Notes
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Correspondance : Monique Baechler, Pramins, 1991 Salins, Suisse. Courriel : mbaechler@ netplus. ch.
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Encyclopédie des musiques sacrées, Vol 3, Labergerie, Paris 1970, p. 450.
1On parle beaucoup aujourd’hui de faire son deuil. Je voudrais m’arrêter ici sur le deuil d’un parent, d’un ami, de quelqu’un qui nous est cher. Face à ces deuils, il existe différents rituels qui peuvent nous aider, notamment les cérémonies funéraires. La messe des funérailles est un temps suspendu entre la mort et le corps qui va disparaître ; elle est un rite de séparation des morts et des vivants. Il est donc extrêmement important de soigner les cérémonies. Elles doivent s’intégrer au processus de deuil, afin de permettre à la famille et aux proches d’apaiser leur souffrance. Le rite a une fonction ; à partir d’un système de formes et de symboles, il dicte les recettes et les conduites à tenir pour enlever les doutes et amener la réussite. Le rite sécurise dans un temps donné, avec un déroulement rempli de formes, d’objets, de symboles (eau, feu, lumière, etc.). L’histoire du Requiem nous montre que celui-ci avait bien un rôle à tenir lors des offices funéraires, et c’est ce que je voudrais vous montrer à travers ce travail.
Problématique, hypothèses, questions
2La société a changé. On peut constater deux attitudes opposées : d’un côté on refuse les rites et l’on est tenté de les raccourcir ; d’un autre côté, on en crée de nouveaux. Le changement a affecté les rites, en particulier celui du Requiem. Une nouvelle forme de spiritualité est apparue, ce qui fait qu’on passe de préférence une musique (profane ou religieuse) que le mort a aimée. La cérémonie funéraire reste un élément important qui a un impact sur les survivants. Le concile Vatican II a été un tournant pour la liturgie catholique. Il a autorisé la langue vernaculaire et a centré la mort sur la résurrection. La société contemporaine s’est jetée sur l’occasion et le chant grégorien a pratiquement disparu du répertoire. Ainsi, la messe de Requiem grégorienne est-elle de moins en moins présente lors de nos cérémonies funèbres. Nos liturgies se sont appauvries, elles ont perdu le sens de la beauté et du sacré. Les cérémonies ont été raccourcies et l’on a de moins en moins de place pour la musique et les rites.
3Le sentiment qui prévaut aujourd’hui est le refus de la mort et des rites qui s’y attachent ; sa seule évocation déclenche peur et angoisse. La mort est un tabou et l’on évite d’en parler. Par ailleurs, on insiste moins sur le côté spirituel des choses, car beaucoup de gens ont perdu la pratique spirituelle et le sens du sacré.
4Forte de ces réflexions je me suis posée les trois questions suivantes :
- Dans quelle mesure le Requiem participe-t-il encore au processus de deuil ?
- A quels facteurs ou obstacles doit-on attribuer le peu de recours au Requiem dans les rites aujourd’hui ?
- La musique, la messe de Requiem en grégorien et les Requiem polyphoniques apportent-ils réellement un réconfort et facilitent-ils le début du processus de deuil pour les survivants ?
- Une enquête quantitative par questionnaire fermé (résultat voir plus loin).
- Une enquête par entretien semi-dirigé (résultat voir plus loin).
Le Requiem au travers de l’histoire
5Pour comprendre l’importance du Requiem aujourd’hui il me semble important de voir son rôle et son évolution tout au long de l’histoire.
Le Requiem grégorien (Moyen-âge)
6Le Requiem grégorien est celui qui traduit le plus fidèlement la pensée chrétienne de la mort, car il a été conçu et réalisé en même temps que le texte liturgique lui-même. Partant de cet « original » les musiciens vont, au cours des siècles, le métamorphoser suivant les techniques musicales et les aspirations de l’heure. Toutefois, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les compositions restent fidèles, par l’esprit, au modèle grégorien ». [1]
7Le requiem aeternam est une splendide évocation de la vie, de la lumière, du repos et de la paix. Il s’agit ici d’un repos dynamique qui est une contemplation. Et la contemplation c’est l’intelligence qui arrive au sommet de son activité. Le repos devient le symbole de l’attention béatifique. Cette messe se termine par le lux aeterna qui évoque à nouveau la lumière et le repos éternel, à travers une mélodie joyeuse et légère.
XVe, XVIe, XVIIe siècle
8Le XVe siècle va marquer le début des Requiem polyphoniques. Le premier qui nous est parvenu est celui de J. Ockeghem (1410-1497). On parle de Missa mea Requiem, et non de Requiem à ce moment-là, car le mot en lui-même désigne uniquement l’introït. Cette messe ne dégage plus la paix comme au temps des premiers chrétiens ; au contraire, ce sont les cris de ceux qui souffrent le martyre dans les flammes du purgatoire, les implorations et les jurons ; les cris du diable et les chants des anges y dominent. L’atmosphère change selon la mise en musique et le lieu. Durant la période baroque on verra une explosion de Requiem [M.A. Charpentier (1636-1714), J. Gilles (1669-1705), A. Campra (1660-1744)]. Cette période illustre bien la notion d’utilité sociale : elle veut surtout réconforter les survivants. Elle se veut sereine ; seule demeure la certitude du bonheur éternel. L’époque classique voit apparaître des œuvres sereines, lumineuses, remplies d’espérance mais parfois aussi tragiques. Le texte reste en général, fidèle à celui de la messe grégorienne. Ces œuvres sont des commandes à l’exemple de celui de Mozart (1756-1791) dans lequel on trouve une force d’imploration qui évoque le drame humain. Elles sont écrites pour les besoins de la liturgie, pour les propres funérailles du compositeur, comme testament ou pour marquer un événement. F.J. Gossec (1734-1829) sera le premier à introduire le Dies Irae (prose pour les morts). C’est l’époque de la révolution française qui influencera la musique religieuse. Le romantisme va favoriser une nouvelle approche de la mort et certaines pièces liturgiques vont être mises en valeur et seront influencées par les exagérations du moment. En pays germaniques nous constatons une différence entre les protestants et les catholiques.
Le XIXe siècle, grand siècle du Requiem
9Le mot Requiem prend le dessus. Ce siècle est représenté par de grands compositeurs : Schubert, Liszt, Schumann, Brahms et d’autres. Certains sont des monuments, des sortes d’opéras ou de concerts (Berlioz, Verdi, Dvorak), d’autres nous emmènent vers la méditation et le recueillement (Fauré, Brahms, Cherubini). On constate un déclin de la musique religieuse, ce qui va donner naissance au mouvement sicilien et aux recherches bénédictines. En 1903 apparaît, sur demande du pape Pie X, « l’édition vaticane » (notation carré).
Le XXe siècle
10Le début du siècle sera marqué par les deux guerres mondiales. Plusieurs Requiem seront écrits en l’honneur de ceux tombés à la guerre, d’autres en hommage à certaines personnalités proches ou importantes ; l’émotion face au décès de quelqu’un de proche ou de lointain invite les compositeurs à écrire ce genre d’œuvres. On utilise aussi d’autres textes que le texte latin. La musique sérielle fait son apparition ainsi que les techniques électriques, électro-acoustiques puis informatiques qui vont ouvrir un monde insoupçonné jusqu’alors. En l979 on invente la musique spectrale. Ce siècle a vu le développement des Requiem profanes, écrits pour être joués sans rapport avec la religion. En ce début du XXIe on peut déjà compter 250 Requiem.
L’enquête
11Pour répondre à mes questions j’ai choisi une enquête quantitative par questionnaire fermé et une enquête par entretiens semi-dirigés. Concernant l’enquête quantitative il est à noter que le taux de participation s’élève à 70%.
La première question concerne l’emploi de la messe de Requiem (tableau I, figure 1)
Probabilité à 0.003
12Cette probabilité est démonstrative puisque la normale est à 0,05. Cela démontre bien que l’emploi de la langue courante n’a pas pu étouffer totalement le latin. En effet moins souvent que par le passé domine chez les deux. Mais chez les prêtres comme par le passé est plus élevé que chez les laïcs. Cela veut donc bien dire qu’on le chante encore puisque ce sont les prêtres qui participent le plus aux enterrements. Le fait qu’on la chante encore montre bien qu’elle participe aux processus de deuil.
13Dans les entretiens on notera : « Les Requiem polyphoniques peuvent apporter réconfort, lumière et espérance même chez quelqu’un qui ne sait ce qu’est un Requiem », « J’ai connu des personnes non pratiquantes, ne connaissant pas le grégorien qui, à la fin d’une messe d’ensevelissement me disaient : « Je n’ai rien compris, mais c’était beau, cela m’a apaisé ».
La deuxième question essaye de comprendre pourquoi il est si peu utilisé
14J’ai fait la comparaison entre hommes et femmes, moins de 60 ans et plus de 60 ans, villes et villages.
15Deux éléments sont ressortis. Le premier concerne l’apparition des nouvelles spiritualités et du manque de foi. Cet élément prédomine très fortement, entre 70% et 78%. Il est vrai qu’aujourd’hui nous voyons, de plus en plus, apparaître des groupes qui pratiquent une spiritualité tout à fait nouvelle.
16Le deuxième élément concerne le problème de compréhension du latin et de la mauvaise interprétation de la mélodie grégorienne. Ce qui frappe c’est que le pourcentage reste bas, entre 28% et 35%. Donc le problème n’est pas la langue et la mauvaise interprétation. Dans les entretiens, ces différents problèmes ont très peu ressurgi. Certains musiciens ont relevé cette mauvaise interprétation tout en reconnaissant la beauté de ces mélodies. Dans ce cas ils préfèrent s’abstenir.
La troisième question parle de l’effet des Requiem sur les survivants
17J’ai fait la comparaison entre les hommes et les femmes, entre moins de 60 et plus de 60 ans, entre les prêtres et les laïcs. Ici c’est l’espérance qui domine et cela prouve que les Requiem ne sont pas quelque chose de triste. Cela nous ramène à la notion de la Résurrection voulue par Vatican II. Le pourcentage se situe entre 68% et 75%. Ces propos d’un laïc de 60 ans en disent beaucoup : « Les nouvelles spiritualités ont voulu mettre l’accent sur la joie et sur le langage vernaculaire. Moi je pense que la joie n’est pas exclue d’un Requiem comme je l’ai écouté là, comme je le retrouve avec beaucoup de bonheur à l’église chaque fois qu’il est chanté. Il y a l’apaisement et le soutien, mais ces deux valeurs-là je les mets davantage sur le plan humain. Moi, j’ai regardé les mots et ils évoquent peu la mort, ils parlent de sommeil, de repos, de résurrection qui est vie de lumière et de paix. » Lors de ces entretiens nous avons débordé sur l’importance de la musique lors des cérémonies funéraires, et l’on constate que le soutien musical est important, la musique libère les émotions. Il y a des paroles qui n’émeuvent pas si on les dit, mais elles émeuvent lorsqu’on les chante. La musique est essentielle à la communion des fidèles : « Elle a la capacité de rassembler, de porter un message » disait un prêtre. Lors d’une session de deux jours avec Rosette Poletti sur le thème de la mort je me souviens que nous avions travaillé à partir du Requiem de Fauré et cela m’avait apporté réconfort.
Le Requiem et ses rites dans le processus de deuil
18Les textes du Requiem manifestent les étapes du travail de deuil. La vie de l’être humain est sans cesse confrontée à des pertes qui sont douloureuses. Cela peut-être la perte d’un être cher, ou toutes autres pertes, mais il est clair que la perte d’une personne que l’on a aimée est certainement la plus dur. Toute perte amène à un processus de deuil. Il s’agit d’un cheminement parfois bien sinueux avec des hauts et des bas. Il peut prendre un certain temps. L’humain tout au long de sa vie se crée des attachements et ceux-ci sont à la base de tout processus de deuil. En effet cela entraîne une séparation. Elle peut être brusque, attendue mais elle fait toujours mal. L’homme doit se recréer, se reconstruire, cela en créant des nouveaux attachements. Rosette Poletti a défini différentes étapes et, en écoutant le Requiem grégorien, je me suis retrouvée dans celles-ci. L’Introït, par sa douceur, son calme sa sérénité, et le Kyrie qui suit, empreint de douceur et de confiance, vont nous mettre face à nous-mêmes, face à notre souffrance. Rosette Poletti parle d’un déni émotionnel car c’est vrai que l’on ne réalise pas toujours ce qui se passe, mais la souffrance est là, silencieuse, un peu comme cet Introït et ce Kyrie. A ce moment nous sommes incapables d’exprimer nos émotions. Au moment où les émotions refont surface, c’est la protestation qui apparaît. La colère s’exprimera par l’écoute d’une musique violente comme certains passages du Dies Irae. La tristesse et le chagrin sont là, présences inévitables dans de tels moments, mais aussi bénéfiques pour nous, car ils nous conduisent à l’acceptation intérieure. Et l’offertoire Domine Jesu Christe, prière très humble, grave et instante, apaisante et tranquille peut permettre à notre souffrance de s’apaiser. L’acceptation mentale ou intellectuelle pénètre en nous tout doucement : oui il est mort ! Enfin l’Agnus dei nous conduit vers cette acceptation globale par sa sérénité ; le Lux aeternam, mélodie lumineuse et tout imprégnée de joie, nous mène vers une liberté créatrice de nouveaux attachements et engendre un esprit positif pour continuer à vivre. Je résumerai ces propos avec le tableau II.
Conclusion
19Ce travail nous montre à quel point la musique, les Requiem peuvent influencer le processus de deuil. Sur un graffiti datant des premiers chrétiens martyrisés on trouve cette inscription : « Il y a de la lumière dans cette obscurité, il y a de la musique dans ces tombes ». Ceci démontre bien que la musique fait partie du rite, que le Requiem grégorien a mille ans d’histoire et qu’il dégage un message non négligeable pour notre société moderne qui tente de cacher la mort en raccourcissant au maximum le rite funéraire. Le rite est là pour nous permettre de vivre la séparation dans la sérénité et la paix et peut-être éviter les deuils pathologiques qui guettent notre société moderne. Alors osons voir la mort en face, osons pénétrer son intimité afin de nous familiariser avec elle. Et cela pourquoi pas en nous aidant des Requiem ?
Notes
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Correspondance : Monique Baechler, Pramins, 1991 Salins, Suisse. Courriel : mbaechler@ netplus. ch.
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Encyclopédie des musiques sacrées, Vol 3, Labergerie, Paris 1970, p. 450.