1Ce travail a été réalisé au cours de l’année académique 2001-02 avec le concours d’un groupe d’étudiantes de 3e année du Cours « Diploma Universitario Infermiere » (DUI) d’Aoste, composé par : Barbara Betemps, Katia Borbey, Nora Gavazzi, Manuela Magro, Elena Mazzoni et Nadine Savoye.
2Une partie des données a été présentée sous forme de deux posters lors du 10e Congrès National de la Société Italienne de Soins Palliatifs (SICP) à Milan du 5 au 8 mars 2003.
3Le travail présenté dans cet article a remporté le premier prix ex aequo lors du « Prix de recherche en Soins Palliatifs, Thanatologie et Ethique en Fin de Vie – 2003 » de l’Institut Universitaire Kurt Bosch à Sion (Suisse) le 13 février 2004. Sion (CH).
Introduction
4Le traitement de la douleur reste un problème de santé publique dans les pays occidentaux, bien que des moyens thérapeutiques efficaces existent et que beaucoup d’énergies aient été déployées pour des campagnes de sensibilisation [1-3].
5Plusieurs raisons sont à l’origine de cette situation. Médecins et infirmiers/ères ont une formation insuffisante dans la prise en charge et le traitement de la douleur. De plus, ils travaillent dans des institutions où le traitement de la douleur n’est souvent pas une priorité [4, 5]. Les patients, de leur côté, manifestent des réticences à consulter un médecin en cas de douleur [6] ou craignent de le distraire du traitement de la maladie s’il s’occupe aussi du traitement de la douleur [7].
6Mais souvent les fondements des comportements face à la douleur concernent tant les soignants que les patients [8], ayant leur racine dans la culture d’une population [1, 6, 9]. L’utilisation de la morphine et des opiacés, qui figurent parmi les moyens principaux de traitement de la douleur, est l’objet de convictions qui ont ce caractère transversal [1, 3, 8]. C’est ainsi qu’on les retrouve, soit au niveau de la population générale |5-7], soit chez les médecins et les infirmiers/ères [8, 10-13]. En général il s’agit d’idées négatives, de méconnaissances et de craintes injustifiées, qui ont été nommées « mythes » ou « faux mythes » de la morphine.
7Les conséquences de ces convictions sont importantes, car il a été démontré qu’elles contribuent à déterminer la réluctance à prescrire la morphine chez les médecins et la réluctance à en prendre chez les patients [14, 15], avec des implications sur le niveau de douleur des malades [16].
8A l’examen de la littérature scientifique nous avons repéré des données assez fragmentaires sur les différents mythes de la morphine. Le plus souvent on s’est intéressés à la dépendance, à la tolérance et aux craintes d’effets secondaires, alors que d’autres thèmes ont été touchés rarement, par exemple la crainte d’ôter l’espoir du malade [13]. Parfois des études assez vastes ont été menées avec succès, mais le faible taux de réponses a fait douter d’un possible biais de sélection [17] ; souvent l’existence des mythes est considérée comme acquise et fait remonter à des études qui en citent d’autres. Il est aussi évident que des différences majeures existent d’un pays à l’autre [13, 17-20] et que la situation évolue rapidement [17]. Un doute alors fait surface : risquons-nous d’avoir une idée mythique des mythes de la morphine ?
9Pour ce qui concerne la Vallée d’Aoste, des données contradictoires existent : d’un côté l’utilisation de morphine y est assez importante [21], de l’autre des études ont montré une fréquence élevée de certains mythes chez les médecins généralistes [22] et chez les malades cancéreux [23].
10Nous nous sommes donc proposés d’étudier directement et systématiquement les mythes de la morphine sur un échantillon ample et représentatif de la population générale, des médecins et des infirmiers/ères de notre région, pour avoir le cadre complet et actuel de la situation.
Population et méthodes
11Entre octobre 2001 et janvier 2002 nous avons mené une enquête visant à déterminer quels sont dans notre région, la Vallée d’Aoste (Italie, 120000 habitants) les mythes qui entourent l’utilisation thérapeutique de la morphine, quelle est leur fréquence et quelles en sont les conséquences.
L’échantillon
12Nous avons planifié de contacter un échantillon de la population générale d’environ 400 personnes, repérées en dehors du milieu sanitaire et dans différentes situations de la vie quotidienne (par exemple : étudiants à la sortie de l’école, employés à leur lieu de travail, clients occasionnels de bistrots et de magasins, habitants d’un même bâtiment multipropriété), tant en ville que dans les petits villages de la vallée, afin d’assurer la présence d’hommes et de femmes de toutes les classes d’âge et d’instruction, extraits de différents milieux de vie. Aux ¾ de l’enquête, la composition de l’échantillon a été comparée à celle de la population générale (données officielles [24] quant au sexe et à l’âge) ; le restant du recrutement a ainsi été effectué de sorte à corriger les écarts majeurs.
13En même temps, nous avons repéré à l’hôpital d’Aoste (un établissement d’environ 500 lits, le seul de la région) la liste des médecins, à partir des tableaux officiels du personnel ; nous avons exclu seulement ceux ou celles qui ne pratiquaient pas d’activité clinique (légistes, direction sanitaire,…) : 201 médecins, représentant la totalité des cliniciens, ont constitué l’échantillon à étudier.
14De la même manière nous avons préparé une liste de tous les infirmiers et infirmières de l’hôpital (au total 443), séparément pour chacun des 28 services ; le 50% d’entre eux/elles a constitué l’échantillon à étudier. Au hasard, ils/elles ont été recrutés jusqu’à remplir le quota prévu (50% des hommes et 50% des femmes de chaque service).
L’enquête
15L’enquête était constituée d’une interview structurée, incluant des questions ouvertes et des questions fermées [25]. Les thèmes abordés étaient :
- les associations d’idées évoquées par le mot morphine ;
- les expériences directes professionnelles (médecins et infirmiers/ères) ou personnelles (population) de la morphine ;
- les perceptions individuelles à propos des mythes connus (tels que la littérature scientifique les a répertoriés) ;
- la disposition à prescrire (médecins) ou administrer (infirmiers/ères) la morphine en cas de douleur cancéreuse, et la disponibilité à en prendre, si prescrite (population).
- Une pour les professionnels, empruntant un langage technique mais ne donnant pas pour acquis les termes spécifiques objets de l’enquête (par exemple, pour explorer la crainte de la tolérance) : « Il faut augmenter souvent la dose parce qu’il y a accoutumance » ; on demandait aussi une graduation du jugement (4 degrés, entre « pas du tout » et « tout à fait » d’accord).
- Une pour la population, empruntant la manière habituelle des gens de s’exprimer sur ces thèmes, compte tenu aussi du niveau de scolarisation (par exemple, pour la tolérance : « si un malade prend la morphine, il s’y habitue rapidement et il faut augmenter les doses ») ; pour la même raison on demandait dans ce cas une réponse dichotomique (« plutôt oui », « plutôt non »).
16Au terme de l’entretien, quelques données personnelles étaient aussi recueillies.
17Les données ont été insérées pour l’analyse dans un fichier Microsoft Excel. Le but principal du travail étant de reconnaître la présence et d’estimer la fréquence des phénomènes objets de l’étude. Une analyse descriptive a été menée, aboutissant à des données en forme de pourcentage.
Résultats
Composition et caractéristiques de l’échantillon
18Population générale : 382 personnes ont été interrogées. Le recrutement a été effectué dans les lieux suivants : habitations 209 (54,7%), bistrots et commerces 97 (25,4%), lieux de travail et école 63 (16,5%), autres 12 (3,1%).
19Le taux de refus n’a pas été calculé mais il a été estimé à 1-2%, un taux assez faible probablement dû à l’approche directe et personnelle par un interviewer, au peu de temps demandé et à l’intérêt montré par les participants.
20Les caractéristiques démographiques de l’échantillon sont montrées dans le tableau I.
Détail des caractéristiques de l’échantillon de population
Détail des caractéristiques de l’échantillon de population
21Les figures 1 et 2 montrent une comparaison entre l’échantillon de population et la population générale de la région [24], quant à âge et scolarisation : toutes les catégories d’âge sont bien représentées, sauf les jeunes de moins de 10 ans, qui étaient délibérément exclus de l’enquête. Les gens interrogés sont en moyenne un peu plus scolarisés que la population générale.
Classes d’âge de l’échantillon et de la population générale de la région
Classes d’âge de l’échantillon et de la population générale de la région
Niveau de scolarisation de l’échantillon et de la population générale de la région
Niveau de scolarisation de l’échantillon et de la population générale de la région
22Nous considérons l’échantillon comme représentatif de la population da la Vallée d’Aoste.
23Médecins et infirmiers/ères : 182 médecins des 201 de la liste ont pu être contactés ; 177 ont accepté de participer à l’interview (88,1%).
24225 infirmiers/ères sur les 443 ont été contactés/es (50,8%, un faible excès, dû au fait que lorsque le nombre des infirmiers/ères d’un service était impair le 50% +1/2 a été inclus) ; 219 ont accepté de participer (97,3%) ; 217 fiches ont été analysées, deux ayant été perdues.
25Le tableau II montre les caractéristiques de l’échantillon des professionnels.
Détail des caractéristiques de l’échantillon de professionnels (médecins et infirmiers/ères)
Détail des caractéristiques de l’échantillon de professionnels (médecins et infirmiers/ères)
26Chez les médecins, les hommes sont en nette majorité ; le contraire se produit chez les infirmiers/ères. Cela correspond aux proportions réelles des deux catégories, du fait des règles de recrutement.
27Plus que la moitié des interviewés chez les médecins et chez les infirmiers/ères a plus de 10 ans d’ancienneté de service : il s’agit donc de personnes ayant acquis une maturité professionnelle.
Expérience de la morphine
28Population : une large majorité des valdôtains (331 = 86,6%) sait que la morphine est utilisée pour le traitement de la douleur ; pour ce groupe, la source d’information a été le plus souvent le « bouche à oreille » (42,3%), le médecin (36%), la télévision (35,6%).
29191 personnes (=50%) connaissent personnellement quelqu’un qui prend ou a pris de la morphine comme analgésique, le plus souvent (71,7%) un membre de la parenté proche ou éloignée, le plus souvent à cause de douleurs d’origine cancéreuse (98,6%).
30Médecins et Infirmiers/ères : à l’hôpital d’Aoste, 60,5% des médecins et 66,8% des infirmiers/ères ont prescrit ou administré de la morphine dans la dernière année. Comme le montre le tableau III, la voie veineuse est la plus fréquemment utilisée ; l’indication principale est la douleur, de types et origines différents, mais la sédation est aussi présente.
Utilisation de la morphine par les médecins et les infirmiers/ères de l’hôpital
Utilisation de la morphine par les médecins et les infirmiers/ères de l’hôpital
Associations d’idées évoquées par le mot morphine
31Pour éviter tout risque d’induction des réponses, les formulaires des interviews prévoyaient comme première question les associations d’idées que le mot morphine évoque.
32Population : 362 personnes sur 382 ont répondu à la demande d’associer des mots à « morphine », donnant au total 735 réponses. Les 8 thèmes les plus fréquents sont répertoriés dans la figure 3.
Réponses de l’échantillon de population à la question : « Si j’utilise le terme de “ morphine ”, quels autres mots vous viennent à l’esprit ? » (% de 382)
Réponses de l’échantillon de population à la question : « Si j’utilise le terme de “ morphine ”, quels autres mots vous viennent à l’esprit ? » (% de 382)
33On peut remarquer que certains mots font référence à l’utilisation pharmacologique de la morphine (douleur, analgésique, médicament) tandis que d’autres évoquent plutôt des situations qui donnent à la morphine une connotation négative (drogue, cancer, mort). Quelques répondants ont communiqué une idée unique et dominante, centrée parfois sur le rôle thérapeutique (par exemple : « douleur, soulager, médicament » ; « hôpital, médecins, malades »), parfois sur l’abus (« drogue, sommeil, étourdissement »), parfois sur la signification pronostique (« mort, peur, cancer »). Mais la plupart ont exprimé plusieurs des thèmes énumérés à la fois, montrant l’ambivalence de leur positionnement.
34Médecins et Infirmiers/ères : la même question, posée aux professionnels de l’hôpital d’Aoste, a donné des résultats semblables chez les médecins et chez les infirmiers/ères (figure 4). Les thèmes ressemblent à ceux exprimés par la population, mais la drogue est moins nommée et la sédation apparaît. Nous remarquons que la sédation volontaire est une des raisons de l’utilisation de la morphine dans l’expérience professionnelle des interrogés (voir tableau III).
Réponses des médecins et des infirmiers/ères à la question : « Si j’utilise le terme de “ morphine ”, quels autres mots vous viennent à l’esprit ? » (% ; 0-3 réponses par personnes interrogé/es)
Réponses des médecins et des infirmiers/ères à la question : « Si j’utilise le terme de “ morphine ”, quels autres mots vous viennent à l’esprit ? » (% ; 0-3 réponses par personnes interrogé/es)
Les mythes
35La partie centrale de l’interview portait sur l’évaluation de la présence et de la fréquence des idées reçues et des craintes à propos de l’utilisation thérapeutique de la morphine. Cette fois les thèmes étaient explicités par l’interviewer et on demandait aux interrogés/es d’exprimer leur accord ou désaccord.
36Population : la figure 5 montre le pourcentage de personnes qui attribuent à la morphine des implications négatives et des risques pour les malades. Le plus souvent ces mythes sont partagés par une proportion très importante de la population (pour deux cas c’est la large majorité).
Les mythes de la morphine chez la population du Val d’Aoste (%)
Les mythes de la morphine chez la population du Val d’Aoste (%)
37Il faut souligner que pour chaque point exploré, qui prévoyait seulement une réponse « plutôt oui » ou « plutôt non », entre 4% (à propos de la gravité de la maladie) et 31% (sur l’assuétude) n’ont pas souhaité répondre, indice du fait que tous les thèmes n’étaient pas forcément connus et que le climat de l’interview permettait de s’exprimer librement.
38Médecins et infirmiers/ères : à nouveau, les professionnels de la santé partagent des fausses croyances ou donnent un poids excessif aux craintes concernant la morphine (figure 6). Des thèmes spécifiques pour des techniciens paraissaient aussi dans le formulaire d’interview, tel la dépression respiratoire et les risques légaux, et ils figurent parmi les sources majeures de préoccupation. En effet la législation italienne est très restrictive et prévoit de nombreuses entraves bureaucratiques à l’utilisation des opiacés, même à l’hôpital, les infirmiers/ères, en particulier, doivent tenir une comptabilisation des doses administrées.
Les mythes de la morphine chez les médecins et infirmiers/ères de l’hôpital d’Aoste : (% ; on montre regroupées les réponses « beaucoup » et « tout à fait » d’une échelle à 4 degrés)
Les mythes de la morphine chez les médecins et infirmiers/ères de l’hôpital d’Aoste : (% ; on montre regroupées les réponses « beaucoup » et « tout à fait » d’une échelle à 4 degrés)
39Le pourcentage d’adhésion aux mythes des médecins et des infirmiers/ères est moins important qu’il ne l’est pour la population générale, mais il reste assez élevé pour les deux catégories ; d’autant plus que la figure montre seulement les réponses de degré « beaucoup » et « tout à fait », alors que nombre de répondants ont aussi exprimé un degré inférieur d’accord avec les propos énoncés.
40Aux médecins et aux infirmiers/ères on a aussi demandé de citer les effets secondaires les plus fréquents ou importants de la morphine. Les résultats (figure 7) en cohérence avec les mythes déjà repérés, donnent un poids excessif à la dépression respiratoire et aux troubles de conscience/sédation.
Effets secondaires attribués à la morphine par les médecins et infirmiers/ères (% ; 1-3 réponses/personne)
Effets secondaires attribués à la morphine par les médecins et infirmiers/ères (% ; 1-3 réponses/personne)
Les conséquences des mythes
41Est-ce que les craintes exprimées, si variées et fréquentes comme nous l’avons montré, produisent des effets concrets lorsqu’il s’agit d’utiliser la morphine pour soulager une douleur cancéreuse ? Nous avons exploré ce thème de manière différente pour la population et pour les médecins et infirmiers/ères.
42Population : nous avons demandé aux gens quel aurait été leur comportement au cas fictif où ils auraient souffert d’une douleur « très forte », qui « n’est pas soulagée par d’autres médicaments », et où « leur médecin de confiance » leur aurait prescrit de la morphine. Bon nombre d’interrogés aurait pris une dose inférieure de morphine ou ne l’aurait pas prise du tout (figure 8), au prix de supporter une douleur évitable. Il s’agissait pourtant, et expressément, d’une situation assez extrême d’intensité de souffrance, ce qui donne à la position exprimée de non-compliance partielle (16,5%) ou surtout totale (17%) une force d’opposition à la morphine très nette.
Compliance de l’échantillon de population vers une hypothétique prescription de morphine pour une douleur « très forte » (%)
Compliance de l’échantillon de population vers une hypothétique prescription de morphine pour une douleur « très forte » (%)
43Médecins et infirmiers/ères : la large majorité des médecins et des infirmiers/ères souscrit à l’affirmation que pour certains types de douleurs le recours à la morphine (comme prototype d’opiacé pour les douleurs intenses) est nécessaire (71,2 et 70,5% respectivement) et que les alternatives thérapeutiques ne sont pas aussi efficaces (88,1 et 91,3%). Toutefois, à la question si l’utilisation de la morphine pour le traitement de la douleur cancéreuse doit être « évitée ou différée le plus possible », certains ont exprimé un accord fort ou total (figure 9), en cohérence avec les idées manifestées (mythes et effets secondaires).
Accord de médecins et infirmiers/ères sur le fait que la morphine doit être évitée ou différée le plus possible pour le traitement de la douleur cancéreuse (%)
Accord de médecins et infirmiers/ères sur le fait que la morphine doit être évitée ou différée le plus possible pour le traitement de la douleur cancéreuse (%)
Discussion
44L’ampleur des échantillons, la modalité du recrutement et le recours à l’interview, avec un taux élevé de réponses, ont permis de recueillir un corps de données assez vaste. L’évaluation des phénomènes objets de l’étude paraît ainsi détaillée et la généralisation des résultats possible. Nous avons donc la possibilité de connaître quelle est la perception des mythes de la morphine chez les différents acteurs de la relation soignant-soigné, à l’hôpital d’Aoste. C’est une situation qui n’a pas de précédents, ni à Aoste ni ailleurs, à notre connaissance.
45Les gens connaissent l’utilisation de la morphine comme analgésique (87%), le plus souvent ils l’ont appris par le bouche à oreille et 50% connaissent quelqu’un qui en prend ou en a pris (98% pour une douleur cancéreuse) : cela témoigne du fait que la prescription de morphine est une pratique assez fréquente dans la région, du moins pour les malades de cancer. A l’intérieur de l’hôpital, au contraire, l’utilisation de la morphine n’est pas réservée aux cancéreux ; l’utilisation pour les douleurs aiguës (31% et 44% pour médecins et infirmiers ; en particulier pour la douleur postopératoire, à notre connaissance) semble justifier la fréquence du recours à la voie veineuse.
46L’utilisation intramusculaire, au contraire, déconseillée par rapport à celle sous-cutanée [26], témoigne d’une pratique non optimale. De même, l’utilisation pour la sédation, où des alternatives pharmacologiques existent, est probablement non appropriée et ne fait qu’alimenter certains des mythes (altération de l’état de conscience, utilisation pour les patients en phase terminale).
47L’image de la morphine qui émerge par association spontanée d’idées, considérée une synthèse de la perception individuelle, montre une nette ambivalence. Le mot le plus cité par la population est drogue. « La société ne distingue pas l’utilisation légitime et illégale des opiacés. De plus l’image illégale domine » [5]. Chez les professionnels, la fréquence du mot « drogue » est réduite de moitié, mais reste importante (autour de 20%) : l’information et/ou la formation de médecins et infirmiers/ères semble ainsi avoir dissipé une partie seulement du patrimoine culturel erroné.
48Par contre, le statut de médicament utile émerge aussi nettement, à travers les mots douleur et analgésie.
49Une étude récente en Allemagne, fondée sur les associations d’idées, a montré des résultats du même ordre [27].
50L’exploration systématique des mythes montre, en général, qu’ils sont fréquents et variés. Pour la population, les effets de modification de la conscience dominent largement (sommeil et étourdissement ; délirer et s’égarer ; drogue), suivis par le pronostic impliqué par la prescription (maladie très grave ; ôte l’espoir) et la crainte de rester prisonniers du médicament (dépendance ; doses croissantes). Les deux mythes les plus fréquents sont partagés par plus des 2/3 de la population ! Ainsi en Vallée d’Aoste une prescription de morphine a une probabilité très élevée de concerner un patient qui recevra l’ordonnance avec un état d’âme troublé. Pour le médecin prescripteur et pour l’infirmier/ère qui administre, ce constat est important. Il devra conduire à des mesures appropriées et à prévoir les conséquences pratiques de ces craintes.
51En effet des conséquences des mythes ont déjà été démontrées [15]. L’échantillon de population étudié, de la même manière, a répondu que seulement dans le 60% des cas la dose hypothétique de morphine aurait été prise comme prescrite. Du cas fictif au cas réel, l’adhérence partielle à la prescription de morphine est un comportement que les patients cancéreux ont montré aux USA [28]. La conception moderne de la compliance n’y voit plus une faute du patient, qui ne suit pas un bon conseil, mais l’expression d’un choix calculé, qui tient en compte toutes les implications d’un comportement [29, 30]. Cette conclusion donne du poids à tout phénomène social et culturel dans le domaine de la santé, et les mythes sont un bon exemple de ces phénomènes.
52Quant aux médecins et aux infirmiers/ères, ils craignent beaucoup moins que les gens communs les effets psychotropes de la morphine, mais presque autant le risque de toxicomanie et d’ôter l’espoir.
53Ils sont aussi assez préoccupés par les risques de dépression respiratoire, qui sont en réalité très faibles [31]. L’ampleur de ces croyances est pour les médecins du même ordre qu’en France [13], mais beaucoup plus importante qu’en Suisse [19] (Vallée d’Aoste, France et Suisse sont limitrophes). Le risque de toxicomanie est estimé au même niveau que dans un large échantillon de médecins généralistes italiens [20].
54Une barrière perçue comme importante est aussi le risque légal, dû aux règles strictes de prescription des opiacés en Italie [32]. Tout le monde n’est pas d’accord sur l’effet réel de ces contraintes sur la prescription [33, 34], mais les médecins italiens affirment que c’est une des raisons qui limitent la prescription [20, 22, 35]. En réalité, à l’intérieur de l’hôpital la prescription médicale est libre de toute contrainte formelle et les tâches administratives concernent seulement les infirmiers/ères, qui tiennent un registre des doses administrées (pour eux/elles la préoccupation est plus que double que pour les médecins). Mais la sensation de risque est partagée aussi par les médecins de l’hôpital, probablement parce qu’ils craignent excessivement les effets secondaires graves, tel la dépression respiratoire (voir la figure 7) ou les autres problèmes objets des mythes. Les effets secondaires ont déjà été reconnus comme la raison principale pour ne pas prescrire des opiacés en Italie [20].
55Comme pour la population, des conséquences des mythes semblent exister aussi pour les médecins et les infirmiers/ères : même dans le cas de la douleur cancéreuse, certains pensent que la morphine est à éviter le plus longtemps possible. Une relation entre idées fausses et prescription d’opiacés a été démontrée, comme nous l’avons déjà rappelé [14].
56Cette étude a des limitations. D’abord, les résultats font référence à une population précise et ne peuvent pas être considérés représentatifs de la réalité italienne, bien que quelques points communs aient été mis en évidence avec d’autres études nationales. Ensuite la relation entre croyances et comportements est probable (d’autres études l’ont démontrée), mais ne dérive pas directement des données.
57En conclusion, bien qu’il y ait des différences, que nous avons soulignées, les médecins, les infirmiers/ères et la population, de laquelle ils font partie et avec laquelle interagissent, partagent de façon plus ou moins importante les mêmes mythes sur la morphine. Les données montrent un cadre précis et articulé. Cela peut rendre ces acteurs ambivalents et éventuellement résistants à prescrire, administrer ou prendre la morphine comme analgésique.
58Ayant ainsi démontré dans notre région les types et l’importance des mythes objets de l’étude, une intervention a été planifiée et mise en œuvre pour informer la population et les professionnels de la santé sur l’utilisation correcte, les bienfaits et les risques limités de la morphine.
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Mots-clés éditeurs : morphine, Italie, cancer, soins palliatifs, connaissances et pratiques de santé
Date de mise en ligne : 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/inka.054.0107