Inflexions 2011/2 N° 17

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Article de revue

Entre culture et nature

Pages 19 à 29

1Françoise Héritier est la plus grande anthropologue française vivante. Successeur de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, auteur de nombreux livres devenus autant d’ouvrages phares de la réflexion anthropologique contemporaine, elle est une intellectuelle engagée pour la cause des femmes et les droits des plus vulnérables.

2Inflexions : Nous avons élaboré ce numéro avec un titre de travail qui était : « Les spécificités du métier des armes à l’épreuve de la mixité ». Que pensez-vous de ce choix ?

3Françoise Héritier : Le mot « mixité » n’est peut-être pas celui que je préfère dans ce contexte, parce qu’il n’évoque pas exclusivement la différence sexuée. Par mixité, on entend généralement des mélanges de personnes en fonction de leur âge, de leur statut social, de leur origine régionale, bref des catégories sociologiques qui ne sont pas de même nature. Le terme de mixité ne me paraît pas adapté uniquement à la description du rapport des sexes à l’intérieur d’une entreprise du type de l’armée. La différence des sexes est fondamentale, elle traverse toute l’humanité depuis les origines jusqu’à nos jours, alors que les autres différences sont plus contingentes. L’âge, le statut social peuvent varier. Le terme mixité est trop vaste, trop vague pour décrire quelque chose qui est relativement complexe à analyser, d’autant plus que le cas de l’armée présente des spécificités par rapport aux autres métiers (si on prend la carrière militaire comme un métier…). Car, à l’arrière-plan, il y a la possibilité de faire la guerre et de tuer. Bien entendu, bon nombre de soldats ne seront jamais en situation de donner la mort. Mais existe cette idée fondamentale, toujours présente, comme celle de soigner sous-jacente aux métiers médicaux… À partir du moment où on sait que l’humanité présente deux sexes, la question est de savoir pourquoi un seul d’entre eux, historiquement parlant, a la capacité de faire la guerre et de tuer. Ce n’est pas une affaire récente, cela date de la préhistoire… Cette répartition des tâches entre les hommes et les femmes repose sur une constante, celle de l’impossibilité pour les femmes de tuer en faisant couler le sang. Nous en avons hérité.

4Inflexions : Cet héritage vous paraît-il toujours être un arrière-plan symboliquement présent ? Cet inconscient de ne pas faire couler le sang vous semble-t-il être anthropologiquement une des raisons de la mise à l’écart des femmes pendant très longtemps dans l’armée ?

5Françoise Héritier : Oui, absolument. C’est le fond anthropologique commun. Cette raison est présentée comme une question de force alors qu’elle n’est qu’une apparence. Pour la plupart des activités guerrières, c’est moins la force physique, la force brute dans un close-combat qui importe que la capacité d’endurance, de présence d’esprit, de rapidité, de réflexe, d’obéissance. La force brute n’est pas celle qui « emporte le morceau ». Être tankiste, par exemple, ne nécessite pas une force particulière, mais suppose un apprentissage. Les capacités physiques sont des capacités acquises. Un homme ne naît pas en sachant naturellement monter à la corde lisse, franchir un mur, ramper sur les coudes ou les genoux sous le feu. Tout cela, il l’apprend. Les femmes peuvent faire de même. Les aptitudes sont là. Un homme peut aisément terrasser une femme, mais une femme entraînée peut également terrasser un homme. Ce n’est donc pas une question de force mais d’admettre en esprit que les femmes peuvent se battre, tuer, faire couler le sang. Tuer les animaux n’était d’ailleurs pas totalement interdit aux femmes dans les sociétés du passé comme, de nos jours, dans les sociétés traditionnelles ; il ne fallait pas qu’elles fassent couler le sang, c’est-à-dire qu’elles utilisent des éléments tranchants, mais elles pouvaient piéger, assommer, prendre au lacet, étrangler…

6Inflexions : Ainsi, en Auvergne, dans votre enfance, les femmes ne tuaient jamais le cochon.

7Françoise Héritier : En effet. Et aujourd’hui encore, dans les abattoirs, ce sont toujours des hommes qui tuent. L’un d’eux, juché sur un piédestal, administre une décharge électrique aux animaux qui passent afin de les assommer. Ceux-ci sont ensuite égorgés puis acheminés dans un lieu où hommes et femmes les dépouillent et effectuent le fleurage de la peau (par des incisions en forme de vagues). Les femmes n’égorgent pas. Nous entrons ici dans des systèmes de représentations complexes. Il faut admettre une idée philosophique qui existe aussi dans nos conceptions traditionnelles : le cosmos, le corps humain, la vie sociale ont des correspondances et s’influencent mutuellement. C’est un problème de « sympathie ». Dans nos sociétés, par exemple, on entend encore souvent dire, en particulier à la campagne, qu’en période de règles les femmes ne peuvent entrer dans l’eau ou faire une mayonnaise sous peine de la rater… Cela peut paraître inepte, mais cela renvoie au vieux fond de ce système philosophique de « sympathie » qui existe entre les ordres cosmologique, biologique, corporel et social.

8Le point de départ est la constatation que les femmes perdent du sang régulièrement alors que les hommes, eux, ne perdent le leur que par accident ou volontairement. Si elles en faisaient couler en même temps, elles risqueraient, par « sympathie », d’aggraver leurs hémorragies et, de ce fait, de devenir stériles, infécondes. Les femmes nubiles en âge de procréer ne pouvaient donc jamais se trouver en situation de tuer en faisant couler le sang, donc d’être des soldats. Certaines ont pourtant porté les armes, en Gaule, au Dahomey, ou plus récemment en Libye autour du colonel Kadhafi, et dans quelques sociétés d’Amérique latine. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles femmes. Chez les Gaulois, par exemple, ces recrues étaient des jeunes filles impubères ou pubères non mariées, parce qu’à partir du moment où elles étaient pubères et mariées, elles devaient se consacrer uniquement à la reproduction. Il n’y a pas une incompatibilité entre la féminité et l’armée, mais une incompatibilité limitée à verser le sang à l’âge de la reproduction. Au Dahomey existaient des amazones à la cour du roi Behanzin. Mais, en observant une photographie du xixe siècle qui nous est parvenue, on se rend compte que ces guerrières, que notre imagination ne conçoit que superbes, sont en fait des matrones de plus de cinquante ans ou de petites filles.

9Inflexions : Cet interdit universel est-il un fondement de la mise à l’écart des femmes dans l’armée ?

10Françoise Héritier : Nous sommes nés avec ce système archaïque et nous le reproduisons sans nous poser de questions sur sa pertinence.

11Inflexions : Ces systèmes archaïques sont donc toujours présents malgré notre apparente modernité ?

12Françoise Héritier : Oui. Ainsi Geneviève Asse a-t-elle appartenu à un régiment de tanks, mais c’était en tant que conductrice ambulancière [voir notre entretien avec cette dernière, ndlr]… Désormais, les femmes sont présentes dans des corps de combat, mais elles ont longtemps été recrutées uniquement pour des fonctions d’assistance, d’intendance, de secrétariat, d’infirmerie… Elles sont dans le « care ». Toujours avec cet impératif sous-jacent de la maternité qui implique le dévouement à la famille. Tout cela n’est jamais mis en question. La plupart des personnes s’offusquent en disant : « Mais c’est naturel. » Non, ce n’est pas naturel ! C’est une construction de l’esprit faite aux temps préhistoriques à partir de l’observation d’une chose à laquelle on donne du sens. Aujourd’hui, les femmes peuvent entrer dans toutes les armes, mais on a créé simultanément de nouveaux corps militaires qui leur sont interdits, comme les groupes d’intervention.

13Inflexions : Et la Légion étrangère…

14Françoise Héritier : Celle-ci demeure une forteresse masculine. Les groupes d’intervention ont été créés au moment où l’armée s’ouvrait aux emplois féminins. Il n’y a pas de raison pour que les femmes ne puissent pas en faire partie. C’est une question de formation. Il y a rarement des assauts. La plupart du temps, il s’agit de choisir de bonnes places stratégiques et de savoir tirer, ce que les femmes peuvent parfaitement faire. Mais subsiste l’idée que cela ne peut être de leur ressort. Et les explications données sont toujours symboliques : « C’est contraire au fait que les femmes donnent la vie », « Elles sont du côté de la vie, non du côté de la mort »…

15Inflexions : Nous croyons donc mettre à distance les archétypes alors qu’une tendance contraire tend à reconstituer des îlots de domination.

16Françoise Héritier : Oui. La question est bien et mal posée. Bien posée pour nos sociétés contemporaines où on raisonne en termes d’égalité. Nous devons la considérer en ces termes et je milite pour cela. Le fond de la question est moins, au départ, une volonté d’inégalité que celle de donner un sens à l’observation d’un fait de nature. D’autres types humains ont existé avant Neandertal, mais on estime que la raison symbolique est apparue avec lui. Il est illogique de penser que ces premiers hommes aient véritablement voulu que les mâles dominent les femelles par la violence. Cela s’est fait au fil des siècles et des générations en corollaire à la nécessité de donner du sens aux choses qu’ils observaient, avec les moyens bruts de réflexion dont ils disposaient, à savoir l’expérience de leurs sens. Ils ne pouvaient connaître l’intérieur des corps, ils ignoraient l’existence des spermatozoïdes et des ovules, mais ils étaient confrontés à des « butoirs pour la pensée » auxquels il fallait donner du sens : « Pourquoi existe-t-il deux sexes ? », « Pourquoi la copulation est-elle nécessaire pour concevoir un enfant ? », « Pourquoi les femmes font-elles les enfants des deux sexes alors que les hommes pourraient faire des garçons et elles des filles ? » La réponse fut : « Ce sont les hommes qui mettent les enfants dans les femmes qui se contentent d’être un réceptacle. Il faut donc se les approprier pour avoir des fils. » C’est ce raisonnement qui est à l’origine de la « valence différentielle des sexes », et donc de la séparation sexuelle des tâches qui en découle.

17Les hommes veulent avoir des fils qui leur ressemblent. Cette explication, qui date de l’aube de l’humanité pensante, donne sens à la coexistence des sexes, car, autrement, comment imaginer ce que serait un monde où on aurait pensé contre toute évidence que les femmes font les enfants de par leur seule puissance intime et que la relation sexuelle est uniquement faite pour le plaisir ? Pour les hommes, la vraie question était : « À quoi servons-nous ? » Deux constantes existent donc : les femmes ne peuvent pas tuer et obligation leur est faite de rester cantonnées à la maternité pour faire des enfants, surtout les fils que les hommes ne peuvent pas faire. S’ensuit l’incapacité féminine à participer aux jeux de la chasse et de la guerre, l’incapacité, non pas naturellement mais culturellement fondée, à intégrer l’armée. C’est une construction qui nous vient de la haute préhistoire, que l’on travestit en disant que la présence des femmes dans l’armée est contraire au fait qu’elles portent la vie, contraire à leur nature.

18Inflexions : Des arguments triviaux de sexualité au sein de l’armée, des conditions d’hygiène personnelle dans un sous-marin ou un tank, vous paraissent-ils être des arguments conformistes pour justifier cet archaïsme primitif ?

19Françoise Héritier : Vous faites allusion aux émonctoires ? Il est préférable d’avoir de l’eau, des dispositifs spéciaux. Quand Claudie Haigneré est partie dans l’espace, je ne me souviens pas d’articles traitant de la façon dont elle s’y était prise… Elle était à égalité avec ses collègues ; on avait donc trouvé de bonnes techniques. L’élimination des déchets corporels est de même nature pour les hommes et les femmes. Ces prétextes sont des couvertures.

20La sexualité, c’est autre chose. C’est une question de régulation individuelle qui n’a rien de spécifique à l’armée. Dans les pensionnats, dans les couvents, il n’y a pas de mixité sexuelle. La sexualité entre professeurs et étudiants, entre médecins et patients, entre personnes qui ont autorité et personnes qui y sont soumises n’est pas débridée ou couramment admise. Il existe une règle morale implicite pour l’interdire. Dans tous les domaines, il y a des lois. L’État, ou un surmoi moral, fait que n’importe quel acte n’est pas possible. Vous n’empêcherez jamais qu’il y ait une vie sexuelle dans l’armée, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle. Mais il est possible de l’encadrer. Certes, c’est sans doute plus compliqué dans un sous-marin… On parle ici d’un a priori particulier : dans un lieu clos, une femme va attirer des convoitises. On pense que les hommes vont se battre pour la posséder. Cela revient à dire que l’on considère que les mâles ne peuvent pas contrôler leurs pulsions alors que, simultanément, l’armée leur propose d’acquérir cette capacité et que l’image de la virilité est bien celle de cette maîtrise de soi. La question est celle d’un stéréotype qui veut que les femmes soient aguichantes et les hommes menés par leurs pulsions sexuelles.

21Inflexions : Le regard des femmes sur la présence de leurs consœurs dans l’armée vous paraît-il renforcer ces stéréotypes ? Acceptent-elles cette culture ? Geneviève Asse raconte que, lorsqu’elle a été démobilisée, revenant dans le train, elle a été insultée par des femmes qui l’ont traitée de « paillasson à soldats », comme si une femme au milieu de soldats était nécessairement une prostituée ?

22Françoise Héritier : Il ne faut pas imaginer que les femmes ont une autre culture ou un autre regard que les hommes. Si, dans une culture donnée, on estime que la place des femmes est à la maison et que l’on assimile celles qui adoptent un comportement viril ou qui sont présentes au sein d’un collectif masculin à des putains, oui les femmes pensent alors de la même manière. Parmi les personnes les plus hostiles à l’égalité, il y a des femmes ; mais ce sont généralement des femmes qui n’ont pas eu accès à l’instruction, à l’éducation. Celle-ci permet en effet d’acquérir un esprit critique, de se débarrasser d’un certain nombre de préjugés, de se poser des questions. Des femmes qui, toute leur vie, sont restées illettrées (comme c’était le cas en France jusqu’à Jules Ferry), ou qui ont été mariées à douze ans, qui ont toujours servi leur mari, ont fait des enfants à « tire-larigot » sont extrêmement hostiles à l’idée que les choses puissent changer à l’avenir pour les autres, car ce serait la négation même de leur vie. Férocement attachées au petit pouvoir que l’institution culturelle dominante leur a laissé, elles sont même opposées à l’idée d’égalité.

23Inflexions : Le bordel militaire de campagne (bmc) comme refuge de la non-maîtrise du désir sexuel sera-t-il un jour considéré comme étrangement préhistorique ?

24Françoise Héritier : Certainement. Et pas seulement le bmc : c’est tout ce qui est sous-entendu dans la tolérance à l’égard des clients des prostituées. L’idée que la pulsion sexuelle masculine doit trouver des corps pour s’épancher et qu’elle ne peut être maîtrisée est étrangement archaïque. En fait, le propre de l’humanité est de contrôler ses pulsions. En l’absence de cette capacité, nous vivrions dans un monde non réglé, nous tuerions ceux qui nous gênent, nous aurions les comportements les plus individualistes qui soient. Tout cela est policé, sauf dans le domaine sexuel. Là, le contrôle social n’a existé qu’à l’égard des femmes protégées par un homme, père, frère, mari, fils. Les autres sont bonnes à prendre. Et il n’est pas anodin de constater qu’à l’heure actuelle, dans les pays occidentaux, les cas de viol sont à 80 % intrafamiliaux : l’homme, qui devrait protéger la femme des assauts extérieurs, devient le prédateur. Alors que le propre des hommes est de pouvoir contrôler les pulsions et de créer la loi, on postule leur incapacité naturelle à maîtriser ce domaine. Là aussi, il s’agit d’une construction de l’esprit, tout comme l’est l’idée de la nécessaire satisfaction immédiate des pulsions masculines. Je pense notamment à un exemple qui me paraît très parlant. En Afrique de l’Ouest, les femmes donnent le sein à leur petit garçon dès que celui-ci pleure et demande à boire ; en revanche, elles font attendre leurs filles. Quand on leur demande la raison de cette différence, elles expliquent que les garçons ont le cœur « rouge », c’est-à-dire le cœur violent, et que cette violence peut fragiliser l’individu. Si on laisse le garçon crier trop longtemps, il peut en mourir, il faut donc lui donner immédiatement satisfaction.

25Inflexions : Et donc apprendre la patience aux filles…

26Françoise Héritier : Oui, parce qu’elles seront frustrées et devront attendre toute leur vie. On avance donc un argument physiologique pour les garçons, sociologique pour les filles. Cela renvoie à l’idée que se font ces sociétés d’hommes impatients et de femmes patientes. Nous construisons ainsi, dès la naissance, sans nous en rendre compte, deux races d’individus totalement différentes : ceux qui croient qu’il est normal d’avoir immédiatement la satisfaction de leur besoin quel qu’il soit et ceux qui n’obtiendront pas cette satisfaction. La pulsion sexuelle est traitée de la même manière. Il lui faut un exutoire immédiat, du moins pour les mâles. Nous avons une propension à traiter différemment les garçons et les filles.

27Inflexions : Les couleurs, les jeux…

28Françoise Héritier : Même l’alimentation est différente… Un petit garçon est nourri de façon plus abondante que sa sœur, car on pense qu’il faut lui donner de la force…

29Inflexions : Pour revenir à la sexualité, l’un des arguments de la Légion étrangère pour refuser la présence de femmes dans ses rangs est que s’il y a des femmes en première ligne, il faudra les surprotéger, car si elles sont faites prisonnières, elles risquent d’être violées. Elles seraient des cibles de choix. Cette potentialité de viol vous paraît-elle opportuniste ?

30Françoise Héritier : Nous retrouvons toujours le même argument. Le viol est une manière non pas de répondre à une privation, mais d’affirmer une prééminence sur les hommes de l’autre camp en imposant des grossesses forcées. C’est ce qui s’est passé en Yougoslavie, en Espagne, au Rwanda… C’est un défi entre hommes. On part de l’idée que le corps des femmes est disponible quand elles ne sont pas protégées par leurs proches de sexe masculin. Quand ils disent « Si elles sont en première ligne, nous devons les protéger », les hommes se mettent en situation de père, de mari… Et en face, le violeur leur fait passer ce message : « Vous n’êtes pas des hommes puisque nous avons pris vos femmes. » On est dans la même logique conceptuelle. La seule question est de savoir jusqu’où va la solidarité entre combattants du même bord, quel que soit leur sexe.

31Inflexions : Et le statut des veuves de guerre ? Ne participe-t-il pas de cette inégalité. Pourrait-on imaginer des veufs de guerre ?

32Françoise Héritier : Oui, tout à fait. Aux États-Unis, cela existe. Les armées américaines sont celles qui envoient le plus de femmes en Irak ou en Afghanistan ; quand elles sont tuées, leurs maris sont veufs de guerre. Si les pensions de veuves de guerre existent, pourquoi n’y aurait-il pas des pensions pour les veufs de guerre ? Mais qu’implique la notion de pension pour les veuves de guerre ? Autrefois, c’était l’État qui prenait en charge la nourriture et l’éducation des enfants, subvenait aux besoins des femmes qui n’avaient pas de métier, qui n’existaient que comme épouses et mères au foyer. Désormais, il s’agit plutôt d’envisager une indemnité du dommage subi.

33Inflexions : La « veuve de guerre » trahissait donc cette inégalité ?

34Françoise Héritier : Oui. Les femmes n’avaient pas accès à des professions qui leur permettaient de survivre seules. Si elles ont un métier, une pension à vie ne me paraît pas indispensable. Qu’il y ait rétribution pour perte, ainsi qu’une aide pour l’éducation des enfants, oui. Mais autant pour les hommes que pour les femmes.

35Inflexions : Certains disent que lorsque les hommes ne sont plus aptes à combattre en première ligne, ils ne peuvent trouver de postes protégés car ceux-ci sont occupés par des femmes. Si celles-ci occupent des postes avancés, il n’y a pas de raison pour qu’elles aient le monopole des postes protégés.

36Françoise Héritier : Cette introduction actuelle dans l’armée est fidèle aux représentations traditionnelles. On attribue aux femmes des postes spécifiques : charge logistique, intendance… Si une plus grande égalité existait, selon les aptitudes de chacun, il n’y aurait pas de raison pour que les hommes ne puissent occuper les postes d’intendance ou ceux dits « protégés ».

37Inflexions : Cette égalité, qui se construit sur le plan international, va-t-elle contribuer à un changement de regard ? S’agit-il d’un acquis anthropologique majeur ?

38Françoise Héritier : La féminisation de l’armée, pas nécessairement. Mais cela fait partie de l’acquis anthropologique majeur qu’est l’égalité des sexes. J’entends par égalité des sexes la reconnaissance que les aptitudes des deux sexes sont du même ordre. Si, par exemple, on étudie un groupe d’une centaine d’individus constitué de cinquante hommes et de cinquante femmes choisis au hasard, les cinquante plus forts physiquement ne sont pas nécessairement des hommes et les cinquante plus faibles des femmes. De même, les cinquante plus disciplinés ne sont pas exclusivement des femmes. Les variations individuelles entre les personnes sont plus importantes que les variations du sexe. C’est vrai pour l’intelligence des situations, l’aptitude au commandement, à l’obéissance, à la création, à l’innovation…

39Inflexions : Les qualités « masculine » ou « féminine » ont-elles un sens ?

40Françoise Héritier : Il n’existe pas de qualité « masculine » ou de qualité « féminine » dictée par la nature.

41Inflexions : Julia Kristeva disait que nous avons en chacun de nous deux sexes, homme et femme. Vous vous opposez à cette vision.

42Françoise Héritier : Oui, car elle fixe en quelque sorte l’idée d’une différence naturelle essentielle dictant nos actes et nos comportements. Or ce qui nous différencie, ce sont nos hormones respectives, responsables de nos différences physiques. Le reste des aptitudes est réparti sur les deux sexes de façon aléatoire en fonction des différences individuelles. La construction sociale est de forger par l’éducation des comportements spécifiques correspondant à une attente de classification de « qualités » en deux groupes distincts, classification qui nous est transmise depuis la haute préhistoire. C’est intéressant. Des enquêtes menées dans de grandes entreprises afin de repérer les aptitudes des hommes et des femmes au management ont retenu dix qualités. Un certain nombre d’entre elles étaient communes aux deux sexes, d’autres censées être plus spécifiques aux hommes ou aux femmes. On en conclut qu’il s’agit de données naturelles et que la complémentarité doit jouer. Mais si on regarde de plus près, on s’aperçoit que ce sont les comportements les plus espérés, les plus attendus en raison du sexe. Les femmes sont, par exemple, celles qui coopèrent le mieux entre elles et avec les membres de l’entreprise. Elles sont plus collégiales. Elles portent attention au travail de leurs subordonnés. Des caractères traditionnellement considérés comme plutôt féminins. Parmi les caractères communs, le dynamisme, l’intelligence des situations, la capacité d’entreprendre. Parmi les qualités les plus masculines, la surveillance critique du travail des subordonnés et la prise autonome de décision.

43Ces différences, présentées comme innées, sont en fait cultivées et culturellement attendues. Les domaines des femmes seraient la bienveillance, le soin, ceux des hommes l’autorité et la décision rapide. Ce sont des constructions. On apprend par exemple aux petites filles à se taire et à ne pas se battre. Je me souviens d’une discussion dans l’ascenseur entre une mère et sa petite fille ; celle-ci racontait une bagarre qui s’était produite à l’école ; la mère, inquiète, dit : « J’espère bien que tu n’y as pas participé » ; et la petite fille, fière, de répondre : « Non, je suis restée à l’écart. » Deux garçons qui se battent sont deux bons petits coqs… Deux petites filles, des harengères, des furies…

44Inflexions : L’anthropologie, si absente de la médecine par exemple, serait donc essentielle pour aller plus loin que l’apparence des choses.

45Françoise Héritier : Il ne faut en effet jamais prendre les choses pour acquises mais interroger leur fondement.

46Inflexions : On oublie ce qui a permis leur gestation ; on n’essaie pas de comprendre…

47Françoise Héritier : Absolument. Ainsi on croit qu’il est normal de penser que la place des femmes n’est pas dans l’armée parce qu’elles n’ont pas la force physique nécessaire, qu’il faut les protéger, qu’elles ne peuvent pas être en première ligne… En fait, ces affirmations ne sont que les répétitions d’un mode archaïque de pensée fondé sur une appréhension désormais dépassée de la réalité, doublée de la volonté que rien ne change.

48Inflexions : Les fonctions « chasse » et « culture » ont-elles, à l’origine, reposé sur une séparation des sexes ?

49Françoise Héritier : Il ne s’agit pas tellement du clivage entre chasse et culture, qui est temporel (paléolithique vs néolithique), que de la séparation entre chasse et « cueillette », ramassage, qui est, elle, sexuée. Au paléolithique, les hommes étaient chasseurs, tuaient en faisant couler le sang. Les femmes ramassaient les baies, les tubercules, tuaient les petits animaux à condition de les piéger ou de les assommer. Elles nourrissaient le groupe à 80 %, car la chasse était bien aléatoire. La chasse était réservée aux hommes, la cueillette aux femmes. Cela ne veut pas dire que les hommes sont incapables de cueillir et les femmes de chasser. Dans certaines sociétés, elles participent d’ailleurs à des chasses difficiles, à des pêches extrêmement sportives. En Terre de Feu, par exemple, elles assomment les phoques au fond de la mer, au Japon, elles pêchent des coquillages à de grandes profondeurs. Ce n’est donc pas une question de compétence physique.

50Au néolithique est apparue toute une série de techniques : élevage, agriculture, poterie, roue… La répartition des tâches de l’agriculture et de l’élevage s’est différenciée pendant des milliers d’années de façon instructive et intéressante. Celles qui font appel à une technique sont ainsi réservées aux hommes. Les femmes n’accèdent aux outils techniques que lorsque ceux-ci, devenus archaïques, sont remplacés par des outils nouveaux. Je m’explique : au départ, les hommes et les femmes utilisaient l’épieu et le bâton à fouir. Apparaît le métal. Les hommes s’en saisissent pour couper des arbres, sarcler la terre, fabriquer haches et houes. Les femmes continuent, elles, à utiliser le bâton. Apparaît l’araire, les hommes abandonnent la houe métallique désormais réservée aux femmes. Apparaît la charrue à soc réversible, les hommes délaissent l’araire, dont s’emparent les femmes, pour prendre la charrue. Apparaît le tracteur, les hommes quittent la charrue conservée par les femmes. Apparaissent les grosses machines multitâches. Ce sont les hommes qui les conduisent, les femmes, elles, surveillent si les sacs tombent bien dans la remorque. Il y a un côté « asymptotique » dans cette évolution qui voit l’accaparement des techniques et de la modernité par le sexe masculin, tout en montrant la capacité des femmes à les utiliser quand on leur en autorise l’accès.

51Inflexions : Pour conclure, j’aimerais avoir votre avis sur le commandement, sur les femmes « généraux ». Leur demande-t-on des qualités particulières ? De la même façon, quand Mme Alliot-Marie était ministre de la Défense, l’opinion publique doutait de sa capacité à se faire obéir par des généraux à cinq étoiles, alors qu’elle a en fait été très respectée.

52Françoise Héritier : C’est une question de compétence. Si une femme possède les compétences requises, cela ne devrait poser aucun problème, ce n’est pas l’uniforme qui fait l’autorité. Quittons l’armée. Quand j’ai été élue au Collège de France, j’étais la seule femme. Et je le suis restée pendant quinze ans avant que Mme Le Douarin ne me rejoigne. Je me souviens qu’un jour, lors d’une réunion consacrée au choix de nouveaux professeurs, certains de mes pairs couvraient d’éloges une candidate, vantant sa beauté physique, son charme, ses jambes… Interloquée, j’ai demandé si lorsqu’un homme se présentait à un tel poste on faisait autant attention à sa prestance physique… Ce glissement entre fonction et sexe, je l’ai vu s’opérer en Afrique entre fonction et couleur. Du temps de la colonisation, les villages de Haute-Volta (Burkina Faso) étaient administrés par un commandant de cercle, un Blanc. Après l’indépendance, la fonction a été naturellement africanisée, mais les villageois continuent à dire : « Le Blanc est venu. » Le représentant de l’autorité était toujours assimilé à un Blanc. Comme il l’est à un homme. Comme on juge une femme davantage sur son attrait sexuel que sur ses compétences.

53Inflexions : Le terme « la générale » rappelle Feydeau… Vous semble-t-il pertinent de féminiser les grades ?

54Françoise Héritier : Le vocable « la générale » désigne aussi la première représentation d’une pièce de théâtre… On pourrait dire la générale ou le général ; certains mots ont au féminin un sens et au masculin un autre. Si le terme prête à confusion, on peut l’utiliser au masculin. Sinon, je suis favorable à la féminisation des termes de métier, et ici de grades ; elle me semble nécessaire. Si l’on veut que changent les mentalités, il faut modifier les supports verbaux de l’ordre archaïque.


Date de mise en ligne : 21/06/2019

https://doi.org/10.3917/infle.017.0019

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