Notes
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On employait dans les années 1980 la formule de la « dissuasion du famas (le nouveau fusil d’assaut des fantassins engagés en première ligne face aux unités du pacte de Varsovie) au snle (nos sous-marins lanceurs d’engins chargés de délivrer le feu nucléaire stratégique) ».
1Lorsque, dans quelques décennies, les historiens et les sociologues militaires se pencheront sur la période au cours de laquelle j’ai vécu ma vie d’officier, il y a fort à parier qu’ils parleront de changement radical, probablement de rupture, peut-être même de révolution silencieuse. En moins de vingt ans, c’est-à-dire à peine le temps d’une génération, l’armée française aura à l’évidence changé d’ennemi et d’échelle. Peut-être même aura-t-elle plus fondamentalement changé de nature. Sans faire la une des journaux et sans susciter de grands débats de société, l’institution militaire, posée depuis bien longtemps comme un fondement central de la nation, se sera en quelques années transformée en un outil de gestion de crise parmi d’autres. Même si on estime que cette appréciation est un peu excessive, personne ne peut contester que la marge de spécificité de l’armée n’a cessé de se rétrécir au cours de cette période. Si certains débats discrets portent aujourd’hui sur le « cœur de métier » et sur l’idée de « militarité », c’est bien à l’évidence que ces notions ne vont plus de soi.
2Poursuivant leurs intuitions, les scientifiques de demain chercheront bien évidemment à étudier les crises internes, les craquements institutionnels, les débats entre les jeunes pousses et les vieux sages, les joutes conceptuelles qui se seront nécessairement développés dans la famille pour accompagner ce grand charivari. En toute hypothèse, l’ampleur et la vitesse d’une telle métamorphose devraient nécessairement avoir laissé des traces profondes. Ce fut d’ailleurs le cas quelques décennies plus tôt, quand, sur les errements des guerres coloniales perdues, l’armée française rebâtissait dans la douleur sa nouvelle cohérence organisée autour d’une stratégie de dissuasion globale [1].
3Qu’ils se rassurent et, surtout, qu’ils ne perdent pas trop de temps. J’ai bien peur que dans leurs investigations, les chercheurs ne trouvent rien d’autre que ce que j’ai moi-même vécu, c’est-à-dire les étonnantes plasticités d’une institution et d’un corps social aux prises avec les inéluctables réalités d’un monde en profonde mutation ; sans état d’âme et sans vraiment de raidissement idéologique.
4Il peut sembler étonnant qu’une institution aussi fortement structurée que l’armée, et dont le socle culturel repose essentiellement sur la référence à des valeurs immanentes, ait pu franchir en souplesse et sans cicatrice apparente ce jalon majeur de son histoire. Ce paradoxe ne s’explique que par l’existence probable, dans le « génome » de la société militaire, d’une étonnante aptitude à concevoir, à organiser et à conduire une mue permanente de son état. Peu perceptible par la société civile, souvent critique à l’égard d’un monde militaire facilement taxé de conservatisme, et souvent méconnue par les militaires eux-mêmes, qui vivent cette réalité comme une évidence, cette aptitude à se remettre en cause et à créer sans cesse les nouvelles conditions de son action peut s’expliquer par une convergence de plusieurs facteurs d’ordres sociologique, psychologique ou culturel, qui constituent en première approche un terreau particulièrement fertile.
Le soldat et le changement
5Notre beau métier de soldat ne s’embarrasse pas de routine. Il trouve au contraire dans le mouvement, le changement et l’innovation une source permanente de vitalité. La chose peut surprendre tant il est vrai que, dans l’inconscient national, le service militaire renvoie plutôt à la monotonie de la vie de garnison et au culte de traditions apparemment surannées. Mais cette longue suite de clichés que se remémorent à l’envi les anciens conscrits colle assez mal avec la nature même du fait militaire. J’ai même plutôt la conviction que le soldat, quelle que soit l’époque et quel que soit son statut, reste par nature sensible et poreux à toute forme d’innovation. Confronté à la pression des événements, jeté dans des situations qui engagent sa survie, le combattant ne peut se payer le luxe du dogmatisme et du conformisme. Ces refuges intellectuels ne résistent jamais très longtemps à certaines évidences que la réalité brutale des combats dévoile immanquablement. Beaucoup de jeunes officiers en ont probablement déjà fait l’expérience lorsqu’ils s’aperçoivent dans le feu de l’action que les schémas auxquels ils se raccrochent ne cernent que très grossièrement une réalité opérationnelle mouvante. Dans cet environnement oppressant, la tradition n’est pas de reproduire ; elle somme plutôt d’inventer.
6J’ai toujours gardé le souvenir précis de l’étonnante facilité avec laquelle les unités françaises engagées dans la guerre du Golfe se sont adaptées à la révolution du gps en opérations. En quelques jours, cette innovation technique, dont personne n’avait encore vraiment entendu parler, a fondamentalement modifié la façon d’appréhender le mouvement dans la bataille (c’est-à-dire une bonne moitié de la manœuvre tactique tant il est vrai que le combat s’apparente globalement à la combinaison entre le feu et le mouvement). En quelques mois, cette nouvelle technologie a posé les bases d’une aptitude au combat continu, jour et nuit, accéléré de manière spectaculaire l’art opératif, créé de nouvelles opportunités de surprise, développé des procédures de manœuvres logistiques inédites, construit de nouveaux mécanismes de coordination entre vecteurs aériens et moyens terrestres… La liste des innovations serait trop longue à énumérer, mais ce qui est certain, c’est qu’après la campagne d’Irak, plus personne ne pouvait envisager le combat en zone ouverte de la même manière. Sans préparation préalable, sans approche conceptuelle et sans mode d’emploi, par l’utilisation d’un bon sens tout d’exécution, nos soldats se sont non seulement approprié l’instrument, mais ils ont surtout su réinventer leur métier dans un environnement au sein duquel l’éternel brouillard de la guerre venait brutalement de se dissiper.
7À la différence d’autres institutions évoluant dans des environnements plus stables, dans le métier militaire, la vérité vient du bas, du plus petit ou du moins gradé, c’est-à-dire de l’échelon d’exécution en prise directe avec le monde réel. Car c’est là que se dénouent les situations, c’est là que se révèlent les détails qui peuvent faire basculer l’issue de toute la bataille. En d’autres termes, l’expérience pratique aiguillonne sans cesse les concepts, dans un jeu fortement interactif admis par tous. Dans une structure où les exécutants d’hier ont vocation à devenir les chefs de demain, chacun reste attentif à ce qui remonte du « terrain » et les demandes formulées par les échelons inférieurs s’imposent comme des impératifs et non comme des caprices d’acteur.
8Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer les aménagements lourds mis en œuvre par l’armée de terre en moins de deux ans pour faire face à son engagement en Afghanistan : réorganisation complète de l’entraînement de toutes les forces terrestres pour permettre une mise en condition opérationnelle maximale des unités engagées, institutionnalisation du transfert d’expériences entre montants et descendants, développement accéléré de programmes d’adaptation des principaux équipements pour faire face aux « nouvelles menaces », financement de ces adaptations dans une période de tensions financières sans précédent, aménagement des structures de soutien aux familles… La priorité donnée à l’opérationnel vient sans état d’âme bousculer le champ de l’organique sans que personne ne s’en offusque. Car, dans la cité comme dans la caserne, la légitimité du soldat procède moins de son statut que de la spécificité de son action de combat.
9Au bilan, le militaire a dans ses gènes une ouverture à la réforme probablement plus développée que d’autres. Plus qu’un simple réflexe de survie, cet appétit est aussi très certainement lié à son profil. Dans une institution au sein de laquelle l’âge moyen ne dépasse pas trente ans, il n’est pas étonnant que puisse se développer un certain état d’esprit, pétri des valeurs et des vertus traditionnelles de la jeunesse : le changement y est perçu comme un phénomène naturel, l’innovation comme une qualité valorisante et la faculté d’adaptation comme un signe de vitalité. C’est paradoxalement la leçon que je retire de mes longues années passées à la Légion étrangère, troupe trop souvent présentée comme rétive à toute évolution. Derrière une forme intangible et malgré le poids apparent d’une discipline oppressante, j’ai toujours observé chez mes légionnaires un goût prononcé pour le neuf et pour l’innovation, comme si le ciment de la tradition ne servait en somme qu’à construire un édifice sans cesse renouvelé.
Une institution structurellement en mouvement
10Si certains, à d’autres époques, ont pu prétendre que les armées étaient conservatrices par nécessité, plus personne désormais ne prendrait le risque de tenir ce type de discours. Preuve en est qu’elles sont aujourd’hui unanimement citées en exemple comme étant le corps social le plus réactif et le plus en pointe dans le grand chantier de la réforme de l’État. Au-delà des atouts psychologiques décrits précédemment, il ne fait pas de doute que cette aptitude puise également son énergie dans le mode de fonctionnement très spécifique de l’institution militaire. Plusieurs explications peuvent souligner cette qualité foncière.
11La première procède à mon avis de la spécificité de l’armée dans le champ des fonctions régaliennes de l’État : si la défense de la cité reste une constante nécessité, l’instrument qui l’incarne s’adapte en toutes circonstances à un champ de menaces fluctuant. Alors que le volume de sécurité, de justice ou de fiscalité n’évolue qu’à la marge et sur des rythmes lents, l’instrument militaire, comme la diplomatie d’ailleurs, n’est que la résultante de l’équation géopolitique d’une nation à un moment donné. Dès lors, comment parler de modèle stable, d’organisation pérenne ou de volume de forces en valeur absolue ?
12L’histoire récente, et pas seulement française, décrit bien le rythme incessant de contraction et de développement d’une institution en perpétuelle adaptation. À titre d’exemple, l’armée de terre britannique, qui comptait plus de cinq millions d’hommes en 1918, ne disposait plus en 1937 que de cent vingt mille combattants (hors effectifs déployés outre-mer). Même réalité inversée pour la Reichwehr de l’entre-deux-guerre qui, sur la base des cent mille hommes consentis par le traité de Versailles, devait reconstruire en quelques années une nation en armes.
13La plasticité du modèle apparaît dès lors consubstantielle à l’état militaire, donnant par là même à la « militarité » une valeur de référentiel, comme un point fixe dans un univers mouvant. De ce point de vue, bien plus qu’un réflexe craintif aux évolutions du monde, la tradition doit d’abord être comprise comme la conséquence naturelle de cette permanente projection vers le futur. D’autres articles de ce numéro décrivent d’ailleurs parfaitement cet enchaînement de réformes plus ou moins lourdes que l’armée française a connu depuis un siècle, comme si le changement faisait partie intégrante du paquetage de chaque génération. Au bilan, l’identité plus que le format constitue le seul capital stable et légitime de l’institution militaire.
14Sous l’effet des pentes géopolitique et budgétaire, l’accélération des dernières décennies fut spectaculaire et peu de domaines ont pu échapper au devoir d’inventaire : la modularité des structures venant très vite remettre en question l’intangible référentiel régimentaire, la construction d’une force expéditionnaire donnant tout son poids à la dimension interarmées des opérations, le quasi-abandon du théâtre national et de tout le maillage territorial qui constituait le socle de ses fonctions organiques, la professionnalisation des soldats imposant de facto la redéfinition d’un nouveau lien entre la nation et son armée, la mutualisation des soutiens venant raboter les spécificités que le milieu dicte aux organisations, la civilianisation de certaines activités imposant la définition précise d’un cœur de métier, l’engagement en coalition dans une nouvelle langue de travail… En quelques années, la vie courante de nos unités s’est fondamentalement métamorphosée sans que personne n’y décèle urbi et orbi de drame existentiel.
15La seconde explication provient du fait que, par définition, l’armée fonctionne sans réel contrepoids interne. En d’autres termes, et de manière lapidaire, il suffirait donc de vouloir pour imposer ou, dit de façon plus conforme pour un militaire, de commander pour être obéi. Là encore, l’institution militaire se démarque de ses consœurs de la fonction publique. Je ne parle pas ici spécifiquement de l’absence de syndicalisme qui constitue la grande originalité du modèle militaire, mais plus généralement d’un fonctionnement hiérarchique effectif, organisé en vue d’une mission collective. Comme dans la bataille où la décision tactique du chef n’est pas le fruit d’un compromis entre les impératifs du contexte tactique et le point de vue des exécutants, les armées vivent logiquement leur fonctionnement organique sur le même registre. Une réforme, dès lors qu’elle est décidée, s’apparente de facto à une mission opérationnelle. C’est d’ailleurs manifeste lorsqu’on observe la forme des documents produits par l’armée de terre pour cadencer les grandes étapes de sa transformation : ils sont bâtis sous la forme d’un ordre d’opération.
16Un troisième élément peut également expliquer les choses. Quels que soient les époques ou les continents, le métier de soldat reste étroitement lié à une dimension technique et au rythme de développement des sciences. Ce sont ces paramètres qui, in fine, définissent pratiquement le champ des possibles, la portée des armes et les limites de l’action. Au-delà de la simple évolution continue des générations d’équipement, l’Histoire est également jalonnée d’innovations techniques qui, de manière impromptue, sont venues modifier en quelques décennies les organisations militaires les plus sophistiquées. Le canon, le fusil, le char d’assaut, la bombe atomique sont autant d’exemples qui démontrent le lien étroit existant entre l’instrument du combat et la structure qui le met en œuvre. L’accélération du rythme de l’innovation scientifique pose aux armées un véritable défi qui ne peut être relevé que dans l’ajustement permanent de son organisation. Une fois encore, la réforme des structures et des organisations n’est pas un choix ; elle devient aujourd’hui une contrainte mécanique en accélération constante.
17Il existe enfin une autre explication, à mes yeux essentielle et pourtant peu souvent perçue par les militaires eux-mêmes. C’est celle de la grande liberté d’action laissée à l’institution militaire pour définir elle-même les modalités de sa transformation. Cette liberté d’action permet à l’évidence d’ouvrir un cadre large aux marges d’adaptation potentielles. Même si les cadres politique et budgétaire constituent bien évidemment des impératifs structurants, la façon de s’y adapter est largement laissée à l’appréciation et à la décision des principaux acteurs. En d’autres termes, dans un champ aussi spécifique que celui de l’engagement opérationnel, champ dans lequel la préparation de la guerre est intimement liée à son exécution, le pourquoi et le comment de la réforme restent étroitement imbriqués, au bénéfice du second. C’est tout le sens des dernières réformes, portées par les décrets de 2006 et de 2009, que de donner au premier des militaires un rôle central dans la définition des choix et des perspectives. Expression légitime et constitutionnelle de la primauté de la logique opérationnelle sur toute autre considération ; responsabilité immense du militaire dans les orientations prises et dans les décisions qui fondent à la fois son avenir et celui de la nation. Si la guerre est en effet une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires, on peut, en retournant la formule, dire sans se tromper que la préparation de la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des civils.
18C’est l’interaction de tous ces champs, fruits de l’Histoire, souvent tragique, et de l’usage, qui forge une aptitude collective au mouvement peu commune. Loin d’être un luxe, ou une marotte, cet état d’esprit est la première garantie de réactivité d’une organisation lourde face aux aléas. La spécificité militaire doit dans cette perspective être considérée par la nation comme un salutaire garde-fou. Sans quoi la banalisation de la fonction militaire viendra immanquablement éroder et éteindre cette aptitude peu commune.
L’effet générationnel
19Au-delà de cette psychologie collective qui, à mon sens, porte vers l’esprit de réforme toute institution en prise directe avec des faits réputés têtus, la conjoncture des dernières années a probablement permis d’exploiter cette qualité foncière pour accélérer la mise en mouvement de l’institution.
20Ma génération a en effet été forgée dans le creuset de la guerre froide. Formés comme leurs aînés pour conduire un combat précis, rapide et brutal dans lequel leurs chances de survie se comptaient seulement en heures, les officiers de ma génération sont sortis d’école au moment même où, avec l’effondrement du système soviétique, le monde perdait sa dangereuse, mais réconfortante, cohérence géopolitique. Alors que nos premiers plis nous conduisaient à penser la guerre comme une grande machinerie bien huilée dans laquelle il convenait avant tout de réaliser dans l’honneur, et sans vraiment d’initiative, une partition millimétrée, les circonstances nous ont rapidement jetés dans des aventures bien moins normées. À l’opposé des préceptes reçus, les crises dites de recomposition nous ont contraints à bousculer les normes et à inventer, avec les moyens du bord, de nouveaux styles d’action.
21Les années 1990 furent une grande page blanche sur laquelle il s’agissait, sans vraiment de référence, d’improviser la gestion de cas non conformes. De la guerre high-tech dans les sables irakiens au génocide rwandais, des grands espaces somaliens à l’étroite cuvette de Sarajevo, de la reconstruction politique du Cambodge à l’implication récurrente dans le désordre africain, rien ne permettait de capitaliser d’un événement à l’autre. Bien au contraire, l’efficacité opérationnelle contraignait à faire du neuf à chaque nouvel engagement. L’innovation devenait la principale règle du jeu, l’improvisation une seconde nature ; l’entraînement conventionnel finissait même par devenir une contrainte pesante. En repensant à cette époque, j’ai le souvenir d’une certaine insouciance face aux profondes réformes qui se mettaient en place. Nul souvenir d’un quelconque débat sur la conscription finissante. Tout entiers à faire l’histoire, nous n’avions pas le temps de nous arrêter pour penser les fondamentaux de notre métier.
22Alors que la génération précédente avait eu le temps de méditer sur l’identité militaire et d’imaginer jusque dans ses moindres détails une guerre qui ne fut, Dieu merci, que virtuelle, la nôtre s’est plutôt construite dans la précipitation de conflits vécus, sans réel recul sur la nature profonde de notre engagement. Notre rapport au changement devait bien évidemment s’en trouver durablement marqué. Considéré comme une nécessité, comme un réflexe salvateur devant la pression des événements, disons-le, comme une seconde nature, l’esprit de réforme s’est imposé aux lieutenants et aux capitaines des années 1990 comme une évidence ; avec probablement le défaut de cet enthousiasme, c’est-à-dire un manque de recul et de réflexion sur les fondements de notre identité. Après trente années d’immobilisme, l’essentiel consistait à rattraper le décalage entre les nouvelles formes de la guerre et les lourdes structures héritées de la guerre froide. Comme dans les sociétés postmodernes dans lesquelles l’accélération du progrès technique rend rapidement caduques l’expérience et la sagesse des anciens, la référence à l’Histoire et aux « humanités » s’est alors estompée au profit d’une approche plus technicienne et pratique des choses ; probablement au détriment d’une réflexion plus soutenue sur la finalité de l’outil militaire.
23Cet état d’esprit a même réussi à forcer les portes de la tradition légionnaire réputée pourtant peu perméable aux amendements et aux fantaisies. J’ai le souvenir précis d’une parodie du combat de Camerone écrite par les lieutenants de mon régiment après la guerre du Golfe. Nous y décrivions avec humour et dans le style du récit authentique nos aventures irakiennes, comme si l’Histoire en marche se donnait le droit de transgresser les interdits et de réécrire le passé avec les mots du temps présent.
24Désinhibée, moins sensible aux freins induits par l’habitude, cette génération plus réceptive aux changements a accompagné sans résistance les réformes de l’après guerre froide. Elle les a même inspirées, apportant au fil de ses engagements le témoignage franc et direct des nouvelles réalités opérationnelles. Aujourd’hui, elle arrive aux responsabilités, avec les qualités et les défauts d’un autodidacte.
Les deux faces de la médaille
25Cette souplesse de l’institution, que j’ai pu observer tout au long de ma carrière, s’explique donc probablement par une qualité naturelle qu’elle cultive sans en avoir conscience. Depuis vingt ans, les réformes s’enchaînent et s’accélèrent comme une évidence, sans provoquer ni rejet ni réel traumatisme collectif. Approche psychologique, dimension structurelle ou effet générationnel, les pentes convergent et les effets s’additionnent pour donner au système militaire une dynamique qu’aucun autre corps de la fonction publique n’est en mesure de concurrencer. L’image d’une armée rétive au changement et souvent taxée d’immobilisme ne soutient donc pas la contradiction. Mais cette qualité a un prix que l’on ne peut passer sous silence.
26Le revers de la médaille, la contrepartie naturelle de cette qualité, c’est bien évidemment l’usage qui peut être fait de cette grande liberté de manœuvre. L’enjeu principal pour la société militaire, nous le voyons bien, consiste moins à stimuler les ressorts permettant de faire bouger un corps social plutôt réceptif par nature à l’approche réformatrice que de savoir canaliser cette aptitude naturelle dans la bonne direction. Revenons quelques instants encore sur nos sociologues militaires qui, dans quelques années, analyseront la période charnière que nous vivons aujourd’hui. Nul doute qu’ils auront quelques difficultés à saisir le sens de cette agitation perpétuelle et à identifier dans le bruit ambiant des chantiers en cours une perspective claire. Ils y verront plutôt un empilement de réformes organiques, pas toujours cohérentes entre elles, cherchant principalement dans une logique de court terme à prolonger la vie d’un modèle considéré en lui-même comme le seul repère stable. Sans véritable vision prospective, sans concept intégrateur permettant de lier les dimensions technique et politique de l’outil, sans même souvent d’autre référence que l’importation par défaut de modes administratives exogènes, le mouvement général qui sera observé sera davantage assimilé à la gestion d’un déséquilibre permanent qu’à une réelle stratégie proactive. À bien des égards, l’activisme et le réformisme de la période masquent à l’évidence une certaine perte de repères, comme si l’absence de cap recyclait cet esprit de réforme en un mouvement purement gratuit.
27L’atonie des militaires devant un train de réformes de plus en plus exigeant peut également s’expliquer par cette perception diffuse. Lorsqu’il devient difficile de distinguer l’essentiel de l’accessoire, lorsque le mouvement l’emporte sur la direction, lorsque l’identité devient une interrogation, la réforme peut aussi devenir le symptôme d’une certaine forme d’impensé. Au bilan, la puissance potentielle de cette qualité militaire intrinsèque ne se transformerait-elle pas, dans certaines situations, en handicap majeur, stérilisant toute réaction dans un mouvement de contre-réforme créatrice ?
Conduire la réforme de demain
28La grande réforme, celle qui redonnera du sens à l’action militaire dans ce monde en gestation, reste à venir. Les armées pressentent aujourd’hui qu’elles atteignent un moment crucial, un effet de seuil qui imposera de réinventer une large part du modèle militaire français. Un cap au-delà duquel l’homothétie ne pourra plus servir de principe premier d’arbitrage. Les volumes, les formats, les organisations et les doctrines comptent en effet moins que la prise en compte effective des nouvelles menaces et des nouveaux champs d’action. L’exemple de la menace cybernétique est particulièrement parlant. Entre-t-elle dans le champ de la Défense ? Constitue-t-elle une mission militaire ? À quel niveau de priorité le pays place-t-il cette menace ? Peut-on se protéger dans un cadre strictement national ? On ne peut répondre à ces questions que si l’on dispose culturellement et collectivement d’une conception claire de son état et de son identité. La question d’une militarité assumée par l’institution elle-même et reconnue par la nation est donc centrale. Elle seule peut permettre de conduire les réformes à venir qui devront intégrer des paramètres radicalement nouveaux : l’idée supranationale, la place de la coercition dans une stratégie d’influence plus large, la mutualisation des capacités militaires, la civilianisation de certaines fonctions, la notion de sécurité globale, l’interdépendance stratégique, la judiciarisation des conflits, l’hybridité de l’adversaire… Toutes ces tendances lourdes déjà à l’œuvre appellent de nouvelles réformes radicales à côté desquelles les ajustements des deux dernières décennies ne seront que des entrées en matière.
29Pour relever ce défi majeur, les armées devront mobiliser toutes les ressources qu’offre cette plasticité si précieusement entretenue. Mais il leur faudra d’abord retrouver une conscience claire de leur fonction sociale dans un environnement radicalement nouveau. Le bon sens du soldat, confronté chaque jour à la réalité des nouveaux champs opérationnels, devrait pouvoir aider à distinguer l’essentiel et l’accessoire. Il faudra surtout être capable de redéfinir le nouveau cadre d’emploi de la force légitime. Pour cela, il sera nécessaire de libérer l’imagination et la force créatrice de ses membres, mais aussi d’oser pousser plus en avant le débat au sein de la communauté militaire. Car, pour reprendre une formule connue, ce n’est pas en sculptant une bougie que l’on a découvert l’électricité. C’est à cette condition que l’outil, ne s’affûtant plus pour lui-même, pourra retrouver des perspectives solides et remettre sans drame le comment au service du pourquoi.
Notes
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[1]
On employait dans les années 1980 la formule de la « dissuasion du famas (le nouveau fusil d’assaut des fantassins engagés en première ligne face aux unités du pacte de Varsovie) au snle (nos sous-marins lanceurs d’engins chargés de délivrer le feu nucléaire stratégique) ».