1Peur, angoisse, dépression. Des mots si souvent entendus dans notre pratique de soignants confrontés à la fin de vie.
2« J’ai peur de ne pas m’en sortir » nous dit le patient. « Il est angoissé » nous rapporte l’infirmière. « Il faut traiter la dépression » confirme le médecin. « Combien de temps ça va durer, j’ai peur de ne pas pouvoir supporter » interroge douloureusement l’épouse.
3Car il s’agit bien de ça : supporter l’insupportable.
4Le patient qui exprime sa peur de mourir réveille chez son interlocuteur diverses réactions allant de la dénégation jusqu’à la fuite. Il sera de façon plus ou moins consciente invité à taire cette peur. L’entourage étant alors incapable de soutenir la densité émotionnelle de tels propos parce que trop révélateurs de sa propre peur.
5Marie-Ange Pongis-Khandjlan [1] s’exprime ainsi :
6« Il semble que la manifestation la plus répandue de nos efforts pour dénier la mort, c’est d’éviter autant que faire se peut, l’angoisse inévitable qui accompagne son évocation. »
7L’idée de la mort est angoissante, oui. Et malgré la plus grande détermination, la volonté la plus farouche, on ne peut pas le nier tout à fait.
8Mais la simple idée de l’angoisse suscite un malaise, elle dérange. Elle est considérée comme un mal, un sentiment anormal. On voudrait combattre la moindre manifestation d’angoisse. On dirait que le mot d’ordre de notre société qui veut que nous nous sentions bien et auquel nous consentons est : « aucune raison d’être angoissé ». Ainsi dès que l’angoisse affleure, malgré nous il faudrait l’écarter au plus vite.
9La peur exprimée est une réaction consciente face à une menace de mort. Elle a pour origine la maladie, le ressenti physique de sa progression. Elle est présente dès l’annonce du diagnostic et elle impose de composer avec elle tout au long des traitements. Elle est sollicitée à nouveau lors de chaques examens, scanner, IRM scintigraphie qui rendent visible la maladie dans les moindres recoins du corps, ne laissant que peu de chance aux aménagements défensifs du patient. On imagine alors l’énergie psychique qu’il doit investir pour contenir l’angoisse liée aux résultats d’une imagerie médicale toujours plus performante.
10Faute de pouvoir être mise en mots, car faute d’interlocuteur susceptible de pouvoir les accueillir elle va conduire à l’émergence de sentiments ambivalents chez le patient : faire preuve d’opiniâtreté et continuer le combat ou lâcher prise. Eros et Thanatos vont se livrer bataille. Cette tentation du lâcher prise, cet attrait pour le néant lorsqu’exister ne semble plus possible va réveiller l’angoisse de mort qui est présente chez tout individu. Elle peut se manifester par un état anxieux ou devenir tellement envahissante que faute de pouvoir la faire taire le patient va régresser. Il va s’efforcer de neutraliser la moindre intrusion du désir susceptible de le solliciter dans sa pulsion de vie et du même coup réveiller son angoisse de mort.
11« Réveiller » car l’angoisse de mort est présente à toute vie. Vivre demande beaucoup d’énergie. Qui peut prétendre ne pas avoir ressenti le poids de la vie et par là même la tentation d’en être délivré même si cette pensée ne l’a traversé que fugacement. Pour autant la pulsion de vie triomphe très vite de cet état. En effet la plupart du temps l’être humain se mobilise pour oublier sa condition de mortel. C’est bien ce qui rend difficile la relation avec le patient et les manifestations de son angoisse, car elles viennent « rencontrer les nôtres ».
12Dès lors nous n’avons de cesse de nous activer autour du patient, nous mettons à mal toutes ses stratégies d’adaptation. Le patient qui s’installe dans le retrait réduit à néant les efforts de son entourage qu’il soit soignant ou famille. Il confronte chacun à l’impuissance et réveille des pulsions agressives du fait de son refus. A celles-ci succède très vite l’hyper sollicitude comme moyen de contenir l’agressivité et de dépasser la culpabilité générée par de tels sentiments.
13Si le patient persiste dans son attitude une autre question va surgir : s’agit-il de dépression ? Le médecin peut en effet utiliser une échelle de mesure avec des items à cocher tels que « j’éprouve une sorte de panique comme si quelque chose d’horrible allait arriver » ou bien « j’ai eu des idées de suicide ». Ces outils ont sans doute leur utilité mais ils obligent également le patient à confronter un réel et à le formuler mettant ainsi en échec toute tentative de refoulement. Il est fort probable d’ailleurs qu’à l’issue de la cotation le patient qui avait réussi à préserver un coin de ciel bleu prenne brutalement conscience de la précarité de son existence.
14Heureusement pour lui il existe pléthore de traitements qui vont lui permettre de retrouver une certaine distance entre son angoisse existentielle et la réalité de son état.
15Mais sommes-nous réellement dans l’accompagnement du patient ou aux prises avec nos propres angoisses occupés à donner à la mort un visage qui serait à notre convenance.
16Il s’agit de se questionner dans nos staffs pluridisciplinaires sur le sens d’une telle attitude. Elisabeth Kübler-Ross nous a sensibilisés depuis de nombreuses années à l’idée que le patient était susceptible « d’accepter » sa mort. Le patient peut transformer son rapport à la vie, après avoir lutté pour vivre malgré la dégradation provoquée par la maladie il peut, peut-être penser la mort comme un soulagement. Quand nous le re-sollicitons dans son rapport à la vie nous le confrontons de nouveau à son angoisse de mort et nous nous opposons au travail de deuil qu’il opère à grand-peine.
17Dans son ouvrage intitulé « Des bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie » P. Fedida [2] nous entraine également dans cette réflexion. Il s’exprime ainsi : « On peut dans une certaine mesure accorder à l’état déprimé une fonction de régulation des changements ».
18Une solide formation, un travail d’analyse de la pratique, un échange en équipe, sont susceptibles de permettre au soignant d’interroger « la fonction du symptôme » et de se dégager de la tentation de l’utilisation abusive des différents protocoles.
Les soins palliatifs prônent le traitement de la douleur et des différents symptômes. Il s’agit cependant de continuer à œuvrer pour ne pas aboutir au paradoxe évoqué par Robert William Higgins [3] dans son article intitulé : « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée » : « Les soins palliatifs constituent un véritable paradigme de soin que l’on peut à bon droit faire correspondre à une médicalisation du mourir, aboutissement paradoxal de la part d’un mouvement qui voulait lutter justement contre une médicalisation de la mort ».
Résumé d’intervention de Bertrand Vergely
19La peur est une réaction ambivalente de l’être humain. Elle joue sur l’amour et la haine. On a peur parce que l’on s’aime et que l’on désire se conserver. On a peur parce que l’on a de la haine à l’égard de soi ou d’autrui, quand on se sent menacé.
20L’angoisse est comme la peur. Elle est double. Il y a l’angoisse métaphysique créatrice qui consiste à se sentir petit devant l’immense. Il y a l’angoisse destructrice qui consiste à basculer dans un phénomène de panique parce que l’on est petit devant l’immense.
21Enfin, il y a la dépression. Celle-ci est créatrice, quand elle est un retour sur soi, elle est destructrice, quand elle est une stagnation dans la tristesse, qui ne sait plus entrevoir aucune issue.
22Nous connaissons des phénomènes de peur, d’angoisse et de dépression. La réponse aux questions que celles-ci nous posent ne se trouve pas dans l’éradication utopique de celles-ci, mais dans le choix de la bonne peur, de la bonne angoisse et de la bonne dépression.
Bibliographie
Bibliographie
- 1Pongis-Khandjlan MA. Le déni de la mort. Les cahiers francophones de soins palliatifs 2008 ; 8 (2).
- 2Fedida P. Des bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie. Paris : Gallimard, 1977.
- 3Higgins RW. L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée. Esprit 2003 ; janvier.