Introduction
1Notre pratique auprès des personnes souffrant de cancers nous confronte à la question clinique des liens dans cette rupture du sentiment de continuité existentielle. Au creux de cet ultime engagement, par quelle tonalité résonnent les pertes antérieures marquées du même sceau de la maladie grave ? Se profile ainsi la question des liens parfois réorganisés dans un après-coup du deuil où le sujet se trouve habité par un sentiment d’« inquiétante étrangeté » (Freud, 1919). C’est un déjà-vu, déjà éprouvé qui fait retour. De témoin impuissant, il devient acteur dramatique incarnant sur la scène du corps de profondes blessures. Ainsi condamné à une posture de passivité dans l’accompagnement de son proche, il se révélerait, au détour du cancer, comme un acteur véritablement transcendé par celui à qui il donnait la « réplique ». Faire trace de ce passage nécessitait cet « appel à témoin » qui résonnait sans fin dans les entretiens : « Ma sœur m’a parlé de vos yeux, vous devez être la psychologue ».
Illustration clinique
2Mme R., enseignante à peine retraitée, est âgée d’une soixantaine d’années lorsqu’elle reçoit, pour la première fois, le diagnostic d’un cancer généralisé à partir de la marge anale. Les traitements proposés consisteront en une chimiothérapie intensive nécessitant des hospitalisations de quelques jours à la fréquence d’une fois toutes les deux ou trois semaines. Les effets secondaires que celle-ci générait viennent rapidement justifier le prolongement de son hospitalisation pendant le week-end au sein d’un service spécialisé dans les soins de confort de ce même hôpital.
3C’est dans un contexte d’intercure de chimiothérapie que Mme R. rejoignait pendant plusieurs semaines cette unité à défaut d’une ouverture du service d’oncologie pendant le week-end et de places disponibles dans un autre service de référence relatif à l’extension de son cancer. Les entretiens non directifs, initiés dans le service d’oncologie, prirent rapidement une intense régularité que sa fragilité psychique venait justifier. Ils étaient, par ailleurs, étayés par les écrits sur la traversée actuelle de la patiente conservés en un « petit carnet » et dont elle consentait la lecture dans l’intimité des rencontres. Toutefois, la stabilisation de son état physique pendant plusieurs mois, ayant permis un retour à domicile, viendra suspendre les entretiens qui se produisaient toujours dans un contexte d’hospitalisation. Nous la rencontrerons à nouveau, environ un an après le premier échange, quelques jours avant son décès dans un service de médecine générale où elle fut hospitalisée en urgence dans un contexte d’altération générale. Elle apparaît, dès lors, dans un état de semi-coma et, la plupart du temps, confuse.
4Au préalable de son atteinte cancéreuse, Mme R. aura recours à la peinture au regard de décompensations dépressives récurrentes puis à l’écriture comme voie privilégiée et réinvestie dans le partage de l’épreuve du cancer. Celle-ci fut une première fois éprouvée au décours de l’accompagnement puis de la mort d’un proche parent des suites d’un cancer, pathologie jusque-là ignorée par elle.
5D’emblée, Mme R. fut emportée sur les voies de la dénégation : « Personne n’est jamais mort du cancer dans ma famille, que du cœur », associant sans transition sur deux collègues soignées pour un cancer, jusqu’à porter son souvenir sur ce proche parent décédé d’une « maladie aux poumons », précise-t-elle. Le mort, dans les réminiscences de traces fantomatiques, fera soudainement retour sous le coup d’une position qu’elle est contrainte d’adopter et qui se trouve être similaire à celle de son « fantôme ». Tout autant, c’est à un retour corporel que son corps décharné exposait Mme R. se rappelant sa maigreur. Elle décrit alors la maladie apparue deux ans auparavant contraignant son proche parent à de multiples séjours à l’hôpital, vomissant à chacun de ses retours. Dans un même souffle, elle me confie : « Je ne voulais pas le voir mais c’était sans doute un c… », se retenant de prononcer le mot qu’elle craignait tant, elle aussi. Elle ne voulait pas le voir non plus, car synonyme de mort.
Discussion autour des questionnements cliniques dégagés
La symbolique de la localisation tumorale
6La traversée du cancer est généralement appréhendée dans la chair du sujet et ainsi susceptible d’éveiller les blessures qui ont émaillé l’histoire personnelle et familiale. A cet endroit s’interroge la symbolique entre la localisation cancéreuse et l’hypothèse subjective du malade. Parfois silencieux, ces drames profondément enfouis inscrivent pourtant leur trace indélébile, inaugurant la confrontation avec la mort que la survenue du cancer ne peut occulter.
7Ici, la comparaison de la perfusion de chimiothérapie à « un boulet au pied » ouvre au fantasme d’une confrontation entre une intrusion et son refus. La dérive langagière jusqu’à l’évocation d’une mère « toute » invite à soutenir le parallèle. La mère devient ici « carcinome », sorte de survivance traumatisante et mortifère ressentie dans une volonté maligne que le corps de son enfant ne lui échappe (« Elle profite que je sois malade pour revenir vers moi et jouer à la maman : à me fixer quand je ferme les yeux, à entrer chez moi sans je ne l’y invite. Comme si j’étais sa petite fille. »).
8Qu’est-ce que la maladie vient éveiller des liens à l’objet perdu ? Peut-elle avoir fonction de révélation de l’énigme du deuil ? Or, les morts ne manquent pas dans l’histoire de la patiente très tôt privée d’un père donné pour mort, mourant une deuxième fois, mais réellement, il y a une dizaine d’années (« On m’a toujours dit que mon père était mort. A ma majorité, ma mère nous a avoué qu’il nous avait, en fait, abandonnées à elle. Bien plus tard, j’ai appris sa mort mais je n’ai pas voulu me rendre à son enterrement ») ; de ses grands-parents maternels qui l’élèveront ainsi que sa sœur jumelle semblant incarner le double vital d’elle-même, celui qui n’est pas abîmé, « sali » par la maladie : « c’est sale, honteux, ça pue », dit-elle de son cancer. En miroir, l’une comme l’autre auraient souffert de deux divorces et de deux fausses couches, demeurant sans enfant. Enfin, la perte de son second concubin s’écroulant sous ses yeux d’une rupture d’anévrisme après huit années de vie commune et investi à l’instar d’une « âme sœur » (« C’était l’amour de ma vie. Nous n’étions pas vraiment comme un couple traditionnel mais plutôt comme frère et sœur ») tandis que celui de sa sœur jumelle résistera, venant par là même illusoirement barrer les retrouvailles. De la même manière, la localisation anale du cancer ouvre la brèche à des reviviscences infantiles qui œuvrent en souffrance, éveillant un manque de mère prégnant.
9Aujourd’hui, c’est d’une mère vécue comme envahissante, quasi cannibalique dont souffre Mme R. : « Elle veut prendre la place de ma sœur, me garder, elle m’envahit et détient les clés de chez moi, ce n’est plus ma maison ».
10F. Vigouroux (1996) souligne la symbolique du moi que revêt cette représentation de la maison, sorte de réceptacle du paysage psychique de l’habitant. Sa mère exilée en son sein se poserait en clandestine, se vivrait comme une violente intrusion jusque dans ses chairs dont le cancer fera douloureusement écho. En ce sens, Mme R. utilise l’image de la « boîte à chaussures » pour décrire son « chez elle ». Selon G. Bachelard (1948), la maison ferait partie des trois « grandes images de refuge : la maison, le ventre, la grotte ». Ainsi, « la maison est aussi un symbole féminin, avec le sens de refuge, de mère, de protection, de sein maternel ». En ce sens, l’évocation de l’enfermement au détour de la description de son habitation admet des prolongements jusqu’à cette mère décrite comme persécutrice, privant Mme R. de toute échappée en sa présence. Le philosophe insiste d’ailleurs sur le fait que la maison représente, en outre, un espace très important pour l’évolution de la psyché. Son intérieur meurtri trouverait là résonance en ces murs clos, ce qui tend à éclairer un éprouvé d’emprisonnement finalement récurrent dans son discours. Ainsi, selon P. Vigouroux (1996), nous nous projetterions en elles, sortes de miroirs à travers lesquels nous tenterions de guérir d’un mal d’amour plus ancien.
11Cela commence par la prison à laquelle aurait été contraint son père pour ne pas avoir payé ses pensions alimentaires (« Tout ça n’est plus très clair mais j’ai le sentiment que ma mère nous aurait montré un article de journal où figurait la condamnation de mon père à une peine de prison »). Rappelons que ce même père est donné pour mort par sa mère, se recouvrant de l’identité de veuve. Poursuivons le fil de son discours jusqu’à la représentation de la « cage dorée » comme habitat qui symboliserait cette belle maison qui l’abritait alors qu’elle vivait avec son dernier époux décrit comme autoritaire, véritable bourreau la tenant prisonnière de ses maltraitances. D’ailleurs, celui-ci aurait orchestré son internement en « hôpital psychiatrique », confie-t-elle, plaidant la folie. Enfin, dans une même association, elle fera allusion à sa mère qui se réjouirait de l’occurrence du cancer : « C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux », seule condition peut-être à une intrusion réparatrice. La survivance d’un éprouvé d’emprisonnement auquel conduirait le cancer, symbole de mort dans l’inconscient collectif, est ici à souligner, répétant à propos de son transfert provisoire en unité de soins palliatifs : « Je n’arrive pas à croire que c’est un service où l’on meurt ». Cet éprouvé d’être ainsi prisonnière du « couloir de la mort », que pouvait symboliser pour elle ce service, pouvait-il entrer en résonance avec ces lointaines réminiscences ? Or, dans l’isolement, la folie menace. D’ailleurs, n’est-ce pas un mal insensé qui l’habite ? Réparer cet éprouvé au cœur de la souffrance propre au caractère monade (Leiris, 1969) de l’être humain menacé de mort via l’ouverture antalgique à l’autre peut être entendue comme ultime échappée à un destin qui se dérobe à notre maîtrise.
12Ainsi les échanges réguliers pouvaient révéler une inclinaison hautement enfantine, s’adressant à moi comme une petite fille, au-delà de l’usage d’un langage juvénile, dans sa posture fœtale et son attitude (mimiques faciales, gestuelles relevant d’une timidité enfantine). A travers moi, à qui s’adressait-elle fantasmatiquement ? Me faisant promettre la confidentialité des entretiens, me lisant les lettres réellement adressées à sa sœur et « vomissant » sur sa mère. Associant sur la visée des entretiens, elle disait : « J’ai l’impression de vomir un repas mal digéré, je me sens alors plus légère, comme si je crachais le mauvais au dehors », expulsant d’elle-même cet intrus dont la maladie, par l’éprouvé de survivance, avait autorisé le passage. A ce moment précis, l’association me vint avec l’évocation de sa plaie de douleur qu’elle situe « Là, derrière mais que je n’ose pas regarder. Elle est ouverte et on y fait pénétrer des mèches tous les trois jours pour faire sortir le pus. J’ai peur qu’elle se déchire et s’ouvre aux toilettes »… ce pus, qui se dégage d’elle-même, devenue corps de souffrance, sans compter sur l’intervention du tiers autorisant cette expulsion. Dans cette hypothèse, la traversée du cancer aurait-elle ainsi paradoxalement une vertu créatrice dans cette voie de dégagement qu’offre « l’objet » disposé à accueillir cet être en partance ?
Le recours artistique
13Elle aura recours à l’écriture, à la « langue paternelle », en somme, en communiquant par ce biais lorsqu’elle était enfant mais via un code tenu secret. C’est à l’abri du regard de la Mère qu’elle échangeait avec sa sœur jumelle : « C’était notre jardin secret ». Cependant, les questions que Mme R. adresse à celle-ci aujourd’hui laisseront l’énigme intacte, celle qui touche à un éprouvé d’abandon désormais exposée à une mère vécue comme « toute-puissante » et dont l’envahissement du corps par le cancer a pu éveiller : « Le lien entre les jumeaux a cette caractéristique » dit elle « qu’il y en a toujours un qui aime plus que l’autre (…) Et je suis celui-là », sa sœur arrachant les correspondances laissées « lettres mortes » afin de supprimer tout risque de violation. Sollicitée sur le code créé pour symboliser leur mère, elle tracera du bout de son doigt : ?, éclairant le paysage psychique de la mère phallique décrite par A. Green (1968). De la créativité comme expérience de deuil se profile la mise en œuvre de son énigme de vie, énigme vitale face à la mort, face à la mère. Plus qu’une métonymie, une réalité pour Mme R. un Réel presque…
14Dans une triangulation symbolique, elle précise que sa plume s’orne de trois écritures distinctes. Il s’agit, tout d’abord, du code que nous venons d’évoquer relevant de la mère « qui veut prendre la place de sa sœur ». Par ailleurs, elle mentionne une écriture « droite et alignée » pouvant symboliser le père, le tiers séparant mais véritable absent de l’histoire de la patiente. Or, cette écriture la quitte désormais (comme tous les hommes de sa vie : père, grand-père, oncle, époux), me confie-t-elle, condamnée à une écriture « brouillon, comme celle d’un docteur » que semble incarner Mme R., elle-même, prisonnière du discours médical et au vécu littéralement embrouillé par l’expérience des deuils éveillés sous le coup du cancer. Son identité qui se délie dans cette traversée de la maladie grave se constituerait-elle à la manière d’un écrivain qui invente ses personnages ? Ultime tentative d’échappée, elle dépose la trace de sa pensée abîmée sur des petits carnets, réceptacles d’un paysage psychique meurtri, à la dérive, privé des mots comme balise.
15L’histoire de cette patiente artiste vient éclairer la façon dont nous aurons à « œuvrer » avec ces personnes engagées dans un tel cheminement, dans une telle vérité que peut préfigurer la menace de mort. Sa passion pour la peinture interroge aussi l’œuvre créatrice comme expérience de deuil dans les retrouvailles avec cette part de l’autre, dans ses liens avec le sujet. Autrement dit, l’art comme possible échappée à une réclusion mortelle. Elle fit don de certaines de ses peintures, allant jusqu’à séparer le triptyque, une de ses œuvres « préférées », précise-t-elle, à laquelle elle donnera pour titre : « Les cigognes se cachent pour mourir ». A ma demande, elle la décrit en ces termes : « C’est une œuvre tourmentée où les cigognes se jettent sur les branches tordues des arbres et meurent cachées par terre sur des cailloux blancs ». Il serait intéressant de nous pencher sur la symbolique de la cigogne qui est généralement un oiseau de bon augure. Dans l’imagerie populaire et les contes de fées, elle est symbole de fécondité, associée aux naissances. Mme R. nous rappelait au statut de mère qui lui avait été barré par la vie. Par ailleurs, une croyance voudrait qu’elle ait volé autour de Jésus lors de sa crucifixion. La cigogne devient donc le symbole de la résurrection, de la régénération. Enfin, elle incarne le symbole de la piété et de la charité envers les parents. Or, le fantasme de Mme R. condamne à mort ces oiseaux qui, dans toute leur bonté, se fracassent sur des cailloux, toutefois blancs symbolisant sans doute la pureté de leurs intentions. Il semble, en effet, que la sphère filiale demeure au centre de la problématique de cette patiente précisément exposée à la question de la mortalité. Le recours à l’art, quand les mots désertent la scène de l’entre-deux créée par le lien thérapeutique, n’ouvre-t-il pas alors la voie du symbolique pour penser le mort qui revient dans le corps ? Mais, l’art tomberait-il malade en même temps que son créateur ? L’œuvre qui s’anime alors, sorte de miroir reflétant un prisme ou spectre étrangement familier, semble ni tout à fait vivant ni vraiment mort mais résident de l’entre-deux. Quand l’une (cancer) et l’autre (art) destinée se rencontrent, cette collusion précipite l’artiste autant que le malade au cœur d’un procès à la dérive, suspendu à notre réflexion.
16Trois chemins de traverse tracent leurs sillages dans cette problématique. L’art serait-il « intoxiqué » par la maladie, dans la mesure où il porterait les stigmates d’une traversée actuelle éprouvante ? La potentialité créatrice se métamorphoserait sous le coup du cancer. L’art serait-il « antidote » contre l’anéantissement auquel menace le cancer, immunisant son créateur promis à l’éternité par le spécimen ainsi créé et transmis ? La potentialité artistique, si elle résiste au chaos qui prend corps, c’est au prix d’un effet de « cristallisation », demeurant imperméable aux bouleversements psychiques qu’elle ne reproduit en rien sur la matière : la production reste intacte. Serait-il « atomisé » par l’effraction de se savoir potentiellement mourant, aspiré par le vide qui ouvre sur le Réel terrifiant ? La potentialité artistique ne résiste pas à la traversée du cancer privant le sujet d’espace psychique, support de sa parole jusqu’alors. Ici, la trace laissée par le « moteur de la création », le deuil qui en constitue son essence et qui y a déposé une cicatrice, se trouve ouverte sous l’effet de la résonance. Quelque chose du traumatisme initial trouverait-il à se rejouer sous l’effet du cancer annoncé ? Le concept d’agonie primitive (1975) qui rend compte d’une expérience de catastrophe corporelle engagerait de dangereuses retrouvailles. L’art pictural tel que nous l’éclaire cette histoire, pourtant résistant aux événements bouleversants de son existence, se trouvera anéanti par la rencontre du cancer. Mme R. savait que, cette fois-ci, un danger vital se pointait à l’horizon.
L’image miroir
17Quittant l’habit de la monade, terme exploré par le philosophe M. Leiris (1961), qui recouvre l’être humain condamné à sa solitude face à la mort, Mme R. investissait-elle de toutes ses pulsions de vie encore disponibles celui du nomade, tourné vers l’autre, que pouvait incarner un patient de son âge souffrant de la même pathologie et investissant les plantes du service qu’il ramenait à la vie. Ce lien que nous avons vu naître en ces lieux où la mort profile à l’horizon, Mme R. l’appelle son « jardin secret » rappelant les liens étroits avec sa sœur jumelle. Privée du regard réparateur de celle-ci, son autre Moi, qui se détourne ainsi de son double angoissant qui lui rappelle sa destinée mortelle, la patiente y trouve là réconfort. Pour illustrer sa déception, elle dira : « Pour ma sœur, un fil électrique, ça a plus de valeur que la vie et la mort ». Justement, à ses mots défendant, Mme R. pouvait-elle avec davantage d’authenticité symboliser le courant, l’énergie à vivre conservée dans ce fil ténu que représente la maladie. Oui, sa vie ne tient plus qu’à un fil, électrisé d’amour semble-t-il. Rompre ce fil vital risquerait bien de la condamner à un choc mortel : ce fil, symbole du lien qui unit le malade au témoin de son histoire. A la jointure entre l’inné et l’acquis, P. Ricœur (2008) se réfère aux pouvoirs de base comme constitutifs de la première assise de l’humanité, au sens de l’humain opposé à l’inhumain. Le sujet capable s’atteste comme sujet responsable. Le sujet capable est inscrit par le pouvoir du dire (produire un discours sensé), celui d’agir (produire des évènements), celui de raconter (produire du visible en-formé dans une histoire). Ainsi tout changement provoqué par l’occurrence d’un événement potentiellement traumatique revêt au niveau humain un aspect dramatique, qui est celui de l’histoire personnelle enchevêtrée dans les histoires innombrables de nos compagnons d’existence. La personne est son histoire et la possibilité de raconter autrement au détour du cancer ouvre à celle de se laisser raconter par les autres. Le témoignage ainsi délivré révèlerait une force magique dans le sacré qui lui est dévolu. Plus qu’un échange de don entre celui qui meurt et qui fait témoignage et celui, témoin, qui atteste de la capacité qui s’épuise dans ce passage de l’humain à celui d’inhumain, ce qui circule symboliserait un gage dans cette rencontre avec un autre humain, un semblable.
18Ne pourrions-nous pas deviner à travers l’histoire de cette patiente les deux parts d’une même personne qu’elle symbolisera par le qualificatif suivant : « rive droite-rive gauche » comme l’écho ressurgi de son enfance où déjà sa sœur apparaissait comme le double d’elle-même, quoique toutefois différenciée. Serions-nous sensibles à la résonance que cet appel produit du côté de la vie comme du côté de la mort ? En ce sens, l’espace transitionnel comme entre-deux susceptible de faire trace de l’indicible paraît accessoire dans ces vertus de relais potentiel. En effet, sa sœur jumelle n’incarnerait-elle pas d’emblée la part survivante d’elle-même venant ainsi au secours de celle qui s’engloutit à mesure de l’avancée du cancer ? En tant qu’elle constitue sa part rescapée, l’œuvre d’un témoignage semble bien optionnelle, ce qui est susceptible de nous ouvrir la voie vers une présence qui s’imposait effectivement comme vitale pour Mme R. Pouvait-elle représenter le côté pile, touché par cette « sale maladie » tandis que sa sœur incarnerait le côté face, visible de l’individu préservé de l’engloutissement qui menace. Elle est le miroir qui lui assurait la reconnaissance de son identité là même où la mère avait failli. Survit ainsi en notre mémoire une récurrence dans son discours : « Où est ma sœur ? J’ai besoin d’elle » ; peut-être pour survivre à elle-même ?
Conclusion
19Enveloppée par les feuilles jaunies de ses livres de classe, Mme R. livrera son dernier souffle. Transmettre à l’aube de la mort, c’est ce dont témoigne cette histoire. Et pourtant, les ouvrages réclamés par elle resteront clos et nous ne vîmes aucun enfant franchir le seuil de sa chambre d’hôpital.
20L’histoire de Mme R. illustrerait cet aspect de l’art que nous dirions « atomisé » en ce qui concerne le recours à la création picturale. C’est en son sein que se trace sa mémoire et là même que s’anime l’œuvre du témoignage pour Mme R. C’est ainsi que sa mort ne sera finalement racontée que dans le récit de ceux qui lui survivront, ce qui exclut que nous la saisissions comme fin narrative. Témoigner semble être un gage pour rester vivant, en mémoire, à condition que ce tiers qui témoigne d’une vie qui s’achève fasse œuvre de témoignage à son tour…
Bibliographie
- 1Freud S. L’inquiétante étrangeté et autres essais, in L’inquiétante étrangeté et autres essais (1919), trad. B. Féron. Paris : Gallimard, 1985.
- 2Green A. Au sujet de la mère phallique. Rev Fr Psychanal 1968 ; 39 : 162.
- 3Laufer L. L’énigme du deuil. Paris : PUF, 2006.
- 4Leiris M. Mémoires sans mot. Paris : Gallimard, 1969.
- 5Lombard M. Dans les profondeurs du cancer. Psychanalyse du deuil et du témoin, Sarrebruck : Editions Universitaires Européennes, 2011.
- 6Ricœur P. De l’homme faillible à l’homme capable. Paris : PUF, 2008.
- 7Raimbault G. Parlons du deuil. Paris : Payot, 2004.
- 8Vigouroux F. L’âme des maisons. Paris : Hachette, 1996
- 9Winnicott DW. La préoccupation maternelle primaire. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1956, p.168-174.
- 10Winnicott DW. La crainte de l’effondrement. Nouvelle Revue de Psychanalyse. Paris : Gallimard, 1975.