Inflexions 2019/3 N° 42

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Article de revue

Cinquante nuances d’espions

Pages 113 à 120

Notes

  • [1]
    Le terme est ici employé dans sa double acception de succès commercial et d’association avec le « peuple ».
  • [2]
    Nous faisons ici référence au roman de John Buchan Les 39 marches (1915), considéré comme le parangon du genre. L’apparition de la figure de l’espion dans la fiction littéraire précède toutefois la structuration du genre. Voir A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994 ; L. Boltanski, Énigmes et Complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.
  • [3]
    Nous pensons au maître du genre John Le Carré ou à l’œuvre de Len Deighton.
  • [4]
    La série est inspirée de la vie quotidienne d’un service de la dgse chargé des agents clandestins vivant « sous légende ».
  • [5]
    « Petit Marquis », « Chérubin », « Talons rouges », « Falbala », « Belles manières », « Requiem »…
  • [6]
    À l’heure où nous écrivons ces lignes, deux films sont déjà sortis : oss 117 : Le Caire nid d’espions (Michel Hazanavicius, 2006) et oss 117 : Rio ne répond plus (Michel Hazanavicius, 2009). Un troisième opus est actuellement en préparation. Ces films sont bien entendu inspirés du très grand succès de la paralittérature créée en 1949 par Jean Bruce et reprise, à sa mort en 1963, par sa femme Josette Bruce.
  • [7]
    oss 117 : Le Caire nid d’espions.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Nous pensons aux deux directions prises par le film d’espionnage français au tournant des années 2000. La première est inspirée du film d’action américain : Agents secrets (2004) de Frédéric Schoendoerffer et Secret Défense (2008) de Philippe Haïm sont tous les deux des échecs du point de vue de la critique et du public. Plus proche du thriller ou du film noir, une seconde direction est un peu mieux reçue par le public : Espion(s) (2009) de Nicolas Saada et plus récemment La Mécanique de l’ombre (2016) de Thomas Kruithof.
  • [10]
    L’intérêt qu’Éric Rochant porte à l’univers du renseignement serait lié au rapport particulier que le milieu entretiendrait avec le langage, une question qui fascine le créateur de la série, amoureux de la philosophie contemporaine du langage. Voir l’entretien « Éric Rochant, agent double », Philosophie magazine, avril 2019.
  • [11]
    Nous empruntons cette formule à l’historien Alain Dewerpe, op. cit..
  • [12]
    Nous reprenons ici la formule de Luc Boltanski, op. cit..
  • [13]
    Un veilleur est le point de contact du clandestin sous légende déployé à l’étranger. Les échanges se font le plus souvent sous l’apparente banalité d’une conversation Skype. Il est à la fois son officier traitant et son confident.
  • [14]
    C. Diamond, L’Esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, puf, 2004.
  • [15]
    Nous pensons, par exemple, au réalisme du décor. Voir à ce sujet l’article très détaillé de L. Lutaud « La dgse, meilleur agent infiltré au Bureau des légendes », Le Figaro, 14 mai 2017.
  • [16]
    Signalons toutefois la précédente collaboration entre la dgse et l’équipe du film de Philippe Haïm Secret Défense (2008), plus limitée et surtout peu ébruitée.
  • [17]
    Si la période post-11-Septembre a vu l’émergence d’un certain consensus autour du fait que le renseignement était un outil de réduction de l’incertitude, les chercheurs en Intelligence Studies et les praticiens ne s’entendent toujours pas sur une supposée essence ou définition du renseignement. Voir P. Blistène et B. Oudet, « Renseignement et surveillance », L’Enjeu mondial, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  • [18]
    Le « cycle du renseignement » correspond à la transformation des informations brutes collectées en renseignement et à leur mise à disposition des utilisateurs (politiques, militaires). Cinq grandes étapes sont généralement distinguées : l’orientation, la collecte, le traitement, l’analyse et la dissémination. Voir S. Kent, Strategic Intelligence for American World Policy [1949], Princeton University Press, rééd. 1966.
  • [19]
    Y. Trotignon, Politique du secret. Les Éclaireurs, Paris, puf, 2018, chapitre 1.
  • [20]
    Nous reprenons ici la distinction entre représentation mimétique et esthétique effectuée par Roland Bleiker dans son article « The Aesthetic Turn in International Political Theory », puis développée dans son livre Aesthetics and World Politics, Londres, Palgrave MacMillan, 2009.
  • [21]
    Nous pensons aux réformes des années 2013 mises en place après les attentats perpétrés par Mohammed Merah, suivies par celles de 2015 et 2016.

1Le genre « espionnage » est certainement l’un des plus « populaires » [1] du xxe siècle. L’une de ses particularités est de décrire un monde qui, par définition, se dérobe au regard, celui des guerres clandestines menées dans les coulisses de l’Histoire. Cette capacité figurative de la fiction lui confère une place prépondérante dans la structuration des représentations collectives. Depuis la naissance du genre pendant la Grande Guerre [2], romans, films et séries télévisées permettent de compenser la pénurie d’informations qui touche les activités secrètes des États. Mais alors que la fiction britannique a toujours été louée pour son caractère « réaliste » [3], dévoilant les lenteurs, les luttes de pouvoir et les égarements qui caractérisent le monde clandestin, la française est, elle, réputée pour son invraisemblance et donne souvent à voir des espions brutaux, grand-guignolesques et/ou xénophobes. Tout semble avoir changé avec la sortie du Bureau des légendes (bdl, Canal+) en 2015. Première série sur la Direction générale de la sécurité extérieure (dgse), elle bénéficie pour la première fois du soutien explicite du Service [4]. Louée pour son « réalisme », elle offre un point de vue dépassionné sur l’espion français, au plus près des enjeux sécuritaires contemporains. Une étude des représentations qui l’ont précédée nous fera mesurer la rupture opérée par cette série. Une attention particulière à son mode de fabrication nous permettra ensuite d’en mesurer le réalisme.

Guignols, barbouzes et idiots

2Fleuve noir, sas, oss 117 : une recension exhaustive de toutes les collections, séries, adaptations cinématographiques et réadaptations sérielles dépasserait largement les limites de cet article, quand bien même nous nous limiterions à la seule fiction française. Un constat s’impose toutefois : l’espion français a toujours été l’objet de moqueries. Caricatural et caricaturé, il tient soit du barbouze, soit de l’idiot ou du guignol incompétent, dont les réussites doivent plus au hasard qu’à un véritable professionnalisme. Sorti en 1964, Les Barbouzes de Georges Lautner situe pour très longtemps la figure de l’espion français dans le registre du ridicule, que rappellent les multiples surnoms [5] dont est affublé le personnage de Francis Lagneau (Lino Ventura), mandaté par le gouvernement français pour récupérer des secrets nucléaires. Impossible de ne pas mentionner Philippe Boulier (Jean Reno), officier de la dgse sexiste et xénophobe, héros de la comédie L’Opération Corned Beef de Jean-Marie Poiré (1991), qui réactualise la figure de l’agent secret français clownesque dans toute son incompétence et sa suffisance. Le tableau serait incomplet sans Hubert Bonisseur de La Bath, personnage mythique des films oss 117[6], interprété avec talent par Jean Dujardin, qui déclare « aimer se beurrer la biscotte » [7] et ne cache pas son admiration pour le président de la République dont il distribue la photo dans les rues du Caire : « C’est notre Raïs à nous. C’est M. René Coty. Un grand homme. Il marquera l’Histoire. Il aime les Cochinchinois, les Malgaches, les Marocains, les Sénégalais… C’est donc ton ami. Ce sera ton porte-bonheur [8]. »

3Dernière-née de cet imaginaire prolixe, la très humoristique série Au service de la France (Arte, 2015 - en production) raconte les nombreuses déconvenues dans la France du général de Gaulle d’un apprenti agent du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (sdece), André Merlaux (Hugo Becker), confronté à une bureaucratie plus que kafkaïenne et à l’incompétence de ses collègues bardés de tous les travers imaginables en matière de racisme et de sexisme, qui suspendent toute activité, aussi importante soit-elle, à l’annonce du « pot » quotidien. À l’occasion de l’une des nombreuses séquences cultes, l’agent Moulinier (Bruno Paviot), spécialiste de l’Afrique, s’adresse ainsi à une délégation du Dahomey venue réclamer l’indépendance de son pays : « Qui vous a appris à lire, à écrire ? Qui vous a appris à parler une vraie langue ? Qui vous a donné une vraie religion ? Eh oui, la France ! » Et lors d’un module de formation précédant un départ en Algérie, l’agent Jacky Jacquard (Karim Barras) reprend la nouvelle recrue : « Merlaux, dans un contexte terroriste, il faut considérer une femme comme un individu ! » Louée pour son humour et la très grande qualité de ses dialogues, cette parodie, qui rappelle par beaucoup d’aspects oss 117 (les deux partagent le même scénariste), en dit également beaucoup sur les lourdeurs bureaucratiques qui touchent le renseignement.

Le Bureau des légendes ou l’ordinaire du renseignement

4Après les frasques de ces personnages bigarrés, rarement éclipsées par quelques figures plus classiques [9], la froideur de Malotru, personnage central du Bureau des légendes, tranche. Dès sa diffusion en 2015, la série d’Éric Rochant impose en effet un nouveau style de l’espion : sérieux, modeste et surtout fin connaisseur des dossiers.

5bdl s’illustre d’abord par l’austérité de l’univers montré au téléspectateur : un grenier mansardé du boulevard Mortier où des femmes et des hommes très concentrés travaillent, de jour comme de nuit, à la protection des intérêts français. L’apparente normalité de cet univers bureaucratique, dont le quotidien est rythmé par les déjeuners à la cantine, les pauses-café, les histoires d’amour entre collègues, les anniversaires ou les pots de départ à la retraite, est redoublée par la typologie on ne peut plus ordinaire des personnages principaux. Nul physique avantageux, nul accessoire ou voiture ostentatoire : le nouvel espion français est avant tout un fonctionnaire, en apparence inoffensif, qui passe inaperçu dans son costume de confection.

6Mais les aptitudes exceptionnelles de certains, que l’on devine à mesure que la trame narrative se déploie, les rapprochent plus du surdoué ou du super-héros que du citoyen lambda. Tous portent des noms de code inspirés des insultes du capitaine Haddock. Tous ont suivi un entraînement rigoureux et mènent une double voire une triple vie. L’extraordinaire avance masqué, sous les banals habits d’employés de bureau. Dans la première saison, Guillaume Debailly/Paul Lefebvre/Malotru (Mathieu Kassovitz) explique les efforts qu’il a dû fournir avant d’être envoyé en Syrie pendant six ans : « J’ai dû passer l’agrég de français pour être sûr d’être pris au lycée français de Damas, et j’ai dû apprendre l’arabe en un an. » En plus de maîtriser parfaitement le persan, Marina Loiseau/Phénomène (Sara Giraudeau), la jeune recrue du service désignée pour une longue mission en Iran (saisons 1 et 2), doit parvenir à se faire embaucher à l’Institut de physique du globe afin d’être repérée par un célèbre sismologue iranien susceptible de l’associer à un projet de recherche sur le nucléaire. Ses compétences exceptionnelles sont de nouveau mises à profit dans la saison 3 lors d’une mission très périlleuse en Azerbaïdjan, puis dans la saison 4, dans laquelle elle est chargée d’infiltrer les pirates informatiques russes lors d’un vrai/faux séjour de recherche à l’Institut Boulgakov de Moscou. Enfin, dans la saison 4, on ne peut qu’être impressionné par les capacités des jeunes informaticiens de la direction technique, au premier rang desquels César/Pacemaker (Stefan Crépon), qui livrent une cyber-bataille acharnée aux hackers russes et défient le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (fsb) lors d’une opération très délicate.

7Les talents exceptionnels des personnages s’accompagnent d’une extrême particularité du milieu, qui est progressivement dévoilé au téléspectateur. Une série de procédés scénaristiques et de dialogues, souvent très appuyés, familiarise graduellement celui-ci à l’étrangeté du monde du renseignement. Noms de code, direction des opérations et missions clandestines font irruption au détour d’un banal déjeuner entre collègues. L’arrivée de la Dr Balmès, psychologue, engagée pour s’occuper des espions à leur retour de mission, est l’occasion d’une longue séquence pédagogique sur les us et coutumes imposés par le « secret défense » : interdiction d’entrer dans l’enceinte du service avec un téléphone ou une tablette, ménage effectué par les employés eux-mêmes, armoire protégée par un code, obligation de broyer tous les documents sensibles dans la « choucrouteuse », suspicion permanente vis-à-vis du monde extérieur structurant les rapports entre employés, « droit d’en connaître »…

8Le secret et la méfiance, qui organisent le quotidien des officiers de renseignement, façonnent un certain rapport au langage et au savoir, parcellaire et énigmatique pour « celui qui n’en est pas », et qui dénote, pour reprendre les termes du créateur de la série, une certaine « maîtrise de l’implicite » [10]. Au début de la saison 4, un échange entre Marc Lauré (Gilles Cohen), directeur du renseignement, et Marcel Gaingouin (Patrick Ligardes), directeur des opérations, au sujet de la politique du Service vis-à-vis des djihadistes français de retour sur le territoire national, est l’occasion de rappeler la particularité de « l’épistémologie clandestine » [11] : « Donc ma question c’est plutôt, s’il ne nous échappe pas, qu’est-ce qu’on fait de lui ? Question légitime… / C’est une question à poser au directeur général. / Elle ne me répondra pas. / Si elle ne te répond pas, tu as ta réponse. »

9L’espion est celui qui sait interpréter les non-dits. Il navigue dans un univers de signes en apparence anodins, mais qui revêtent une signification particulière dans le monde clandestin défini par des codes, faux-semblants, mensonges et fictions. Il est celui qui dévoile une signification cachée, un excès de sens, il est l’homme du doute permanent quant à la « réalité de la réalité » [12].

10Enfin, les séquences dans le monde, qui se font plus nombreuses à partir de la saison 2, rappellent les risques inhérents au métier. Les espions sont les premiers exposés au danger en raison de leur existence sous légende. Mais personne n’est épargné par la guerre secrète, pas même les « veilleurs » [13] ou les analystes : régulièrement envoyés sur différents terrains d’opérations, ils en reviennent rarement indemnes. Dans la saison 2, Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï), capturé par un chef djihadiste de l’État islamique, se fait amputer d’un pied à la frontière irako-syrienne. Dans la saison 3, le mythique directeur du Bureau des légendes, Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin), est tué lors d’une mission de sauvetage qui tourne mal en Syrie. Et même Artus, l’analyste incarné par Jonas Maury, visiblement plus habitué aux pauses sandwichs derrière son ordinateur, est entraîné, en tandem avec un membre du Service Action, dans une course effrénée pour sauver sa vie au Mali puis en Syrie après avoir été envoyé en Turquie pour remonter la trace d’un terroriste français (saison 4). Les échecs, mais aussi les victoires de ces hommes de l’ombre seront toujours gardés sous silence car, comme le déclare l’ancien directeur du Service lors de l’oraison funèbre en l’honneur d’Henri Duflot : « L’ombre est notre domaine, notre amie, dans la victoire comme dans la défaite » (saison 3).

Une série « réaliste » ?

11Le « réalisme », au sens non philosophique de ressemblance avec la réalité [14], est certainement ce que l’équipe du Bureau des légendes a tenté d’atteindre, ce dont témoigne une certaine attention aux détails [15] et à la particularité du monde du renseignement que la série restitue avec justesse. La bonne disposition de la dgse à collaborer avec Éric Rochant, rapprochement inédit dans l’histoire du renseignement français [16], laisse présager une certaine crédibilité du discours sériel. Mais on peut toutefois objecter une certaine invisibilité de l’activité principale du Service : la production de renseignements pour aider à la prise de décisions en haut lieu [17]. À l’exception de quelques séquences dans la saison 3, au cours desquelles le personnage d’Artus figure un analyste en quête obsessionnelle d’une information, et de la scène où Sisteron (Jonathan Zaccaï), en territoire irakien tout juste libéré par les Kurdes, collecte nombre de documents ayant appartenu à l’État islamique, les différentes étapes du « cycle du renseignement » [18] ne sont pas rendues visibles dans la série.

12De surcroît, le Bureau des légendes paraît particulièrement isolé dans l’environnement bureaucratique et stratégique français. S’il a peu de contact avec le reste de la dgse en raison de l’extrême sensibilité de sa mission et de l’impératif de cloisonnement qui s’impose à lui, il n’est pas du tout intégré à la « communauté du renseignement » française et n’échange presque jamais avec les autres services de l’Hexagone, à l’exception notoire d’une timide apparition de la Direction générale de la sécurité intérieure (dgsi) dans la saison 2. Cet isolement au plan national est compensé par de nombreux liens avec les services étrangers (américains, syriens, russes), au risque de faire du Bureau leur point de contact privilégié, sinon le point d’origine des tensions interservices. Vase clos du renseignement français dont l’autonomie ne cesse d’étonner [19], les habitants du grenier mansardé semblent plus occupés à gérer des crises qu’ils ont eux-mêmes générées qu’à la réelle protection des intérêts français.

13Ainsi, le « réalisme » du Bureau des légendes réside plus dans ses répercussions sur la réalité, c’est-à-dire dans son insertion naturelle dans l’univers stratégique contemporain, que dans une ressemblance mimétique [20] avec la véritable dgse. Cette influence du bdl, qui a figé les représentations collectives et l’imaginaire du renseignement français de façon durable, s’explique d’abord par le mode de fabrication de la série. Pour la première fois, une fiction sérielle française bénéficie de l’aide explicite d’un service de renseignement réputé pour son opacité. Parmi les motivations de celui-ci, la volonté de changer la figure de l’espion français, qui atteste du pouvoir que les films et les séries peuvent avoir sur la structuration des représentations collectives. Une proximité mise en avant de façon très habile pendant la campagne marketing qui a précédé la sortie de la première saison et rappelée à chaque occurrence. Jamais totalement explicitée, cette collaboration fait naître nombre d’attentes et d’interrogations : une authenticité du discours sur le renseignement jusqu’alors jamais atteinte, ainsi que la peur d’être face à une œuvre de commande, voire de propagande.

14Le succès de la série s’explique ensuite par son inscription explicite dans le contexte sécuritaire et politique du moment. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les quatre saisons diffusées ont abordé les dossiers les plus sensibles de la scène internationale contemporaine : le nucléaire iranien (saisons 1 et 2), le terrorisme djihadiste et l’État islamique (saisons 2, 3 et 4), la cyberguerre et la menace russe (saison 4). En approchant toutes ces questions du point de vue du Bureau des légendes, autrement dit de la cellule clandestine de la dgse, et de ses quelques opérations montées avec le Service Action, la série rend visible la guerre clandestine que se livrent les espions internationaux. Elle replace du même coup l’action du Service, et donc du renseignement français, au cœur de l’État, ce dont témoigne l’accès direct du bdl au président de la République montré dans la première saison. On regrettera tout de même l’isolement du bdl souligné plus haut, ainsi que l’absence de l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la défense français.

15Enfin, la portée de la série s’explique par l’asymétrie informationnelle qui caractérise le monde du renseignement. La très faible quantité de données disponibles sur les activités clandestines de l’État est pour ainsi dire compensée par l’abondance de fictions appartenant au genre de l’espionnage. Au sein de cet imaginaire prolixe, où cohabitent des représentations plus ou moins grotesques, l’apparent réalisme du Bureau des légendes impose la série comme une référence incontournable de la conversation démocratique. Cette figuration de l’action clandestine de l’État intervient au moment précis où le rôle des services de renseignement français est ardemment débattu sur la place publique. Les bouleversements de l’environnement sécuritaire, en particulier la vague d’attentats terroristes djihadistes à partir de janvier 2015, et les nombreuses réformes de la communauté du renseignement qui la précèdent et la suivent [21], ont imposé le monde du secret au centre de la sphère publique. D’abord succès critique, Le Bureau des légendes est progressivement devenu un véritable phénomène de société, en raison d’une demande accrue d’informations sur les activités réelles des services français, au premier rang desquels la dgse et la dgsi. bdl est désormais un passage obligé de toute discussion, publique ou privée, sur ces sujets ; elle met en contact praticiens et citoyens ordinaires et fournit un langage commun aux initiés comme aux non-initiés.

L’auteur, souhaite remercier le ministère des Armées, et particulièrement la Direction générale de l’armement (dga), pour son soutien financier nécessaire à ses recherches doctorales.

Notes

  • [1]
    Le terme est ici employé dans sa double acception de succès commercial et d’association avec le « peuple ».
  • [2]
    Nous faisons ici référence au roman de John Buchan Les 39 marches (1915), considéré comme le parangon du genre. L’apparition de la figure de l’espion dans la fiction littéraire précède toutefois la structuration du genre. Voir A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994 ; L. Boltanski, Énigmes et Complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.
  • [3]
    Nous pensons au maître du genre John Le Carré ou à l’œuvre de Len Deighton.
  • [4]
    La série est inspirée de la vie quotidienne d’un service de la dgse chargé des agents clandestins vivant « sous légende ».
  • [5]
    « Petit Marquis », « Chérubin », « Talons rouges », « Falbala », « Belles manières », « Requiem »…
  • [6]
    À l’heure où nous écrivons ces lignes, deux films sont déjà sortis : oss 117 : Le Caire nid d’espions (Michel Hazanavicius, 2006) et oss 117 : Rio ne répond plus (Michel Hazanavicius, 2009). Un troisième opus est actuellement en préparation. Ces films sont bien entendu inspirés du très grand succès de la paralittérature créée en 1949 par Jean Bruce et reprise, à sa mort en 1963, par sa femme Josette Bruce.
  • [7]
    oss 117 : Le Caire nid d’espions.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Nous pensons aux deux directions prises par le film d’espionnage français au tournant des années 2000. La première est inspirée du film d’action américain : Agents secrets (2004) de Frédéric Schoendoerffer et Secret Défense (2008) de Philippe Haïm sont tous les deux des échecs du point de vue de la critique et du public. Plus proche du thriller ou du film noir, une seconde direction est un peu mieux reçue par le public : Espion(s) (2009) de Nicolas Saada et plus récemment La Mécanique de l’ombre (2016) de Thomas Kruithof.
  • [10]
    L’intérêt qu’Éric Rochant porte à l’univers du renseignement serait lié au rapport particulier que le milieu entretiendrait avec le langage, une question qui fascine le créateur de la série, amoureux de la philosophie contemporaine du langage. Voir l’entretien « Éric Rochant, agent double », Philosophie magazine, avril 2019.
  • [11]
    Nous empruntons cette formule à l’historien Alain Dewerpe, op. cit..
  • [12]
    Nous reprenons ici la formule de Luc Boltanski, op. cit..
  • [13]
    Un veilleur est le point de contact du clandestin sous légende déployé à l’étranger. Les échanges se font le plus souvent sous l’apparente banalité d’une conversation Skype. Il est à la fois son officier traitant et son confident.
  • [14]
    C. Diamond, L’Esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, puf, 2004.
  • [15]
    Nous pensons, par exemple, au réalisme du décor. Voir à ce sujet l’article très détaillé de L. Lutaud « La dgse, meilleur agent infiltré au Bureau des légendes », Le Figaro, 14 mai 2017.
  • [16]
    Signalons toutefois la précédente collaboration entre la dgse et l’équipe du film de Philippe Haïm Secret Défense (2008), plus limitée et surtout peu ébruitée.
  • [17]
    Si la période post-11-Septembre a vu l’émergence d’un certain consensus autour du fait que le renseignement était un outil de réduction de l’incertitude, les chercheurs en Intelligence Studies et les praticiens ne s’entendent toujours pas sur une supposée essence ou définition du renseignement. Voir P. Blistène et B. Oudet, « Renseignement et surveillance », L’Enjeu mondial, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  • [18]
    Le « cycle du renseignement » correspond à la transformation des informations brutes collectées en renseignement et à leur mise à disposition des utilisateurs (politiques, militaires). Cinq grandes étapes sont généralement distinguées : l’orientation, la collecte, le traitement, l’analyse et la dissémination. Voir S. Kent, Strategic Intelligence for American World Policy [1949], Princeton University Press, rééd. 1966.
  • [19]
    Y. Trotignon, Politique du secret. Les Éclaireurs, Paris, puf, 2018, chapitre 1.
  • [20]
    Nous reprenons ici la distinction entre représentation mimétique et esthétique effectuée par Roland Bleiker dans son article « The Aesthetic Turn in International Political Theory », puis développée dans son livre Aesthetics and World Politics, Londres, Palgrave MacMillan, 2009.
  • [21]
    Nous pensons aux réformes des années 2013 mises en place après les attentats perpétrés par Mohammed Merah, suivies par celles de 2015 et 2016.
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