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Article de revue

Face à l'enfant qui peut ou qui va mourir

Pages 7 à 10

Notes

  • [1]
    Ces idées sont développées dans mon article « Le soignant face à l’enfant qui peut ou qui va mourir ». MTP 2009;6:416-21.

Face à l’enfant

1Un enfant traité pour une maladie grave peut en mourir. Les soignants ne doivent pas être obsédés par cette mort possible, même quand le pronostic est péjoratif. Ils doivent le voir comme n’importe quel autre enfant, ou n’importe quel autre enfant malade. En même temps, ils ne peuvent ignorer la réalité du pronostic. Il leur faut tenir compte de ces deux réalités irréductibles. La mort possible d’un enfant ne laisse pas ses soignants indifférents, mobilise leur regard sur leur place dans l’équipe et leurs relations aux collègues. Elle mobilise aussi les raisons mêmes de leur vocation, de leurs choix professionnels. Il n’y a pas dans une équipe de « spécialistes » de la mort de l’enfant ; par contre il peut y avoir des soignants spécialisés en soins palliatifs, en soins de support, en traitement de la douleur, car ces activités demandent une formation spécifique, qui peut se transmettre au sein de l’équipe.
Ainsi, face à un enfant qui peut ou qui va mourir, il importe de savoir ce qu’est un enfant, un enfant atteint d’une maladie grave, ce qu’est la mort pour un enfant et comment lui en parler, ce qu’est sa propre relation à la mort et sa relation au patient. Celle-ci implique la relation à l’enfant (et à l’adolescent ou au bébé), mais aussi à ses parents et à sa fratrie, puisqu’un enfant, encore moins qu’un adulte, n’est jamais absolument seul.

Face à la mort

2Face à la mort, un enfant se pose des questions nombreuses et différenciées. Il se demande comment le mourir risque de se passer. Il s’appuie sur ce qu’il a pu voir dans sa famille ou dans le service, mais aussi sur ce qu’il a vécu jusqu’alors dans son traitement ou avant sa maladie. La question de la douleur est bien sûr fondamentale, mais aussi celle de tous les symptômes physiques, et il se demande si ses soignants et ses parents pourront les traiter. Il se demande s’il pourra garder ses capacités physiques et intellectuelles, jusqu’au bout, et donc ne pas rester passif dépendant, coincé dans son lit ; aussi s’il pourra jouer avec sa fratrie et garder sa relation à elle ainsi qu’à ses copains. Il se demande s’il pourra aussi continuer à dialoguer avec les autres, se faire comprendre, les comprendre. C’est pourquoi, il faut être attentif aux troubles cognitifs et aux troubles de la conscience, ainsi qu’à tout ce qui peut gêner la préservation de cette relation.

3Il peut s’agir de trouver le juste équilibre du traitement antalgique (calmer la douleur suffisamment, mais préserver suffisamment la lucidité et la vigilance) ; du traitement des hallucinations (quand elles sont excessivement angoissantes et accaparent toute l’attention de l’enfant) ou de la confusion mentale (qui risque d’effrayer les proches et de rendre l’enfant incompréhensible à leurs yeux, ou de susciter des malentendus gênants). Dans un tel cas, ils se demandent s’il ne devient pas fou, ou s’ils ne doivent pas prendre au sérieux ses paroles et ses comportements et y percevoir la « vérité » de ce qu’il pense d’eux.

4L’enfant cancéreux, par exemple, n’est pas seulement un enfant qui a un cancer et qui peut mourir (même si la majorité d’entre eux guérissent) ou qui va mourir, comme il peut être un enfant blond, grand, un écolier, un sportif, etc., tous éléments qui s’ajoutent à son identité fondamentale, sans la bouleverser. Certains parents (ou certains adolescents) veulent préserver une normalité impossible à soutenir, comme si la maladie n’existait pas ; d’autres ne peuvent plus regarder leur enfant qu’avec des yeux médicaux ou infirmiers, attentifs aux seuls signes cliniques qui leur indiquent l’espoir ou la confirmation de son destin fatal et de leur détresse ; d’autres encore ne voient plus que la mort à venir, et pour que cette attente intolérable (celle de sa mort, mais aussi le constat de sa dégradation, et de leur impuissance à l’aider) et la peur du vide que son absence laissera en eux ne les fassent plus souffrir, ils se plongent brutalement dans le deuil prématuré. Chaque parent peut éprouver, plus ou moins fortement et durablement ou répétitivement, ces tentations, et les soignants n’y échappent pas. Nous devons aider les parents et l’enfant (et la fratrie) à préserver, jusqu’au bout, leur relation habituelle, à rester parents, fratrie, et lui enfant.

La juste relation à l’enfant

5Elle consiste d’abord à penser à l’enfant, mais aussi à se laisser penser par lui : qu’il puisse nous percevoir derrière notre fonction et notre travail de soignant. Ceci n’implique pas un « copinage » (et surtout pas avec les adolescents), ni de dévoiler sa vie privée, ses pensées, ses émotions, mais de ne pas se cacher derrière sa blouse blanche. Il est important que l’enfant puisse se voir dans notre regard, dans notre visage. Si nous gardons un masque impassible, une attitude trop contrôlée, nous le laissons face à un mur, aveugle ; s’il ne voit que de l’émotion, de la pitié ou du désarroi, son inquiétude et son propre désarroi augmentent. Mais notre émotion nous incite à nous demander quelle en est la cause. Cela vaut la peine de nous interroger, sans honte ni culpabilité, sur notre parcours professionnel et où nous en sommes, en nous-mêmes ou en réunion. Il importe que notre trouble, ce que nous sommes avec nos qualités et nos défauts, ne gêne pas notre travail et notre relation aux patients et à nos collègues.

La question majeure

6La question majeure reste : « Qui est-il pour moi ? (et non pas qui est-il ?), qui suis-je pour lui, quelle est la nature de la relation entre nous (et pas seulement une relation soignant-soigné) ». Aussi quels sont nos objectifs et pas seulement le traiter dans les meilleures conditions possibles, mais l’aider à ce qu’il reste lui-même, qu’il garde son droit de regard et de décision sur sa vie, que la maladie et le traitement non seulement ne le déstabilisent pas, mais ne lui fassent pas perdre l’estime de lui-même, le sentiment de son identité et de sa valeur, la confiance en lui-même, en ses parents, en nous, en la société. Aussi qu’est-ce qui nous permet de lui faire ce que nous lui faisons et pas seulement bien évaluer les bénéfices et les inconvénients ou les risques du traitement ?

« Qui est-il pour moi ? »

7C’est chercher à le connaître, au-delà des nécessités médicales ou infirmières, au-delà des bouleversements provoqués en lui par sa situation médicale afin de retrouver, avec lui, les éléments fondamentaux de ce qu’il a toujours été et qu’il reste. L’une des pires détresses est de ne pas se reconnaître et de ne pas être reconnu par les plus proches. Mais que cet effort de le connaître n’empêche pas de respecter son opacité relative.

8Il est important de chercher à le comprendre, et pas seulement sur le plan technique, quand il ne peut plus ou plus suffisamment parler clairement (dans l’expression de son visage, dans ses attitudes, ses moindres gestes, son regard), mais en étant conscient qu’il restera toujours une différence, une distance, une opacité irréductibles entre lui et nous, comme entre lui et ses parents, lui et ses frères et sœurs.

9Ce qui est important pour l’enfant ne l’est pas toujours pour les parents, ou pour le soignant, et réciproquement. Il faut se méfier de ce qui apparaît évident. Les motivations des uns et des autres peuvent apparaître compréhensibles, raisonnables et rationnelles, ou inadéquates ou découler de raisons de pertinence diverses qu’il est bon de démêler avant de les accepter ou de s’y opposer. Ces raisons peuvent être conscientes ou en rapport avec des pensées inconscientes (d’où l’intérêt que le psycho-oncologue ait aussi une formation de psychanalyste), en rapport avec la situation actuelle de l’enfant ou avec des situations plus anciennes, par exemple la relation des parents avec leurs propres parents.

10De même, nous pouvons penser qu’il est préférable que l’enfant meure apaisé et réconcilié (avec ses parents, avec nous, lui-même, la société ?), mais il peut aussi vouloir mourir en colère. Il n’a aucune raison d’être content de quitter cette vie. Cette colère peut correspondre à son caractère, à ce qu’il a toujours été, à son identité, qu’il ne veut pas perdre : il veut mourir en restant lui-même. Mais nous devons aussi nous demander si cette colère est bien la sienne : n’est-elle pas l’expression de celle de ses parents, ou de l’effet artificiel des corticoïdes, d’une confusion mentale, d’une tumeur cérébrale ? Alors notre attitude ne serait pas la même. Il en est de même pour l’utilisation des antalgiques. La priorité est de calmer la douleur, mais l’enfant ou les parents peuvent préférer préserver la lucidité et la relation entre eux, quitte à supporter la présence d’une certaine douleur. Inversement, l’enfant peut souhaiter « être shooté », parce que lui est insupportable l’idée de sa mort, la détresse de ses parents, ou le constat de son état physique ou cognitif, ou qu’il a envie d’accélérer le moment de son retrait du monde. Des parents peuvent faire la même demande, parce qu’ils ne supportent plus la détresse muette dans ses yeux (qu’ils associent à des reproches) ou, au contraire, refuser les antalgiques nécessaires pour garder encore leur relation à lui, aussi longtemps que possible. Il ne s’agit pas de juger ces attitudes, mais de les repérer, d’en comprendre la logique, d’aider l’enfant et ses parents à faire la part entre leurs bonnes raisons et celles qui découlent de craintes fantasmatiques, du sentiment de ne pouvoir faire face à la situation et d’y jouer suffisamment son rôle, de la réactivation de souvenirs anciens, etc. Il est possible ainsi d’aider les parents à percevoir la diversité des émotions de leur enfant sur son visage, même quand il ne peut plus parler, à préserver la relation avec lui, même quand sa conscience est faible, à différencier rejet, dépression, révolte et besoin légitime de se replier progressivement en lui-même.

11Le soignant est souvent rassuré quand l’enfant montre clairement qu’il a compris sa situation. Mais certains préfèrent savoir, tout en préservant une marge d’incertitude, ou préfèrent ne rien montrer. Mais même si l’enfant dit qu’il sait, comment savoir ce que recouvrent cette parole et ce savoir ? Les mots « mourir » ou « mort » recouvrent tant d’éléments différents. Il le dit peut-être pour rassurer, ou arrêter les questions, ou parce qu’il croit savoir. Il est préférable de s’appuyer sur les signes d’angoisse, d’inquiétude, de désarroi, de dépression, de détresse, de mal-être, de gêne dans la relation, pour essayer avec lui dans le dialogue, quelles qu’en soient les modalités, de mieux comprendre où il en est et ce qu’il attend de nous. Il est bon de se demander en quoi pourraient nous rassurer ses réponses (Je sais), ou la phrase « tu peux partir », que certains trouvent important de prononcer.

12L’enfant peut la comprendre comme une autorisation, mais aussi un abandon, comme l’expression de la tendresse de ses parents ou de leur désir d’en finir au plus vite, etc. Plutôt que de la dire, il est préférable que chacun lui montre en actes sa position. Les parents lui disent qu’ils ne lui en veulent pas de sa maladie et des problèmes qu’elle leur a causés, qu’ils ne regrettent pas sa naissance, qu’ils gardent la mémoire des moments heureux qu’ils ont vécu ensemble, qu’ils ne l’oublieront pas, qu’ils ne le remplaceront pas, que leur désir de couple qui fut à l’origine de sa naissance reste préservé. Sa fratrie lui dit qu’elle ne lui en veut pas d’avoir accaparé l’attention et le temps des parents, de les abandonner, que sa place parmi eux restera préservée. Ses soignants lui disent qu’ils ne lui en veulent pas des colères, des oppositions qu’il a pu montrer, qu’ils s’occuperont de lui jusqu’au bout, qu’ils ne l’oublieront pas, lui et les qualités qu’il a montrées tout au long du traitement. Chacun le dit, le montre, avec sa personnalité propre et la relation spécifique qu’il a tissée avec lui. Ainsi, chacun, de sa position spécifique, continue à reconnaître l’enfant, malgré les transformations physiques, cognitives, psychiques. Les soignants comme les parents doivent trouver le juste équilibre entre le sentiment d’avoir fait, depuis le début, ce qu’ils avaient à faire et le doute sur leurs inévitables insuffisances. Ainsi, ils peuvent accepter les éventuels reproches de l’enfant ou d’eux-mêmes, sur les aspects médicaux ou relationnels. L’enfant est parfois bien plus tolérant avec les insuffisances des adultes que les adultes eux-mêmes. Il importe de distinguer le sentiment de culpabilité du sentiment de responsabilité.

13Il est bon de se poser ces questions, sans excès, de savoir qu’elles existent et que les réponses ne peuvent être en oui ou non. Quelle idée nous faisons-nous de ce qui serait bien pour lui, suivant quel idéal ou quelles images ? De même, nous pouvons nous demander si ce que nous faisons est d’abord dans son intérêt ou dans le nôtre, ce qui n’est pas forcément condamnable, ni contradictoire. Ainsi, proposer un essai de phase I-II, c’est donner une chance supplémentaire à un enfant auquel les autres traitements ne peuvent plus rien apporter, mais c’est aussi pour le médecin vérifier une hypothèse, espérer une publication dans un journal prestigieux, contribuer à définir et mettre en œuvre de nouveaux traitements. Les points de vue du patient et du médecin peuvent être différents sans être contradictoires.

14Ce que nous faisons – ou ne faisons pas – a des conséquences sur nous-mêmes – garder l’estime de nous-mêmes, la confiance en notre vocation, en nos raisons de continuer ce travail ou, au contraire, nous sentir honteux ou usés. De même sera renforcée ou fragilisée la confiance en la solidité et la valeur de l’équipe ou du réseau, et celle des enfants et des parents, et plus largement de la société, dans la médecine.
Ces questions nous aident à mieux nous approcher de l’enfant, à mieux le connaître, le comprendre, à partir de notre position spécifique. Pour résoudre les inévitables problèmes cliniques et éthiques de ces situations, il est bon que chacun puisse s’appuyer sur son expérience, sur celle des autres, sur les recommandations, mais préserve aussi la surprise qui évite la routine et l’usure.

Bibliographie

Bibliographie

  • 1
    Oppenheim D. Ne jette pas mes dessins à la poubelle. Dialogues avec Daniel, traité pour une tumeur cérébrale. Paris : Seuil, 2000.
  • 2
    Oppenheim D. Parents : comment parler de la mort avec votre enfant. Bruxelles : De Boeck, 2007.
  • 3
    Oppenheim D. Dialogues avec les enfants sur la vie et la mort. Paris : Seuil, 2000 ; (2e éd. 2009).

Date de mise en ligne : 11/04/2011.

https://doi.org/10.3917/inka.111.0007

Notes

  • [1]
    Ces idées sont développées dans mon article « Le soignant face à l’enfant qui peut ou qui va mourir ». MTP 2009;6:416-21.
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