Notes
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[1]
Dans le canton de Vaud, les activités de l’Institut Universitaire de Médecine Sociale et Préventive (IUMSP), ainsi que l’organisation d’un colloque dédié à l’introduction des sciences humaines en médecine (organisé par l’Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales [ASSH] et l’Académie Suisse des Sciences médicales [ASSM] les 4 et 5 mai 2006 à Lausanne), pour ne prendre que deux exemples, témoignent de cette tendance.
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Celle-ci peut également être perçue comme un retour en arrière, au début du siècle, lorsque la pratique médicale était encore peu technicisée et davantage tournée vers la relation soignant-patient.
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Pour cette enquête, deux dossiers ont été photocopiés dans leur intégralité.
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Il s’agit principalement d’articles parus dans des revues spécialisées comme Palliative-ch, INFOKara, le Journal Européen de soins palliatifs, JALMALV, etc.
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[5]
Il est engagé à 20% par l’Eglise Réformée du Canton de Vaud et à 10% par l’institution.
Introduction
Les soins palliatifs comme médicalisation humanisante de la mort
1La prise en charge palliative, en mettant l’accent sur la qualité de vie du patient et la nécessité de répondre à sa souffrance globale, a permis un renouvellement de certaines normes biomédicales. Par exemple, la nécessité de prendre en compte et d’accompagner les besoins spirituels des patients paraît tout à fait innovante. En effet, la médecine, dont les conceptions sont laïques [1], n’a accordé, au cours de son histoire, que peu d’importance au religieux et aux besoins spirituels. En se basant, dès les premières dissections officielles du XVe siècle, sur l’observation des corps morts, cette pratique a fondé son savoir sur la séparation du corps et de l’esprit [2].
2Alors qu’aujourd’hui, de plus en plus d’efforts sont faits pour aller dans le sens d’une humanisation de la médecine [1], les soins palliatifs semblent avoir fait un pas significatif dans la mise en pratique d’une telle médecine en définissant la notion de souffrance totale. En effet, la dichotomie soma/psyché est intégrée dans un modèle plus global. Celui-ci propose non seulement une prise en charge des besoins somatiques, psychologiques, sociaux, mais aussi spirituels de la personne. Comment dès lors sont appréhendés ces besoins spirituels ?
3A l’heure actuelle, on s’accorde de plus en plus pour distinguer la spiritualité de la religion, le spirituel se référant à des pratiques non organisées ou structurées qui peuvent faire partie de l’expérience personnelle sans forcément signifier une appartenance à un quelconque groupe religieux [3, 4, 5]. La nécessité de distinguer ces deux termes va de pair avec la perte d’influence des grandes Eglises et le repli du religieux dans la sphère privée [6]. En effet, pour qualifier le rapport au religieux dans nos sociétés, on parle volontiers du « nomadisme religieux » [7] de l’individu contemporain ou encore de « supermarché religieux » [8], qui fait référence à l’emprunt individuel à différentes conceptions pouvant désormais s’inspirer de traditions du monde entier, pour les rassembler dans une sorte de religion personnalisée. Cette tendance correspondrait, pour l’individu contemporain libéré de l’autorité religieuse, à une quête de sens ou, en d’autres termes, à une manière de répondre au besoin universel de choisir des interprétations face au mystère qui entoure l’existence humaine [7].
4Dans cette ligne de pensée et en définissant la spiritualité comme un besoin humain d’autant plus nécessaire du fait de la maladie et tout ce qu’elle bouleverse dans la vie d’une personne, les soins palliatifs se proposent de répondre aux besoins spirituels des patients atteints de maladies chroniques évolutives.
5Il est intéressant de relever que la prise en charge des besoins spirituels par les soins palliatifs s’opère dans un contexte où le champ médical a tendance à investir de plus en plus d’espaces de notre société [9, 10, 11], comme l’alimentation, les loisirs, la reproduction, etc., et également les différentes étapes de la vie, de la naissance à la mort. En effet, alors qu’autrefois l’accompagnement du mourant était l’affaire de la famille et de l’Eglise, il est maintenant de plus en plus géré par la médecine [12].
6Cette gestion médicale de la mort a connu un tournant important et une certaine remise en cause avec l’introduction des soins palliatifs, sans toutefois qu’elle ne quitte le champ biomédical. Cette nouvelle phase plus humaine de la médicalisation de la mort [2], en définissant ses valeurs, a eu, entre autres, comme conséquence une certaine professionnalisation de la prise en charge du spirituel. En effet, il revient désormais au corps soignant de s’occuper de la spiritualité des patients en appliquant des règles de savoir-faire et de savoir-être. L’aumônier, quant à lui, est introduit comme membre à part entière de l’équipe de travail en tant que référent spirituel.
7A l’heure d’une médicalisation de la mort qui donne lieu à une certaine prise en charge médicale du religieux, à quoi peut correspondre l’accompagnement spirituel offert par les soins palliatifs au niveau des pratiques et des discours d’une institution biomédicale spécialisée ?
8Pour répondre à cette question, il s’agira de mettre en évidence certains aspects d’une enquête réalisée au sein de la Fondation Rive-Neuve à Villeneuve sur cette question [13].
Dispositif et déroulement de l’enquête ethnographique
9C’est en travaillant en dehors de mes études comme secrétaire au sein d’un établissement médico-social que le rôle des soins palliatifs m’a interpellé. Souhaitant mener une enquête sur cette prise en charge humanisante de la fin de vie, je me suis tournée vers Rive-Neuve. L’institution qui a l’habitude d’accueillir des étudiants, m’a proposé d’effectuer un stage « hors soins » vu le thème d’enquête, à savoir l’accompagnement spirituel des patients.
10L’observation participante de trois semaines a surtout consisté à participer aux différentes activités d’animation (arrangements floraux, promenades), mais aussi à suivre l’art-thérapeute et la psychologue dans leurs activités quotidiennes, à assister aux activités liturgiques et à prendre du temps pour rester auprès des patients.
11Puisqu’il paraissait délicat de procéder à des entretiens avec les patients sur ce thème de recherche c’est plutôt au cours de conversations que les propos ont été recueillis. L’accès au dossier personnel des patients a également représenté une source d’information importante [3]. Les journées d’observation-participation ont été complétées par une série d’entretiens semi-directifs menés auprès de l’art-thérapeute, l’aumônier, la codirectrice, une infirmière et le médecin responsable. Associée à ces techniques d’enquête, la lecture d’un important corpus de textes issu du milieu palliatif a été effectuée [4]. Les journées de formation de quatre jours offertes par la maison ont également été considérées comme lieu d’observation. Une visite complémentaire de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital d’Aubonne a pu être organisée, même si l’étude s’est bornée aux observations faites à Rive-Neuve.
12L’objectif de cette enquête ethnographique a été de confronter les discours et les objectifs de l’institution à ce qui était observable dans la pratique. La démarche anthropologique ne prétend pas livrer des résultats objectifs puisqu’il n’y a de perception possible qu’en adoptant un certain point de vue [14]. Ce point de vue est celui d’une personne qui a sa propre histoire et ses propres valeurs, qui viennent forcément influencer l’observation.
13L’enjeu est alors, pour l’anthropologue, d’opérer un décentrement en décrivant et en analysant les pratiques, les discours, les dispositifs institutionnels, les acteurs et les rapports de force qui se jouent dans le lieu observé. Le but visé n’est pas de porter un jugement de valeur sur ce qui se fait, mais bien plus d’apporter des éléments de réflexion rendus possibles grâce à cette mise en perspective difficile à réaliser par une personne directement impliquée dans les activités de l’institution.
14Dans ce cas précis, la mise à distance a impliqué une prise de recul par rapport au rôle assigné de stagiaire et par rapport à la sympathie personnelle portée à l’égard des soins palliatifs et plus particulièrement au dévouement de cette institution pour rendre le séjour des patients le plus agréable et le moins douloureux possible.
15Pour saisir le discours institutionnel, je me suis basée sur les textes internes de l’établissement comme la charte institutionnelle, les rapports d’activité annuels ou encore les dossiers d’intégration adressés aux nouveaux collaborateurs.
16Dans les textes de Rive-Neuve, en parfait accord avec le mouvement des soins palliatifs et ses pionniers, la spiritualité est définie comme une dimension fondamentale de l’homme pouvant faire partie des préoccupations des patients dont la mort est annoncée. L’une des prescriptions de l’établissement est le refus de tout prosélytisme religieux, ainsi que l’ouverture et le respect des croyances du patient, quelles qu’elles soient. Une attention particulière est portée aux savoir-faire et savoir-être du soignant et certaines règles comme l’écoute, l’empathie ou encore l’authenticité envers le patient. Dans le cours donné par l’institution réservé à l’accompagnement spirituel, l’accent est mis sur l’importance pour le soignant de connaître son rapport au spirituel, de méditer et d’accueillir le mystère dans sa propre vie. L’aumônier de l’institution a également défini cinq pôles autour desquels la demande spirituelle du patient peut se manifester et auxquels le soignant doit être attentif : Le sens de la vie et de la mort, l’identité comme notion à redéfinir suite à l’annonce de la maladie, la transcendance liée à l’interprétation du mystère de la vie et de la mort, l’appartenance (familiale, sociale, religieuse, etc.) et enfin les valeurs donnant sens au vécu [4]. Dans cet établissement, l’accompagnement spirituel est voulu comme dépassant le seul rôle de l’aumônier et pouvant être introduit dans la pratique de chaque intervenant.
17Au niveau des mesures organisationnelles prises pour permettre l’accompagnement spirituel, l’aumônier est engagé par l’institution pour jouer le rôle de référent spirituel [5]. Des cérémonies liturgiques représentant les trois confessions chrétiennes sont organisées régulièrement, le personnel est engagé selon sa sensibilité à la dimension spirituelle et, comme déjà mentionné, l’un des cours donné est réservé à la prise en charge spirituelle.
Entre absence de paroles sur la spiritualité et discours psychologique partagé
18L’une des principales constatations en arrivant sur le terrain est que la spiritualité et l’accompagnement spirituel étaient rarement évoqués verbalement, tant dans les propos des patients que dans ceux des soignants.
19Du côté des patients, les discours étaient souvent marqués par l’évocation d’une vie précédant l’annonce de la maladie qui mentionnait par exemple, un métier, des hobbies, des voyages et celle qui suit l’annonce de la maladie caractérisée par un récit de souffrance et de conscience de la mort. Certains patients exprimaient par exemple la difficulté d’intégrer l’annonce de l’incurabilité ou encore d’imaginer quelle serait la vie des proches qui leur survivraient. La présence des proches pendant le séjour leur était significative. D’ailleurs un espace était prévu par cette structure pour accueillir les familles et permettre une certaine proximité entre le soigné et ses proches.
20Les activités offertes par l’institution pouvaient permettre certains liens amicaux de se créer parmi les patients, même si ces liens étaient fragilisés par la rupture engendrée par le décès.
21Face à la perte de mobilité, les séances de physiothérapie semblaient procurer du plaisir dans la mesure où elles permettaient de bouger, voire d’activer son corps trop souvent contraint à être immobile. Ces séances étaient également l’occasion de se voir faire du progrès, même si, l’avancée de la maladie pouvait rapidement rattraper le patient et impliquer la perte douloureuse de la mobilité acquise grâce à cette pratique.
22Les actes médicaux, par exemple, la pose d’une sonde vésicale, la prise de poids liée au traitement par cortisone ou le début d’une chimiothérapie étaient souvent synonymes de souffrance. L’arrivée et les départs (décès ou transferts) de l’institution cristallisaient également beaucoup d’inquiétude.
23En ce qui concerne le rapport au spirituel, s’il était parfois difficile à percevoir, il se laissait deviner par exemple lorsqu’une patiente recevait la visite de l’aumônier, tandis que sa voisine de chambre s’exclamait ne pas encore se sentir prête à le rencontrer.
24Deux patientes imaginaient volontiers un au-delà où les proches défunts seraient retrouvés. Les peintures effectuées par les patients pendant les séances d’art-thérapie représentaient également parfois un au-delà. Ainsi, on pouvait se rendre compte de la préoccupation que représentait le mystère de la mort, même si celle-ci n’était pas évoquée avec des mots.
25Cet aperçu des bribes de récit recueillies auprès des patients montre aussi que, si l’on pouvait voir dans certains propos des manières d’assembler à nouveau son vécu dans le quotidien de cette institution suite à l’annonce de la maladie [15], cette reconstruction était relative au vu de l’affaiblissement du corps qui rattrape rapidement et envahit le quotidien du souffrant, impliquant souvent de nouvelles interventions médicales et de nouvelles préoccupations liées à la proximité de la mort.
26Du côté des soignants, le colloque quotidien était un moment où un important travail d’interprétation des besoins des patients était effectué. Les besoins spirituels des patients y étaient rarement évoqués sauf lorsqu’on faisait appel à l’aumônier pour entrer en contact avec un patient. En revanche, il semblait que les soignants se référaient souvent au processus psychologique vécu par le patient emprunté à E. Kübler-Ross selon lequel, lorsqu’il est frappé par la maladie et qu’il se trouve face à la mort, le patient débute ce qui est considéré comme la dernière étape de son existence. Celle-ci est caractérisée par des « angoisses » et des difficultés d’acceptation de sa condition et de ses limites pouvant en définitive laisser place à une acceptation et à une certaine sérénité devant la mort. Il était par exemple souvent question des « deuils » à faire au fur et à mesure que la maladie avançait ainsi que des cinq stades vers l’acceptation de E. Kübler-Ross [16] en évoquant par exemple un patient qui était dans une phase de « marchandage », de « déni » ou qui avait « lâché prise ».
27Ce discours psychologique, à la base des interprétations faites du vécu des patients, laisse entrevoir le risque de s’éloigner du sens que le patient donne à ce qu’il vit dans l’institution. Quant à l’accompagnement spirituel, s’il pouvait s’exercer entre un soignant et un patient, il n’était pas discuté pendant les réunions de l’équipe, sauf lorsque l’aumônier intervenait au colloque interdisciplinaire hebdomadaire. En revanche et contrastant avec ces résultats, la spiritualité des soignants était bien visible dans la mesure où ils étaient plusieurs à participer aux cérémonies liturgiques organisées. Aussi, les soignants et la direction étaient ouverts à d’autres conceptions comme celle de la fin de vie dans le bouddhisme tibétain et celles liées à des approches thérapeutiques complémentaires pratiquées au sein de l’institution (homéopathie, fleurs de Bach, massage métamorphique, etc.), étant entendu que « derrière toute démarche thérapeutique réside une anthropologie (conception de l’être humain, de sa corporéité), une cosmologie (vision du monde et rapport entre l’homme et son environnement) et une conception du rapport à un au-delà du visible ». [17]
28Il semble donc que la spiritualité soit une notion difficile à cerner, qui trouve sa place dans les textes et l’organisation institutionnelle, ayant une certaine légitimité pour les soignants et la direction, faisant sans doute partie de la prise en charge individuelle offerte par chaque soignant sans toutefois qu’on puisse coordonner les actions qui y sont liées et l’évoquer lorsque l’équipe de travail se réunit.
Limites possibles à la mise en place d’un discourssur la spiritualité
29Comment interpréter ces résultats ? L’accompagnement spirituel doit-il uniquement se résumer aux savoir-faire et savoir-être du soignant face au patient ou devrait-il être discuté davantage lors des réunions de groupe ? Les observations faites semblent révéler la difficulté de mettre sur pied un accompagnement spirituel institutionnel dans un contexte de prise en charge biomédicale laïque. En effet, comment parler en groupe de la spiritualité sans tomber dans un discours religieux trop engagé lié aux convictions personnelles ? De même, dans nos sociétés où la discrétion à propos de l’appartenance religieuse demeure la règle [7], ne serait-il pas mal aisé d’évoquer le spirituel en groupe ? Peut-on imaginer qu’un colloque soit dédié à l’accompagnement spirituel ?
30D’après François Rosselet, un tel colloque pourrait être organisé. Il aurait comme objectif la réflexion sur les cinq pôles qu’il a établis, autour desquels s’expriment les besoins spirituels des patients proches de la mort. Or, selon lui, une autre difficulté qui se pose est celle d’aborder la spiritualité de manière rationnelle. En effet, la spiritualité, en tant qu’expérience, se vit et s’exprime difficilement en mots. Elle peut être saisie par des mots mais elle les dépasse en même temps. Cela expliquerait la difficulté d’en parler lors des colloques. En effet, pour lui, la spiritualité est à la fois peu visible, difficilement descriptible et pourtant omniprésente.
31Peut-on imaginer d’autres limites à la mise en place d’un discours sur le spirituel ? Ne sommes-nous pas face à la difficulté d’aménager une place pour le discours qui voit l’importance de la spiritualité du patient au sein d’une discussion qui se concentre, dans un autre registre, sur l’importance de soigner par des traitements médicaux ?
32Que dire alors du discours psychologique emprunté à E. Kübler-Ross quant à lui très présent dans les discours des soignants pendant le colloque ? Celui-ci a su se faire une place dans les paroles des soignants à côté du discours biomédical somatique.
33François Rosselet évoque l’importance de parler d’une démarche psycho-spirituelle et d’ancrer le spirituel dans le psychologique. Or, ne s’agit-il pas de deux démarches distinctes ? Quelle est alors la différence entre l’approche psychologique et l’approche spirituelle ? Les titres de certains articles à ce sujet [5, 18, 19] témoignent de l’intersection qui existe et de la difficulté à délimiter ces deux domaines.
34Globalement, on peut dire que l’approche psychologique se laisse étudier par des observations cliniques et à ce niveau-là, celle d’E. Kübler-Ross a fait ses preuves. Par contre, le regard spirituel sous-entend une prise en compte du mystère qui entoure la vie, ce qui l’empêche d’être observée de manière rationnelle.
35Or, les conceptions de Kübler-Ross qui imaginentla fin de vie comme dernière étape de l’existence, mais aussi comme la plus élevée de la croissance de la personne sur terre, ne font-elles pas allusion à un certain mystère qui ne s’explique en aucun cas de manière rationnelle ?
36Il y aurait donc avec cette approche psychologique la possibilité d’interpréter l’existence humaine selon des conceptions autres et, qui sait, d’imaginer de nouvelles étapes de la croissance dans une après-vie. Cela voudrait dire que la dimension spirituelle est implicite à ce discours psychologique et peut faire partie des conceptions sans toutefois être évoquée dans les discours. En effet, il est fort probable, au vu de l’importance des discours d’Elisabeth Kübler-Ross, qu’une grande partie des intervenants partagent les conceptions existentielles de ce discours et que ce modèle explicatif soit à la base de la prise en charge d’un tel établissement. L’idée du patient en chemin passant par la dernière étape de son existence face aux « bien portants », également en chemin, qui cherchent à apprivoiser la mort, semble par ailleurs répandue dans le domaine palliatif [20].
37Cette hypothèse soulève la question de l’importance de la dimension spirituelle pour les soignants eux-mêmes. En effet, la fréquentation des cérémonies liturgiques ou encore la pratique de thérapies complémentaires ne sont-elles pas l’indice d’un besoin de donner sens à ce qui est vécu dans cette institution ?
38Finalement, face à la spiritualité des soignants, que dire du manque de visibilité de la spiritualité dans les propos des patients ? S’explique-t-il par le fait que le spirituel n’a guère d’importance pour eux ? Ou parce qu’ils souhaitent en parler avec la famille plutôt qu’avec les soignants ? On pourrait encore imaginer que leur spiritualité ne s’exprime pas en mots explicites ou tout simplement qu’ils n’ont jamais parlé de leurs interrogations à ce sujet.
39Ces questions restent ouvertes et la place du spirituel pas moins difficile à cerner. Néanmoins, il vaut la peine de dire qu’on se trouve face à une résistance à poser des mots sur cette dimension, que cela soit par difficulté d’appréhender le spirituel de manière laïque, parce qu’il ne se laisse pas aborder par la réflexion, ou encore parce que, dans notre société, le spirituel fait résolument partie du champ privé et n’est pas facilement débattu en public et surtout pas dans l’univers biomédical.
Conclusion
40En définitive, l’accompagnement spirituel offert par l’institution s’effectue de manière individuelle par une certaine ouverture du soignant, un savoir-faire et un savoir-être adapté, mais aussi par plusieurs dispositifs institutionnels et notamment la présence d’un aumônier au sein de l’équipe de travail. Toutefois, la notion de spiritualité se laisse peu aborder par l’équipe lorsqu’elle se réunit. En effet, ce sont les approches médicales somatiques et psychologiques qui priment dans les discours, même si l’on peut considérer que le discours psychologique de E. Kübler-Ross est lui-même en quelque sorte spirituel et qu’il peut jouer le rôle de modèle explicatif commun au sein de l’établissement. L’observation de la spiritualité dans cette institution a également déplacé l’attention vers le besoin des soignants de donner sens à l’expérience vécue en tant que professionnels accompagnant le mourant. Ainsi, on dépasse le champ de la prise en charge du patient pour revenir à la question plus générale de quête de sens et du besoin humain de spiritualité.
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Mots-clés éditeurs : préoccupations du patient, spiritualité, psychologie, médicalisation, anthropologie
Date de mise en ligne : 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/inka.063.0109Notes
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Dans le canton de Vaud, les activités de l’Institut Universitaire de Médecine Sociale et Préventive (IUMSP), ainsi que l’organisation d’un colloque dédié à l’introduction des sciences humaines en médecine (organisé par l’Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales [ASSH] et l’Académie Suisse des Sciences médicales [ASSM] les 4 et 5 mai 2006 à Lausanne), pour ne prendre que deux exemples, témoignent de cette tendance.
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Celle-ci peut également être perçue comme un retour en arrière, au début du siècle, lorsque la pratique médicale était encore peu technicisée et davantage tournée vers la relation soignant-patient.
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Pour cette enquête, deux dossiers ont été photocopiés dans leur intégralité.
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Il s’agit principalement d’articles parus dans des revues spécialisées comme Palliative-ch, INFOKara, le Journal Européen de soins palliatifs, JALMALV, etc.
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Il est engagé à 20% par l’Eglise Réformée du Canton de Vaud et à 10% par l’institution.