Couverture de INLI_531

Article de revue

À travers les livres

Pages 36 à 63

Notes

  • [1]
    Signalons que cette pièce est désormais disponible dans une édition plus moderne (J.-C. Vuillemin, Droz, 1999) que celle utilisée.
  • [2]
    Chateaubriand, Mémoires d?Outre-Tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Bordas, 1989, t. I, p. 846.
  • [3]
    Stendhal, Vie de Henry Brulard, éd. Béatrice Didier, Paris, Gallimard, 1973, p. 30.
  • [4]
    R. Barthes, préface aux Essais critiques (édition consultée : Paris, Points Seuil, 1981, p. 9).
English version

Thierry Delcourt, La littérature arthurienne, Paris, PUF, 2000 (« Que sais-je ? »), 127 pages

1Cet ouvrage propose un panorama de la littérature arthurienne depuis les textes fondateurs que sont l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et le Roman de Brut de Wace, qui datent de la première moitié du XIIe siècle, jusqu?aux romans arthuriens tardifs rédigés en prose aux XIIIe et XIVe siècles. Il présente l'?uvre des grands auteurs que sont Chrétien de Troyes, Marie de France ou Robert de Boron et analyse les vastes cycles que constituent les romans du Graal ou les romans de Tristan.

2Par-delà l'inventaire précis et exhaustif des textes arthuriens, l'intérêt de cette étude est aussi de faire le point sur l'état actuel de la recherche dans le domaine arthurien, de signaler, pour la plupart des titres évoqués, les principales clés de lecture offertes par la critique (ancienne ou récente) et enfin d?élargir la présentation à la littérature européenne dans son ensemble. On regrettera simplement ici ou là quelques approximations ainsi que le caractère un peu énumératif de certains chapitres.

3Au lecteur curieux de découvrir la littérature arthurienne, l'ouvrage offre une utile synthèse et suggère toute la richesse d?un univers où évoluent de célèbres personnages comme Arthur, Lancelot, Gauvain ou Tristan et où s?entrelacent ces thèmes et motifs inépuisables que sont l'amour, la merveille et le Graal.

4Laurence Mathey-Maille

Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, P.U.F., collection « Études littéraires. Recto-verso », 2000, 128 p.

5Les récits des voyageurs français du XVIe siècle forment un corpus trop méconnu que ce petit livre nous invite à découvrir à travers une synthèse originale et attrayante. Il s?agit moins de présenter les voyageurs, leurs itinéraires, leurs découvertes, l'éventuelle singularité de leur projet, que d?offrir une vue d?ensemble sur le genre et une problématique commune susceptible d?éclairer chacun des textes.

6En guise d?introduction, M.-C. Gomez-Géraud s?attache d?abord à replacer ces récits dans le contexte culturel de la Renaisance et de l'humanisme triomphant. Le rappel des bouleversements géopolitiques susceptibles d?avoir motivé la curiosité des lecteurs du temps l'amène à rétablir l'exacte hiérarchie de leurs centres d?intérêt : alors que la découverte des « nouvelles terres » américaines ne trouve en France qu?un écho limité, les voyages en Turquie ou à Jérusalem restent les plus nombreux et les plus lus. L?intérêt majeur de l'étude est donc d?envisager conjointement voyages transatlantiques et orientaux, et d?éclairer les uns à la lumière des autres.

7La première partie (« Approches littéraires ») cerne d?abord les caractères communs du « genre viatique » d?après les liminaires où chaque auteur définit son projet ; une intéressante typologie souligne les évolutions du récit de pèlerinage, marque les spécificités du récit de découverte et distingue la manière plus personnelle de voyages demeurés manuscrits comme ceux de Montaigne ou du protestant Philippe Canaye (Voyage du Levant, 1573). Les récits imprimés tendent pour leur part à limiter les manifestations de la subjectivité du rédacteur et à « éliminer les scories d?une expérience qui ne serait pas universalisable » (p. 31). La visée didactique voire encyclopédique du genre explique par ailleurs le recours quasi constant à des sources livresques : M.-C. Gomez-Géraud observe ainsi diverses modalités d?appropriation du « texte préalable », depuis la copie pure et simple jusqu?à la variation sur quelques motifs topiques comme la tempête ou l'intervention de la Providence. De l'ambition de contribuer au recensement des richesses de l'univers découle enfin un effort de nomination qui apparente le récit de voyage à un traité de zoologie ou de botanique. Mais les voyageurs ne sont pas moins attentifs à la diversité humaine et M.-C. Gomez-Géraud souligne l'intérêt ethnographique de la plupart des textes, leur « conscience de l'altérité », prise entre fascination et répulsion.

8Conformément au principe de la collection Recto-verso, l'étude littéraire est prolongée en seconde partie par diverses « Approches linguistiques », l'auteur posant l'hypothèse que le récit de voyage constitue un « événement linguistique ». Après une double typologie des modes de structuration du récit (rôle des marqueurs temporels et spatiaux, listes, digressions) et des procédures descriptives appliquées à des réalités inconnues du lecteur (certains animaux exotiques par exemple), un chapitre plus important est consacré à l'insertion de termes étrangers dans les récits de voyage (modalités et fonctions). L?ouvrage est complété par une (trop ?) brève anthologie de textes rares (sept courts extraits), un répertoire bio-bibliographique des vingt-trois voyageurs étudiés, un glossaire et une bibliographie critique. Accessible au non-spécialiste, ce petit livre clair et pédagogique remplit avec bonheur sa mission de vulgarisation : invitation à la lecture ou à la relecture, il fait espérer la réimpression des textes méconnus qu?il évoque. Puisse-t-il retenir l'attention des éditeurs !

9Jean Vignes

Jean de Marconville, De la bonté et mauvaistié des femmes, édition critique établie et annotée par Richard A. Carr, Paris, Honoré Champion, collection « Textes de la Renaissance », série « Éducation des femmes », n° 35, 235 p.

10Jean de Marconville aurait pu être un premier Montaigne. Ce gentilhomme campagnard, originaire du Perche, semble se retirer sur ses terres au début des Guerres de religion pour se consacrer lui aussi au commerce des livres et à la réflexion. Grand admirateur de Plutarque (qu?il traduit à l'occasion) ou des Diverses leçons de Pierre Messie, il a développé à leur contact son goût de la compilation et de la libre réécriture. S?il n?a pas rassemblé le fruit de ses réflexions en une somme comparable aux Essais, une dizaine d?ouvrages publiés à Paris entre 1562 et 1574 témoignent de la diversité de ses intérêts, qui s?expriment dans des genres variés : controverse religieuse (il milite dans le camp catholique), traité politique (il définit l'office des magistrats), recueil de « cas merveilleux » (il offre une suite aux Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau), didactisme moral' L??uvre qui lui vaut le plus grand grand succès est ce traité De la bonté et mauvaistié des femmes, publié à Paris en 1564 et réédité huit fois à Paris et à Lyon entre 1566 et 1586. Généralement considéré par la critique comme un jalon tardif et peu original de la fameuse « Querelle des femmes », l'ouvrage n?en a pas moins été exhumé par une maison d?édition féministe (Côté-Femmes) qui réimprima en 1991 le texte original en orthographe moderne et sans apparat critique. R. A. Carr nous propose aujourd?hui de relire l'?uvre d?un ?il neuf, dans une édition très soigneusement établie (d?après la deuxième édition : Paris, J. Dallier, 1566) et annotée, présentant les variantes des autres éditions, un index, un lexique (où sont localisées les occurrences) et une bibliographie.

11Éditeur des Histoires tragiques de Boaistuau (Champion, 1977), et des Nouvelles histoires tragiques de B. Poissenot (Droz, 1996), R. A. Carr estime que l'?uvre de Marconville, quoique procédant presque exclusivement d?un travail de compilation, n?en présente pas moins « une originalité certaine » dès lors qu?on l'envisage en termes de genre littéraire. Selon son introduction (p. 7-21), s?il est vrai que l'intervention de Marconville dans la Querelle des Femmes se fonde généralement sur des arguments rebattus, le succès de son traité ne s?explique pas seulement par la riche variété de ses sources anciennes et modernes (p. 10-11), mais aussi par l'exploitation habile d?un genre à la mode, le recueil de cas merveilleux. De la bonté et mauvaistié des femmes constituerait ainsi un « recueil d?histoires prodigieuses de femmes » (p. 15). Marconville s?inscrit certes dans la tradition du De mulieribus claris de Boccace, source capitale de la querelle au XVIe siècle ; mais alors que ses devanciers en tiraient soit des galeries de portraits, soit de vastes constructions allégoriques, il soumet ses exempla à un cadre narratif : selon Carr, Marconville se propose en effet de « résoudre le dilemme moral en quittant le plan moral pour passer au plan esthétique » (p. 19) ; en d?autres termes, il entendrait sortir de l'impasse où s?enlise le débat sur la nature bonne ou mauvaise de la femme, pour proposer plutôt à ses lecteurs les jouissances esthétiques de l'admiration ou de l'épouvante, « qu?éprouvent ceux qui s?aventurent dans le monde de l'histoire prodigieuse » (p. 21).

12Thèse assurément séduisante, que la lecture du texte amène pourtant à nuancer. Après la dédicace à la fille du bailli du Perche, qui souligne la vocation édifiante de ce « recueil des vertus et vices des femmes » en rappelant la fonction morale de l'exemplum, le traité se subdivise nettement en deux parties contrastées, sinon contradictoires. Le première, consacrée à « l'excellence des femmes » reprend en 12 chapitres les arguments traditionnels en faveur du beau sexe, s?attardant plus longuement sur quelques héroïnes antiques puis sur Jeanne d?Arc (chap. 7) avant de passer en revue les vertus de quelques femmes illustres : savoir, chasteté, prudence, constance. La seconde partie, explicitement intitulée De la mauvaistié des femmes, semble, il faut bien le dire, une véritable palinodie, avec sa conclusion définitive : « Que la femme soit incomparablement plus mauvaise que l'homme, il est assez notoire, non seulement par les exemples des histoires, mais aussi par l'experience quotidiane » (p. 205).

13Cette lecture achevée, on ne peut qu?être surpris par la quatrième de couverture qui fait du livre « un traité à la louange des femmes », une « défense de la femme », n?offrant « rien moins qu?une solution à la vieille querelle des femmes » ! En réalité, comme le suggère le titre, Marconville cultive avec le même enthousiasme les deux versants de l'éloquence épidictique : éloge et blâme. Ce constat ne réduit d?ailleurs pas son ouvrage à un simple exercice de rhétorique. Pour nous, c?est bien une conviction qui s?y exprime, conviction essentiellement misogyne, mais d?une misogynie qui ne se perçoit pas comme telle. Marconville, qui condamne explicitement ceux qu?il appelle les « Mysogenes ennemys du sexe foeminin » (p. 128), se veut plus nuancé : pour lui, « les graces, vertuz, perfections et excellences des femmes illustres » (p. 131) révélées par sa première partie interdisent une condamnation en bloc de toutes les individualités féminines, néanmoins, la femme en général est « plus mauvaise que l'homme »? C?est du reste ce qu?en retient un lecteur du XVIe siècle, René Courtin, qui loue Marconville pour son « beau traité de l'abus et mauvaisté des femmes, où il a monstré la gentillesse de son esprit » (Histoire du Perche, 1593). Quant à la fonction de l'ouvrage, pourquoi en évacuer la dimension moralisante, au mépris des déclarations liminaires de l'auteur ? Il s?agit d?offrir aux femmes elles-mêmes des modèles de vertu, puis des exemples de vice susceptibles de servir de repoussoir, pour leur permettre d?accéder au salut, malgré la faiblesse supposée de leur nature. Le manque d?originalité d?un tel projet, son caractère évidemment daté et sa misogynie n?enlèvent rien à sa cohérence, et à la sincérité de celui qui l'a mis en ?uvre avec conviction et application.

14Jean Vignes

Les Amadis en France au XVIe siècle, Cahiers V.-L. Saulnier n° 17 (Centre V.-L. Saulnier, Université de Paris-Sorbonne), Paris, Editions Rue d?Ulm/Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 2000, 224 p.

15Révélée au siècle dernier par les travaux d?E. Baret, mieux connue grâce aux recherches de H. Vaganay et de M. Simonin (« La disgrâce d?Amadis », Studi francesi, 1984), l'extraordinaire fortune de l'Amadis de Gaule a marqué en profondeur la culture aristocratique du XVIe siècle français. Relire cette somme romanesque aujourd?hui méconnue et tenter d?en comprendre le durable succès, tel était le propos du colloque international du Centre V.-L. Saulnier, réuni à la Sorbonne le 11 mars 1999 sous la responsabilité de Nicole Cazauran et de Michel Bideaux. Les actes, aussi rapidement réunis que soigneusement publiés, constituent une solide contribution à l'histoire et l'esthétique du genre romanesque à la Renaissance; ils proposent aussi une réflexion fort instructive sur l'impact culturel d?un roman à succès.

16Sylvia Roubaud donne d?abord un aperçu de la tradition espagnole des Amadis, en rappelant comment deux versions de son histoire font mourir le héros éponyme, avant que ne s?impose définitivement son invincibilité, qui oriente le roman de chevalerie vers un optimisme propre à transformer le genre en profondeur. Nicole Cazauran se tourne alors vers Le Premier Livre de Amadis de Gaule, tel qu?il paraît en 1540, librement adapté en français par Herberay des Essarts : malgré des aspects traditionnels, voire archaïques, la nouveauté du texte s?impose tant du point de vue du style et de l'imaginaire que de la présentation typographique et de l'abondante iconographie, bien étudiée par Jean-Marc Chatelain dans les cinq premiers livres.

17Christine de Buzon, Anne-Marie Capdeboscq, Yves Giraud et Véronique Duché complètent cette première vue d?ensemble en mettant en valeur, dans les pages les plus remarquables des premiers livres, la subtilité et la cohérence de la construction narrative, ainsi que l'extraordinaire créativité de la réécriture d?Herberay, dont la « belle infidèle » exploite très librement les suggestions de ses modèles espagnols. Ces retouches ne sont pas moins nombreuses et amples dans les livres adaptés entre 1553 et 1571 par Jacques Gohory (X, XI, XIII), où Rosanna Gorris décrypte le « sens mystique » des interpolations relatives au mythe de Diane.

18Les deux dernières communications éclairent la réception de l'Amadis de Gaule et les causes de sa fortune jusqu?à la fin du XVIe siècle. Etudiant le succès éditorial des Thresors d?Amadis, recueils d?extraits utilisés surtout comme modèles pour la conversation et la correspondance, Véronique Benhaïm souligne que ces florilèges contribuent à faire du roman non seulement un « guide des élégances mondaines », mais aussi « un modèle linguistique unanimement reconnu pour sa correction et son brio » (p. 180). C?est ce dernier point que développe Mireille Huchon en cherchant à définir, à partir des commentaires des contemporains et d?une étude grammaticale interne, le naturel et la fluidité du style d?Herberay, tant vantés par les lecteurs de la Renaissance.

19Les « Conclusions » de Michel Bideaux dégagent l'essentiel de chaque communication et sont assorties d?une importante bibliographie et d?un double index (noms, thèmes).

20Jean Vignes

N. Gougenot, La Comédie des comédiens et le Discours à Cliton. Textes établis, présentés et annotés par François Lasserre, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17 ? 118, 2000, 359 p.

21Poursuivant sa réhabilitation de N. Gougenot, F. Lasserre, après avoir déjà publié le Romant de l'infidelle Lucrine (Droz, 1995), publie une comédie de 1633 et une ?uvre théorique, dont l'attribution est depuis longtemps controversée. La vie et la carrière de cet écrivain natif de Dijon restent encore obscures; la date de sa naissance et celle de sa mort sont inconnues. Il a écrit une autre pièce, La Fidelle Tromperie, tragi-comédie publiée en 1633. Il participe de cet engouement pour un théâtre plein de surprises et de romanesque de l'époque de Richelieu. Il n?est pas besoin de défendre ou de persécuter le style de ce dramaturge à l'aune de Vaugelas : les maladresses et les rudesses sont la preuve même que la langue est en train de se transformer depuis la réforme de Malherbe et la querelle du Cid, quelques années après la pièce de Gougenot, est venue montrer que toute cette production était un laboratoire vivant.

22La Comédie des comédiens n?a guère eu de succès malgré son innovation. En effet elle comporte une autre comédie enchâssée, et avec la Célinde de Baro (1629) et L?Hôpital des fous de Beys (1635), elle inaugure en France le phénomène du théâtre dans le théâtre; elle est même le prototype tout à fait français d?une certaine catégorie (éponyme) de pièces, selon la classification de G. Forestier (Le Théâtre dans le théâtre, 1981, p. 77). Le premier et le deuxième actes contiennent une défense du métier d?acteur, à travers le défilé de différents personnages plus ou moins typés qui veulent entrer dans cette profession : un avocat, un marchand, leurs épouses, un capitaine, deux valets. Le deuxième acte comporte en outre un tableau du théâtre dans l'Antiquité, assez banal dans ses références historiques et littéraires mais qui met en valeur l'honnêteté de ce métier et la reconnaissance qu?on pouvait y acquérir. Les trois actes suivants, en vers et non plus en prose, forment la comédie intitulée La Courtisane, dont l'action se déroule à Venise. Certes, les amours des jeunes gens évoquent le climat des comédies de Corneille, mais le travestissement d?un personnage féminin, un duel, une reconnaissance à l'aide d?un bijou et d?une marque sur le corps, tirent cette pièce vers la tragi-comédie. Le procédé nouveau de l'enchâssement a simplement été utilisé à l'intérieur de ce genre très à la mode. Il est inutile de chercher dans cette ?uvre un quelconque paradoxe du comédien : la première partie présente les balbutiements sympathiques d?une troupe, petite communauté dont les membres issus de différents conditions découvrent de manière plus au moins conflictuelle ce qu?est un rôle. Nous sommes plus près du Roman comique que de Diderot.

23La Comédie des comédiens a déjà été éditée par L. Maranini en Italie en 1974 et par D. Shaw en Angleterre la même année. Ici elle est livrée avec une ample présentation d?une soixantaine de pages et trois appendices sur cinq se rapportent à la pièce, qui concernent la difficulté de numérotation des actes et des scènes, les problèmes de datation avec la pièce éponyme de Scudéry (dans ce genre de rivalité habituelle, La Comédie de Gougenot paraît effectivement antérieure) et la comparaison entre les deux, un historique de la réception des ouvrages de Gougenot. L?orthographe ancienne est conservée, ainsi que la ponctuation, hormis quelques corrections nécessaires. On peut regretter que le recto de chaque page ne porte pas mention de l'acte et de la scène, ce qui faciliterait le repérage.

24La présentation part des années précédentes, lorsque la génération de 1628 a engagé le renouveau du théâtre. F. Lasserre cherche chronologiquement dans quelques pièces de cette période « l'allégorie technique » (p.19), c?est-à-dire les traces d?un « auto-questionnement [de] l'entreprise dramatique » (p.20). Sont ainsi décryptés : Clitophon, Lisandre et Caliste de Du Ryer, L?Hypocondriaque[1] de Rotrou, Mélite et Clitandre de Corneille. Il ne s?agit pas encore d?étudier le théâtre dans le théâtre (ces pièces n?utilisent pas ce procédé) mais de repérer des symboles : les fausses morts comme insistance sur l'artifice théâtral, comme efflorescence baroque de l'illusion (Clitophon), le mensonge et le déguisement comme apologies de la comédie et de son enchantement (Rotrou), la supériorité de l'action, du drame (au sens étymologique) sur l'expression poétique (Mélite), l'ordonnancement (même dans sa variété, voire son exubérance tragi-comique) du réel aléatoire par la disposition qui lui donne un sens et une morale (Lisandre et Caliste), la séduction volontaire opérée par le spectateur et le plaisir de l'émotion (Clitandre). Cette spéculation de plus ou moins d?importance a pu préparer la voie au procédé qui débute avec la Célinde et qu?offre La Comédie des comédiens, où F. Lasserre voit dans deux personnages des allégories, l'une du théâtre moral, l'autre du théâtre d?action, plus efficace.

25Dans le développement suivant, F. Lasserre éclaircit diverses incertitudes qui portent sur la troupe de l'hôtel de Bourgogne et qui viennent de la liste d?acteurs, mal relevée, de La Comédie des comédiens. On a voulu depuis longtemps la rapprocher de celle de la célèbre troupe car, chez Gougenot, le chef s?appelle Bellerose, les postulants, Gaultier, Boniface, le Capitaine, ce qui explique les erreurs induites. Il est évident que le XVIIIe siècle a beaucoup brodé pour expliquer l'histoire du théâtre, des troupes, des pièces, etc., du siècle précédent. F. Lasserre se démarque des interprétations précédentes qui voyaient dans les personnages aux noms d?acteurs connus, les acteurs mêmes de l'hôtel de Bourgogne. Sa lecture simplifie et explique les distorsions qui avaient été remarquées entre la liste d?acteurs de la pièce et les comédiens réels de l'époque au sujet des divers emplois. Évidemment la pièce perd dans ce cas un niveau d?illusion, mais il est sûr que le public ne (re)connaissait que trop bien les comédiens. La troupe en formation est parisienne alors qu?elle est provinciale chez Scudéry. Le théâtre dans le théâtre est illustré par le fait que la pièce porte sur la vie d?acteur, qu?elle montre donc le théâtre sur le théâtre. Le prologue (qualifié d?« entrée » par l'éditeur) prononcé par Bellerose s?ouvre de manière traditionnelle puis débouche sur une dispute entre deux postulants. Pour F. Lasserre, La Comédie des comédiens marque une première en ce sens que la pièce-cadre montre des comédiens et donc que les « les actions et les passions de la pièce enchâssée enrichissent celles de la pièce-cadre » (p.55), bien que les deux n?aient aucun lien anecdotique. La pièce de Gougenot relève de la structure prologale étudiée par G. Forestier (op. cit.). Que l'on discerne deux actes (F. Lasserre) ou trois (G. Forestier, D. Shaw) dans la première partie, celle-ci se présente bien comme un « prologue élargi » (G. Forestier). Le lecteur peut se demander, même si c?est une question peut-être trop moderne, quelle est la pièce principale : la constitution de la troupe (et dans ce cas La Courtisane n?est une illustration) ou bien La Courtisane (et l'aspect prologal de ce qui précède est accentué) ? L?ensemble (comme s?en félicite l'éditeur, au nom de la défense et illustration du métier d?acteur) ? Ce manque d?équilibre, ce décentrement, cette maladresse ou cette réussite selon le jugement porté évoquent à coup sûr les procédés esthétiques de l'art baroque.

26La pièce enchâssée est sous-titrée « Comédie en comédie » et inspirée en partie d?une comédie de Larivey, Le Fidelle. L?influence de l'italianisme transparaît dans la vivacité de l'action et les situations mais le « tempérament », comme l'on disait au XVIIe siècle, des passions et des réparties rapproche évidemment cette comédie du travail de Corneille en ces mêmes années. Les libertés dramaturgiques de 1632 se font jour également : décor à compartiments, deux jours pour la pièce-cadre, vingt-quatre pour la pièce enchâssée et plus de quinze jours entre les deux (le temps nécessaire aux répétitions). L?action est une et multiple, étant donnée la structure choisie, même si nous n?avons pas encore affaire à la complexité de L?Illusion comique. Il n?y a pas chez Gougenot de retour à la pièce-cadre à la fin, peu de jeu sur le theatrum mundi. Comme l'explique G. Forestier, « la pièce-cadre apparaît d?autant plus vraie que la pièce intérieure est au contraire très peu fondée sur la vraisemblance » (op. cit., p.140). C?est bien le cas ici; pour mieux faire passer la « leçon » sur les acteurs, La Courtisane est construite sur des lieux communs d?inspiration romanesque. Le dramaturge est prisonnier de l'horizon d?attente de son public et ne peut complètement dépayser ce dernier.

27Un autre écho de l'époque se retrouve dans la question du statut de l'acteur et de l'utilité du théâtre. Le personnage de Bellerose est volontiers didactique, à la mesure des condamnations lancées par les gens d?Église, mais si Gougenot a soin de prêter une conduite honnête aux hommes et aux femmes qui montent sur les planches, il cherche surtout à montrer le profit intellectuel et moral qu?apporte le métier d?acteur. Par exemple, la vie au sein de la troupe relève d?un consensus et d?une égalité quasi idéaux. Les considérations techniques alourdissent d?ailleurs les deux premiers actes mais renseignent sur les compétences requises : nul besoin d?être un docte ou un orateur (même si l'actio de ce dernier et l'art de l'acteur ont souvent été souvent mises en rapport), un esprit universel capable de s?approprier n?importe quel caractère suffit. Le spectateur, lui, est touché en retour par la construction spéculaire de la pièce et par l'exemple des comédiens. « Le secret de la Comédie » dont parle Gougenot dans son épître dédicatoire n?est pas encore le décryptage virtuose de toute « l'illusion comique », il est dans la psychologie et la morale de l'acteur, dont le jeu n?est pas simple divertissement. Si de nouvelles idées dramatiques se déploient dans ces années, les dramaturges sont des praticiens avant d?être des théoriciens.

28F. Lasserre explique souvent en partie La Comédie des comédiens à la lumière du Discours à Cliton qu?il publie à la suite. Il a choisi d?y introduire des alinéas; la lecture en est facilitée à coup sûr pour le lecteur moderne, bien que certains paragraphes se terminent de ce fait par une virgule ou deux points, l'éditeur en est conscient. Dans ce cas, il aurait peut-être fallu moderniser complètement la ponctuation ? Cependant, malgré ses hypothèses, nous ne pensons pas que ce « Traicté de la disposition du Poëme Dramatique, et de la pretenduë Regle de vingt-quatre heures » selon son sous-titre, soit de Gougenot. Rappelons d?abord que ce traité publié en 1637 avait été écrit, au dire même de son auteur, « cinq ou six ans » avant, donc vers 1632, et qu?il l'a accompagné d?une introduction et d?une courte conclusion (102 pages en tout dans l'original) à l'occasion de la querelle du Cid. Puisque celle-ci ravivait les problèmes du placere, du docere, des règles, etc., l'auteur a ressorti son ouvrage, qui fait la part belle à l'irrégularité, en vue de prendre place dans le débat, et c?est effectivement un des textes les plus réfléchis et les plus intéressants de cette querelle. Il faut le placer du côté des partisans de Corneille, mais nous sommes méfiant envers l'idée d?y trouver une « autobiographie intellectuelle, d?une richesse exceptionnelle pour l'époque » (p. 336).

29Dans un appendice à son édition du Romant de l'infidelle Lucrine, F. Lasserre s?était déjà expliqué sur l'attribution du Discours à Gougenot. Cette idée vient de C. Searles (Philological Quarterly, IV, 1925). La datation est correcte pour le Discours (sûrement la deuxième quinzaine de juin 1637), ce qui fait remonter le traité qui y est inclus à la fin de 1632 ou au début de 1633. Mais voir dans le nom « Cliton » une allusion à Corneille nous semble hasardeux et n?apporte pas grand-chose. L?autre hypothèse (défendue par E. Rigal puis G. Forestier, entre autres) qui attribue ce texte à Durval est davantage partagée aujourd?hui, mais F. Lasserre constate « l'incompatibilité radicale des idées du Traité avec celles de Durval » (p. 220). Sans vouloir nous faire le champion de l'une ou l'autre cause, nous avouons que les arguments avancés dans cette édition ne nous convainquent pas plus : la légèreté d?esprit et de vocabulaire prêtée à Durval n?est guère probante; opposer Gougenot et Durval dans leur attitude face à la Ligue reste hasardeux, étant donné le peu de connaissances que nous avons de leurs vies. Quant à l'éloge de Hardy, il pourrait se trouver sous d?autres plumes. F. Lasserre ne montre pas non plus en quoi Gougenot serait l'héritier du maître. C?est beaucoup d?efforts que d?imaginer une déformation du Traité dans la préface d?Agarite de Durval, déformation qui serait issue d?une « conversation » ou d?une « lecture » du manuscrit; plus simplement, l'un est développé et l'autre succincte, ce qui ne prête pas à inconséquence de la part du dramaturge. Il reste que l'auteur du Discours à Cliton avoue avoir renoncé à composer alors que Durval a publié Agarite en 1636 et Panthée en 1639. Mais nous renvoyons à E. Rigal qui l'a expliqué de manière vraisemblable dans Le Théâtre français avant la période classique.

30F. Lasserre repousse les rapprochements faits en faveur de Durval, mais ceux qu?ils proposent, pour « un portrait psychologique » de Gougenot, sont tout autant sujets à caution : arbitrage d?un différend au début de la pièce et du Traité (les citations relevées sur l'appel à la raison, à la modestie, à l'utilité commune sont fort banales dans les textes liminaires de l'époque ou les polémiques ? Scudéry est le premier à s?en servir dans les Observations sur le Cid, on sait à quelle fins !), fierté d?un gentilhomme dans le Romant? et de l'auteur dans le Traité (mais l'une porte sur la noblesse et la bourgeoisie et l'autre sur la protection royale, et d?autre part fierté, indépendance et pension n?étaient pas incompatibles si l'on pense à Corneille?), analogies lexicales (mais que l'on n?aurait pas de difficultés à rapporter à d?autres auteurs encore, quand elles ne sont pas fort légères). F. Lasserre n?a pas vraiment apporté davantage d?éléments probants pour attribuer ce Discours à Gougenot que pour le refuser à Durval. Nous aurions encore d?autres arguments mais que nous ne pouvons développer ici. De plus, face à l'expansion de la mimésis dramatique offerte par le Traité, La Comédie des comédiens n?en remplit qu?un petit espace, même en utilisant le procédé du théâtre dans le théâtre.

31Pour l'éditeur donc, La Comédie des comédiens ne serait pas une simple illustration du Traité, la première s?adresserait aux gens du métier et au public, le second aux auteurs. Cette distinction ne semble pas très pertinente car, dans la querelle du Cid par exemple, elle n?apparaît pas : Corneille, Scudéry, Sorel ne prennent pas la plume pour de telles catégories ? nous n?avons pas non plus la place de détailler ici. Les points communs que repèrent F. Lasserre entre les deux ?uvres sont : le théâtre comme abrégé de l'univers, l'imitation scrupuleuse de la réalité et la bonne « proportionnalité entre le représenté et le réel » (p. 232). S?il est vrai que la réaction du spectateur a sa place dans les réflexions de l'époque, nous ne comprenons pas pourquoi F. Lasserre retient essentiellement Corneille et le Traité alors qu?il dédaigne Mairet et surtout Chapelain. Il ne faut pas accuser ce dernier de s?en tenir seulement à une problématique morale car il insiste beaucoup sur la cohérence interne, garante de l'illusion.

32Dans l'exposé de la doctrine contenue dans le Discours à Cliton, F. Lasserre présente ensuite clairement les aspects techniques de la disposition, l'intérêt pour la psychologie du spectateur, la discussion sur les règles, les anciens, les Italiens, la « fable » (au sens dramaturgique). L?élocution ne pose plus tellement problème, une fois passée la réforme malherbienne, même si elle est plus ou moins acceptée. La disposition est au centre des débats, avant que l'invention ne soit mise en avant par Scudéry et Chapelain en 1637 au nom de la bienséance et de la vraisemblance, selon l'idée que le poète écrit ce qui a pu avoir lieu par opposition à l'historien qui doit s?en tenir à ce qui s?est déroulé. Il ne faut pas non plus imputer toute la responsabilité de l'avènement des règles aux « doctes », catégorie vaste et vague qui n?est pas définie dans cette édition; certains sont d?ailleurs du côté de Corneille et du Cid lors de la querelle. Et si le Traité évoque les quatre grands genres dramatiques, il aurait fallu aborder, au sujet de la disposition, la question de la modernité et de la vitalité de la tragi-comédie face à la tragédie, perçue comme dépassée avant de revenir en force à partir de 1635. Nous sommes réservé aussi sur le statut de l'écrivain, quasi « révolutionnaire » (p. 265) dans son indépendance, qui est prêté à l'auteur du Discours. Si tel était le cas, quel que fût le nom de cet écrivain, nous en aurions sûrement eu l'écho dans la querelle du Cid, puisque le Discours à Cliton est un des libelles assez répandus, vu le nombre d?exemplaires restant, et que l'Excuse à Ariste avait déjà attiré les foudres sur le talent orgueilleux et solitaire de Corneille. Du point de vue de la polémique justement, F. Lasserre pense que le Traité (à l'instar de La Fidèle Tromperie) attaque assez largement Mairet (Sylvie, la préface « en forme de discours poétique » de La Silvanire) et Chapelain (sa lettre à Godeau de 1630). Cela est indéniable, mais l'étude des métaphores visuelles (chez Chapelain ou contre lui) appelait d?autres développements sur l'ut pictura poesis, à la lumière de ce qu?a étudié F. Siguret par exemple. Est-il besoin de rappeler comment Poussin concevait ses tableaux (qui racontaient bien une histoire, une fable eux aussi) à l'aide de modèles sur une petite scène ?

33La Comédie des comédiens n?offre pas de dramaturgie de l'ambiguïté, pas de dédoublement du comédien comme dans Le Véritable Saint Genest de Rotrou, mais plutôt une « pédagogie scrupuleusement savante » (p. 329). Cette pièce est en rapport avec le mouvement de prise en considération des acteurs qui naît sous Louis XIII et Richelieu. L?historiette de Tallemant des Réaux sur Mondory et ses confrères montre que, vingt ans plus tard, les préjugés sont encore tenaces. Le Discours à Cliton se situe dans l'émergence d?un nouveau public de spectateurs et de lecteurs, qui fait connaître son avis sérieusement, loin de la critique maligne dont avait souffert Balzac et qui perdure cependant. La volonté de réhabiliter Gougenot et son théâtre peut être louable, mais vouloir le défendre à tout prix ôte de la pertinence à certaines analyses et l'on ne comprend pas le parti-pris contre d?autres lectures ou d?autres commentateurs que les remarques de F. Lasserre complètent et précisent. De même, pour le Discours à Cliton, parler de « péremptoire insouciance » (p. 223) au sujet de l'attribution à Durval relève plus des procédés polémiques de 1637 que d?une édition savante qui a le mérite d?offrir le texte d??uvres trop méconnues.

34Jean-Marc Civardi

Yvan Loskoutoff, L?Armorial de Calliope. L??uvre du Père Le Moyne S. J. (1602-1671) : littérature, héraldique, spiritualité, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2000, (Biblio 17, n°125), 364 p.

35Les ouvrages consacrés au Père Le Moyne sont trop rares pour que l'on ne prête pas attention à celui que donne Yvan Loskoutoff. Comme le signale l'auteur, l'étude de fond sur le poète jésuite demeure celle de Chérot parue en 1887, et les livres que quelques chercheurs ont publié ces dernières décennies manquent en librairie. Quant aux ?uvres du Père Le Moyne, elles sont inaccessibles, mise à part l'édition des Hymnes de la Sagesse et de l'Amour divin procurée par Anne Mantéro au Miroir Volant en 1986. L?intérêt de l'ouvrage ne se limite toutefois pas à ce louable effort d?exploration d?une ?uvre un peu oubliée.

36Si l'étude s?attache à la figure héraldique qui abonde chez le Père Le Moyne, elle ne conduit pas le lecteur dans une voie étroite. La recherche ne se cantonne ni à la seule poésie épique du Saint-Louis, (la plus blasonnante de son temps), ni à la simple étude littéraire. Elle nous engage à découvrir au contraire, avec l'armorial de Calliope, des enjeux spirituels, politiques, emblématiques, et stylistiques.

37C?est à un parcours méditatif, inspiré par les Exercices spirituels de saint Ignace, que nous invite l'auteur, afin de découvrir les origines des héraldismes du Père Le Moyne. Ainsi nous remontons les nobles lignages de la première cour sainte des jésuites, remarquable par ses vertus et ses armoiries : Ignace de Loyola, François Xavier ou Philippe Néri. On suit la méditation sur les étendards, on parcourt le programme des études, teintées d?héraldisme, dispensées dans les collèges jésuites, puis les peintures parlantes des Pères Binet, Richeome ou Caussin, ce qui replace la poétique blasonnante du Père Le Moyne dans sa tradition spirituelle et littéraire. Vient une autre composition de lieu : nous arpentons l'église Saint Louis de la maison professe des jésuites où résidait le P. Le Moyne. Les figures épiques de Clovis et saint Louis, dans le sanctuaire, pouvaient nourrir sa muse sainte et lui faire concevoir son poème comme un temple. Le parcours imaginaire se déplace ensuite vers l'héraldisme galant et transgressif de l'Hôtel de Rambouillet, où sont déposés les lis offerts par notre poète à Julie. Enfin, en contrepoint de cette tonalité précieuse, nous découvrons l'esthétique noble qui colore l'?uvre du P. Le Moyne : sa poésie héroïque, leçon morale pour les grands, cultive le style élevé qui convient, et manifeste le noble enthousiasme du sacerdoce, tout en entretenant l'héroïsme national.

38Le premier exercice proposait de vérifier l'existence et le fondement de l'ornement héraldique. Le deuxième s?attache aux modes d?utilisation de la figure armoriale bien adaptée à l'art de la louange. L?héraldisme des astres est le plus approprié pour glorifier les familles parlementaires protectrices des jésuites, celui des abeilles pour maintenir la ruche thuriféraire au centre de laquelle se trouve le pape jésuite Urbain VIII, les symboles du dauphin et de l'ancre bien conçus pour augmenter la gloire de Louis XIII et de Richelieu. La littérature encomiastique du Père Le Moyne ne se nourrit pas seulement de ces figures par convenance de style, mais aussi pour proposer de véritables clés d?identification, et au-delà pour entraîner l'?il et l'esprit à la découverte des réalités invisibles. C?est pourquoi il blasonne l'étendard de Lucifer, avec ses insignes monstrueux et ses couleurs de croissant nocturne, pour augmenter d?autant la gloire du lys sacré. Il développe alors tout un système d?oppositions (croissant / croix ; rose / lys), au prix d?une transmutation dans l'ordre néfaste de certaines figures héraldiques traditionnelles, ou d?un travail stylistique et métrique inspiré par la technique même du blason. La victoire sur le blason néfaste s?accompagne chez Le Moyne d?une correction des erreurs du mythologisme, puis ouvre la voie au triomphe spirituel d?un lys floral et astral, emprunt de douceur, et diffusant son éclat. Les fleurs poétiques du P. Le Moyne s?épanouissent en un style singulier qui cherche constamment à transporter les formes galantes dans le genre héroïque. Apparaît ainsi le modernisme du poète qui s?efforce dans une ?uvre toute française d?allier l'humanisme dévot à la préciosité mondaine.

39Le troisième et dernier exercice de l'ouvrage nous oriente vers le dépassement de l'héraldisme chez le P. Le Moyne. L?enchantement poétique entretenu par l'ornement des emblèmes et des armoiries ne s?éteint pas dans sa propre et vaine satisfaction, mais cède devant les charmes trop précieux des images, pour ouvrir la voie de l'enseignement chrétien. Changement de lieu : on passe de l'église de la maison professe, avec sa surabondance ornée, à l'église épurée du noviciat des jésuites, dont le commanditaire était l'austère Sublet de Noyers. De la profusion on s?oriente à la négation, dans l'épopée du Saint-Louis, et l'héraldisme du P. Le Moyne se dissout, propose ses images vides, se défait dans le vertige même de la profusion ou de l'anamorphose. La peinture avoue son impuissance devant le Verbe, les fleurs armoriales sont sacrifiées sur l'autel du Dieu de l'Evangile, au profit du naturel et des vertus théologales. Les hauts degrés de l'exercice spirituel conduisent à mépriser les vaines séductions. La parure des armoiries doit s?effacer devant la vérité chrétienne, et le blason est retourné, par défiance envers l'imagination. L?héraldisme si bien cultivé et exalté dans l'?uvre du P. Le Moyne ne tiendrait de la profusion éblouie que pour mieux appeler à la dévotion de la seule gloire divine. Ce qui laisse à penser, malgré tout, que la poésie du Père Le Moyne est marquée au coin d?une certaine ambiguïté. L?équation entre le prêtre et le poète n?est pas évidente à résoudre, et Yvan Loskoutoff nous laisse sur la difficulté de l'interprétation.

40Cet ouvrage savant, rigoureusement construit, au style élégant, enrichit notre connaissance sur la poésie du P. Le Moyne, en éveillant notre attention sur son héraldisme. Loin d?orienter vers les termes obscurs d?un blason-bibelot, ce livre dévoile un système symbolique opératoire, avec ses enjeux esthétiques et spirituels. Il n?aurait d?ailleurs pas été inutile, à l'occasion, de replacer les images dans la longue tradition iconographique issue de l'Antiquité, réinterprétée par le Moyen Age chrétien, et toujours à l'?uvre au XVIIe siècle.

41Comme la construction du livre d?Yvan Loskoutoff et son écriture empruntent, par effet de miroir, à la démarche de la peinture parlante et de l'exercice spirituel, on peut regretter que les planches illustrées soient rejetées à la fin. Un corps séparé de son âme : voilà un principe qui renie la composition de l'emblème et du livre éloquent. On pourrait tout autant regretter que les citations latines ou en langue étrangère ne soient que très rarement traduites. La revendication pourrait aller jusqu?à déplorer l'absence de tout lexique et grammaire (simplifiés) pour une bonne lecture de l'héraldique et des armoiries. Mais ce serait alors ne pas comprendre que la noblesse reste attachée à la figure héraldique, et que l'armorial de Calliope n?est visible qu?aux « oreilles sçavantes ».

42Alain Riffaud

Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves (1654-1678), Paris, Champion, 1999 (« Lumière classique » n°20), 497 p.

43À de rares exceptions près, la critique dix-septiémiste s?est longtemps focalisée sur les auteurs masculins, qui retenaient l'essentiel de son attention. Ce n?est plus le cas aujourd?hui, puisque les études sur les femmes auteurs se multiplient depuis une vingtaine d?années, tandis que le phénomène précieux, massivement féminin, apparaît de mieux en mieux connu grâce à des travaux récents, tel le magistral ouvrage de Myriam Maître sur Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle. Hier encore méconnue, l'?uvre des romancières a notamment bénéficié d?un regain d?intérêt, marqué par des études consacrées aux plus célèbres d?entre elles : Mme de La Fayette, Mme de Villedieu et surtout Mlle de Scudéry, à laquelle éditions, articles, ouvrages et colloques rendent largement hommage ? en témoigne l'entrée de « l'illustre Sapho » dans la prestigieuse collection de la « Bibliographie des Ecrivains Français ».

44C?est dans ce contexte que s?inscrit l'ouvrage de Nathalie Grande, traitant des romancières ayant publié entre 1654, date de parution du premier tome de la Clélie de Madeleine de Scudéry, et 1678, date de parution de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette. Mais l'auteur n?entend pas se restreindre aux seuls « grands noms » féminins du temps : elle prend en compte l'intégralité de la production féminine de la période ? jusqu?à 57 % de la production romanesque totale, dans les limites chronologiques imparties. Le corpus ainsi délimité présente l'avantage de faire surgir des noms peu connus (Mme de La Calprenède, Mme de Marcé, Mme de Merville, Mlle de La Roche-Guilhen, Mme de Salvan de Saliez) voisinant avec d?autres plus célèbres (Mlle de Scudéry, Mme de Lafayette, Mme de Villedieu, et dans une moindre mesure, Mlle de Montpensier). Il ne s?agit donc pas de majorer a priori l'une ou l'autre de ces ?uvres, mais bien de les resituer dans le cadre d?une production élargie qui permet de saisir, d?autant plus précisément, la banalité ou l'originalité de chacun de ces romans.

45Reste la question fondatrice de l'ouvrage, clairement formulée dès l'introduction : « pourquoi et comment des femmes, que leur sexe plaçait a priori hors du champ littéraire, se sont-elles mises à écrire, et à écrire précisément des romans ? [?] Ces romans leur ont-ils donné le succès, et ce succès leur a-t-il permis de construire une carrière littéraire ? » (p.15-16). C?est bien le problème de la femme auteur, de son parcours social et de sa carrière de « femme de lettres », bref, de ses stratégies socioculturelles autant qu?esthétiques, qui se trouve ici posé. Répondre à ces interrogations implique pour Nathalie Grande de se livrer à l'« étude des liens tissés ou détissés, liens d?opposition ou de conformité, entre cadre historique, biographie sociale, positions littéraires et textes » (p.16). L?ouvrage s?organise de ce fait en trois mouvements. Premier temps : l'approche interne des ?uvres, centrée sur « la représentation de la femme » (première partie) et « la représentation du monde » (deuxième partie). Le second temps privilégie une approche de sociologie littéraire, interrogeant « la spécificité de la condition de femme-auteur » à travers l'étude des « biographies sociales » (troisième partie) puis de la « carrière littéraire » (quatrième partie) des romancières. Le dernier temps est celui d?une réflexion sur les représentations, « poétiques, mais aussi morales et politiques », que le genre romanesque permet aux femmes auteurs de promouvoir, par le biais d?un « nouveau roman » dont traite la cinquième et dernière partie.

46Dans la première partie, consacrée aux représentations romanesques de la femme, Nathalie Grande aborde tour à tour les problèmes de l'héroïsme féminin, du mariage et de l'amour. Elle montre dans le premier chapitre les ambivalences de la notion d?héroïne, déclinée sous des formes aussi variables que la « femme forte », l'Amazone ou la « picara » (picaro féminin). Les deux chapitres suivants traitent des ambiguïtés narratives que recèlent l'exploitation du « couple infernal » mariage-célibat, et la mise en scène d?un « refus de l'amour [?] éminemment polysémique » (p. 110). La seconde partie poursuit l'exploration des représentations de la société de l'époque dont les romans, derrière un exotisme spatio-temporel de façade, livrent une vision idéologiquement orientée. L?examen des interactions qu?entretiennent le monde et le roman permet en particulier d?observer la manière dont les romancières louvoient entre conformisme et liberté, soumission et subversion par rapport aux valeurs établies et aux discours dominants : l'étude du « monde dans le roman » sanctionne « la fin des idéaux » (héroïques, curiaux et plus largement masculins), tandis que le « roman hors du monde » présente les diverses formes de retraite comme un espace de liberté féminine, et que le « roman dans le monde » promeut et légitime un idéal interactif de « vie galante ». Nathalie Grande conclut néanmoins, à cette étape du parcours, au « caractère topique et souvent conformiste » de la narration, aussi bien que de son « substrat idéologique » (p.181). La « spécificité de l'écriture romanesque féminine » serait donc à chercher ailleurs, dans la construction d?une carrière de romancière notamment.

47La troisième partie s?intéresse donc aux convergences sociales qu?offrent les biographies des romancières, défilé de parcours féminins à la fois singuliers et récurrents. Au niveau de leurs « origines sociales », c?est d?abord par un rapport à la noblesse ambivalent que se signalent les femmes auteurs. Leur activité littéraire représenterait alors « une voie de légitimation sociale », favorisant la « reconnaissance d?un statut que des aléas familiaux leur avaient dénié » (p. 206). Encore leur fallait-il bénéficier d?une « éducation plurielle » appropriée : non pas celle d?une instruction scolaire qui leur fut généralement refusée mais bien celle, informelle et continue, de la conversation, des activités salonnières et de la fréquentation de cercles familiaux et sociaux érudits, précieux ou galants. Mais le plus singulier demeure sans doute, dans la vie de ces romancières, les divers « visages du célibat », accusant une « incompatibilité du mariage, de la maternité et de l'écriture romanesque » qui creuse l'écart « par rapport au modèle social dominant de la femme épouse et mère » (p. 247). Passant de la sphère privée à celle « publique », voire professionnelle de l'activité scripturale, la quatrième partie examine « les spécificités du rapport féminin à la carrière littéraire » (p. 255). Retracer les parcours auctoriaux des romancières permet d?observer la manière dont celles-ci tentent de conquérir un « nom d?auteur », seul moyen pour elles d?asseoir une légitimité que l'institution littéraire masculine leur dénie a priori. Dans cette perspective, le roman apparaît comme le biais privilégié, mieux, le passage obligé de cette stratégie de conquête fondée sur l'audace et le succès public, bien plutôt que sur une impensable reconnaissance institutionnelle. Reste à savoir si le genre présente ou non, de ce fait, une poétique spécifique, qui permettrait d?expliquer l'étonnante prédilection des romancières à son égard.

48La cinquième partie traite des rapports que le roman féminin entretient avec deux domaines privilégiés : la morale et l'Histoire. Il s?agit en premier lieu, pour les romancières, de surmonter la mauvaise conscience inhérente à la pratique d?un genre décrié. « L?enjeu moral » constitue de ce point de vue un puissant alibi au goût du romanesque, une « tactique de légitimation au service d?une stratégie de prestige » (p. 346) destinée à valoriser le roman. Quant à l'Histoire dont se nourrit le récit historique, elle se voit revisitée, relue, récrite, dans une perspective critique qui vise à la féminiser. « Érotisation du politique » et « féminisation de l'Histoire » se conjuguent ainsi pour redonner aux femmes la place qui leur est refusée, tant sur la scène historique que littéraire. Mais c?est la parenté sociale décelable entre les représentations masculines de la femme et le discours masculin sur le roman, qui expliquerait en dernier ressort l'assiduité de la pratique romanesque des femmes et leur étonnante capacité d?invention dans le domaine. Il apparaît remarquable, en effet, que les discours masculins, tant religieux que juridique et médical, convergent pour présenter une image fortement dévalorisée de la femme et du roman, au point que l'un « apparaît comme un équivalent symbolique » de l'autre : « La femme et le roman, tous deux éléments illégitimes, certainement corrompus, sans doute corrupteurs, se trouvent donc de facto rapprochés par leur commune indignité » (p. 404). C?est cette même indignité cependant qui garantit au roman, comme à la femme, une « liberté paradoxale » (p. 405), gage et facteur d?innovation générique. Au terme de l'enquête, Nathalie Grande conclut ainsi au renouvellement du roman par une pratique féminine qui en explore toutes les facettes. Si le genre représente de ce point de vue « le terrain d?expérimentation d?une écriture féminine qui s?ignorait elle-même » (p. 335), il ne saurait constituer, pour autant, le lieu d?une authentique subversion : « l'autocensure [?] confisque aux romancières le bénéfice libératoire de leur écriture », « moyen d?intégration sociale » (p. 410) via des stratégies de carrière spécifiques, bien plutôt qu?espace de revendication polémique. Les romancières de la période n?en participent pas moins, et de plain-pied, à l'histoire du roman qu?elles contribuent à façonner, au sein du champ littéraire qui tente de leur imposer ses lois.

49Outre son intérêt proprement documentaire, concernant des ?uvres méconnues ici portées en pleine lumière, l'ouvrage de Nathalie Grande a le mérite, par son approche croisée de sociologie et de critique littéraire, d?éclairer avec précision les différentes facettes d?un phénomène encore inégalement cerné. On appréciera particulièrement, dans un paysage critique parfois dominé par des parti-pris idéologiques, l'aspect nuancé de l'étude dont témoignent des interprétations critiques modérées (ainsi p. 130, à propos du « féminisme » de Mlle de Scudéry), ainsi qu?un souci constant de saisir les tensions inhérentes à une pratique scripturale ambivalente (tel le sous-titre de la première partie : « Entre conformisme et refus », qui pourrait servir d?épigraphe à l'ensemble de l'ouvrage). On regrettera en revanche la dimension parfois systématique d?une démarche tentée d?appliquer mécaniquement les outils sociopoétiques d?Alain Viala, rançon d?un choix méthodologique déterminé. Mais l'ensemble demeure un riche instrument de travail, complété de précieux outils : des annexes variées, portant sur la production romanesque élargie, sur le contenu des ?uvres (notamment d?appréciables résumés, dans le cas de ces textes rares, parfois longs et touffus) ainsi que sur les carrières des romancières ; une bibliographie riche et méthodique (présentant cependant quelques lacunes : les travaux de Ch. Morlet-Chantalat sur La « Clélie » de Mademoiselle de Scudéry. De l'épopée à la gazette : un discours féminin de la gloire, Paris, Champion, 1994 ; Madeleine de Scudéry, Bibliographie des Écrivains Français, Paris/Rome, Memini, 1997 ; la récente édition de D. Denis : De l'air galant et autres conversations : pour une étude de l'archive galante, Paris, Champion, 1998). Par son éclairage affiné d?une production trop souvent minorée, l'étude de Nathalie Grande nourrit au total une représentation critique qui devra désormais pleinement intégrer le corpus romanesque féminin, vivifiant ainsi un domaine d?exploration encore en friche à bien des égards.

50Delphine Denis

Pierre Nicole, Essais de Morale. Choix d?essais introduits, édités et annotés par Laurent Thirouin, Paris, P.U.F., 1999. Un vol. de 441 p.

51Après La Logique que publièrent P. Clair et F. Girbal, après La vraie beauté el son fantôme et autres textes d?esthétique publiée par B. Guion, Laurent Thirouin ajoute à son édition du Traité de la Comédie et autres pièces d?un procès du théâtre un choix de dix Essais de Morale. Il y a peu à dire sur ce choix, qui présente les textes jugés les plus significatifs (notamment « De la charité et de l'amour-propre »), on appréciera la pertinence des notes, brèves et nourries, qui aident le lecteur dans la lecture de ces textes si riches.

52Dans l'introduction, après un bref rappel biographique, L. Thirouin se penche sur le sens de l'expression « essai de morale ». Le difficile terme d?essai, forme courte peut-être reprise de Montaigne, est intermédiaire entre le traité et, à l'inverse, la maxime. Il est défini comme étant « à mi-chemin entre la leçon de morale et l'étude de m?urs ». Un augustinien au sens du XVIIe siècle peut-il être un moraliste ? L. Thirouin évoque les relations complexes entre la pensée de Nicole et celle de Pascal, proximités et différences (soulignées dans les notes).

53« La pensée morale de Nicole » : L. Thirouin en rappelle brièvement les thèmes majeurs, qui au fil des volumes iraient peut-être de la vie sociale et politique aux « voies de la perfection intérieure ». L?essentiel du propos ultérieur concerne la vision sociale, et on regrettera peut-être que les aspects de spiritualité ne soient pas abordés. À partir du goût de Nicole pour le paradoxe, paradoxes théologiques, moraux et politiques qui révèlent en l'homme autant de « stratégies perverses », l'auteur montre que par là le moraliste semble parfois, à son insu, annoncer les définitions de l'utilitarisme et de la pensée libérale. L. Thirouin analyse alors la « réhabilitation de la dimension sociale » qu?on trouve chez Nicole, qui « érige la sociabilité de l'homme (la constitution de la société) en finalité véritable ». La situation de l'homme dans la cité, « société sans Dieu » et pourtant harmonieuse, est un bon exemple de ces situations dont la signification chrétienne, si elle s?analyse fort bien, peut néanmoins apparaître comme ambiguë. De bonnes pages étudient articulation de l'intériorité et de l'extériorité », l'« apologie implicite de la loi divine dans les valeurs naturelles sur lesquelles repose la vie en société » on va vers la « civilité chrétienne ». Le lien établi entre la pensée de Nicole et celle de saint François de Sales (à propos de la « condescendance ») permet d?élargir ces analyses à la présentation d?un Nicole « penseur de la paix » ? terme difficile qui aurait peut-être mérité d?être explicité (voir par exemple « ? cette égalité d?esprit et cette suppression de toute humeur que la vue de la volonté de Dieu doit produire en nous? », p. 83).

54Cet excellent ouvrage de synthèse définit l'originalité de Nicole au sein du mouvement augustinien et dans l'ensemble de la littérature morale. Il permettra d?attendre la publication de la thèse de B. Guion sur Pierre Nicole moraliste.

55Bernard Chédozeau

La Bruyère, Les Caractères, édition de Marc Escola, collection « Sources classiques », Paris, Champion, 1999

56L?édition des Caractères proposée par Marc Escola dans la collection « Sources classiques », loin de venir trop tard, est le couronnement d?un travail entrepris depuis Gustave Servois, il y a plus d?un siècle (Hachette, « Grands Ecrivains de la France, 1865-1878), jusque, plus récemment, Patrice Soler (in Moralistes du XVIIe siècle, p. p. J. Lafond, Robert Laffont, 1992), Emmanuel Bury (Le livre de Poche, 1995) et Louis Van Delft (Imprimerie nationale, 1998). C?est en effet une somme sur ce texte. Parler de texte est déjà, remarque M. Escola, faire référence à un geste herméneutique, c?est parler d?« une série d?énoncés doublée de son commentaire ». Aussi son édition n?a-t-elle d?autre ambition que de mettre au jour la constitution d?une lisibilité. L?éditeur met ainsi en valeur la fonction du pied de mouche pour séparer les remarques en unités textuelles, et en conditionner la lisibilité. Ce travail permet alors une typologie des remarques en remarques simples et remarques composées et une définition de la remarque comme « unité textuelle intermédiaire entre l'unité supérieure (le chapitre) et l'unité minimale (l'alinéa) ». C?est par le jeu entre ces différentes hiérarchies d?énoncés que se constitue la lisibilité d?un discours discontinu. À cela s?ajoute une étude minutieuse des transformations du texte au fil des éditions successives (dont huit hors textes reproduisent certaines pages), sur le modèle, avoué, du travail d?André Tournon sur les Essais de Montaigne (La Glose et l'essai, P.U. Lyon, 1983). Ici aussi, M. Escola fournit une typologie des modifications qui peuvent consister en annexion, en dissociation, en greffe, en greffe d?aval, greffe d?amont, déplacement, reclassement, transposition, série, échange, attraction, embrayage, ou débrayage. Ces mouvement recomposent le contexte de certains énoncés à chaque édition, modifiant par là leur lisibilité. On assiste à la constitution d?une cohérence des alinéas à l'intérieur d?une remarque, et de séries de remarques qui forment le contexte déterminant la lecture et le sens de chaque remarque. Cela soulève nombre de questions stimulantes pour l'interprétation du discours moral : que reste-t-il, dans une remarque déplacée, de la thématique du chapitre où elle avait antérieurement sa place ? Comment le montage de remarques utilisant différents modes énonciatifs permet-il une stratégie discursive critique et lucide ?

57C?est donc à l'archéologie d?un texte en progrès que la présente édition permet de se livrer. L?ouvrage n?a cessé d?être augmenté par La Bruyère. Le texte est établi à partir de la neuvième édition, parue en 1696 chez Michalet, tout comme la huitième, avec laquelle elle a été systématiquement confrontée. La ponctuation originale a été conservée, en particulier les deux points, « lieu d?un retournement ». M. Escola signale toutefois les incertitudes quant à l'intervention de l'auteur pour certains signes de ponctuation, ainsi que pour les majuscules, dont l'utilisation n?est pas forcément significative. Les guillemets n?ont pas été rajoutés, là où le moraliste ne signale pas l'insertion d?un discours qu?il ne prend pas à son compte (que l'on voie, par exemple, l'effet produit à la remarque 66 de « De la cour »). Enfin, au lieu d?isoler les remarques par des numéros et des interlignes, cette édition, conformément à celles parues du vivant de La Bruyère, les sépare par des pieds de mouche, rendant ainsi visibles les réflexions de l'éditeur sur la lisibilité du texte. Surtout cette édition est la première à présenter un relevé exhaustif des variantes, y compris des variantes typographiques, comme les italiques, par rapport aux éditions antérieures (indiquées en notes par des lettres), et à signaler pour chaque remarque les modifications qu?elle a pu subir au fil des éditions. Cette lecture est facilitée par la présence à la fin du volume de tables de concordances entre les différentes éditions. En outre, un appareil de notes permet d?inscrire l'ouvrage dans le paysage intellectuel de l'époque et de se reporter aux références bibliographiques concernant des remarques ou des séries.

58Marc Escola accorde la plus grande attention à la traduction des Caractères de Théophraste. La « notice sur Théophraste » pose les bases d?une définition du caractère comme relevant de la poétique, plus que de la rhétorique ou de l'éthique. La pratique philologique de La Bruyère le conduit à prendre conscience de la difficulté à mettre en rapport description et définition, ce que M. Escola résume dans cette formule synthétique : « le réel de l'éthique déborde toute sémantique morale ». Le travail de traduction est un préalable à la pratique par La Bruyère du genre du caractère. En annexe, M. Escola procure une traduction de documents sur la poétique du caractère : un chapitre de la Rhétorique à Herennius, les Prolégomènes d?Isaac Casaubon à sa traduction des Caractères de Théophraste, et un choix de Characters de Joseph Hall. Il faut surtout saluer l'accès donné ainsi au texte rarissime de Casaubon, pourtant capital pour toute réflexion sur la rhétorique de la philosophie morale à l'âge classique. Deux autres séries de documents éditent des textes relatifs aux deux polémiques autour des Caractères. La première série (1688-1693) comprend quelques réceptions des premières éditions : une lettre de Bussy-Rabutin, un extrait du Journal des savants de mars 1689, et un extrait des Menagiana. C?est autour de l'élection de La Bruyère à l'Académie que le ton se fait polémique : Charpentier, dans son discours l'attaque sur la différence avec Théophraste, le ravalant au rang de satiriste, le Mercure Galant de juin 1693 sur la possibilité d?une lecture à clé et sur la forme de l'ouvrage « amas de pièces détachées ». L?éditeur joint à cela la Réponse de l'Abbé Régnier-Desmarais au discours de réception de l'Abbé Fleury, qui succéda à La Bruyère. La seconde série se situe après la mort de La Bruyère, autour des continuations et des imitations. L?ennemi est ici Vigneul-Marville, alias Bonaventure d?Argonne, Chartreux de son état, auquel répondent P.-J. Brillon et P. Coste. Enfin, une dernière série fait état de la réception de La Bruyère au siècle des Lumières, avec des testes de P.-C. Passerat, de Vauvenargues et de J.-B. Suard. Enfin, une mention des principales clés complète l'ouvrage et nous éclaire sur une pratique de lecture qui conditionne la réception du texte.

59L?insistance de Marc Escola sur la construction par le texte moral de sa propre lisibilité invite à une lecture particulièrement stimulante des Caractères, et, au-delà de tout le corpus des moralistes classiques. L?effet moral est rendu efficace dans l'acte de lecture, que ce soit dans le déchiffrement de la visibilité du caractère ou dans la lisibilité des séries discontinues. Si « l'on n?écrit que pour l'instruction », c?est que l'instruction se fait avant tout dans la lecture d?un texte moral qui se doit à la fois de séduire celui qu?il veut réformer et d?être efficace en lui laissant quelque chose à penser. Le moraliste apparaît comme un véritable stratège. La réflexion de Marc Escola sur la lecture, inséparable d?une réflexion sur la fonction morale du texte classique, est donc essentielle ; et la lecture que nous ferons des Caractères sera désormais tributaire d?un texte qu?il a édité comme sien.

60Charles-Olivier Stiker-Métral

Duc de Saint-Simon, Les siècles et les jours. Lettres (1693-1754) et Note « Saint-Simon », éd. Yves Coirault, Paris, Honoré champion éditeur (coll. « Sources classiques »), 2000

61Poursuivant son ?uvre magistrale d?édition de l'?uvre de Saint-Simon, après neuf volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade » réunissant les Mémoires et Traités politiques, Yves Coirault rassemble sous le titre des Siècles et des jours l'ensemble de la correspondance «active» du mémorialiste, la fameuse « Lettre anonyme » d?avril 1712 rédigée à l'intention de Louis XIV dans l'espoir vague qu?il mette fin à l'ascension politique et sociale des « gens nouveaux » (bâtards, ministres et intendants), et des extraits des « Notes » généalogiques rédigées par Saint-Simon sur les principales maisons du royaume. Hormis une préface peu éclairante et sur plusieurs points contestable d?Emmanuel Le Roy Ladurie, le volume, impeccablement édité, est de bout en bout passionnant. Yves Coirault peut regretter que « notre seigneur » écrive « trop uniment à hauteur de duc », les lettres qu?il nous révèle invitent non seulement à une traversée historique de la première moitié du XVIIIe siècle (de l'affaire de la Bulle Unigenitus jusqu?au règne jugé déliquescent de Louis XV) mais à une véritable plongée dans la conscience d?un Grand, diplomate aguerri, maître dans l'art d?« émousser les aigreurs », peu à peu réduit à l'état de spectateur impuissant d?une scène où il était appelé de par sa naissance à jouer les premiers rôles : « Il faut [?] se tenir renfermé dans sa coquille, quand on ne peut faire que lever les yeux en haut ».

62Les minutieux comptes rendus rédigés lors de l'ambassade de Saint-Simon en Espagne pour préparer la double union qui devait rapprocher les deux couronnes témoignent de l'art avec lequel le mémorialiste sait jouer de la litote et de l'implicite : relues à la lumière du portrait au vitriol brossé de Dubois à sa mort, les lettres adressées précédemment au cardinal sont des chefs-d??uvre de prudence et de double jeu ; la lettre rapportant à un proche les écarts de conduite de Mlle de Montpensier, fille du duc d?Orléans et nouvelle reine d?Espagne, confère aux nuances des rapports antérieurs une valeur de vive mise en garde. La vérité est dans cette correspondance toujours relative, fonction du moment de la rédaction, du destinataire et de la situation de l'épistolier. De même les mille et une minuties des cérémonials, si futiles au premier regard, se révèlent-elles de fragiles garde-fous de la paix et de l'équilibre des pouvoirs : délicat et inquiet, le ballet des préséances risque à tout moment de se retourner en déclaration de guerre.

63Loin d?être entièrement absorbé par l'homme de cour condamné à la retraite, l'individu intime point entre les lignes d?une parole officielle : dans quelques lettres adressées aux «amis» (Chamillart, Philippe d?Orléans mieux « aim[é] que tous les oignons d?Espagne ») où, dans une langue soudain charnelle, sont évoquées telle aventure amoureuse avec une « égueulée » ou les détails d?une bombance? Plus pathétique est le Saint-Simon vieillissant, obligé de quémander pour conserver un logement à Versailles (« Ne jamais faire ma cour au Roi, cela est impossible ») ou obtenir le maintien d?un privilège pour des enfants qu?il vit mourir les uns après les autres, jusqu?à se résoudre à n?avoir été qu?« un homme qui a travaillé toute sa vie à l'établissement de sa maison et qui a la douleur de lui survivre ». Comme une prescience de ces malheurs domestiques, la « Note sur la maison de Saint-Simon » de 1736 est habitée par le thème de la disparition et de la trace, depuis un déni inaugural (« Saint-Simon n?est point le nom de la maison des ducs de Saint-Simon), jusqu?à la récurrence du verbe laisser pour dire la succession des générations (« Pépin Ier [?] laissa Herbert Ier [?] Herbert Ier laissa Herbert II », etc.), verbe bien amer sous la plume de celui qui à sa mort ne laissa qu?un nom de plume et des enfants de papier.

64« Confin[ées] dans le bas étage des notes », pour reprendre une formule d?Yves Coirault, de nombreuses indications généalogiques permettent de rattacher entre elles les très nombreuses figures qui traversent ces Siècles et les jours. On regrettera simplement les trop rares précisions biographiques qui renseigneraient le lecteur non spécialiste sur la situation de Saint-Simon au fil des années et les renvois systématiques, pour tout éclairage lexical, aux tomes de la Pléiade. Le travail d?Yves Coirault n?en demeure pas moins précieux et fascinant, jusque dans les regrets de l'érudit de n?avoir pas pu offrir au public l'intégralité des notes généalogiques rédigées par Saint-Simon, où l'écrivain et son éditeur se rejoignent dans une même conscience amère de la fuite du temps et de la perte.

65Jean-Christophe Abramovici

Dominique Poulot, Les Lumières, Paris, P.U.F. (coll. «Premier Cycle»), 2000

66Bouleversements culturels et mues éditoriales obligent, l'heure est (de nouveau) aux bilans, et autres « droits d?inventaire ». Proposer une nouvelle synthèse des Lumières, période historique révolue autant que référence idéologique encore actuelle, est toujours un pari osé et difficile. Le livre de Dominique Poulot impressionne par l'étendue de son champ d?investigation, la masse d?informations qu?il mobilise et rassemble. Pas un angle de la « Nouvelle Histoire » (démographie, architecture, histoire de l'art, des imprimés, des sensibilités, etc.) qui ne soit utilisé pour tenter de restituer dans sa richesse et sa complexité le XVIIIe siècle européen. Pour chaque domaine traversé, l'auteur s?appuie sur les études spécialisées les plus reconnues, multipliant les citations et des renvois, que les simples noms propres indiqués entre parenthèses et la modestie de la bibliographie générale rendent cependant trop imprécis.

67S?il témoigne de l'honnêteté intellectuelle de D. Poulot, ce parti pris d?effacement se révèle parfois gênant : les citations sont parfois données abstraction faite des options idéologiques de leur auteur ou de l'objet précis sur lequel elles portaient ; l'utilisation de certaines formules, sans indication de leur origine, présente de même comme des évidences des données interprétatives, parfois discutables (« complexe Des Grieux » de Georges Daumas, « mise en discours du sexe » de Foucault). Le choix des auteurs le plus souvent convoqués n?est pas non plus anodin : sont ici privilégiés les points de vue d?historiens anciens dont les études ont été souvent révisées (Alphonse Dupront, Daniel Mornet) et plébiscités les travaux de Robert Darnton (près de cinquante renvois) qui, tout excellents qu?ils soient, sont rarement « neutres »? D?autres grands spécialistes, moins « purs » historiens il est vrai, paraissent par contraste bien absents, que ce soit dans le domaine de l'histoire des idées Roland Mortier, ou dans celui de l'histoire de l'art et de la littérature (la grande délaissée de cette synthèse des Lumières, mais on ne peut être spécialiste de tout) René Démoris, jamais cité.

68À l'inverse, certaines synthèses proposées sur plusieurs pages, suivant un rythme analytique plus lent, privilégiant une démarche transdisciplinaire, sont très éclairantes : ainsi des développements consacrés aux Idéologues (p. 52-54), à la relation au temps (de son expérience intime et romanesque aux conceptions nouvelles de l'Histoire) (p. 69-80), à la franc-maçonnerie (p. 197-206), à l'importance nouvelle de l'art et des plaisirs de l'imagination (chap. 9, p. 337 sq.).

69Comme presque tous les volumes de la collection « Premier Cycle » des PUF, ces Lumières de Dominique Poulot proposent moins une « introduction à l'étude » qu?un « état des lieux de la recherche». Aussi son lecteur paraît-il relativement indéterminé : ni l'étudiant de DEUG que risque de décourager cette accumulation de savoirs présentés hors des cadres auxquels il est habitué, ni le chercheur qui restera selon les cas ou réservé, ou frustré. Sans doute les contraintes éditoriales de la collection sont-elles ici à interroger : visant à ne pas effrayer l'étudiant novice, l'absence de notes en particulier n?induit-elle pas en grande partie ces agencements de points de vue ou de citations ingénieux mais parfois arbitraires, ne gêne-t-elle pas une plus claire séparation entre l'information érudite, l'analyse et l'interprétation ?

70Jean-Christophe Abramovici

Jean-Christophe Cavallin, Chateaubriand et « L?homme aux songes ». L?initiation à la poésie dans les Mémoires d?Outre-Tombe, P.U.F., collection « Écrivains », 1999, 247 p.

71Issu d?une thèse dirigée par Mme Arlette Michel, le livre de Jean-Christophe Cavallin témoigne du regain d?intérêt dont bénéficie actuellement Chateaubriand et tout particulièrement ses Mémoires : il nous en propose ici une étude aussi neuve que savante. Le mérite de l'auteur est d?aller à l'essentiel : il dégage en effet l'originalité de l'écriture autobiographique de Chateaubriand en mettant au jour les assises mythiques qui la fondent. Partant avec raison de la déclaration programmatique insérée par Chateaubriand dans la « Préface testamentaire » ? « si j?étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps [2] » ?, il lit les Mémoires d?Outre-Tombe comme une autobiographie allégorique dans laquelle le Moi se doit d?être saisi avant tout par son épaisseur symbolique, par l'exemplarité qui atteste, sinon sa sincérité, du moins sa richesse et sa grandeur, et légitime, en le magnifiant, l'autoportrait.

72Il faut louer Jean-Christophe Cavallin de définir d?emblée très clairement son projet : découvrir le processus de mythologisation de son être et de sa vie auquel Chateaubriand a recours pour figurer sa nature poétique et son avènement à l'écriture. Ainsi se trouvent écartés des préjugés qui ont longtemps dénaturé l'entreprise du mémorialiste : Jean-Christophe Cavallin prouve qu?adoptant cette poétique figurale, le prétendu « roi des égotistes » dont les ?uvres faisaient horreur à Stendhal pour leur « effroyable quantité de Je et de Moi [3] » relève bien plutôt le défi d?écrire le Moi sans parler le Moi, et, plus mythographe que mythologue, traduit, au moyen des analogons mythologiques ou bibliques qu?il se choisit, la vision qu?il se fait de son destin d?écrivain. Ainsi se trouve disqualifiée la démarche psychocritique : Jean-Christophe Cavallin insiste sur le fait que les mythèmes retenus délibérément par le mémorialiste pour leur capacité à structurer sa vie sont pour lui tout sauf un ornement ou une projection de son inconscient.

73L?exégèse est d?autant plus convaincante qu?elle s?appuie sur les ?uvres qui ont façonné la pensée de Chateaubriand et marqué la conception de ses Mémoires : les thèses de Vico et surtout de Ballanche, dont il sera difficile, désormais, de remettre en cause l'influence, fournissent le fil directeur de l'analyse. De fait, Jean-Christophe Cavallin montre que la loi de palingénésie structure l'autoportrait et permet seule de dépasser, par le mouvement dialectique de déchéance et de réhabilitation qui la définit, l'opposition stérile du poète rêveur et de l'homme d?action dans laquelle semblait devoir s?enfermer Chateaubriand.

74Repérant dans les Mémoires d?Outre-Tombe trois cycles d?initiation renouvelant la geste de trois héros de la mythologie, Hermaphrodite, Achille et Attis, Jean-Christophe Cavallin se penche d?abord sur les diverses apparitions de la Sylphide : il déchiffre l'éclosion de la faculté poétique qu?elles illustrent comme un grand mythe palingénésique bâti sur les motifs de l'hybridation sexuelle. La fable de La Fontaine, « Le Chêne et le Roseau », lui offre ensuite les répondants allégoriques susceptibles de figurer la supériorité du poète, seul capable d?assurer par sa plume la pérennité du nom, sur l'antique modèle du paterfamilias, rendu caduc par la tourmente révolutionnaire. La légende du travestissement d?Achille est convoquée juste après pour illustrer le dilemme de Chateaubriand, obligé de choisir entre l'épée et la lyre, entre l'éclat viril, mais éphémère, d?une carrière militaire et l'obscurité, avilissante, mais prometteuse, du poète commerçant dans la solitude de sa retraite avec sa Muse ; être mêlé, à l'image de la société révolutionnée qui l'entoure, Chateaubriand finit par incarner un nouveau type d?homme, capable de concilier les deux ordres, les deux gloires, « de faire de la politique aux accents de la lyre, et d?écrire comme à coups d?épée » (p. 155). Le sort du poète se fixe enfin dans les déserts américains, lorsqu?égaré auprès de voluptueuses Floridiennes, il connaît l'épreuve de la folie, aliène définitivement sa nature en troquant le pouvoir viril de la procréation contre celui de la création dans l'ordre des idées et de l'imaginaire. Au terme de son initiation aux mystères de la poésie, ici interprétée comme une « émasculation symbolique », Chateaubriand a compris qu?« être poète, comme être amoureux, c?est devenir la femme que l'on aime, ou que l'on crée » (p. 192). Selon Jean-Christophe Cavallin, ce processus d?identification explique encore la temporalité cyclique du poète, incapable de vieillir car régulièrement visité par des accès de désir, par un même songe de femme qui se fait, en lui, source perpétuelle de jouvence et de créativité.

75Ce dernier chapitre convainc, comme les précédents, du reste, par la pertinence de ses analyses de la figure féminine et du vécu du désir chez Chateaubriand : avec raison, Jean-Christophe Cavallin s?y arrête longuement sur les derniers livres des Mémoires d?Outre-Tombe qui attestent de la violence de la crise de 1832 et brûlent du désir ardent qui a présidé à la reprise du projet autobiographique. Par contre, on pourra juger expéditive la conclusion qui restreint abusivement à la seule sphère poétique le mythe palingénésique et néglige l'Espérance qui anime jusqu?au bout la parole de l'historien et du prophète. On s?étonnera surtout que dans un livre appelé à faire date dans l'histoire de la critique sur Chateaubriand, l'auteur prenne pour référence une édition des Mémoires d?Outre-Tombe dont le peu de valeur scientifique a été depuis longtemps signalé ! On regrettera en outre l'absence totale de références bibliographiques : pour originales qu?elles soient, les analyses développées se situent dans le prolongement d?articles ou d?ouvrages, d?Arlette Michel, de Jean-Claude Berchet et de Jean-Marie Roulin, par exemple, dont on aimerait voir les noms cités.

76Écrit d?une plume alerte et virtuose, fondé sur une lecture particulièrement fine et inspirée des Mémoires d?Outre-Tombe, le livre de Jean-Christophe Cavallin se distingue néanmoins par son intelligence et son impressionnante érudition. Elles lui permettent d?avancer des interprétations brillantes et séduisantes de passages que l'on aurait pu croire épuisés, comme l'apparition de la Sylphide ou le tableau du vague des passions dans Le Génie du christianisme.

77Fabienne Bercegol

Pascale Auraix-Jonchière, L?unité impossible : essai sur la mythologie de Barbey d?Aurevilly, Paris, Nizet, 1997

78« L?univers imaginaire de Barbey d?Aurevilly », tel est l'un des titres qu?aurait pu porter le beau livre de Pascale Auraix-Jonchière, L?unité impossible : essai sur la mythologie de Barbey d?Aurevilly, consacré à l'un des écrivains les plus riches (mais encore, paradoxalement, bien peu étudié) du dix-neuvième siècle. Effectivement, ce sont d?abord des réseaux d?images et de motifs que Pascale Auraix-Jonchière a, avec beaucoup de soin, de sensibilité et de finesse, mis en lumière, dans un double effort d?analyse des textes et de reconstruction du monde de Barbey qui révèle une parfaite maîtrise de l'?uvre (considérée en son entier) et en donne une vision d?ensemble à la fois claire, complexe et complète : multipliant les exemples, l'ouvrage, qui tisse une grille symbolique permettant de déchiffrer l'univers du romancier sans en gommer les zones d?ombre ni en réduire les aspérités, manifeste une connaissance intime des textes, et constitue en cela un outil de lecture indispensable pour quiconque s?intéresse à Barbey.

79Au delà des images, métaphores obsédantes et structures qui révèlent les hantises du romancier (on trouve par exemple un chapitre consacré aux rêveries élémentaires, dans la plus pure tradition bachelardienne, et de très beaux développements sur l'organisation de l'espace regroupés dans un chapitre intitulé « une géographie magique », titre qui n?est pas sans évoquer la « géographie magique de Nerval » de J.-P. Richard, dans Poésie et profondeur), c?est plus précisément aux mythes littéraires que P. Auraix-Jonchière s?est intéressée, en s?appuyant notamment sur les travaux qui font autorité en la matière, comme ceux de P. Brunel pour qui le mythe littéraire se caractérise par « la saturation symbolique, l'organisation serrée (?), l'éclairage métaphysique », ou ceux encore ceux d?A. Siganos, pour qui il est « un récit fermement structuré, symboliquement surdéterminé, d?inspiration métaphysique (voire sacrée) reprenant le syntagme d?un ou de plusieurs textes fondateurs ». Cette problématique, qu?elle connaît très bien (les références bibliographiques le montrent), l'amène à dégager en premier lieu la structure du monde aurévillien : à côté de l'étude de la « géographie » aurévillienne, l'analyse de la mythologie attachée aux astres, comme celle de la fantasmatique qui entoure la Révolution de 1789, lui permet de rendre compte d?une vision du temps et de l'Histoire, toujours mâtinée chez Barbey de légende, et donc déformée, reconstruite par l'imagination. Elle la conduit de même à aborder la question de l'intrigue (en partie inspirée de scénarios mythologiques), de la présentation des personnages aurévilliens, souvent implicitement rapprochés de figures mythologiques phares, comme celles de Méduse, de la Sphinge, des Amazones pour les femmes, du Centaure, de Prométhée, du Christ pour les hommes, mais aussi des jumeaux, de l'androgyne et de l'hermaphrodite (qui brouillent la frontière entre sexes), pour ne prendre que ces exemples? Autant de motifs et structures romanesques qui mettent en évidence la réflexion religieuse et métaphysique qui imprègne l'univers de Barbey (sur laquelle P. Auraix-Jonchière termine), puisqu?ils sont bien souvent liés à des idées de chute et rédemption.

80Extrêmement abondante, la matière brassée permet de plus à la critique de dégager, de façon très ferme, les principales caractéristiques et fonctions du mythe chez Barbey : ambivalent, ambigu, le mythe se signale essentiellement chez lui par son caractère duel : tout, ici, est susceptible de s?inverser, de se retourner, de passer de significations positives à d?autres, négatives (et vice-versa), ce qu?elle montre de manière fort convaincante et précise, sans jamais céder à la tentation de la simplification. Quant à la fonction du mythe, elle est principalement cathartique, « thérapeutique » : à travers les images et structures mythiques, ce sont de fait ses propres hantises (notamment celle du temps) que Barbey tente d?exorciser, sans pourtant véritablement y parvenir tout à fait. C?est donc aussi à la personnalité, pour ne pas dire à l'intimité de Barbey que cet essai nous introduit, en particulier lorsqu?est abordée, en conclusion (un peu rapidement peut-être, mais cette technique a déjà souvent été commentée chez Barbey) la question du récit enchâssé.

81Parfaitement légitime et remarquablement efficace, la démarche suivie par P. Auraix-Jonchière présente cependant le double inconvénient d?enfermer l'?uvre sur elle-même (on trouve quelques échappées vers le reste de la littérature du dix-neuvième siècle, mais elles sont rares et très rapides) et surtout d?en opérer une totale mise à plat, puisque les textes ne sont jamais envisagés dans une perspective diachronique : ceux du début sont étudiés en même temps que ceux de la fin, et le lecteur qui souhaiterait comprendre le trajet de Barbey écrivain reste donc un peu sur sa faim. De la même manière, si l'angle d?étude choisi, assez thématique (ou plus précisément « imaginaire »), fournit des clefs de lecture fort pertinentes pour l'ensemble de l'?uvre, il conduit à effacer la perspective proprement poétique (qui n?est certes pas celle choisie par l'auteur, mais qu?on aurait pu souhaiter voir davantage explorée). Malgré cela, ce livre, très stimulant et riche, constitue, il faut le souligner, peut-être la synthèse la plus récente et la plus complète qui existe, à l'heure actuelle, sur Barbey d?Aurévilly.

82Anne Le Feuvre

Gwenhaël Ponnau, L?Ève future ou l'?uvre en question, Paris, PUF, 2000, 168 p.

83À Villiers de L?Isle-Adam qui, dans L?« Avis au lecteur » de L?Ève future, déclarait en 1886 « interpréter une légende moderne », le très beau livre de G. Ponnau apporte une heureuse réponse : la légende, de nombreux critiques nous l'ont appris, est avant tout à lire, et c?est chose faite avec cette étude, qui se présente comme une lecture à la fois exhaustive, patiente, mais aussi fort éclairée et intelligente, de ce sommet de la littérature symboliste.

84On ne saurait dire, en vérité, que les commentaires manquaient sur ce livre, infiniment riche et complexe, qui n?a sans doute pas fini d?interroger les critiques. D. Conyngham lui avait déjà consacré, avec Le silence éloquent, une étude entière ; le programme d?agrégation de littérature comparée centré sur « l'homme artificiel » a quant à lui tout récemment mis en vedette cet inclassable récit et, à cette occasion, de nombreux articles ou volumes l'ont revisité, le plus souvent dans une logique comparatiste.

85C?est cet angle d?approche qui fait, entre autres choses, la nouveauté et l'intérêt de L?Ève future ou l'?uvre en question : à plusieurs reprises, le récit est confronté avec d?autres, qui font aussi intervenir le thème de l'homme artificiel, comme L?Homme au sable d?Hoffmann et Frankenstein, de M. Shelley, les deux autres ?uvres qui figurent au programme de l'agrégation. Cependant, G. Ponnau ne cède pas à la facilité d?un comparatisme à tous crins, car ces parallèles n?interviennent que dans la mesure où ils permettent d?éclairer le sens, et surtout l'originalité de L?Ève future : le texte est d?abord envisagé pour lui-même, ce qui nécessite aussi, étant donnée sa facture hautement intertextuelle, de nombreuses incursions du côté des textes-modèles de Villiers, comme le Second Faust de Goethe, ou, de manière plus importante encore, le livre de la Genèse. La démonstration de l'auteur repose en effet sur l'idée, pertinente et étayée de façon fort convaincante, que L?Ève future est une « réécriture » du livre de la Genèse, qu?elle vient à la fois redire mais aussi remettre en question et contester, pour proposer un nouvel ordre de la création : dans ce travail de réécriture, c?est bien sûr Dieu qui est apostrophé, même provoqué dans sa retraite par Edison et, au-delà, par Villiers.

86L?aspect comparatiste de l'analyse tient aussi à la grande importance accordée à l'étude des mythes (cheval de bataille, on le sait, de la littérature comparée) : Pygmalion, Narcisse, Prométhée, Orphée, Faust parcourent, G. Ponnau le montre, L?Ève future, récit paradoxalement écartelé entre les mythes les plus anciens (ceux de l'antiquité gréco-latine ou ceux de la Bible) et la promesse messianique de temps meilleurs, que la Science fonderait : entre passé, présent et futur, le texte oscille ainsi entre un lyrisme du désenchantement et de la nostalgie, et l'annonce hallucinée d?un monde et d?un homme nouveaux, chargés de remédier aux défauts de la création originelle, mais qui ne débouche pourtant que sur le « silence » de Dieu, partant l'échec du savant Edison, qui a en vain interrogé les cieux.

87Enfin, le travail de comparaison est aussi interne à l'?uvre : en villiérien chevronné, l'essayiste nous renvoie souvent à d?autres textes (narratifs ou dramatiques) antérieurs de Villiers, qu?il connaît fort bien, et parvient à montrer tous les échos qui les unissent à L?Ève future ; de la sorte, le récit apparaît comme une orchestration des principaux thèmes de l'?uvre de Villiers (comme, par exemple, le rejet de l'idéologie positiviste, la satire de la bourgeoisie, le motif de la rencontre amoureuse, la prière de Casta diva, etc.), « fédérés » et cristallisés dans ce que l'on pourrait appeler, à la suite de Mallarmé, son second Testament. Ce travail sur l'« intertextalité interne » permet ainsi de situer, de manière tout à fait pertinente, L?Ève future dans l'ensemble de l'?uvre, et d?élargir les perpectives critiques. De la même manière, G. Ponnau replace le récit dans l'actualité scientifique des années 1880-1890. Les enjeux du récit sont donc dégagés de manière plus convaincante, puisque la démonstration se nourrit de ces parallèles et arrière-plans, qui la renforcent.

88Mais l'étude de détail n?est pas pour autant négligée. Ponnau aborde ainsi à plusieurs reprises des questions de poétique, qui le conduisent à analyser la lettre même du texte. Il en est ainsi de l'étude, remarquablement bien menée et très fine, des procédés typographiques, ou encore de celle, peut-être un peu moins nouvelle, de l'onomastique ; les deux analyses aboutissant à une même conclusion : tout, dans L?Ève future, s?organise en réseaux signifiants partout disséminés, qui donnent non seulement sa cohérence, mais sa véritable signification à l'?uvre. L?étude des épigraphes, si elle n?est pas exhaustive (entreprise qui serait impossible et même fastidieuse) est elle aussi bien menée, de même que sont abordés, de manière tout à fait intéressante, des problèmes de narratologie (comme la place respective du discours et du récit) ou d?énonciation (comme la question de la voix, ou de la polyphonie), qui permettent de montrer, texte à l'appui, l'extrême originalité de ce récit.

89Parfaitement clair dans sa démonstration, cet essai, très agréablement écrit, se présente donc comme l'une des synthèses les plus complètes et les plus fouillées jamais écrites sur L?Ève future, et avec laquelle la future critique devra nécessairement compter dans les années à venir.

90Anne Le Feuvre

Présence de Philippe Soupault, actes du colloque de Cerisy-La-Salle publiés sous la direction de Myriam Boucharenc et de Claude Leroy, Presses Universitaires de Caen, 1999, 323 p.

91Ce volume recueille les actes du premier colloque international consacré à Philippe Soupault, qui s?est tenu au Centre culturel de Cerisy-la-salle du 23 au 30 juin 1997, à l'occasion du centenaire de la naissance de l'écrivain. Il marque donc une étape importante dans l'entreprise de réévaluation, voire de réhabilitation, de l'?uvre de Soupault engagée depuis une décennie sous l'égide de quelques chercheurs, au premier rang desquels Myriam Boucharenc, qui publiait en 1997, sous le titre L?échec et son double. Philippe Soupault romancier, une version remaniée de sa thèse de doctorat, et Claude Leroy, qui dirigeait en 1993 le numéro spécial d?Europe consacré au poète et apportait par ailleurs une contribution importante à la connaissance de l'?uvre, en commentant la première version du Voyage d?Horace Pirouelle dans le volume collectif Philippe Soupault, le poète, paru en 1992 aux éditions Klincksieck. Les deux organisateurs du colloque prenaient également part, en 1997, aux premiers feux d?une indispensable réédition des textes de Soupault, en préfaçant respectivement, dans la collection « L?Imaginaire », de Gallimard, celle de deux récits majeurs : Le Nègre et surtout Les Dernières nuits de Paris, roman dont une communication d?Alain Meyer confirme, à ceux qui en douteraient encore, qu?il mérite largement sa place en librairie aux côtés de Nadja ou du Paysan de Paris.

92Moment d?une « convergence » ou d?une « cristallisation », donc, plus que célébration visant à rétablir, à titre posthume, une renommée fragile, ce colloque entérine officiellement le « come back », déjà pressenti par J.C. Gateau à la fin des années quatre-vingt, d?un écrivain trop longtemps resté dans l'ombre. Sans doute Soupault lui-même contribua-t-il largement à sa propre occultation : parfaitement insoucieux de la postérité de son ?uvre, il s?évertua semble-t-il à traverser en fantôme une histoire littéraire qui, en retour ou représailles, le figea de son vivant même dans la posture définitive de membre-fondateur du mouvement surréaliste. Or, s?il fut effectivement l'un de ceux par qui tout commença, sa « présence » littéraire ne s?arrête pas pour autant à ces quelques années d?engagement surréaliste qui souvent retiennent seules l'attention de la critique : en le saisissant dans sa longévité, les études ici réunies retracent un véritable parcours d?écriture qui, depuis le « Départ » inaugural jusqu?aux Poèmes retrouvés, est d?un écrivain en constante et exigeante évolution.

93L?un des apports principaux de cet ouvrage est en effet d?envisager toutes les facettes de l'?uvre, des mieux balisées aux plus méconnues : d?abord resituée, avec l'appui d?un poème inédit, dans le contexte des années pré-surréalistes (M. Décaudin), la production de Soupault se révèle ensuite d?une surprenante variété, touchant à des domaines aussi divers que le théâtre (M. Autrand), l'opéra (C. Coste), la chanson (L. Flieder), le cinéma (F. Vanoye) ou le reportage (M. Collomb). Non moins surprenantes sont, dans un autre registre, les relations qu?entretint Soupault avec Gide, qu?Alain Goulet passe au crible d?une correspondance restée jusqu?alors inédite.

94L?avantage du protocole d?approche choisi, relativement ouvert et ne se limitant pas exclusivement à l'analyse d?une poétique, est donc d?éviter de fixer une fois pour toutes une figure qui, en fuite ou en mouvement perpétuels, se laisse malaisément réduire à un rôle ou une posture univoques : la diversité des études ici réunies nous rappelle que l'identité de Philippe Soupault se décline au pluriel, tant sur le plan de l'existence (A. Lance) que sur celui de l'écriture.

95Mais ne s?en impose pas moins, au fil de cet ouvrage, l'évidence d?une présence : qu?il s?agisse du Soupault surréaliste (J. Chénieux, J. Chartier), du poète de la sensation (ici dépeint par une spécialiste de son ?uvre, S. Cassayre), de l'essayiste brossant le portrait admiratif de Lautréamont ou de Paolo Uccello (M. Boucharenc) ou du réinventeur de la passante baudelairienne (C. Leroy), toutes les analyses s?accordent à reconnaître, et à mettre systématiquement en exergue, la singularité d?une démarche qui n?appartient, en propre, qu?à Soupault lui-même. Car même s?il s?engagea quelquefois dans des activités collectives, ce fut toujours en être fondamentalement, substantiellement libre ? sa rupture avec ses compagnons de la première heure surréaliste en témoigne, sur laquelle une communication de Clara Moressa apporte ici un éclairage nouveau et particulièrement intéressant. Brosser le portrait de Philippe Soupault reviendrait en somme à esquisser celui d?un poète en intime « dissidence » (M.-P. Berranger), terme qui secrètement perpétue chez lui les échos de cette « enfance » qu?il n?a jamais tout à fait congédiée, et dont la nostalgie se lit ou se devine dans l'ensemble de ses écrits (A. Clancier). Pris entre la mémoire et l'oubli (A. Chevalier), la tentation de la parole et celle du silence (V. Duchemin), c?est peut-être, en fin de compte, autour du motif du double ou du partage que se constitue l'identité de l'écrivain.

96Si la seule ambition de la rencontre de Cerisy fut, pour reprendre les termes de ses organisateurs dans la préface de ce volume, de « favoriser une meilleure connaissance de l'?uvre de Philippe Soupault », le contrat est donc amplement rempli : en recueillant des analyses et documents inédits, il enrichit considérablement notre connaissance actuelle de l'?uvre ; en attirant sur l'écrivain l'attention des milieux universitaires, il ne fait pas de doute qu?il contribuera également à l'enrichissement prochain de la précieuse mais encore bien maigre bibliographie critique reproduite en fin de volume.

97Stéphanie Caron

Marie-Laure Hurault, Maurice Blanchot. Le principe de fiction, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, collection « L?Imaginaire du Texte », 1999, 233 p.

98Opérant, au sein de l'?uvre de Blanchot, une distinction entre les textes théoriques et les textes de fiction, M.-L. Hurault défend l'hypothèse d?une spécificité du fictionnel qu?elle entreprend de dégager. L?étude s?organise autour d?une série de questions : comment définir la fiction ? que substitue-t-elle au monde qu?elle s?attache à dissiper ? quels sont les enjeux de la figure qui la constitue ? S?intéressant aussi bien aux premiers romans (Thomas l'Obscur, Aminadab, Le Très-Haut) qu?aux derniers textes (L?Instant de ma mort), M.-L. Hurault ne s?interdit pas certains rapprochements ? souvent éclairants ? avec d?autres auteurs (Poe, James et Kafka, en particulier).

99Le projet de M.-L. Hurault est d?autant plus ambitieux que le fictionnel, chez Blanchot, ne cesse d?être contesté au sein même des romans. Si la fiction « passe par une référence permanente au réel » (p. 17), les lignes de partage sont constamment brouillées dans des textes qui mettent en évidence l'incertitude de la limite.

100Mais que reste-t-il d?une fiction qui se refuse au narratif comme au descriptif et au psychologique ?

101Il y a d?abord la figure. Si le « neutre » et le « désastre » blanchotiens conduisent de plus en plus l'?uvre vers l'abstraction, l'écriture n?en a pas fini avec la figuration : il reste celle du vide. La figure pose la question de la présence du manque ? et donc de l'être ? au sein du texte. Le personnage se caractérise ainsi par un nom souvent absent ou tronqué qui donne à voir la faille identitaire. Vide ou fantomatique, le corps fait également problème. Même le détail, loin de susciter le traditionnel « effet de réel », apparaît comme trompeur et s?inscrit dans la logique générale de la réduction. Marquée par la défaillance, la figure renvoie ainsi à la misère de l'être dont l'instabilité et l'écart par rapport à soi sont souvent soulignés par le jeu des pronoms. Représenter l'absence est, comme le note M.-L. Hurault, une définition possible du geste de fiction.

102Après la figure, viennent les voix, marquées, elles aussi, par l'effacement. Altérées, éclatées, anonymes et privées de corps, elles renvoient, de façon plus intense encore, à la question de la disparition : prises dans le jeu des dédoublements, elles ne permettent pas l'identification et minent la représentation. Il en va de même pour la pensée qui, de passage et jamais fixée, a pour caractéristique la volatilité.

103Si la fiction n?est pas séparable de la mise en rapport, la relation, chez Blanchot, exprime, paradoxalement, la solitude. Le rapport, en effet, ne renvoie à l'union que sur le mode de l'illusion : convulsif, il dit la tension plus que la jonction. L?acte sexuel est ainsi une manière d?oxymore, et, par sa violence, souligne surtout la dualité. Cette dernière se décline sur différents plans : le rapprochement révèle l'éloignement, la transparence s?affiche opaque et l'entretien débouche sur le malentendu.

104On retrouve les mêmes dysfonctionnements dans le traitement de l'espace et du temps. Suspensions, attentes, répétitions troublent la logique du temps linéaire consubstantiel à la trame du récit. Le temps blanchotien est un temps du retour qui révèle l'inaccomplissement. L?espace n?est pas moins dispersé. Vacillant, éparpillé, il se présente sur le mode de la division et de la fracture. Les seuils, qui témoignent des difficultés de la clôture et se définissent par le vide qu?ils pointent, sont logiquement privilégiés. Ces lieux qui se ressemblent donnent à lire l'impersonnel. Visant d?abord à révéler l'absence, ils se laissent difficilement percevoir et ne permettent pas de construire un espace homogène. Aussi défiguré que le temps, l'espace interroge, à son tour, l'identité. En perpétuel mouvement, il n?est pas représentation, mais reflet d?une réalité toujours dérobée.

105Chez Blanchot, la fiction se questionne donc de l'intérieur. Point-frontière entre le réel et l'irréel, elle est pensée de la feinte et principe d?effraction. Prise entre le paraître et la dissimulation, elle tient dans ses images qui, bien qu?images de rien, nous font voir quelque chose. La fiction pose ainsi la question de son autre qu?est la réalité. Inventant une figure qui se montre cachée, usant du trompe-l'?il et du simulacre, elle affecte le réel, sans y renvoyer directement : en le mettant en crise, en le recouvrant et le dissimulant, voire en l'épuisant.

106On comprend dès lors que le principe de fiction passe par « l'inquiétante étrangeté ». Effaçant les limites entre imaginaire et réalité, la fiction se manifeste par l'incident (moment illégitime et incontrôlé) et la terreur (émanant de l'ailleurs absent mais agissant qu?elle postule). On retiendra cette scène primitive chez Blanchot : le regard de l'enfant fixant l'étendue du ciel vide, témoin d?un intolérable secret. À travers le souvenir (mais contre lui) vient l'oubli. L?anamnèse ne s?effectue pas.

107La pensée de fiction (c?est-à-dire la pensée inscrite dans la fiction) est donc à chercher à la frontière du figuratif et de l'abstraction. La figure témoignant de sa propre impossibilité, la fiction donne à voir le mouvement de présence-absence qui, finalement, la constitue. Tournant le dos à la catégorie de l'être, la fiction se présente comme anticipation de la mort.

108L?ouvrage de M.-L. Hurault est fouillé, précis et repose sur une série d?exemples convaincants. Ce travail exigeant, d?une écriture parfois très abstraite, contribue, par l'acuité de l'analyse et l'importance des problèmes soulevés, à éclairer un peu plus l'?uvre de Blanchot.

109Vincent Jouve

Michael Donley, Céline musicien, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2000, 338 p.

110En réaction aux lieux communs les plus répandus autour de la « petite musique » célinienne, M. Donley veut ici montrer que « la musique est la matrice qui informe et unifie toute l'?uvre de Céline » (p. 10). Le terme de matrice est particulièrement bien choisi, car il conduit l'auteur (là encore, au rebours d?idées tenaces) à faire de Céline un poète de la vie et des pulsions vitales, non le nihiliste forcené auquel beaucoup veulent le limiter : « dans ses textes, Céline cherche à présenter une célébration stylisée de la vie, et il le fait avant tout par analogie avec la musique et les différentes ramifications qui en naissent » (p. 234).

111Paradoxalement, les références musicales céliniennes tiennent peu de place dans ce livre, mais ce n?est pas le propos de l'auteur, du moins pas directement. Cela ne l'empêche pas, lorsqu?il parle plus précisément de musique (essentiellement dans les Ire et VIe parties), de manifester une érudition remarquable dans ce domaine, et l'on s?en voudrait de ne pas signaler ici le passionnant développement qu?il consacre à Couperin en guise de conclusion (p. 277 sq.).

112La lecture adoptée est thématique pour l'essentiel (bien que s?appuyant parfois sur des analyses textuelles précises et rigoureuses), et récuse la psychanalyse comme les lectures historicisantes. Le point de départ choisi par l'auteur le conduit à mettre en évidence un des couples complémentaires structurants en musique : tension/détente (ou relâchement) ; ce modèle permet ensuite de construire d?autres couples semblable ou dérivés, comme contraction/expansion, attraction/répulsion, stimulus/réaction ou diastole/systole ; tous, selon M. Donley, trouvent leur équivalent, à divers niveaux et sous diverses formes, dans l'?uvre de Céline.

113L?ensemble est divisé en six parties, elles-mêmes composées de chapitres courts (parfois un peu trop : III, 1 et 2 ; IV, 5, 6 et 7 ; V, 3). La première étudie, à partir de divers auteurs, anciens ou modernes (y compris Jean-Jacques Rousseau, qu?on ne s?attend pas d?ordinaire à voir associé à Céline !) les caractéristiques structurelles de la musique, celles qui vont se retrouver ensuite, transposées, dans l'?uvre de l'écrivain : la musique comme principe vital, comme immédiateté, comme intériorité et comme mouvement et émotion. Ceci conduit M. Donley à montrer, après d?autres critiques, mais de façon plus convaincante, que l'émotion chez Céline est émotion-choc (ou mouvement) avant d?être émotion-sentiment. Les parties suivantes s?attachent à repérer et décrire, dans l'?uvre de Céline, les différentes modalités du mouvement en tant qu?informées par la matrice musicale : ainsi tout ce qui relève de la com-motion (choc, ébranlement, secousse, vertige, méli-mélo, etc.) en II ; les mouvements oscillatoires (notamment ceux de l'eau, des scènes de foule, des bagarres) en III ; la tension paradoxale, justement et finement analysée comme constitutive du grotesque célinien, qui unit indissolublement horreur et comique (IV) ; enfin, la musique comme guérison, qui conduit à la grâce (V). La dernière partie, on l'a dit, est consacrée à Couperin et à l'importance de la musique française pour Céline (VI).

114L?analyse s?appuie sur une connaissance véritablement exhaustive des textes céliniens dans leur ensemble, romans, pamphlets, correspondance, écrits divers. À l'appui de sa démonstration, M. Donley sait solliciter avec pertinence les extraits les plus judicieux, ceux qui emportent l'adhésion. C?est, sans que le mot soit péjoratif, un livre astucieux, qui sait parfaitement convaincre, même quand, de prime abord, certains rapprochements ne vont pas de soi.

115Dans l'ensemble, ce travail constitue un apport à la critique célinienne, bien qu?il ne soit pas le premier à mettre l'accent sur la musique chez Céline. On saura gré à M. Donley d?écrire dans une langue claire, qui évite tout jargon à la mode (honte à l'éditeur en revanche, qui laisse subsister tant de coquilles typographiques dans le texte), et explicite très fermement ses présupposés. Le passage d?un thème à l'autre, à l'intérieur de chacune des parties, est parfois un peu capricant, mais l'auteur se défendrait sans doute en invoquant le modèle musical' Un grand nombre de développements, encore une fois, forcent l'assentiment ; on pourra apprécier, parmi bien d?autres exemples, l'analyse des bagarres, conçues non comme l'expression de la violence, ce qui pourrait être la tendance naturelle du lecteur, mais comme la manifestation d?un dynamisme vital (III, 5) ; ou celle des scènes de foule, régies par le principe d?expansion et de contraction (III, 3) ; enfin, des remarques très pertinentes sur le grotesque célinien (notamment p. 167-168). Tout n?est pas, et toujours, absolument neuf, mais l'angle choisi permet à M. Donley de rendre compte d?une très grande diversité de motifs et de figures céliniens. Il parvient à nous persuader que la matrice musicale s?avère effectivement un outil herméneutique particulièrement puissant pour comprendre l'?uvre de Céline.

116Certes, on pourra considérer que la cinquième partie manque un peu d?unité, que certains développements ou rapprochements, un peu moins astucieux, un peu moins convaincants, ne se rattachent que de loin à la démonstration (nous pensons, entre autres, au chapitre 5 de la IVe partie : emporté sans doute par son élan, M. Donley veut à toute force interpréter les images liées au visqueux, au poisseux, comme quelque chose de positif ; ce qui nous semble exagéré) ? mais c?est là le lot de toute lecture globalisante et systématique, qui par définition veut faire découler l'ensemble de l'?uvre du postulat initialement défini. On pourra aussi s?étonner, dans un travail consacré à la musique, de l'absence un peu inexplicable des ballets céliniens, et de la maigreur des remarques sur la danse.

117Plus gênante est en revanche la prise en compte minimale des questions idéologiques, en particulier en ce qui concerne les pamphlets (il est même question, sans plus d?explications, des « prétendus pamphlets », p. 318). Ces textes sont par ailleurs souvent mentionnés et commentés, mais le racisme de Céline, qui s?y donne libre cours, ne fait que rarement l'objet de développements, et ceux-ci ne sont pas véritablement critiques (p. 38-39, 138-139, 264-265). Dans Céline musicien, les pamphlets deviennent finalement des textes comme les autres, partie prenante de l'esthétique musicale célinienne ? ce qu?ils sont aussi bien sûr, mais pas uniquement. À trop vouloir tirer Céline du côté de la grâce, de la beauté, de la vie, M. Donley semble ignorer que l'idéologie présente (et à quel point !) dans les textes polémiques fait précisément dissoner cette musique que nous apprécions tant par ailleurs.

118Régis Tettamanzi

Evelyne Frank, La Naissance du « oui » dans l'?uvre de Pierre Emmanuel, P.U.F., « Études d?histoire et de philosophie religieuses », Faculté de Théologie protestante de l'Université des Sciences humaines de Strasbourg, n° 77, 1998, 358 p.

119Pierre Emmanuel n?est pas l'auteur d?une poésie « catholique » d?emblée fidèle à un dogme ou vouée à la paraphrase liturgique. Evelyne Frank, avec La Naissance du « oui » dans l'?uvre de Pierre Emmanuel, offre une lecture à la fois littéraire et théologique de cette poésie originale et souvent mal connue.

120Les trois parties de l'essai dessinent fermement le trajet poétique et spirituel qui mène Pierre Emmanuel de la révolte à une acceptation inquiète. Ici, le « non » se définit comme un doute parfois radical et un refus de la Loi divine comparables à l'insurrection de Job dans l'Ancien Testament. Le blasphème surgit, paradoxal : « scandale » d?un Dieu mis à mort et dès lors comme dressé contre lui-même ; cri d?injure et de désir de la créature tournée vers Dieu.

121L?auteur suit alors avec justesse le passage du « non » au « oui », avec ses contradictions et ses ambivalences. Refus et paradoxes s?intègrent en effet chez Pierre Emmanuel à une expérience spirituelle faite d?ascèse et d?attente, d?épreuve, loin de toute quiétude passive.

122L?expression, les thèmes et les motifs de l'assentiment font l'objet de la dernière partie du livre. Le « oui » de Pierre Emmanuel y est mesuré à d?autres formes de l'acceptation et à des horizons variés : le mantra de Chenrozee (OM, AUM) qui structure Le Grand ?uvre marque en particulier l'intérêt du poète pour ce qu?il a appelé l'« universel singulier » des mythes et des religions. L?étude se conclut sur l'idée d?une tension « entre OM et Amen : le Vide ou Quelqu?Un ».

123Si cet essai reste quasi exclusivement centrée sur une part des textes de Pierre Emmanuel et s?abstient d?élargir la perspective à d?autres poètes proches au XXe siècle, elle n?en fournit pas moins un instrument d?autant plus utile que l'édition commentée des ?uvres poétiques complètes de Pierre Emmanuel doit paraître dès 1999 (Lausanne, L?Âge d?Homme, 2 vol.).

124Aude Préta-de Beaufort

Anne Cousseau, Poétique de l'enfance chez Marguerite Duras, Droz, 1999

125Anne Cousseau a écrit avec Poétique de l'enfance chez Marguerite Duras un livre de grande qualité, parce qu?elle examine avec attention l'?uvre propre de Marguerite Duras mais aussi parce que son analyse soulève des interrogations pertinentes sur la littérature contemporaine et en particulier autobiographique.

126Le corpus choisi est l'?uvre entière de Marguerite Duras, sans exclure les films et les entretiens, ces derniers se révélant particulièrement intéressants, autant pour l'analyse d?Anne Cousseau que pour apprécier le jeu théâtral de l'auteur, bâtissant un personnage public agaçant et savoureux.

127La première partie de l'ouvrage, intitulée « Figures de l'enfance », met en place le cadre de l'étude en envisageant la question de façon structurelle, d?abord en examinant les limites de l'âge enfantin, en tentant de le définir puis en analysant le personnage enfantin dans l'économie narrative de l'?uvre : l'enfant sert ainsi de contrepoint à l'adulte, sorte d?accompagnement révélateur des conflits et des pensées, avant de devenir, à partir des années quatre-vingts, le personnage central du récit.

128La deuxième partie de l'ouvrage, « L?écriture de la mémoire », est particulièrement réussie et ouvre des pistes dans les études autobiographiques, notamment dans le dévoilement du roman familial durassien, que le succès de L?amant a d?ailleurs popularisé. Anne Cousseau montre qu?il ne s?agit pas pour Duras de raconter un passé réel mais d?écrire une enfance qui n?existe que dans le mouvement même d?une écriture, ce qui rappelle bien sûr les enjeux du Nouveau Roman. On pourrait ici discuter, s?interroger sur les liens entre la réalité et la fiction mais les conclusions un peu abruptes d?Anne Cousseau sont en fait mises en perspective par une analyse très subtile de la mise en scène durassienne et du jeu d?autofiction qu?elle établit. Comme souvent, la concision des conclusions ne rend pas compte de l'envergure de la pensée. Et l'étude du lieu de l'écrit comme lieu de l'enfance retrouvée, l'exilée d?Indochine retrouvant le lieu mythique sur la page d?écriture est une analyse absolument centrale, qui peut s?appliquer également ? et c?est là sa richesse ? à d?autres auteurs. On a aussi dans cette partie des pages passionnantes sur les représentations familiales, telles que l'absence de la figure du père et le désir de mort qui hante la rareté même des évocations, l'inceste entre le frère (remplaçant du père) et la mère, figure centrale, tout à la fois nourricière et dévorante, dans des pages qui font songer à Jung, pourtant absent de la bibliographie. L?évocation de la gémellité, des effleurements de l'inceste entre le frère et la s?ur, l'écho que Marguerite Duras a pu percevoir dans L?homme sans qualités relatant l'amour inaccompli d?Ulrich et d?Agathe sont encore des passages du plus grand intérêt.

129Après ce sommet, l'étrange fourre-tout du titre « La poésie de l'enfance » déçoit par son manque de rigueur conceptuelle. Comment définir en effet la poésie et la « présence poétique » ? Et les quelques citations de Jean-Michel Maulpoix ne sont pas suffisantes pour donner un cadre strict à cette troisième partie. D?ailleurs, Anne Cousseau en est bien consciente, finissant par avouer, à la suite de Blanchot, qu?il n?y a pas de différence tranchée entre prose et poésie mais plutôt un « langage essentiel » qui peut s?exprimer dans ces deux genres aux frontières indéfinies. Mais la richesse de cette ultime partie est telle qu?elle emporte bientôt l'adhésion, Anne Cousseau se lançant à la suite de Bachelard dans l'étude d?une relation au monde, d?allure phénoménologique, à travers l'évocation des ciels d?Asie, de l'eau (on signalera la merveilleuse trouvaille des deltas, appréhension conjointe de la mer et de la mère, lieu originel), l'enfance étant un mode « poétique » de présence au monde.

130On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage.

131Fabrice Humbert

Patrick Née, Poétique du lieu dans l'?uvre d?Yves Bonnefoy ou Moïse sauvé, P.U.F., « Littératures Modernes », 1999, 309 p.

132Patrick Née propose dans son essai une analyse serrée et convaincante des ?uvres en prose d?Yves Bonnefoy, en postulant l'émergence d?une interpénétration, de l'essai et du récit en prose d?une part, de la pratique poétique et de la réflexion sur la poésie d?autre part. L?Arrière-pays et Dans le leurre du seuil constituent de ce point de vue, selon l'auteur, un tournant de l'?uvre. Cette évolution est rattachée à une quête du lieu poétique qui, chez Yves Bonnefoy, « passe par une déconstruction généralisée des prestiges de l'Ailleurs ». Les récits critiques, par leur structure dialectique plus apparente, prennent dans ce processus, valeur de propédeutique.

133Les quatre premiers chapitres de l'étude organisent une suite de renversements (« Le centre à côté » / « Au carrefour », « Recentrer » / « Déception du recentrement ? ») qui laisse saisir les aléas du parcours suivi par Yves Bonnefoy à la recherche « d?un centre qui permette d?échapper à la dialectique (initialement reconnue mauvaise) de l'Ici et de l'Ailleurs ».

134« Le centre à côté », à partir de la topographie affective que le poète dresse de sa ville natale, Tours, décèle des effets de décentrement du centre (ellipse, Mont Ararat, gares en sont les figures majeures) où le désir de dépasser le dualisme lancinant de l'Ici et de l'Ailleurs n?aboutit qu?à la préservation des stuctures de l'Ailleurs dans l'Ici.

135« Au carrefour » s?attache de même aux déviations et bifurcations à la faveur desquelles l'appel d?un Autre lieu resurgit. L?expérience de la « rue Traversière », dont la fidélité au souvenir d?enfance demeure introuvable, est l'emblème de cette résurgence têtue du « rêve ». Le carrefour (hanté par l'angoisse de n?avoir pas choisi la bonne route et de passer à côté du lieu ailleurs retiré), Y, arbre ou foudre, perpétue ce divorce de deux mondes. À moins que la clairière, « incarnée dans l'étant du monde », ouverture partout concrètement présente, « matière même du réel » ne laisse deviner qu?il n?est pas d?Ailleurs séparé d?Ici.

136« Recentrer », c?est alors tenter de maîtriser la force centrifuge du désir d?Ailleurs. Tentative saisissable peut-être dans le travail pictural de la perpective, mais vouée à l'échec dans la mesure où, chez Ucello, Chirico, aussi bien que dans les façades d?Alberti à Rimini et à Florence, le poète constate que les lignes convergent vers un point de fuite qui, littéralement, distrait le regard, crée un appel vers l'au-delà. Autres intercesseurs possibles, l'ellipse baroque, le vase, le vaisseau.

137Le cinquième et dernier chapitre entreprend de montrer comment le recentrement entrepris doit choisir l'épreuve de la désillusion pour accéder à la solution offerte par le « mythe » égyptien. C?est désormais au regard critique porté sur l'illusion d?un lieu où coïncideraient l'Ici et l'Ailleurs (Amber) qu?il incombe d?éprouver que le centre est partout (« Rome, les flèches »). L?analyse des Sables rouges et de leurs ramifications permet toutefois au critique de démasquer un ultime assaut de l'Ailleurs, si l'universalité d?une Rome partout présente ne fait que renvoyer au mythe de la Rome éternelle en forme d?idéal occulte, d?origine secrètement préservée. D?où la nécessaire déconstruction du mythe de Rome, au fil de l'étude, par le poète, des peintres de Rome : depuis le XVIIIe siècle, le sujet se déplace de Rome vers les éléments éphémères du paysage alentour. Patrick Née scrute également avec perspicacité les modifications du regard qu?Yves Bonnefoy a porté sur le paysage italien de Degas récurrent dans son ?uvre, puis à l'opposition que le poète argumente entre les artistes de l'Ailleurs (le Jules César de Shakespeare, la peinture du Caravage) et le peintre de la « plénitude ontologique », des « noces [?] de la terre et des hommes » qu?est Poussin.

138Voilà « Rome désorbitée de son rôle de centre, Rome rendue au Multiple », « Et l'Égypte en retour signifiant la procession du Multiple vers l'Un ? sans plus aucune prétention au centre [?], sans cette naïveté de la référence centrée d?un point de la terre ». L?Égypte-mère-Isis vaut comme mythe assumé comme tel, à l'inverse du non-dit castrateur du mythe romain (« Le pays du sommet des arbres » contre la figure maternelle du « Poète de sept ans » et la frustration lisible dans l'« Aube » de Rimbaud). Alors que Rome est associée au trauma de l'?dipe et, en deçà même, à celui, plus fondamental pour Yves Bonnefoy, de la découverte du mensonge des mots dissociés de leur référent, la présence égyptienne recourt au « récit en rêve » qui « retourne le « rêve » des signes (détournés du réel) en amont d?eux- mêmes, vers un point-origine évidemment mythique, mais su comme tel. » Alors que l'Égypte n?est, il est vrai, omniprésente qu?à partir de Dans le leurre du seuil, le critique la décèle toutefois justement dès L?arrière-pays, soutenue par le déchiffrement de l'auto-analyse à laquelle s?attèle le poète qui trouve en Poussin le modèle de la victoire sur le désir d?Ailleurs ? le poète, « Moïse sauvé ».

139Parmi les pistes présentées dans une conclusion fort riche, Patrick Née annonce sa prochaine étude des conceptions du langage qui sous-tendent la quête du poète, invite utilement à une réévaluation des rapports entre Yves Bonnefoy et le surréalisme, interroge les conditions de possibilité de l'auto-analyse, montre enfin (Pontelagoscuro) que l'?uvre du poète, quête toujours à poursuivre et non vouée au catalogue des avatars (y compris américains) d?une Isis définitivement conquise, connaît des amorces de retour en arrière, à la faveur du rayonnement exceptionnel d?un lieu subitement propice aux résurgences du « rêve ».

140Aude Préta-de Beaufort

Daniel Oster, L?individu littéraire, Paris, P.U.F., 1997

141« Le critique est un écrivain »? [4] Cette formule, qui ouvre la préface aux Essais critiques de Barthes, convient à vrai dire on ne peut mieux à L?individu littéraire, volume de Daniel Oster regroupant des textes auparavant publiés sous forme de préfaces, ou d?articles dans des revues. Romancier, essayiste reconnu, c?est effectivement en tant qu?écrivain, du moins que sujet écrivant que D. Oster, ici, prend la plume : rien de moins universitaire que ces essais d?auteur dans lesquels se manifeste le refus de présenter au lecteur une analyse démonstrative, et plus encore une pensée systématique, et où domine, en revanche, comme la volonté de s?essayer soi-même au contact d??uvres étrangères. La fragmentation, le discontinu sont les principes majeurs de ces textes au style souvent elliptique, où abondent syntaxe nominale et parataxe, courts paragraphes entrecoupés de blancs, suite d?interrogations demeurées ouvertes? autant de procédés traduisant le refus de tout « système » critique, qui serait réducteur. Parfois même (c?est surtout le cas dans les textes qui ouvrent le volume), l'écrivain se contente de noter des pensées, de recueillir des citations, selon un art savant du florilège propre à donner l'image d?une pensée critique prise sur le vif (quoique mûrement réfléchie) ; et c?est tel un journal intime d?auteur que nous apparaissent alors ces pages, où la critique flirte avec l'autoportrait. En ce sens, « l'individu littéraire » qui donne son titre à l'ouvrage est avant tout ici le scripteur, dont la subjectivité innerve chaque ligne, mais avec distance, discrétion, dans une posture parfois même ironique qui n?est pas sans faire songer à Mallarmé ou Valéry, deux des figures tutélaires de l'ensemble.

142Si le volume fait aussi penser à Barthes, qui est à plusieurs reprises cité ou invoqué, c?est également qu?il met l'accent sur l'une des problématiques les plus chères à l'auteur de S/Z : celle de l'écriture de soi, de l'expression de l'intime, de la sincérité dans la littérature, cheval de bataille de Barthes. La préface, qui envisage l'écriture sous l'angle du rapport à l'Autre, dialogue ainsi de manière frappante avec celle des Essais critiques, où Barthes s?interroge sur la communication affective et la question de la sincérité, deux sujets auxquels D. Oster consacre environ la première partie de son recueil. Mais si les problématiques initiales sont proches, pour ne pas dire identiques, les réponses, elles, divergent nettement : là où Barthes répond en termes d?écriture (voyant en elle le seul moyen d?échapper à la stéréotypie, ennemie mortelle de l'intime et d?une communication authentique avec l'autre), D. Oster répond en termes de figure, autrement dit de représentation. Celui qui « entend se révéler », exprimer son moi ne pourra le faire qu?en construisant des représentations de soi : empruntant le masque de l'Autre, c?est à travers le mythe littéraire (tel celui du Christ, modèle de toute biographie, celui de l'écrivain prolétarien, ou du « poète d?aujourd?hui »), à travers des fictions de soi qu?il parviendra à se dire : car, pour Oster comme pour Valéry ou Mallarmé, personne (et surtout pas l'écrivain) n?échappe à la fiction, et toute écriture est fiction. C?est donc comme un mythographe que nous apparaît l'écrivain, pris dans le paradoxe d?une identité fictive qui pourrait faire écran à sa sincérité et l'aliéner, mais participe pourtant de la seule construction de soi qui soit encore possible, au tournant du siècle et aujourd?hui, pour l'écrivain : celle du Mythe auquel, selon le mot de Mallarmé, « on n?échappe pas ».

143En toute logique, le recueil est donc principalement consacré aux formes littéraires touchant à l'écriture de soi, au problème de l'identité et de la sincérité (bref à la question du sujet), et aux auteurs qui les ont le plus illustrés. Ainsi, de l'autobiographie, de la biographie, du journal intime, ou encore de l'importance accordée au biographique dans la lecture des auteurs, que D. Oster aborde notamment dans son texte « Poètes d?aujourd?hui, le retour » (p. 45). De la même manière, c?est à la question du sujet que nous ramènent la « disparition élocutoire du poète » de Mallarmé, l'histrionisme de Villiers de L?Isle-Adam, ou les fréquentes apparitions, d?un bout à l'autre du recueil, de Barthes et Valéry (dont D. Oster, ouvertement, se réclame).

144Cette forte cohérence thématique et problématique s?explique en grande partie par le champ chronologique choisi, qui nous situe en pleine époque de « reconstruction » littéraire (essentiellement le tournant du siècle, puis l'époque moderne), après l'effondrement des traditionnelles Belles Lettres et des valeurs qu?elles véhiculaient : le bouleversement occasionné, le vide ontologique laissé ont dû être comblés par l'invention de nouvelles figures identificatoires, chargées de justifier l'écrivain, et que D. Oster envisage avec beaucoup d?originalité, dans un rapport ambigu, alliant distance et projection. Car il est évident que l'essayiste se reconnaît dans ces auteurs décadents, et qu?en interrogeant leur ?uvre, c?est aussi sa propre pratique, et ses interrogations, qu?il nous fait partager.

145Anne Le Feuvre

?uvres Critiques, Revue internationale d?étude de la réception critique des ?uvres littéraires de langue française, XXIII, 1 : « Le Postmodernisme en France », Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1998. Coordonnateur : Marc Gontard

146Ce numéro offre une mise au point précieuse sur une notion problématique, investie dans divers domaines de création, mais ici envisagée sous l'angle littéraire, avec un parti-pris sur le roman. Deux contributions théoriques cernent progressivement le propos en partant de la définition de la modernité resituée dans son champ historique et idéologique, après quoi quatre études particulières portent sur Georges Perros, Kenneth White, Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint.

147Daniel Riou (« De la modernité ») rappelle qu?il existe deux conceptions de la modernité, « une conception chronologique, historique, de la modernité comme période de l'Histoire occidentale » et « une conception de la modernité comme attitude, philosophique, artistique, intellectuelle ou morale » (p. 10). Il en découle la nécessité terminologique, pour clarifier, de « réserver les suffixes-isme et -iste à ce qui concerne précisément et exclusivement les tendances intellectuelles et esthétiques, c?est-à-dire le moderne ou le post-moderne comme attitudes réactionnelles à l'évolution du monde » (p. 10). Le premier problème soulevé est la délimitation historique de la période moderne : la modernité est considérée comme liée à l'histoire du capitalisme, avec son expression géopolitique spécifique, les États-Nations, et sa classe dominante, la bourgeoisie. Ses modèles idéologiques se répercutent sur le statut du sujet, caractérisé par un double clivage, externe (« l'opération discursive du sujet sur un monde objet est une opération qui constitue à son tour le sujet lui-même » p. 16) et interne (« le sujet métaphysique et transparent à lui-même [?] s?effondre » p. 17). Daniel Riou insiste sur l'importance des « tenants et [des] aboutissants idéologiques profonds permettant de saisir les raisons de telle attitude intellectuelle ou esthétique. Les désillusions engendrées par les tragédies de l'histoire événementielle [?] ne sont pas les seules causalités pertinentes. C?est aussi l'évolution en profondeur (économique, idéologique) liée [?] aux différentes phases de déploiement du capitalisme [?] qui permettrait de comprendre mieux ce que déflation et désillusion post-modernes peuvent signifier » (p. 18). Reste alors à « repérer des critères qui permettraient de la [modernité] définir, critères dont on apprécierait la concomitance dans la durabilité [?] ces critères devraient avoir disparu, sinon s?être profondément modifiés ou réorganisés en cas de post-modernité » (p. 11). Il importe de ne pas faire de la modernité une copie de ses conditions historiques : « ce n?est pas parce que la modernité est liée à l'histoire du capitalisme qu?elle est l'acceptation de ce système » (p. 19). Ainsi Jorge Semprún voit-il le travail de l'écrivain comme un « engagement de la forme » (p. 19). Daniel Riou fait état de deux alternatives pour rendre compte de l'histoire du roman moderne : « D?une part la recherche de stéréotypes stabilisants pour un genre qui n?a pour ainsi dire pas de contraintes internes [?] : en face des expérimentateurs qui jugent sclérosante cette codification/stabilisation du genre et qui vont permettre un renouvellement dans l'auto-contestation. Par ailleurs un souci de vérisme [?] qui fait tendre le roman vers la cohérence qui est celle que nous construisons dans notre vie quotidienne aux moyens de repères identitaires, spatiaux, temporels, linguistiques : face à cela des auteurs qui récusent cette cohérence comme n?étant que de surface. La linéarité, la régularité et la clarté narratives étant à leurs yeux illusoires [?] trahissant la complexité du réel » (p. 22-23).

148Dans « Postmodernisme et littérature », Marc Gontard date l'émergence de l'époque postmoderne aux années 1980, « avec une phase critique autour de 1989, au moment de l'effondrement du mur de Berlin et du bloc communiste à l'est » (p. 28). Ce qui caractérise la modernité est « la croyance en un progrès continu de l'humanité qui associe, selon la vision hégélienne de l'histoire, l'essor infini des connaissances et l'émancipation des peuples. Cette idée transposée dans le domaine de l'art s?est traduite par l'obligation pour l'artiste authentique d?innover à tout prix. [?] Or [?], la confusion entre modernité technologique et modernité de libération [progrès social et éthique manifesté par l'émancipation et le bonheur de l'homme] a constitué l'une des contradictions essentielles du capitalisme historique et c?est leur disjonction actuelle qui ouvre l'ère de l'Après-Libéralisme » (p. 30). L?auteur recense ensuite quelques tendances formelles « qui mettent en relation le texte littéraire et la société postmoderne » (p. 33), mais se heurte au problème de « distinguer d?une manière plus précise les procédés de rupture à caractère subversif qui relèvent de la modernité des effets d?hétérogénéité qui sont proprement postmodernes » (p. 35). Finalement, « Un bilan rapide [?] montre qu?au-delà de certains traits fortement récurrents comme la parodie et l'hypertextualité, le postmodernisme peut prendre plusieurs visages qui semblent parfois opposés. [?] il n?y a pas un mais des postmodernismes c?est-à-dire un ensemble d?expériences dont la diversité même rend impossible une définition d?ensemble » (p. 36). La question fondamentale que se posent les romanciers postmodernistes, après le Nouveau Roman, est « comment renarrativiser le récit sans revenir aux formes traditionnelles du réalisme psychologique » (p. 36). Trois modes de textualisation apparaissent privilégiés : discontinuité, métatextualité, renarrativisation». En premier lieu, l'écriture du discontinu peut prendre la forme du collage, de la fragmentation ou de l'hybridation (« interférences linguistiques et culturelles dans une polyphonie généralisée qui devient ici hétérotextualité », par exemple le mélange des langues dans la littérature postcoloniale). En second lieu, contrairement au Nouveau Roman, « Le métatextuel postmoderne est plus volontiers explicite (ou dénotatif) et commentatif [?] l'une des figures privilégiées du récit postmoderne est celle du narrateur-écrivain [?] réfléchissant à sa pratique en même temps qu?il conçoit son texte. [?] Aporique et tautologique (j?écris que j?écris), le récit métanarratif dans sa variante postmoderniste peut apparaître comme une réponse à l'écroulement des méta-récits, à la confusion des valeurs, à la dissolution du critère de vérité absolue. Son narcissisme distancié est souvent ironique » (p. 40-41). Dernier mode de textualisation privilégié, la renarrativisation comporte trois aspects : le retour à l'intrigue sous une forme réduite, soit archétypale, soit privilégiant des événements insignifiants (les micro-histoires) ; le retour du linéaire : « Même s?il n?est pas question de revenir à une consécution logico-chronologique, le récit postmoderne adopte le plus souvent la forme d?un itinéraire, d?un trajet [?] même erratique » (p. 42) ; le récit du commencement ou de l'après. Marc Gontard, évoquant Lipovetsky, montre encore « comment le glissement de la société moderne à la société postmoderne implique un procès de personnalisation qui pose l'individu comme valeur centrale et absolue [?] l'émergence d?un narcissisme post-moderniste [s?inscrit] dans la tentation autobiogaphique qui [?] réintroduit le Moi dans la pure fonctionalité du récit » (p. 44).

149Les quatre études suivantes approfondissent ces différentes tendances tout « en se gardant d?apporter une réponse définitive ou dogmatique à ce qui demeure finalement une mise en hypothèse de certaines pratiques d?écriture » (p. 44). L??uvre de Perros, abordée par Yvan Drion sous le titre de « La poétique du fragment libre », paraît relever des trois modes de textualisation caractéristiques du postmodernisme, et au premier chef du discontinu. Sa postmodernité semble naturelle, essentielle et extrême : « Si les écrits de Perros se présentent ainsi sous la forme de Papiers collés, de fragments mis bout à bout, c?est que l'auteur a remis ses notes à l'éditeur comme elles se présentaient, telles qu?il les avait sous la main. Perros ne recherche pas l'originalité. Les fragments sont ce qu?il est, par essence, et qu?il consent à montrer de lui : l'expression d?une certaine précarité, une création disséminée assez fidèle à sa vision des choses, non pas inscrite dans un ordre esthétique, très éloignée de l'idée d?absolu qui n?est pas du domaine des maigres ressources humaines » (p. 54).

150À propos de l'?uvre de « Kenneth White : Modernité, géopoétique et postmodernité », Olivier Penot-Lacassagne expose les « Premiers éléments d?une géopoétique » : « Le mot de géopoétique [?] désigne un « champ de convergence potentiel » des différentes tentatives de réévaluation «du rapport entre le naturel et le culturel » (Le Plateau de l'albatros, 101). Il est l'expression d?une volonté de rupture avec la modernité [?] qui se manifeste aujourd?hui dans les sciences, le discours philosophique et les écritures poétiques. [?] Le geste qui est ici esquissé, ramenant les positivismes, les idéalismes et les scientismes à la « réalité » d?un séjour terrestre authentique, interroge le rapport homme-monde. Ne faisant l'économie ni de l'un ni de l'autre, il entrevoit leur conjointe assomption [?]. L?impossibilité de s?en tenir aux réductions humanistes et aux réactions anti-humanistes contraint à reposer les mêmes questions, non pour les répéter mais pour essayer d?y répondre autrement [?]. La géopoétique n?est pas un contre-discours [?]. Elle traduit un désir de culture, le besoin d?une culture reposant sur un sens de la co-ordination absent de la modernité » (p. 68-69).

151Franck Wagner, dans « Le Miroir et le simple (Des récits postmodernes) », interroge les textes de Jean-Philippe Toussaint et Jean Echenoz pour en arriver à la conclusion que « contrairement à ce qui se passait pour la plupart des récits dits modernistes, et malgré l'indéniable persistance des réseaux autoreprésentatifs, ceux-ci et leurs implications (indication d?hyperlittérarité et d?hyperfictivité) ne constituent plus l'essentiel (disons le projet dominant). [?] L?essentiel de ces récits semble bien plutôt résider dans la conjonction d?une pluralité de traits (caractéristiques) [?] : renarrativisation, légèreté ironique, télescopage des codes, jeu verbal (écriture de l'effet), autoreprésentativité ; autant que dans un apparent (car déductible de l'alliance de ces divers ressources) projet. Caractérisable par un évident désir (actualisé dans ces choix compositionnels et scripturaux) d?accessibilité, où se lit une prise de distance notable à l'égard des devanciers modernistes [?]. À quoi peut paraître s?ajouter, au moins chez Jean Echenoz [?], une réflexion sur cette possible appartenance au postmodernisme, résolue en acceptation voire en revendication. [?] peut-être [cette hypothèse] permet-elle de s?approcher au plus près de l'essence (l'origine ?) dialectique du postmodernisme : dialectique du concept [?] des projets artistiques, dans un mouvement interactif » (p. 96).

152Pour clore le dossier, Marc Lemesle s?attache à l'?uvre de « Jean-Philippe Toussaint : Le retour du récit ? » : « Au livre sur rien du nouveau Roman, conçu comme le passage d?une problématique de la narration à une problématique de l'écriture [?], on pourrait opposer ici un livre sur presque rien, préférant l'anecdotique à l'événementiel, forme de réactivation postmoderne du récit. [?] mais l'histoire ici ne joue pas un rôle annexe [?]. Si les événements qui s?y déroulent (qui ne s?y déroulent pas) semblent à la rigueur interchangeables, parce qu?en apparence insignifiants, ils doivent néanmoins être remplacés par des éléments de même type : c?est-à-dire par des micro-événements liés entre eux selon des modalités narratives minimales » (p. 119-120). L?auteur avance ainsi l'hypothèse, pour l'esthétique toussainienne, d?une voie tierce « à l'alternative prémodernisme-modernisme, qui pour être éventuellement postmoderne, ne représente pas nécessairement une fusion des deux courants précédents » (p. 119).

153Sophie Bertocchi-Jollin

Xavier Garnier, La Magie dans le roman africain, Paris, P.U.F. « Écritures francophones », 1999

154La toute nouvelle collection « Écritures francophones » des PUF accueille ici un ouvrage qui fait le point sur une question capitale pour le roman africain, celle de la magie. L?introduction du livre précise cet enjeu de fond. On sait que toute narration orale ? pas seulement africaine ? est saturée de surnaturel. Les contes de tous les pays en sont un témoignage. Cependant, si l'on considère que le roman naît significativement, en Afrique, sous la période coloniale, c?est-à-dire à un moment de dualité, de confrontation ou de déchirure entre deux visions du monde, où il est imposé aux sociétés africaines un ordre qui leur est étranger, on peut se demander si la question de la magie, zone sensible, point névralgique, ne prendra pas alors toute son ampleur et tout son sens. Le roman n?est pas, en Afrique, une simple forme d?importation, gratuite et purement esthétique. Mise en forme écrite d?un récit de fiction, il s?inscrit dans la continuité du conte, et répond à des impératifs profondément ressentis. Dès lors, il n?abandonne pas la magie, loin de là : mais il la problématise sous d?autres auspices. Le coup de force colonial crée un état d?égarement des références, de brouillage du sens et des lectures ; la mutation romanesque des éléments contiques ? comme la magie ? fait partie des réponses apportées à cette crise. Alors que le roman français du XIXe siècle, réaliste ou naturaliste, par exemple, est aussi éloigné qu?il est possible de la question de la magie, celle-ci s?avère essentielle dans le roman africain.

155La magie est un point archimédien. Elle articule les différentes figures de la crédibilité sur lesquelles reposent à la fois l'ordre fictionnel et le sens du monde (en tant qu?il est ordonné, et ne se réduit pas à un chaos). Croyance, discours du le monde, réel, imaginaire : telles sont les notions mises en ?uvre dans cette étude. Xavier Garnier, sans renoncer à la plus implacable rigueur démonstrative, évite d?accorder le primat au mode scientifique de la pensée occidentale, en réduisant la magie à une fantaisie prélogique. Il s?interroge au contraire sur les tenants et les aboutissants de ces différents discours, magique et scientifique, et sur la manière dont chacun tire à sa manière, de l'ordre du monde qu?il reflète, validité et efficacité. Au-delà de la question du roman africain, c?est le roman en général, dans son pouvoir d?être un système d?explication du monde, qui est ici mis en exergue.

156Cette interrogation qui construit la magie comme procédé narratif, qui fait jouer les catégories du rationnel et du réalisme, qui s?aventure dans les différentes couches de sens en jeu dans la vision africaine est le prélude, ou plutôt le fil directeur d?une esquisse de typologie des genres, laquelle s?avère très utile dans le domaine encore trop peu arpenté de la littérature du continent noir. Xavier Garnier élabore cette typologie à partir d?un très large corpus, débordant largement le cadre géo-politique de la « francophonie » au sens étroit du terme. Il ouvre la perspective non seulement aux romans français, mais aussi aux romans anglais qui s?écrivent en Afrique. Ce faisant, il offre un panorama synthétique de la littérature fictionnelle africaine, à partir de l'usage qui est fait de la magie dans les différents romans.

157Il distingue ainsi le roman réaliste irrationnel, dont The Concubine du Nigérian Elechi Amadi, roman écrit en 1966, pourrait être l'emblème, du roman positiviste, qui disqualifie toute motivation irrationnelle dans sa fiction (A Woman in her Prime, par le Ghanéen Asare Konadu, en 1967, en fournit un assez bon pattern). Ces deux types de roman ne s?opposent pas diamétralement : en soi, l'irrationnel n?est pas illogique, même si c?est ce que voudraient faire croire les auteurs de romans positivistes. Cette distinction entre illogisme et irrationnel est la clé de voûte du système : X. Garnier met en exergue, ici, la stratégie habile de dénigrement des auteurs positivistes, stratégie narrative qui consiste à représenter le rituel non comme une suite d?actions sans cohérence logique, mais, plus finement, comme une suite d?actions certes logiques mais dépourvues de sens, inefficaces, détachées de la pensée irrationnelle qui les fonde et leur donne leur signification. Il rappelle que la pensée magico-religieuse ne connaît pas l'idée de preuve, qu?il n?existe pas de « loi » magique » : la validité de la magie s?articule avec une cohérence qui est celle de l'ordre du monde, et il suffit de l'en priver pour en ruiner l'édifice.

158Dans ce combat d?idées, comme dans ceux qui s?attachent à d?autres aspects du roman africain ? roman spiritualiste (comme Monnè, outrages et défis, ou Les Soleils des indépendances de l'Ivoirien Ahmadou Kourouma), scénario magique, romans de sorcellerie? ? le narrateur use de sa puissance omnisciente pour « prouver » la valeur de la magie ou au contraire la dévaluer. Mais au-delà de cette ingérence d?auteur, la créature romanesque se trouve au croisement de potentialités qui, au-delà du roman lui-même, posent la question du destin et invitent à user de ses forces pour l'infléchir. En ce sens, la forme du récit ? histoire d?une vie projetée au monde comme une force ? prend tout son sens.

159Particulièrement intéressant est à cet égard, vers la fin du livre, le chapitre sur « Amos Tutuola et les espaces magiques », qui à bien des égards pourrait constituer un point de départ pour une réflexion sur le récit iniatique, le statut du « je » qui s?y narre, le caractère exemplaire de l'aventure proposée à la lecture, les frontières entre conte et récit. X. Garnier remarque que le « je » du narrateur est ici totalement dénué d?intériorité ; que le passage d?un espace magique à un autre espace magique n?est pas fondé en morale, ne sert pas une lecture édifiante du monde, ne permet dans ce mond aucun repérage ; autrement dit, l'expérience d?autrui ne sert à rien, et le héros du récit, errant dans la brousse des fantômes, ne propose aucun véritable trajet, aucune orientation. Cela n?a aucun « sens » ? à tous les sens du terme « sens ». On est aussi loin que possible de la tradition renaissante de l'homo viator, qui tire toute instruction de son chemin, et dont les voyages forment la connaissance. Ici, l'« accumulation horizontale des épisodes », pour reprendre une expression p. 118, ne mène à rien. Le héros est « une pure force tournée vers le dehors », affectée d?une « trajectoire » qu?on peut qualifier de « vectorielle » dans un espace « hétérogène » qu?aucune conscience ne vient unifier.

160Au-delà de la réflexion sur l'espace, que mène ici X. Garnier, on se prend à rêver sur ce nouveau Lazarillo de Tormes, ou sur ce nouveau Berganza voué lui aussi à la métamorphose animale et à la contemplation forcée et horrifiée des plus horribles sorcières ou fantômes, qu?est le héros dans la brousse des fantômes, héros que, tel Jacques sans son maître, la fantaisie à la Kipling d?Amos Tutuola mène d?aventure et aventure d?une manière qui renouvelle de fond en comble ? et en toute gaieté tonique ? la tradition du récit initiatique.

161Jalon pour l'étude du roman africain, alliant la clarté d?un manuel à la qualité des analyses, cette étude offre à l'amateur curieux ce fruit de choix, trop rarement cueilli sur les arbres de la connaissance : un vrai panorama qui est aussi vraiment critique. On regrettera l'absence d?une bibliographie synthétique (il faut glaner les références dans les notes), et d?une liste des auteurs et des ?uvres par aire linguistique, qui eussent été des guide-ânes bénis par le grand public. Mais foin de vaines béquilles : sachons gré à X. Garnier d?avoir arpenté la brousse des fantômes ? métaphore de la littérature ? ? avec un solide sens de l'orientation.

162Anne Larue

Anthologie de la poésie française : textes choisis, présentés et annotés par Gérard Gros, Daniel Ménager, Jean-Pierre Chauveau, Catriona Seth, Martine Bercot, Michel Collot. Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes

163Les anthologies sont à la mode, et il n?y a pas lieu de s?en attrister. À un moment où l'intérêt pour la littérature décroît, où la patience que suppose une lecture continue se fait plus rare, le lecteur se porte volontiers vers ces livres qui répondent à son goût rapide du best of. Mais celle qui vient de paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade nous offre davantage : conçue comme un complet parcours du Moyen Âge jusqu?aux écritures toutes contemporaines, scandée de six longues présentations de belle tenue qui précèdent les textes retenus pour chaque siècle, c?est une histoire, aussi, de notre poésie qu?elle nous propose avec bonheur. Voici donc dans nos mains un livre à double entrée : objet de savoir pour le lecteur qui ne cherche d?abord qu?à découvrir de grands repères et de grands textes ; objet de plaisir pour celui qui feuillette et furète, s?attarde, ou reprend simplement quelques pages familières pour d?heureuses retrouvailles. Mais le plus savant d?entre nous ne manquera pas, dans cette belle perspective cavalière, de rafraîchir et remodeler peut-être la vision d?ensemble qu?il pouvait avoir de notre poésie, de ses continuités et de ses ruptures. Tout porte à croire qu?il découvrira également bien des pages qu?il ignorait.

164C?est pourquoi l'on se prend à regretter qu?un parti pris éditorial vienne assez tôt brider un peu ce plaisir. Il était, bien sûr, essentiel d?offrir ici, pour ce qui touche au Moyen Âge, texte et traduction en regard ; mais pourquoi, à partir du XIVe siècle, disposer cette traduction comme de la prose, en bas de page et petits caractères peu lisibles, au prétexte que la langue nous est moins difficile ? Le lecteur le plus cultivé qui voudra simplement s?assurer qu?il a bien compris peinera à retrouver rapidement la traduction d?un vers, et le néophyte s?y perdra. Mieux eût valu, sans doute, moderniser le texte et en éclairer les difficultés par des notes en bas de page. Leur saveur n?y eût rien perdu, la compréhension y aurait gagné ? et la même modernisation eût également facilité la lecture des poèmes de la Renaissance, judicieusement choisis et annotés par Daniel Ménager. Et pour l'ensemble des poèmes, la mention du titre du recueil et de sa date, ici reportée en fin de volume, aurait pu prendre place à la fin de chaque texte.

165Quant au choix des poèmes, le principe retenu par l'éditeur n?a pas été de privilégier par système les plus célèbres, mais d?ouvrir également cette anthologie à des pages moins connues des plus grands poètes, et à certains poètes mineurs qu?une cartographie d?ensemble imposait. Le principe était-il défendable ? On touche ici à l'aporie de ce genre d?ouvrages : que le maître-d??uvre élimine bien des poèmes célèbres (« L?expiation » ou « Le pont Mirabeau » ne figurent pas ici), et l'on se trouve porté à lui reprocher de ne pas les faire découvrir aux lecteurs les plus jeunes ou les moins cultivés ; mais qu?à l'inverse il les intègre, l'espace alors lui fait défaut pour accueillir des pages que l'oubli a injustement condamnées, et il lui devient impossible de restituer le maillage subtil de chaque époque (ici parfois même un peu trop serré si l'on songe que, pour le XVIIe siècle, Jean-Pierre Chauveau a retenu quatre-vingt-dix poètes, et du même coup fait droit à quelques ultra-minores). Le parti retenu dans ces deux volumes n?est ainsi pas plus défendable que l'autre ? et il ne l'est pas moins non plus. Il convient en tout cas de saluer ici le scrupule des six maîtres-d??uvre qui se sont très visiblement attachés à songer au lecteur, sans faire à l'excès prévaloir des préférences trop personnelles.

166La magnanimité, cependant, est-elle toujours bonne conseillère ? C?est bien sûr la question que soulève l'épineuse question du XVIIIe siècle. L?éditeur a choisi de ne pas le traiter plus sévèrement que les autres, et le premier mouvement est de le féliciter d?avoir pris à rebours l'idée reçue qui fait de l'époque des Lumières un âge non poétique. Or si nous sommes portés depuis trop longtemps à surfaire la nouveauté de la poésie du XIXe siècle commençant, reconnaissons que c?est par ignorance de ce qui l'a précédée, quand l'évidence s?impose qu?elle doit beaucoup aux ?uvres immédiatement antérieures. Le lecteur attentif s?amusera par exemple de trouver ici chez Thomas, en 1762, l'hémistiche fameux du « Lac » de Lamartine : « O temps ! suspends ton vol ». Mais si l'ambition de l'éditeur était de faire mieux connaître les réussites parfois éclatantes du siècle, cette générosité trouve rapidement ses limites ? qui sont d?accueillir certainement trop de pièces médiocres. On sait que le siècle rimait beaucoup, mais fallait-il réhabiliter d?un même geste poésie et métromanie (comme on disait alors) ? Sans doute eût-il fallu se limiter aux plus grands ? Lebrun-Pindare, Parny, Florian, Chénier, et bien d?autres encore ?, quitte à faire un choix plus ample de leurs poèmes : notre image générale du siècle s?en fût certainement trouvée rehaussée, alors qu?à ranimer les ombres lointaines de poètes besogneux, on conduit le lecteur à ratifier de nouveau les jugements trop sévères sur l'époque. Et surtout le lecteur se prend à rêver sur l'étrangeté de ce partage qui accorde plus de place à Pannard qu?à Maurice de Guérin, à Voltaire qu?à Musset, et qui ménage à l'?uvre de Parny autant d?espace qu?à celle, capitale, de Nerval. Les disproportions, à coup sûr, sont difficilement évitables, et à l'intérieur même d?un siècle, chacun peut y aller de sa contestation propre : fallait-il accorder autant de place à Maurice Rollinat qu?à Corbière ? Mais certaines d?entre elles sont salutaires lorsqu?elles visent à réévaluer avec pertinence quelques ?uvres : en traitant à peu près Louise Labé sur le même pied que Du Bellay, et Pernette du Guillet à l'égal de Baïf ? Daniel Ménager a bousculé un peu les habitudes, mais il a eu raison.

167Reste la question des frontières, qu?un tel ouvrage pose de deux manières : par la définition de la poésie, et l'ouverture à la francophonie. Ce que nous appelons poésie ne fait vraiment difficulté qu?au commencement et vers la fin de cette anthologie. Pour le Moyen Age où le vers est omniprésent, Gérard Gros a limité son choix aux ?uvres qu?on peut qualifier de lyriques, et c?était certainement la meilleure décision qu?il pût prendre. La difficulté, bien sûr, est tout autre lorsqu?on s?achemine vers les temps présents : Martine Bercot a légitimement reconnu au poème en prose la place qui lui revient au XIXe siècle, mais la difficulté était naturellement plus aiguë pour Michel Collot qui remarque d?emblée qu?aujourd?hui, « la poésie, qui ne peut plus se définir par aucun critère formel, s?est étendue au point de se dissoudre ». Le risque était ici de céder à la tentation d?une approche extensive et d?ouvrir cette ultime partie de l'anthologie aux prosateurs nombreux que leur traitement de la langue place aux marges de la poésie sans qu?on puisse de plein droit les qualifier de poètes ; légitimement, Michel Collot se l'est interdit ? même si la présence d?une page extraite des Pierres de Caillois peut surprendre.

168L?extension qui prête à contestation touche à l'accueil, mesuré mais réel, que ce livre fait à la chanson. Plus que les maîtres-d??uvre, l'éditeur peut-être l'a voulu, qui ouvre ? maladroitement ? ? son « Avertissement » par ces mots : « En France, tout commence par des chansons. » Ne nous laissons pas tromper par les mots : les chansons d?aube ou de toile sont un mode d?écriture pleinement poétique, et la poésie médiévale est liée à la musique jusqu?à Guillaume de Machaut ; poèmes strophiques variés, les chansons de la Renaissance, destinées à être mises en musique et chantées, sont dues à d?authentiques poètes comme Marot ou bien Marguerite de Navarre. Fallait-il, bien plus tard, faire une place généreuse à Béranger dont la gloire, on le sait, fut immense de son vivant ? Peut-être à titre de témoignage, et parce que ses textes sont difficilement accessibles. Mais l'argument perd toute validité pour notre époque où la chanson est présente partout en même temps que sa poésie n?est que périlleusement saisissable. Le modeste Brassens eût rougi de côtoyer ici le très grand Gherasim Luca, et Barbara étonne, dans le voisinage de l'admirable Lorand Gaspar. Et si une telle ouverture peut paraître regrettable c?est aussi qu?elle se paie d?une fermeture à ceux qui ne sont pas entrés, et le méritaient davantage : Alain Jouffroy, Jean-Luc Parant ou Jean Ristat ? pour seulement hasarder ici quelques noms.

169Quant à la francophonie, Martine Bercot la limite, un peu vite peut-être, à la poésie belge (le québécois Nelligan pouvait avoir sa place ici) et Michel Collot lui accorde un espace moins mesuré, mais ici encore la question est sans solution. Fermer ce livre à la francophonie aurait été absurde ; l'ouvrir à toutes ses aires culturelles certainement impossible, et je ne doute pas que Michel Collot eût volontiers fait place, s?il l'avait pu, à Maurice Chappaz et à Gustave Roud, à Norge, Gaston Miron, ou bien encore Salah Stétié. Cette anthologie, d?autres à coup sûr l'eussent composée différemment, et leur choix, à son tour, n?eût pas été irréprochable. Eussent-ils fait mieux que les maîtres-d??uvre de celle-ci ? On peut certainement en douter.

170Michel Jarrety

Notes

  • [1]
    Signalons que cette pièce est désormais disponible dans une édition plus moderne (J.-C. Vuillemin, Droz, 1999) que celle utilisée.
  • [2]
    Chateaubriand, Mémoires d?Outre-Tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Bordas, 1989, t. I, p. 846.
  • [3]
    Stendhal, Vie de Henry Brulard, éd. Béatrice Didier, Paris, Gallimard, 1973, p. 30.
  • [4]
    R. Barthes, préface aux Essais critiques (édition consultée : Paris, Points Seuil, 1981, p. 9).
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