Notes
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[1]
Nous parlons ici d’euthanasie active directe («?homicide intentionnel dans le but d’abréger les souffrances d’une personne?», à sa demande). L’euthanasie passive (renonciation à ou interruption des mesures de maintien de la vie) et l’euthanasie active indirecte (administration de substances pour réduire les souffrances, dont «?les effets secondaires sont susceptibles de réduire la durée de la survie?»), pour leur part, sont tolérées dans de nombreux pays d’Europe. Pour plus d’informations, voir «?Les différentes formes d’assistance au décès et leur réglementation légale?», accès?: www.bj.admin.ch (page consultée le 5 août 2010).
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[2]
La question fait débat dans de nombreux pays. Il semble par exemple que l’Estonie ait légalisé cette pratique, mais il n’existe à notre connaissance pas d’informations précises quant aux conditions de cette pratique. Face à la complexité de cette question et aux nombreux débats qu’elle suscite, il est difficile de tenir à jour les données juridiques.
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[3]
En 2009, après avoir préféré éviter de légiférer pendant des années, le Conseil fédéral a finalement décidé en juin d’envoyer deux avant-projets de loi en consultation, l’un prévoyant des restrictions légales et une surveillance médicale à la pratique du suicide assisté et l’autre visant à interdire l’assistance organisée au suicide.
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[4]
Pott M, Gamondi C, Currat T. Participer à un suicide assisté?: étude exploratoire sur l’expérience des proches et leurs représentations de la fin de vie, de la mort et du deuil, étude financée par le Réseau d’études appliquées de pratiques de santé de réadaptation et (ré)insertion (RéSaR).
-
[5]
Ceci peut s’expliquer par le Code civil en rigueur, qui règlemente les relations du médecin avec son patient. Il faut souligner ici que la modification prochaine du Code civil (art. 434ss – Personnes incapables de discernement n’ayant pas constitué de mandat?: représentation par le parent le plus proche en lieu et place de la gestion d’affaires par le médecin) prévoit de confier les décisions concernant les traitements, ou les arrêts de traitements, aux proches et non plus aux médecins dans les cas où le patient n’aurait plus sa capacité de discernement. Ces cas de figure ne concernent bien sûr pas l’assistance au suicide.
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[6]
Les mots-clés utilisés étaient?: proches, suicide assisté, assistance au suicide, euthanasie, deuil (et leur traduction anglaise).
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[7]
Du point de vue du profil sociologique des enquêtés, il est intéressant de noter que les proches de personnes ayant fait une demande de suicide assisté étaient moins religieuses et d’un niveau de formation plus élevé que ceux du groupe contrôle.
Introduction
1Bien que la pratique de l’assistance au suicide et de l’euthanasie volontaire [1] soit interdite sur la majeure partie du globe, plusieurs pays ont, depuis quelques années, légalisé ou dépénalisé ces pratiques [2]?: les Pays-Bas en 2001, la Belgique en 2002 et le Luxembourg en 2008. Aux Etats-Unis, les essais pour légaliser le suicide médicalement assisté ont échoué dans de nombreux Etats et seuls trois l’ont légalisé?: l’Oregon, depuis 1997, l’Etat de Washington et l’Etat du Montana, depuis 2008. Les conditions d’application de ces lois sont sensiblement les mêmes qu’il s’agisse de suicide médicalement assisté, d’euthanasie ou des deux ensemble. La loi la plus restrictive est celle de l’Oregon dans la mesure où le suicide médicalement assisté n’est possible que si la personne qui le demande a un pronostic de six mois ou moins à vivre et qu’elle réside dans l’Etat. Le Code pénal suisse, dans son article 115, ne punit pas l’assistance au suicide si elle ne poursuit pas un mobile égoïste. Cet article, datant de 1918, a servi de justificatif à la création de plusieurs associations militant pour le droit au suicide assisté. La Suisse est le seul pays où la participation d’un médecin n’est pas obligatoire et où cette assistance n’est pas réglementée de manière explicite jusqu’à ce jour. [3] Cette pratique n’est d’ailleurs pas considérée comme faisant partie de l’activité médicale par l’Académie suisse des sciences médicales.[1] Malgré le manque de données au niveau national, on peut avancer que le suicide assisté est en augmentation en Suisse depuis les années 1990.[2,3] Pourtant, les éléments qui ont provoqué l’émergence des mouvements militants, comme l’acharnement thérapeutique, le paternalisme médical, l’impuissance devant la douleur des malades gravement atteints, ne se présentent plus avec la même acuité, ni de la même manière. En effet, aujourd’hui, la relation médecin-patient s’est beaucoup équilibrée, permettant un meilleur partage de l’information et une plus grande autonomie des patients vis-à-vis des décisions médicales les concernant. De plus, l’évolution des traitements symptomatiques et le développement des soins palliatifs ont permis une nette amélioration des conditions de fin de vie. Malgré cela, ces dernières sont encore perçues comme indignes par de nombreuses personnes. La pression économique et médiatique sur les malades qui sont de plus en plus âgés et atteints de plusieurs pathologies tend à renforcer leur sentiment d’être un fardeau pour l’entourage et la société. Notre équipe observe et analyse le débat public en Suisse depuis quelques années. Une première étude exploratoire[4] a été réalisée au Tessin, visant à comprendre l’expérience des proches impliqués dans une assistance au suicide. Une deuxième étude, [4] visant à saturer les données sur l’implication des proches, est en cours en Suisse latine. Cet article présente la revue de la littérature qui a permis l’élaboration de la problématique de cette deuxième étude.
2Une des caractéristiques fondamentales du suicide assisté est la place primordiale accordée à l’individu et à ses choix. Au nom du principe d’autonomie, compris comme une liberté fondamentale qui autorise l’individu à disposer sans condition de lui-même, la décision de mourir par suicide assisté reviendrait exclusivement à la personne malade. Même si les proches sont fréquemment évoqués dans les débats politiques et médiatiques, ainsi que par les organisations d’assistance au suicide, ceux-ci ne jouent aucun rôle défini et n’ont pas de pouvoir décisionnel. [5] Ils n’ont pas de rôle ou de droit particulier au sein des procédures des institutions socio-sanitaires.[5] Ils ne sont informés de la demande de suicide assisté que si le patient le souhaite et peuvent donc rester en dehors du processus. Le malade est protégé des «?mobiles égoïstes?» des proches par l’article 115 du Code pénal suisse. Légalement, le proche n’a donc pas de rôle, si ce n’est potentiellement négatif. Dans les procédures de suicide assisté, l’attention est focalisée sur la personne malade et les proches occupent une place secondaire. Les associations incitent le candidat à parler de sa démarche à ses proches, qui sont invités à être présents au moment de la mort. Leurs inquiétudes sont canalisées par les accompagnants des associations et ils sont protégés du spectacle d’une longue agonie, puisqu’ils assistent à une mort «?propre?», organisée et rapide. Le rôle des proches consiste à participer au processus de «?pacification de la mort?»?;[6] ils sont invités à soutenir et à accompagner le candidat au suicide dans sa démarche, comme une dernière preuve de lien. En effet, la rhétorique des associations ancre l’acceptation des proches dans l’amour qu’ils portent au suicidant et dans le respect de son autonomie. Une fois le suicide consommé et l’enquête sur la mort violente terminée, les prestations des associations d’aide au suicide s’arrêtent.
3A ceci s’ajoutent les divers dilemmes éthiques auxquels peuvent être confrontés les proches suite à une demande d’assistance au suicide, dilemmes souvent soulevés dans les débats publics autour de cette question et qui tournent essentiellement autour de deux notions?: la dignité et l’autonomie. La vision de ce qu’est une fin de vie digne peut largement varier selon le point de vue adopté et peut ne pas être partagée par le suicidant et ses proches?; ces derniers se retrouvent alors tiraillés entre leur désir de soutenir le suicidant et leur désir de le garder encore auprès d’eux et de restaurer cette dignité perçue comme perdue. Dans les discours des associations d’aide au suicide, la dignité semble recouvrir l’idée d’une mort sans souffrance, consciente et maîtrisée. Chez les opposants au suicide assisté, la notion de dignité est également présente mais est plutôt entendue comme dignité inaliénable de l’être humain et ne peut donc être diminuée. Entre ces deux interprétations du terme, on trouve une large gamme de visions auxquelles peuvent s’identifier les proches. Par ailleurs, dans une société qui s’individualise de plus en plus, la notion d’autonomie est souvent élevée au rang de valeur centrale. Les proches peuvent donc ne pas soutenir a priori la décision de recourir à un suicide assisté, mais l’accepter tout de même afin de respecter le choix de la personne malade. Sans les épuiser, ces deux exemples permettent de donner une idée des dilemmes auxquels sont confrontés les proches.
4En définitive, les proches occupent donc principalement trois positions?: soit ils n’apparaissent pas dans le débat, soit ils sont perçus comme potentiellement suspects, soit ils participent à la pacification de la mort, en approuvant la décision du candidat au suicide. Pourtant, quel que soit le lieu de la fin de vie, la manière dont elle se déroule et le degré de spécialisation des équipes professionnelles, des proches vont être impliqués dans les décisions prises sur la manière de mourir et bouleversés par des questions éthiques. Ils vont soigner et accompagner leur mourant, être présents lors de sa mort, organiser des rites funéraires ou y participer et finalement entamer un processus plus ou moins long de deuil et de retour à une vie normale. Des études portant sur les soins palliatifs à domicile montrent que, même si les professionnels peinent à intégrer les proches dans les décisions à prendre,[7,8] ces derniers sont très engagés dans les soins qu’ils prodiguent et font preuve de compétences pointues dans l’anticipation et la gestion des crises.[9] On peut en déduire que la position et le rôle des proches sont donc nécessairement problématiques lorsqu’ils sont impliqués dans une assistance au suicide.
Revue de la littérature
5Il existe peu de publications spécifiques sur l’implication des proches dans un suicide assisté. Par contre, la littérature concernant le suicide et le deuil est très abondante. Nous avons analysé la littérature sur le suicide et le deuil en ne retenant que les éléments généraux faisant consensus. Ensuite, afin de connaître les problématiques les moins bien documentées concernant les proches et le suicide assisté, nous avons répertorié les publications existant sur le sujet au travers d’une large recherche sur diverses bases de données (MEDLINE, Francis, Cairn, Sociological abstracts). [6]
Deuil après un suicide
6Bien qu’il existe des différences entre le suicide assisté et le suicide, il s’agit dans les deux cas de s’ôter volontairement la vie. C’est pourquoi, il est utile, lorsque l’on s’intéresse aux proches, de se pencher sur ce que peut nous apprendre la littérature sur l’impact du suicide sur le deuil des survivants. Au préalable, il convient de rappeler quelles sont les différences importantes qui existent entre le suicide «?conventionnel?» et le suicide «?assisté?». On constate tout d’abord que les personnes ayant recours au suicide assisté ont classiquement un pronostic vital engagé à plus ou moins court terme et sont donc généralement proches de la mort, même si certaines études ont montré cependant que les personnes d’un grand âge et «?fatiguées de vivre?» sont de plus en plus nombreuses à recourir au suicide assisté.[3] La deuxième est que la date du suicide est fixée à l’avance et la plupart du temps connue par les proches, ce qui permet de «?faire ses adieux?». La troisième différence porte sur les moyens de mettre fin à ses jours?: le suicide «?conventionnel?» est souvent violent, alors que les moyens mis en œuvre pour un suicide «?assisté?» visent avant tout à adoucir la mort pour le suicidant et pour son entourage. Enfin, le suicide assisté laisse également une certaine place à la négociation entre les différents protagonistes, dans la mesure où, comme le mentionne Zala,[10] «?donner suite à la requête de la personne désirant anticiper sa mort suppose un feu vert quant à sa réalisation. Le rôle de l’entourage (…) réside davantage dans le déblocage de la situation pour que la personne mourante puisse suivre sa voie. En ce sens, l’aval des proches est fondamental pour la personne désirant être assistée?» (p. 63). La littérature spécifique sur le deuil après suicide est sujette à de nombreuses controverses. On considère qu’il existe trop peu de données pour fournir une théorie cohérente des mécanismes du deuil après suicide. Néanmoins, il existe de nombreuses indications que le deuil après suicide présenterait un certain nombre de caractéristiques. Range[11] définit quatre expériences de deuil spécifiques aux survivants de personnes suicidées?: la stigmatisation, le reproche, la recherche de sens et la sensation d’être incompris. La stigmatisation se manifeste par des préjugés, de la méfiance, de la peur, de l’embarras et/ou des stratégies d’évitement. Plusieurs auteurs[12,13] considèrent que la stigmatisation et l’isolement sont des problèmes centraux chez les proches de suicidés et que ces derniers sont vus de manière plus négative par les autres et par eux-mêmes. Une revue systématique de la littérature conclut que, lorsque l’on considère des variables spécifiques du deuil, les survivants de suicidés rapportent des niveaux de rejet, de honte, de stigmatisation, de besoin de cacher la cause de la mort et de blâme plus élevés que les autres.[14] Cette même revue de la littérature estime néanmoins qu’il y a plus de similarités que de différences dans les différents processus du deuil. Ainsi, la question du deuil après suicide reste ouverte, mais un certain nombre de caractéristiques méritent d’être documentées, comme le risque de stigmatisation, les reproches, la recherche de sens et la sensation d’être incompris.
Le deuil des proches après un suicide assisté
7Les spécificités du deuil des proches après suicide assisté sont documentées dans une étude qui a eu lieu en Oregon.[15] Elle s’est intéressée aux conséquences pour les proches d’une assistance au suicide. En préambule, l’équipe de recherche rappelle que seule une demande sur six en Oregon est acceptée. Le plus souvent les proches soutiennent le choix des patients, l’opposition des familles est un facteur qui permet de prédire quels seront les patients auxquels ne sera finalement pas accordée une ordonnance. L’étude a mesuré la sévérité des symptômes de deuil, l’utilisation des services de santé mentale et les cas de dépression. L’objectif secondaire était de comparer ces résultats avec ceux de personnes dont les proches n’ont pas eu recours à l’assistance au suicide (groupe contrôle). Cette étude a montré que les taux de dépression et de troubles liés au deuil étaient comparables à ceux du groupe contrôle. En revanche, les familles de proches décédés par suicide assisté semblaient mieux préparées, moins déçues des opportunités de traitement et avaient plus souvent le sentiment que les préférences du patient avaient été respectées. [7] Une étude récente, menée en Suisse auprès de personnes ayant accompagné un suicide assisté, est arrivée à des conclusions un peu différentes.[16] En effet, les résultats ont montré que la prévalence de syndrome de stress post-traumatique dans cette population était plus élevée que dans la population générale. En revanche, le taux de deuils compliqués chez les personnes ayant pris part à un suicide assisté était semblable à celui de la population générale.
8Il semble que la possibilité de faire ses adieux, de parler de la mort librement et de régler d’éventuels conflits anciens ou présents permette de faire une sorte de «?deuil anticipé?» et soit un déterminant important de symptômes de deuil moindres par la suite.[10,17] En effet, dans le cas du suicide assisté, le choc de l’annonce du décès a lieu avant la mort, dans la phase d’accompagnement. Du coup, la première phase du deuil se fait avant. Ensuite, le deuil post mortem est surtout caractérisé par «?la réalisation et l’incorporation de ce qui s’est passé?» (p. 80).[10] Ainsi, il semble que ce deuil anticipé n’empêche pas un deuil post mortem caractérisé par un sentiment de vide et de nostalgie induits par l’intensification relationnelle qui a caractérisé la période menant au décès. De plus, cette pratique étant encore assez peu répandue, le proche (ou les proches) se retrouve seul à devoir expliquer à l’entourage les circonstances de la mort, ce qu’il préfère d’ailleurs parfois éviter par peur des réactions négatives ou de l’incompréhension dont cette démarche pourrait faire l’objet.[10] Nous retrouvons ici les constatations faites pour les deuils consécutifs à des suicides «?conventionnels?».
L’avis des proches sur les motivations d’un suicide assisté
9Pour mieux comprendre la manière dont est vécu un suicide assisté, il est important de connaître également les arguments mis en avant par les proches pour justifier le suicide. Une étude[18] a interrogé les proches de 83 personnes ayant manifesté leur souhait d’une assistance au suicide aux Etats-Unis. Les proches étaient définis comme des personnes connaissant le patient depuis plus de quatre ans et s’en étant largement occupé au cours des derniers mois de sa vie. La méthode consistait à prendre position sur 28 raisons pouvant expliquer la demande d’assistance au suicide et sur la cause principale de la demande. Les raisons les plus importantes étaient?: le désir de contrôler les circonstances de sa mort?; la perte de dignité?; l’envie de mourir à la maison et la crainte de perdre son indépendance, sa qualité de vie et sa capacité à prendre soin de soi. Les symptômes physiques éprouvés au moment de la demande ne jouaient pas un grand rôle, par contre ils étaient plus présents dans les craintes quant au futur. On constate avec cette étude que les symptômes physiques, tels qu’une douleur intolérable, ne représentent pas la cause première d’une demande de suicide assisté. Une revue de la littérature sur cette thématique a par ailleurs montré des résultats similaires.[19]
L’implication des proches
10D’autres études documentent l’accompagnement d’un candidat au suicide assisté. La plupart des personnes qui souhaitent demander une assistance au suicide en parlent en premier lieu à leurs proches et ces derniers se trouvent souvent être la première source de soins et de soutien tout au long de la démarche.[20,21] Une des rares études qualitatives qui s’intéresse à l’expérience des proches dans le cadre de l’assistance au suicide[10] met au jour les mécanismes qui vont permettre aux proches d’admettre la décision de la personne mourante et de la soutenir, qu’ils adhèrent ou non à cette décision. Si «?cette solution (est) envisageable, voire confortable avant tout pour la personne souhaitant partir?» (p. 30),[10] la tolérance, le respect pour l’autre et l’identification à la personne qui souhaite mourir aident les proches à la suivre dans sa démarche. Une des particularités de l’assistance au suicide[10] est que la mort est le résultat d’une décision constante et peut être préparée non seulement par le patient lui-même mais aussi par les proches. L’implication des proches est très spécifique dans le contexte d’une assistance au suicide. Que la famille soit d’accord ou non avec la demande du patient, l’implication émotionnelle des proches commence au moment de la première demande de suicide assisté et, comme le temps et les préparatifs avancent, elle devient de plus en plus visible et significative. Il existe en fait trois étapes distinctes pour les proches, comme l’explique Zala.[10] La première a lieu avec l’évocation du suicide assisté par la personne malade. A ce stade, l’engagement des proches est qualifié de «?sympathisant?» par l’auteure de cette étude dans la mesure où le suicide assisté n’est qu’évoqué et demeure une éventualité plus ou moins lointaine. De plus, l’espoir d’une guérison ou d’un renoncement à anticiper la mort sont encore présents. La deuxième étape commence lorsqu’une date pour l’assistance au suicide est fixée. A ce moment-là, le moment de la mort cesse d’être indéterminé et devient certain, éliminant ainsi tout espoir. Le fait de fixer la date de la mort est l’une des spécificités majeures du suicide assisté et débouche sur une période d’intensification relationnelle orchestrée par le mourant, pendant laquelle les proches se retrouvent dans un rôle de «?spectateur engagé?».[10] Enfin, lors de la dernière étape, ont lieu l’assistance au suicide elle-même et la période de deuil qui la suit. La mort ayant été annoncée et fixée à l’avance, on peut imaginer qu’une sorte de deuil anticipé ait lieu avant le décès facilitant ensuite le travail de deuil post mortem, mais comme le souligne Zala «?le pathos rendu latent pendant le processus du «?mourir?» éclate et envahit le survivant lorsque cette perte est intégrée dans son esprit, souvent de manière inattendue et violente, bien qu’il s’agisse d’une mort annoncée. D’une certaine manière, le chagrin de cette perte imminente, «?étouffé?» ou «?déguisé?» pendant l’accompagnement, est transposé vers l’après?» (p. 81).
11L’assistance au suicide pose aussi des questions sur sa légitimation auprès des proches et de l’équipe soignante. Des conflits entre les patients et leurs proches, à l’intérieur de la famille ou entre les proches et l’équipe soignante peuvent aussi se manifester dans cette situation.[22]
12Une étude qualitative au sujet de 35 familles[20] a étudié comment l’engagement des proches avait été modifié par l’option prise par la personne malade d’anticiper la survenue de la mort. L’étude repère différents niveaux d’implication dans la préparation et la réalisation du suicide assisté. L’intérêt de cette étude est d’avoir été menée aux Etats-Unis dans des Etats interdisant la pratique du suicide assisté et dans des Etats le permettant. Dans les premiers, les proches ont relevé bien sûr plus de problèmes moraux et pratiques. Par ailleurs, des avantages ont été relevés par rapport à ces demandes de mort anticipée, comme la nécessité de parler de la mort prévue, de faire le bilan de sa vie et la possibilité d’échanger sur la meilleure manière de mourir ou de régler d’anciennes dissensions. Par contre, la mise en pratique de cette «?bonne mort?» a mis en évidence des difficultés morales qui ont poussé certaines familles à prendre de la distance alors que d’autres ont vécu cela comme un défi à relever. Les personnes interrogées ont souligné qu’elles étaient mal préparées à ce nouveau rôle et qu’elles avaient besoin du soutien de professionnels ou d’associations. Elles ont relevé leur souci des conséquences légales et le risque de stigmatisation sociale. Ceci les a empêchées de chercher du soutien lors de la phase de deuil, comme d’autres auteurs l’ont également montré.[23]
13En Suisse, Bosshard[24] s’est intéressé au désaccord entre le suicidant et ses proches. Sur 101 dossiers de suicides assistés où l’avis des proches est indiqué, il apparaît qu’ils adhèrent à la décision du suicidaire dans 75% des cas, que 6% sont ambivalents, que 14% des candidats au suicide n’ont pas de proche et que 5% des proches sont en désaccord avec la décision de suicide assisté. En Oregon, aux Etats-Unis, une étude portant sur un nombre de cas comparable (98) fait état de 19% de proches ambivalents et 30% de proches opposés au suicide assisté.[18] Ces chiffres laissent envisager que le rôle de proche de personne décédée par suicide assisté peut être difficile à vivre.
Discussion
14La revue de la littérature a montré que la question de l’assistance au suicide ou de l’euthanasie est largement évoquée dans les publications concernant la gestion de la fin de vie, mais qu’il existe très peu de recherches s’intéressant aux proches de personnes décédées suite à une assistance au suicide. Les études disponibles tendent à montrer que le deuil après un suicide assisté n’est pas plus problématique qu’un autre. Les quelques études sur la participation des proches à un suicide assisté mettent en évidence que la phase de préparation est très intense d’un point de vue relationnel et que la mort est le résultat d’une décision constante. Les motivations des suicidants s’inscrivent moins dans des souffrances intolérables que dans une crainte de perdre leur dignité. Les proches relèvent des aspects négatifs et positifs dans leur implication qui se traduit par une prise de distance pour certains et un défi à relever pour d’autres. La recherche de soutien lors de la phase de deuil est plus difficile, du fait de la rareté de cette pratique et de la crainte de ne pas être compris. Les impacts psychologiques de l’implication des proches sont sensiblement les mêmes, à l’exception du syndrome de stress post-traumatique.
15Les publications analysées dans cet article sont principalement basées sur des méthodes quantitatives. Les études concernant notamment le deuil des proches après un suicide assisté,[15-17] bien qu’elles apportent des informations précieuses sur les aspects cliniques du deuil après un suicide assisté, ne permettent pas d’avoir une compréhension en profondeur de l’expérience des proches. Certaines études ont permis de mesurer l’évolution de la pratique du suicide assisté en Suisse allemande[2,3] et les caractéristiques sociodémographiques des personnes qui y font appel et de leurs proches.[2,3,15-18,21,24]. L’implication des proches dans un suicide assisté est l’objet de recherche qui a induit la plus grande variété de méthodes. En effet, cette thématique a inspiré tant des études quantitatives que qualitatives et des textes théoriques,[10,20,24] mettant en lumière le rôle central des proches dans les procédures d’assistance au suicide et dans l’accompagnement en fin de vie, quel que soit le pays étudié. Ces études révèlent également les difficultés tant pratiques que morales auxquelles ils sont confrontés. La revue de la littérature met en évidence que l’expérience des proches impliqués dans un suicide assisté reste un champ d’études à documenter.
Conclusion
16L’analyse des arguments développés dans le débat public en Suisse et la revue de la littérature effectuée démontrent l’importance de mieux comprendre l’implication des proches sous l’angle de leur participation à une assistance au suicide. En effet, les conditions du mourir ont profondément changé depuis l’émergence des premières revendications du «?droit à la mort?» et on constate pourtant une augmentation des adhésions aux associations d’aide au suicide et une augmentation des demandes. Le profil des personnes qui vont jusqu’au bout de la démarche change?: ce sont principalement des femmes, des personnes âgées et des personnes souffrant de pathologies chroniques. D’un point de vue anthropologique, l’assistance au suicide présente des caractères innovants, comme la programmation explicite de sa propre mort avec l’aide d’une association. Mais cette pratique est loin de faire l’unanimité en Suisse. Les arguments éthiques mis en avant éclairent les différentes facettes du problème, mais posent plus de questions qu’ils n’en résolvent et portent essentiellement sur la liberté des candidats au suicide. L’autonomie et le libre consentement des proches sont rarement évoqués. Au cœur des institutions sanitaires, des procédures se mettent en place afin de traiter les demandes de résidants ou de patients. Dans le champ de la mort, professionnels des soins palliatifs et militants des associations d’aide au suicide proposent des modèles concurrents du «?bien mourir?». Les proches apportent aide et soutien, mais ils restent périphériques dans les procédures élaborées pour permettre l’accès à un suicide assisté. Une fois le suicide réalisé, commencent pour eux la mise en place des rites funéraires et la phase de deuil. Les premiers résultats d’une étude en cours[4] montrent que l’extériorisation de l’idée suicidaire peut émerger à la fois au sein de la famille, auprès des amis et des professionnels. Les négociations autour de l’adhésion peuvent se dérouler en parallèle. Ainsi, les amis et les professionnels peuvent être impliqués dans cette «?préméditation?» de la mort. La place dans la famille (conjoint, sœur, enfant) module le discours au sujet de la participation au suicide assisté. Lorsque les proches sont opposés à l’idée du suicide, les arguments avancés par les deux parties montrent en creux une alternative entre une mort «?esthétique?» revendiquée par le candidat versus une mort «?marginale?» crainte par les proches. Le choix du suicide assisté répond à une logique du «?faire?» incompatible avec l’idée de laisser la mort advenir. L’amour peut ne pas être perçu comme la clé de l’adhésion, mais au contraire comme le moteur du refus de participer. Ces premiers résultats nous poussent donc à aller plus avant dans l’exploration de la participation des proches à une assistance au suicide. Impliqués dans une mort programmée, nous faisons l’hypothèse qu’ils voient leurs représentations de la mort se transformer et doivent intégrer cette expérience dans leur histoire familiale.
Lecteurs
17Michel Castra, Université de Lille 1, bâtiment SH2 – bureau 207, 59655 Villeneuve-d’Ascq Cedex, France. Courriel?: michel.castra@univ-lille1.fr.
18Marie Beaulieu, Université de Sherbrooke, Département de service social, 1036, rue Belvédère Sud, Sherbrooke (Québec) Canada.
19Courriel?: marie.beaulieu@usherbrooke.ca.
20Simone Pennec, Université de Bretagne Occidentale, 20 Rue Duquesne – CS93837, F 29238 Brest, Cedex 3, France.
21Courriel?: Simone.Pennec@univ-brest.fr.
Annexe 1
Méthodologie et critique des études retenues pour cet article
Méthodologie et critique des études retenues pour cet article
Bibliographie
Bibliographie
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- 20Starks H, Back AL, Perlman RA, et al. Family member involvement in hastened death. Death Studies 2007;31:105-30.
- 21Georges JJ, Onwuteaka-Philipsen BD, Muller MT, et al. Relatives’ perspective on the terminally ill patients who died after euthanasia or physician-assisted suicide?: A retrospective cross-sectional interview study in the Netherlands. Death Studies 2007;31:1-15.
- 22Kimsma GK, van Leeuwen E. The role of family in euthanasia decision making. HEC Forum 2007;19:365-73.
- 23Doka KJ. Ethics, end-of-life decisions and grief. Mortality?: Promoting the interdisciplinary study of death and dying. Oxon UK?: Routledge, 2005;10:83-90.
- 24Bosshard G, Ulrich E, Ziegler SJ, Bar W. Assessment of requests for assisted suicide by a Swiss right-to-die society. Death Studies 2008; 32:646-57.
Notes
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[1]
Nous parlons ici d’euthanasie active directe («?homicide intentionnel dans le but d’abréger les souffrances d’une personne?», à sa demande). L’euthanasie passive (renonciation à ou interruption des mesures de maintien de la vie) et l’euthanasie active indirecte (administration de substances pour réduire les souffrances, dont «?les effets secondaires sont susceptibles de réduire la durée de la survie?»), pour leur part, sont tolérées dans de nombreux pays d’Europe. Pour plus d’informations, voir «?Les différentes formes d’assistance au décès et leur réglementation légale?», accès?: www.bj.admin.ch (page consultée le 5 août 2010).
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[2]
La question fait débat dans de nombreux pays. Il semble par exemple que l’Estonie ait légalisé cette pratique, mais il n’existe à notre connaissance pas d’informations précises quant aux conditions de cette pratique. Face à la complexité de cette question et aux nombreux débats qu’elle suscite, il est difficile de tenir à jour les données juridiques.
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[3]
En 2009, après avoir préféré éviter de légiférer pendant des années, le Conseil fédéral a finalement décidé en juin d’envoyer deux avant-projets de loi en consultation, l’un prévoyant des restrictions légales et une surveillance médicale à la pratique du suicide assisté et l’autre visant à interdire l’assistance organisée au suicide.
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[4]
Pott M, Gamondi C, Currat T. Participer à un suicide assisté?: étude exploratoire sur l’expérience des proches et leurs représentations de la fin de vie, de la mort et du deuil, étude financée par le Réseau d’études appliquées de pratiques de santé de réadaptation et (ré)insertion (RéSaR).
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[5]
Ceci peut s’expliquer par le Code civil en rigueur, qui règlemente les relations du médecin avec son patient. Il faut souligner ici que la modification prochaine du Code civil (art. 434ss – Personnes incapables de discernement n’ayant pas constitué de mandat?: représentation par le parent le plus proche en lieu et place de la gestion d’affaires par le médecin) prévoit de confier les décisions concernant les traitements, ou les arrêts de traitements, aux proches et non plus aux médecins dans les cas où le patient n’aurait plus sa capacité de discernement. Ces cas de figure ne concernent bien sûr pas l’assistance au suicide.
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[6]
Les mots-clés utilisés étaient?: proches, suicide assisté, assistance au suicide, euthanasie, deuil (et leur traduction anglaise).
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[7]
Du point de vue du profil sociologique des enquêtés, il est intéressant de noter que les proches de personnes ayant fait une demande de suicide assisté étaient moins religieuses et d’un niveau de formation plus élevé que ceux du groupe contrôle.