouve un apport fructueux : on peut alors parler d’une innutrition visuelle qui la pare de l’éclat des arts et lui permet de transcender les divers modes d’expression.

Notes

  • [1]
    Thèse de doctorat sous la direction de Daniel Ménager, université de Paris-X, 2001.
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