1Je remercie les organisateurs de m’avoir invité à cette journée. Mais, si je travaille depuis fort longtemps avec des enfants migrants et leurs familles, me suis aussi beaucoup intéressé aux problématiques de la mort et du deuil, je dois avouer n’avoir pratiquement aucune expérience dans le domaine des soins palliatifs pédiatriques (mais j’ai eu l’occasion, à quelques reprises, de suivre des parents – ou des frères et sœurs – après la mort d’un enfant). Pédopsychiatre un peu atypique, j’ai certes, par le passé, collaboré comme superviseur dans une institution de soins palliatifs, mais il s’agissait d’adultes. J’espère malgré tout que les quelques pistes que je proposerai puissent vous être d’une quelconque utilité. Et surtout je tiens d’emblée à vous faire part de mon admiration pour le travail si difficile que vous réalisez, et que je serais très certainement incapable de faire.
2Les organisateurs m’avaient proposé deux interventions d’une demi-heure autour des deux thèmes qui composent le titre : Enfants issus de migration et décès à l’hôpital pédiatrique/Communiquer avec les enfants issus de familles migrantes. Ayant préféré joindre ces deux thèmes dans la même intervention, les deux thèmes se sont trouvés accolés dans un ordre de prime abord plutôt étrange. Comme si la mort précédait la vie. Ou peut-être que la mort, en tant qu’horizon des soins palliatifs, en fonde à ce point le sens qu’il s’agit de lui accorder la priorité. J’ai donc finalement décidé, après beaucoup d’hésitations, d’aborder ces deux thèmes dans l’ordre du titre.
Enfants issus de migration et décès à l’hôpital pédiatrique
3J’ai accepté cette formulation, proposée par les organisateurs, sans y prêter trop d’attention. En la relisant, au moment d’écrire ce texte, il me frappe pour différentes mais jumelles raisons. J’ai déjà évoqué la première : pourquoi, malgré ma trajectoire, ne me suis-je jamais davantage intéressé aux enfants atteints de maladie incurable ? Probablement à cause des résonances avec la mort de mon frère, mon cadet dont je reparlerai, qui pour mes parents – bien que jeune adulte – était encore un enfant. La seconde : ce titre est d’une froideur clinique presque glaciale («…et décès »). On croirait le rapport d’un médecin légiste. Pas trace d’une émotion, ni d’une relation. Aucune mention des parents, ni des soignants. Froideur clinique que bien sûr je ne condamne pas, mais qui interroge notre rapport à la mort. Je disais ces deux raisons jumelles : le soignant, comme tout être humain, a un rapport à la mort, est touché par la mort d’un enfant, trouve dans sa mort des résonances avec son expérience antérieure (personnelle et professionnelle), est astreint à un travail de deuil individuel (le soignant) et collectif (l’équipe soignante). Vous le savez par votre expérience et j’ai bien conscience de ne rien vous apprendre.
Deuil des soignants et deuil des parents aux antipodes
4Mais si l’on va un peu plus loin et que l’on décortique ce thème du deuil, nous réalisons que ce deuil est potentiellement multiple : deuil de Toi (deuil de cet enfant particulier, nanti d’un prénom), deuil de Soi (chaque mort d’un enfant nous renvoie à notre impuissance de soignant, lance encore un clin d’ œil à notre propre mort future, à notre expérience de parents aussi), deuil de sens (lorsque le sens que les familles donnent aux derniers instants et à la mort est étranger à notre philosophie, notre culture, des soins palliatifs ; avec en miroir le deuil du sens que les parents avaient donné à leur parentalité). Nous réalisons aussi d’emblée que, face à ces deuils de sens, les membres d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques se trouvent dans une position diamétralement opposée à celle des parents : c’est la maladie incurable et la mort qui donnent sens à votre travail ; alors qu’elles anéantissent le sens que les parents avaient donné à leur parentalité.
5De même, si vous voulez pouvoir continuer de faire ce travail avec entrain, auprès des autres enfants qui vous sont confiés, vous ne pouvez guère vous permettre d’entrer dans l’usuelle phase dépressive du deuil, alors que c’est justement la longue traversée de cette phase dépressive qui permettra aux parents de redonner plus tard sens à leur vie, continuer d’être parents avec les frères et sœurs du défunt. En d’autres termes, la solution la plus économique pour les soignants consiste à demeurer figés dans la phase initiale du deuil (phase du déni, du refus) alors que ceci serait mortifère pour les familles.
En soins palliatifs pédiatriques, toute relation soignants/parents est interculturelle
6Les pratiques passées dans le domaine des soins palliatifs pédiatriques corroborent notre tentation au déni. Je fais référence à la tendance révolue, parmi les soignants, – mentionnée dans l’éditorial en ligne du Réseau francophone de soins palliatifs pédiatriques – à conseiller aux parents de ne pas s’attacher à leur enfant en sursis. Nous n’en sommes plus là, mais je suppose que certains « symptômes » d’une phase de déni prolongée sont toujours présents dans les équipes soignantes et en marquent la culture. Je pense en particulier à une recherche de Maîtrise (maîtrise de soi, maîtrise de l’autre, maîtrise du savoir, censées dissoudre notre impuissance), elle-même conséquence d’un deuil de sens fossilisé en sa phase initiale du refus [1].
7Il en résulte que la culture d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques est pratiquement obligatoirement différente, profondément distincte, de celle des familles, que celles-ci soient vaudoises ou étrangères ; que toute rencontre entre vous et une famille, quelle qu’elle soit, est marquée du sceau de l’interculturalité.
Soigner l’appartenance héritée
8Je suppose aussi – je ne peux que supposer dans la mesure où je n’ai jamais collaboré avec vous – que votre travail si difficile nécessite une solidarité très forte au sein de l’équipe, solidarité d’autant plus importante à soigner qu’elle est en permanence minée par les deuils des enfants qui meurent dans vos services. Minée, car le deuil ayant la propriété de ne pas évoluer au même rythme chez les divers membres d’une collectivité, il tend à menacer celle-ci de fragmentation [1]. Vous devez donc, je pense, cultiver avec beaucoup de soin votre appartenance commune. Ce qui vous aide sans doute à comprendre l’obstination parallèle, chez les familles endeuillées – dont les familles d’ailleurs –, à soigner l’appartenance héritée au moment de la mort d’un des leurs.
9Evidemment, après la mort d’une personne – enfant ou adulte –, ce sont surtout les vivants qui importent, en l’occurrence les parents, les frères et sœurs, la famille élargie. Comment agir pour que par la suite ils s’en tirent le mieux possible, pour qu’entre autres les frères et sœurs du défunt, présents ou à venir, ne subissent pas à long terme les conséquences d’un deuil en panne chez la mère et/ou le père ? S’occuper du mort tel que le dicte la coutume, réaliser les rituels prescrits, joue là un rôle primordial.
10Nourrir l’appartenance héritée au moment de cette rupture radicale que représente la mort d’un enfant permet d’abord de tisser un lien entre l’avant et l’après, lien nécessaire par la suite à la reconstruction de l’identité narrative individuelle et collective. Cela permet aussi de réaffirmer l’inscription de la famille dans sa communauté, inscription lui offrant un espace de sécurité, bien nécessaire en ces moments excessivement douloureux (cet aspect est d’autant plus important que les familles migrantes sont coupées d’une grande partie des leurs, demeurés au pays). L’accomplissement des rites hérités aide encore les parents à prendre acte de la mort de leur enfant, puis à diminuer la culpabilité des parents, conditions à la pleine élaboration ultérieure de leur deuil. En outre, dans de nombreuses sociétés, l’esprit (ou l’âme) du défunt continue de vivre parmi les vivants et se manifeste avec force remontrances si celui-ci a été insuffisamment honoré au moment de sa mort : l’honorer dans les règles diminue le risque que tout malheur à venir lui soit attribué.
11Le soin porté à la préservation textuelle de l’appartenance héritée est encore davantage présent au sein des sociétés de la survie, au sein aussi des familles – mais ce sont souvent les mêmes – dont un potentiel renvoi menace, subjectivement du moins, la survie. J’y reviendrai.
Coutumes et rites
12Pour connaître ces coutumes, ces rites, ceux en particulier que la famille souhaite pouvoir réaliser, il n’y a rien de mieux qu’interroger les membres de cette famille, les parents certes, sans oublier que dans plusieurs sociétés ce sont d’autres membres de la famille élargie qui se chargent de l’organisation des rituels. L’interprète communautaire, sur lequel je m’étendrai davantage plus loin, peut nous aider dans cette tâche, d’une part pour faciliter nos échanges de paroles, d’autre part en raison de sa connaissance de la culture d’origine.
13J’imagine cependant que ces coutumes entrent parfois en conflit avec la culture hospitalière, et plus particulièrement avec la culture des soins palliatifs pédiatriques. Si, dans la mesure du possible, il s’agit de donner la priorité aux désirs des familles – pour les raisons ci-dessus évoquées – il est évident que certains de ces désirs peuvent à ce point heurter, voire menacer, la culture de l’équipe et/ou de l’hôpital, que leur acceptation signifierait (ou signifie) pour vous la perte d’une pratique « gravée dans le marbre », avec tous les avatars du deuil qui s’en suivraient (ou s’en suivent). Vous pouvez dès lors choisir d’oser cette perte et le deuil qui suivra, avec toute la douleur et le potentiel de créativité qu’un deuil engendre. Vous pouvez aussi choisir de ne pas l’oser, d’accorder la priorité à la solidarité de l’équipe, à la survie de sa culture héritée, mais je vous propose alors de négocier avec les familles un terrain d’entente qui respecte le mieux possible, autant que faire se peut, tant la culture des familles que la vôtre. Une sorte de métissage.
« Enterrer » l’enfant dans le pays d’origine
14Un point que vous connaissez bien, c’est le souhait de nombreuses familles migrantes d’« enterrer » le défunt dans sa terre d’origine, quand bien même n’y aurait-il jamais vécu (je mets « enterrer » entre guillemets car beaucoup de sociétés n’enterrent pas leurs morts). S’exprime à nouveau ici leur loyauté aux origines. Il s’agit bien sûr de faciliter la réalisation de ce vœu (parfois compliquée en raison des coûts engendrés et/ou des limitations à la sortie du territoire suisse imposées aux familles ayant des permis précaires – N ou F principalement). Mais, dans la perspective du deuil ultérieur des membres de la famille (vivant en Suisse) et considérant que tous les membres de celle-ci ne pourront voyager pour les funérailles – surtout si le pays est lointain –, il vaut la peine d’offrir quelques conseils.
15Par exemple que les personnes faisant le voyage puissent transmettre à celles qui ne le font pas un témoignage concret des funérailles, car l’on sait que la participation à celles-ci favorise l’élaboration du deuil. Je me rappelle une famille du Kosovo dont le fils d’une dizaine d’années était mort ici dans un accident de voiture et dont seul le père avait pu faire le voyage : il avait ramené une vidéo des funérailles que son épouse et ses autres enfants purent regarder, même plusieurs fois. De même, l’éloignement du cimetière où l’enfant est enterré empêche de s’y rendre (alors que la vue de la tombe facilite la sortie de la phase initiale du deuil, celle du refus), ne permet pas d’offrir au défunt certains témoignages de reconnaissance – telles des fleurs –, accroissant dès lors le risque d’une exacerbation des sentiments de culpabilité. Des alternatives peuvent être suggérées, tant pour rappeler aux survivants la mort irréversible de l’enfant que pour lui offrir des témoignages posthumes d’attachement.
Communiquer avec les enfants de familles migrantes
16De nouveau, à la relecture, la formulation du titre suscite en moi une forme de perplexité. Et, à cette interrogation, la première réponse qui me vient à l’esprit est enfantine : « comme avec tout enfant ! » D’autant plus qu’il n’y a en général pas le problème de la langue, que l’enfant est la plupart du temps habité – cela dépend essentiellement de l’âge et de son temps de scolarisation dans nos écoles – par des appartenances plurielles, des mondes de sens pluriels, ceux pour faire bref de ses sociétés d’origine et d’accueil. La communication avec les enfants, du moins dans le sens usuel de communication, ne présenterait donc, selon mon expérience, pas de difficultés particulières … s’ils n’avaient pas de parents ; ces parents qui les relient aux générations antérieures ; ces parents transmetteurs d’une langue, et à travers elle d’une manière de voir le monde, dont la maladie et la mort ; ces parents dont l’issue du deuil à venir est si cruciale pour le devenir des frères et sœurs ; ces parents pourtant absents du titre qui m’a été proposé, ce titre que j’ai accepté sans sourciller. Mais je vais tenter de les ressusciter.
Communication avec les parents et interprètes communautaires
17La communication avec les parents présente davantage de difficultés. Ils ne maîtrisent pas forcément notre langue, ou s’ils la maîtrisent ne s’y sentent pas forcément à l’aise, surtout lorsqu’il s’agit de parler de thèmes aussi sensibles, aussi émotionnels, que la maladie incurable d’un enfant. L’impératif est alors de travailler avec des interprètes communautaires. Or, j’ai été surpris, en contactant des interprètes à l’occasion de la préparation de cet exposé, – mais peut-être n’est-ce qu’un hasard lié à la non-représentativité des personnes que j’ai interrogées – que très peu d’entre elles n’avaient eu à intervenir dans le domaine des soins palliatifs pédiatriques, et encore ce fut il y a assez longtemps.
18Evidemment, dans des situations aussi sensibles, il ne s’agit pas que d’une simple question de compréhension langagière. Les interprètes communautaires, formés à Appartenances, ont aussi été formés au dialogue entre les deux cultures – celles d’origine et d’accueil –, entre leurs conceptions respectives de l’enfant, de la maladie, de la douleur, du soin, de la mort. Mais les professionnels de la santé, des soins palliatifs en particulier, laissent-ils un espace à l’interprète communautaire pour qu’il puisse les éclairer sur le sens que les parents donnent à la maladie incurable et à la mort ? Sont-ils sensibles aux conceptions de l’enfant, de la maladie, de la douleur, du soin et de la mort ayant cours dans la société d’origine ? Prennent-ils le temps pour informer les parents au sujet de la culture hospitalière, spécialement en matière de soins palliatifs ? Je ne le sais, mais ce serait diablement utile.
Que transmettre à l’enfant, que transmettre aux parents ?
19Dans beaucoup de sociétés, la maladie incurable n’est pas évoquée avec les malades (qu’ils soient adultes ou enfants, mais encore moins avec les enfants) ; on peut le déplorer, mais informer l’enfant sans le consentement des parents – quelle que soit l’information donnée –, outre le choc que cela représente pour eux, les disqualifie et place l’enfant entre deux mondes apparemment inconciliables ; au moment justement où – pour le confort de l’enfant – ces deux mondes devraient trouver un langage commun, co-construire un monde de sens partagé. Et même avec les parents, l’évocation de la maladie incurable est souvent indirecte – l’exposé des faits bruts, sans fard, étant alors adressé à un tiers, un oncle par exemple.
20Quant à l’interprète, si interprète il y a, il se sent piégé : en traduisant littéralement le discours du professionnel, il contrevient aux règles élémentaires de sa culture d’origine et risque de perdre toute crédibilité auprès des parents. L’interprète risque alors bien de se sentir mal, refréner ses larmes, adoucir la traduction, et porter seul le fardeau de sa « transgression ».
21Il s’agirait à mon sens de convier le plus souvent possible aux entretiens fatidiques un interprète communautaire, même dans les cas où la famille parle raisonnablement le français ; de préparer l’entretien avec cet interprète ; d’informer les parents ou le cas échéant le membre délégué de la famille élargie ; définir en concertation avec eux ce qui sera transmis à l’enfant, éventuellement aux parents, et surtout par qui. Souvent ils souhaiteront le faire eux-mêmes, à leur manière, disant ce qu’ils voudront dire, taisant ce qu’ils voudront taire.
Détour par mes expériences personnelles
22En écrivant ces lignes, deux expériences personnelles me reviennent en mémoire. La première semble à première vue contredire mes propos. J’étais en plein examen final de médecine lorsque mon frère cadet, âgé alors de 21 ans, avait été hospitalisé à Beaumont. Une semaine fut nécessaire à la pose d’un diagnostic. Je vins visiter mon frère à la sortie de mon examen de chirurgie et fus accueilli par le chef de clinique qui me dit que l’on avait finalement découvert une maladie de Hodgkin, au stade IV, et que le pronostic n’était guère bon. Puis il ajouta que l’équipe pensait plus judicieux que je transmette moi-même à mon frère son diagnostic, le traitement qui lui serait administré et son pronostic. « Dans quelques semaines vous serez vous-même médecin », ajouta-t-il. Je le fis dans les minutes qui suivirent et fus accueillie par un éclat de rire tonitruant « Ben ! Mon espérance de vie en a pris un sacré coup aujourd’hui ». Je jurai par la suite que l’on ne m’y reprendrait plus. Serais-je donc en train de vouloir infliger aux parents le martyre que j’avais moi-même subi ? En réalité non. D’une part, le chef de clinique et moi-même appartenions « théoriquement » aux mêmes mondes ; mais surtout le chef de clinique m’avait dit ce que je devais transmettre sans même me laisser le temps pour penser aux mots que j’allais utiliser.
23Deuxième expérience : à l’âge de huit ans, une voiture me renversa sur le chemin de l’école et je me trouvai quelques heures dans le coma. Je me réveillai aux soins intensifs sans rien comprendre de ce qui m’arrivait, d’autant plus que j’avais bien sûr perdu la mémoire de l’accident et des heures qui l’avaient précédé. Dans le lit voisin, une femme âgée « avec des tuyaux partout » (eh oui ! c’était il y a longtemps !) qui tel un traumatisme reste gravée dans ma mémoire. J’avais un urgent besoin d’« explications ». De nouveau cette expérience semble contredire mes propos antérieurs. Arguer de ma culture différente de celle de l’enfant migrant n’aurait ici guère de sens : tout être humain – à un âge similaire –, quelle que soit sa culture, présente ce que j’appelle des similitudes fondamentales, qui signent son appartenance à notre espèce. Ainsi le besoin d’« explications » pour élucider autant que faire se peut les mystères qui nous entourent, et même parfois - lorsque notre corps est en jeu – nous habite. L’enfant migrant de huit ans, aux soins palliatifs pédiatriques, a donc besoin d’« explications » autant que moi à l’époque.
24Néanmoins, l’apparente contradiction de mes propos se résout facilement. Le mot explication appartient à notre lexique scientifique et médical occidental, gouverné par la raison et la démonstration. Il suffit alors de lui substituer un mot doté d’une plus grande universalité, interprétation (interprétation de ce qui m’arrive, interprétation de ce qui lui arrive).
25En respect du métissage de l’enfant entre ses deux cultures, il s’agirait dès lors, parents et soignants réunis autour d’une même table, de co-créer une interprétation crédible pour l’enfant, compatible tant avec notre vision du monde qu’avec la leur. Ainsi ne seront-ils pas écartelés entre leurs deux mondes.
L’entrée à l’hôpital, une véritable migration
26Les deux expériences personnelles relatées nous enseignent, à mon sens, encore autre chose. Me réveillant de mon coma dans la salle de soins intensifs, je me sentis à l’étranger, dans un monde dont je ne connaissais ni la géographie, ni les règles. De même, dix-sept ans plus tard, cette fois en tant que frère du patient, je me sentis un étranger à l’hôpital, sans ne rien comprendre à cette « culture » hospitalière [2] – quand bien même j’allais recevoir sous peu mon diplôme de médecin – qui m’enjoignait à asséner à mon frère un verdict de mort possible, voire probable (il mourut en effet dix-huit mois plus tard). De fait, se rendre à l’hôpital, constitue pratiquement toujours, pour le patient et sa famille, une véritable migration. Comme je l’ai écrit dans un livre récent [3], nous sommes tous des migrants. Entre la culture hospitalière et ma culture familiale (j’ai beau être médecin, qui plus est vaudois), il y a un fossé ; entre la culture des services de soins palliatifs et celle de nos villages ou de nos quartiers, il y a au moins des nuances. Ainsi, nos réflexions d’aujourd’hui peuvent, selon moi, orienter le travail avec tout parent, tout enfant, toute famille. Quelle que soit leur origine.
Métissages
27Je me suis contenté jusqu’ici d’une description duelle, culture d’origine/culture d’accueil ou culture hospitalière/culture familiale, pour le moins sujette à caution.
28Qu’est-ce que la culture d’origine d’une famille kosovare, congolaise, tunisienne ou chilienne dont les parents ou grands-parents sont arrivés en Suisse au cours des années 80 ? La culture albanaise traditionnelle (ou congolaise traditionnelle, etc.) qui a depuis longtemps disparu des rues de Pristina ou Kinshasa ? La culture albanaise ou congolaise actuelle ? Mais que veut dire culture albanaise ou congolaise ? Entre un village paumé de la Drenica et la capitale, il y a un monde ; pire encore au Congo, si immense, aux langues si nombreuses.
29Et puis, comme nous le savons très bien aujourd’hui, la « culture » médicale occidentale a métissé les conceptions de la santé et de la maladie jusque dans les recoins les plus reculés de la planète. Le patient du Sud et sa famille « croient » bien souvent aux conceptions héritées de la maladie - par exemple les mauvais sorts - tout en vouant une foi immense, à la mesure de leurs espoirs, aux vertus de la médecine du Nord. D’où l’avantage d’associer, plutôt que d’opposer - opposition qui les déchire -, des traitements traditionnels et des traitements homologués par la science médicale ; à condition bien sûr qu’ils le souhaitent. Il faut toutefois préciser que la mort, et la maladie incurable qui y mène, tend à résister bien longtemps à un tel métissage. La mort a trop partie liée avec la survie communautaire, identitaire, pour que sa conception héritée se laisse facilement métisser ; en sus, la maladie incurable signant une défaite du modèle biomédical, le retour « plein » aux conceptions traditionnelles est des plus fréquents.
30Par ailleurs, toute famille migrante, au contact prolongé de la société d’accueil, se métisse à sa façon. Certaines cherchent à reproduire la tradition à la lettre (familles que j’appelle ghettoïsées) ; d’autres tentent d’épouser le modèle de la société d’accueil (familles assimilées) ; d’autres encore composent avec leurs deux appartenances une création plurielle, autodidacte et originale (intégration créatrice). Ainsi, quand bien même aurions-nous une connaissance encyclopédique des cultures et des religions – de fait impossible –, elle ne nous serait guère d’un grand secours dans notre travail avec des familles toutes métissées à un degré ou à un autre.
Les parents, seule source crédible d’information
31La communication avec les parents joue dès lors un rôle essentiel. Ils sont en fait notre seule source crédible d’informations quant à leur manière singulière de voir le monde. Quelle est leur conception de la maladie, leur interprétation de ses causes, leur manière d’en parler avec les enfants, leur conception de la douleur, leur conception de la mort, leur conception de l’enfant ? Prendre du temps – et même en « perdre » – pour aborder ces thèmes vaut la peine. Ainsi seulement parviendrons-nous peut-être, soignants et parents réunis, à co-créer un monde de sens partagé qui évitera à l’enfant, déjà cisaillé par les forces antagonistes de vie et de mort qui luttent à l’intérieur de son corps, d’être en sus écartelé entre ses deux appartenances.
L’enfant, métis par excellence au métissage incertain
32« Ses deux appartenances » : l’enfant est très vite, dès son entrée à l’école tout au moins, habité par deux langues, deux manières de voir le monde. Il semble précocement se métisser. Il faut toutefois rester prudent. D’abord quant au vocabulaire : métis sous-entend une forme de mélange, alors que ses deux appartenances – selon les agissements de leurs représentants respectifs, enseignants et parents, soignants et parents, peuvent lui paraître inconciliables ; dans ce cas, l’usage du mot métis est abusif. Ensuite quant à l’harmonie (et la dysharmonie) de son possible métissage. Un seul exemple : l’enfant, à part le vocabulaire de sa langue maternelle dont il ne décrypte d’ailleurs pas forcément toutes les subtilités, n’a peut-être jamais, avant la survenue de sa propre maladie, eu le moindre contact avec les conceptions de la maladie et de la mort en vigueur dans sa culture d’origine, alors que les consultations de routine – ne serait-ce que pour des vaccinations – chez son pédiatre ou à l’Hôpital de l’Enfance l’ont rendu davantage familier de notre conception de la santé ; quand bien même il serait véritablement métissé à bien d’autres égards. Par contre, l’annonce aux parents de sa maladie incurable et le spectre de sa mort en un bref instant le plongent dans le monde de sens hérité, pour lui un vrai rébus qu’il s’agit de déchiffrer.
Notre commune humanité
33Je reviens sur le récit de mes deux expériences personnelles. Certains pourraient penser qu’il est hors de propos, que cette ouverture sur l’intimité du professionnel de la santé subvertit la relation à son patient. Car, effectivement, il s’agit du genre d’expériences que je conte à mes patients, petits et grands, enfants et parents. Subverti ? Peut-être, mais je pense à bon escient. Ces récits personnels contés au patient, soit à l’enfant, soit aux parents, font partie du registre de ce que je nomme paroles précieuses. Des paroles où je me découvre pour montrer à mon patient – preuve par les mots – qu’à bien des égards nous sommes les mêmes, que nous pouvons souffrir des mêmes maux, que semblables nous pouvons trouver un langage commun, lui-même terreau d’un futur sens partagé, co-créé dans une réciprocité authentique.
34La maladie, la douleur et la mort suscitent chez chacun un écho, fût-on soignant ou patient, qui témoigne de notre commune humanité. La mort réelle ou potentielle d’un enfant, sous n’importe quelle latitude, ne laisse personne indifférent (même dans les contrées au taux de mortalité infantile excessif). C’est l’absence d’un tel écho, dans les propos du chef de clinique qui s’occupa de mon frère, dont je souffris.
En deçà du culturel, la précarité sociale
35Mais l’écho ne gomme pas les différences. Habitons-nous dans un monde où l’on vit ou habitons-nous dans un monde où l’on survit ? La distinction est essentielle, surtout lorsqu’il s’agit de la mort potentielle d’un enfant. Dit autrement, l’attention portée à la dimension culturelle ne saurait évacuer la dimension sociale. Plus encore : les conditions sociétales (économiques, sociales, politiques et même géostratégiques) contribuent à modeler les cultures. Les sociétés ou communautés de la survie, telles celles qui durant des lustres dédièrent toute leur énergie à leur propre préservation (et dont proviennent beaucoup de « nos » migrants) accordent une importance primordiale à leur survie identitaire [4] ; elles cherchent à éviter que la mort prématurée de certains des leurs ne menace leur survie collective. Rien de plus « normal ». Les conceptions de la parentalité, de l’enfant, de la maladie et de la mort en sont durablement affectées. Il s’agit avant tout, envers et contre tout, de préserver les conceptions héritées, seul joyau auquel s’accrocher. D’où la nécessité, pour nous soignants, d’un souci, souci de ne pas inutilement les heurter. En particulier lorsque le statut des familles dans notre pays, leur permis, est lui-même précaire, prolongeant leur impératif de survie.
36Ces familles au statut précaire (permis N ou F, asile rejeté, sans papiers) se retrouvent dans une situation presque inextricable lorsqu’un enfant tombe gravement malade. Sa possible mort menace la survie familiale, elle-même fondement, la plupart du temps, de leur projet migratoire. D’autant plus que le devenir de l’enfant (sécurité, santé, études) y participait lui-même, directement ou indirectement. Sa maladie incurable détruit donc leur projet, ajoutant une perte et un deuil de sens aux deuils multiples auxquels elles doivent déjà faire face.
37Au moment de leur départ pour l’exil, ces familles avaient généralement reçu, de leurs proches demeurés au pays, un mandat migratoire de survie. Et donc, avec cette maladie incurable, elles échouent dans l’accomplissement de leur mandat. Comment dès lors communiquer aux grands-parents, aux oncles et aux tantes, la maladie et son pronostic sombre ? Beaucoup préfèrent la taire quitte à perdre la face au moment du décès.
38Toute communication avec les familles devrait, dans l’idéal, prendre en compte cette dimension sociale, sociétale, aux multiples facettes. Même si j’ai bien conscience que ce n’est pas toujours possible.
Pour conclure
39S’il s’agissait de résumer mes idées en quelques phrases, je dirais que la conservation chez l’enfant migrant d’un sentiment de sécurité, de confort, lorsqu’il se trouve en présence des siens, devrait constituer l’impératif palliatif. Il s’agirait donc d’aider les parents migrants (mais je répète qu’à mon sens tous les parents le sont) à se sentir les plus à l’aise possible avec l’enfant, d’accompagner – dit autrement – les parents dans leur accompagnement de l’enfant. L’interprète communautaire, au fait des « deux » cultures et des formes infinies de leur métissage, dans ce travail, pourrait être à mon sens l’un de nos guides.
40Accompagner les parents dans leur accompagnement de l’enfant, favoriser un sentiment de sécurité : ces priorités imposent à mon sens que nous multipliions notre solidarité, l’affirmions haut et fort, y compris face aux autorités de l’asile peu soucieuses du drame de ces familles lorsqu’il s’agit de prononcer des renvois. J’en ai malheureusement des exemples.
41Je tiens pour finir à réitérer mon admiration pour votre travail. Je n’aime guère d’ordinaire écrire un texte avant de faire une conférence. Le texte fixe, fige, des idées dont la rencontre avec un public, au dernier moment encore, favorise la « migration » vers un monde de sens partagé, co-créé. D’habitude je ne le fais donc pas, trouvant mille prétextes pour amadouer les organisateurs. Ici, je me suis résolu à obéir à l’injonction. Et, même si je déplore la fixité de ce texte écrit que les exposés de la matinée et les réactions du public auraient fait migrer vers des terres pour moi inconnues, je dois avouer que j’y ai mis passablement d’entrain et y ai pris passablement de plaisir. Avec le sentiment souterrain d’une dette à payer. Certainement aux équipes de soins palliatifs qui ont pris soin de mes proches – plus ou moins jeunes, plus ou moins vieux – avec cette humilité qui témoigne de la conscience de notre appartenance – soignants, patients et familles – à une même humanité.
Bibliographie
Bibliographie
- 1Jean-Claude Métraux, Deuils collectifs et création sociale, La Dispute, Paris, 2004.
- 2L’expression culture hospitalière est dans le cas présent probablement abusive, dans la mesure où une telle pratique n’était de loin pas la règle. Mais le patient, en général, ne connaît pas la règle.
- 3Jean-Claude Métraux, La migration comme métaphore, Paris, La Dispute, 2011, 2013 pour la seconde édition.
- 4Jean-Claude Métraux, La migration comme métaphore, La Dispute, Paris, 2011 ; 2013 pour la seconde édition.