Notes
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[1]
Cf. Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 1996.
-
[2]
Cela dépend des cas et une étude sur la longueur des cheveux selon les armées serait fort intéressante et instructive.
-
[3]
Cf. Bernard Boëne (dir), La Spécificité militaire, actes du colloque de Coëtquidan, Paris, Armand Colin, 1990.
-
[4]
Si les approches fonctionnaliste ou structuraliste facilitent une certaine appréhension et lecture de la logique institutionnelle, elles ne suffisent pas toujours à exprimer le caractère mouvant et évolutif de la culture sur lequel nous reviendrons.
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[5]
Cf. Christian Benoît, « La Symbolique de l’armée de terre : de l’usage à la réglementation de l’usage », in André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.
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[6]
Cf. Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1993.
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[7]
De moins en moins en Occident à partir de la seconde moitié du xxe siècle.
-
[8]
Cf. André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.
-
[9]
Cf. André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, op. cit., p. 3.
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[10]
Cf. Claude Weber, « Armed Forces, Nation and Military Officers : France at the Crossroad ? » in New Directions in Military Sociology, Edited by Eric Ouellet (PR), Whitby, Ontario, Canada, De Sitter Publications, 2005, pp. 209-229.
1La notion de culture est l’un des concepts fondamentaux de l’anthropologie, de la sociologie et des sciences sociales dans leur ensemble. En discréditant les théories naturalisantes – car tout, chez l’homme, peut être interprété par elle –, la culture a en effet permis d’expliquer les comportements humains et d’opérer des distinctions entre groupes sociaux, communautés ou sociétés humaines. À travers une tentative d’application de ce concept à l’univers militaire, nous tâcherons d’en livrer certaines logiques, d’en souligner quelques évolutions notoires et, au final, de démontrer l’utilité et l’intérêt d’une analyse permanente des cultures militaires.
La notion de culture
2Le concept de « culture » est polysémique. Il en existe plusieurs centaines de versions, selon les disciplines (sociologie, ethnologie…), les théories privilégiées par les chercheurs, les périodes de l’histoire des sciences sociales… L’usage de cette notion est d’autant plus délicat que celle-ci est intimement et directement associée au symbolique, c’est-à-dire à ce sur quoi il est toujours difficile de s’entendre. Faute de temps et de place, nous nous contenterons dans cet article de définitions simples. La culture y sera comprise comme un « ensemble de connaissances, de croyances, de valeurs, de normes et de pratiques communes à un groupe donné » ou comme l’« ensemble des formes acquises de comportement » [1] renvoyant à des modes de vie et de pensée propres à des collectifs humains. L’idée centrale est que la culture d’un groupe s’exprime à travers un certain nombre de pratiques, de conduites et de représentations : la langue, les croyances, les coutumes, la morale, la production artistique et technique, la politique, le droit, les modes d’éducation, l’économie… Ces éléments peuvent être assimilés à un style, à un « esprit » propre à chaque culture qui influence plus ou moins le comportement des membres de la société. Si les cultures s’imposent aux individus, aucun ne peut pourtant synthétiser en lui la totalité des composantes de sa culture d’appartenance. Chacun n’en aura également qu’une connaissance partielle : l’appropriation individuelle d’une culture est un processus infini, qui se déroule progressivement tout au long de l’existence. La plupart du temps, les individus n’intègrent que ce qui leur est nécessaire pour se conformer à leurs divers statuts (de sexe, d’âge, de condition sociale…) et jouer les rôles sociaux qui en découlent. Si la socialisation constitue le mode de transmission de la culture, il convient de rappeler la dimension inconsciente qui accompagne le processus. Pour Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, il existe dans toute société une « conscience collective » et des sentiments communs à tous ses membres. Cette « conscience collective » précède l’individu, s’impose à lui, lui est extérieure et transcendante. Chaque culture offre un schéma inconscient pour toutes les activités de la vie.
La culture militaire ou les cultures militaires ? Comment les définir ?
3L’étude de la culture militaire exige d’éviter quelques écueils. Pour définir celle-ci, il peut en effet être tentant de vouloir dresser une liste, la plus exhaustive possible, de caractéristiques, d’aspects et de pratiques propres à l’institution. Dire par exemple que les militaires portent des cheveux courts [2], un uniforme, arborent des insignes, utilisent une gestuelle et un vocabulaire particuliers, séjournent dans des enceintes dont l’architecture présente des traits spécifiques, aiment chanter, célébrer et commémorer, sont fortement attachés à certaines valeurs, partagent un statut singulier… n’est pas faux, mais se révèle insuffisant à définir la logique du milieu. Qui plus est, une telle approche verse bien souvent dans les idées reçues et la stéréotypie tenace en laissant de côté le vécu quotidien et en figeant la réalité. Une seconde tendance fréquente consiste à distinguer le « militaire » et le « civil », puis à caractériser l’un par opposition à l’autre. Or raisonner en supposant que le « monde militaire » et le « monde civil » sont des univers sociaux homogènes et antagonistes est absurde. Au même titre que la société dans son ensemble, le monde de la défense est pluriel. Il faut parler des cultures militaires.
4Afin d’appréhender au mieux la logique des cultures militaires, il faut en revenir à la raison d’être fondamentale des armées. Comme le souligne le sociologue allemand Max Weber, « toute organisation, toute institution dotée d’une finalité propre a une spécificité » ; celle de l’institution militaire est d’exercer la violence légitime. La finalité des armées est par conséquent guerrière, sur un mode réel ou virtuel (dissuasion), offensif ou défensif [3]. Les militaires doivent être prêts à tuer et à être tués. Cette affirmation volontairement concise et brutale présente le mérite de définir clairement l’action ultime des armées – qui bien sûr ne se confond pas systématiquement avec leur activité –, et ainsi de décliner et de comprendre les expressions des cultures militaires. En vue d’être capable, si les circonstances l’exigent, de répondre au défi de la guerre, l’institution doit se doter d’une organisation et de modes de fonctionnement particuliers, parfois extrêmement spécifiques. Ceux-ci sont censés permettre de disposer à tout moment de personnels opérationnels, compétents et équipés, prêts à accepter la mission confiée et ses conséquences. Parler de cultures militaires, c’est ainsi analyser les dispositifs et les moyens organisationnels, institutionnels, moraux, juridiques, mais aussi architecturaux, symboliques, mythologiques… mis en place pour que les armées puissent jouer leur rôle de bras armé de l’État.
5En ayant à l’esprit l’horizon constitué par l’éventualité du combat, il devient alors possible de comprendre rationnellement la mise en place d’un certain nombre de dispositifs spécifiques : le recrutement, le système de formation, les modes d’intégration et d’instruction, le besoin de créer un collectif soudé, solidaire et obéissant, la recherche d’une uniformité en vue d’une identification au groupe d’appartenance, l’organisation dans son ensemble… Il faut cependant signaler que cette manière d’appréhender les cultures militaires, de chercher à en saisir le sens eu égard aux finalités dernières des armées, ne signifie pas que tout ce qui se pratique et tout ce qui peut être observé, à un moment précis, au sein d’une institution militaire donnée, est nécessairement utile au combat, que les formes du combat n’évoluent pas ou que le combat soit le seul paramètre à prendre en compte dès lors qu’il s’agit d’évaluer les modes d’organisation et de fonctionnement des armées [4]. Il demeure que les exigences de l’action violente ne peuvent être évacuées. Pour reprendre les exemples précédents, les cheveux courts autorisent un gain de temps en cas de blessure à la tête et favorisent l’homogénéité des individus. L’uniforme, d’abord chatoyant afin de distinguer les forces en présence dans les fumées des champs de bataille, s’est progressivement camouflé pour répondre à de nouvelles conditions tactiques. Les insignes, créations spontanées lors de la Première Guerre mondiale [5], illustrent parfaitement la manière dont les besoins tactiques de reconnaissance et d’efficacité lors des déplacements sur la Voie Sacrée menant à Verdun construisent et complètent les productions culturelles quelles qu’elles soient, matérielles ou symboliques. La recherche de l’efficacité – rapidité, précision, clarté – explique la mise en place et l’usage d’un vocabulaire fait d’abréviations et de mots qui claquent tels des ordres. Comment comprendre autrement que par la volonté de générer la cohésion et l’obéissance des personnels, comportements les plus appropriés au chaos du combat, l’élaboration d’espaces et d’enceintes militaires caractéristiques de milieux où les structures carrées et les lignes droites marquent l’autorité, la droiture, la rigueur, la sobriété…, où les « figures fermées, carrées et rectangulaires font porter l’accent symbolique sur les thèmes de la défense de l’intégrité intérieure […] alors que l’espace courbe, fermé et régulier serait par excellence signe de douceur, de paix et de sécurité » [6] ? Comment ne pas saisir que la logique traditionnelle et mémorielle des armées (célébrations et commémorations sous diverses formes des « anciens » et des faits d’armes exceptionnels) vise à rappeler sans cesse l’esprit de sacrifice des générations passées et les exemples à suivre ? Comment ne pas admettre que l’évocation, l’attachement et l’entretien de certaines valeurs contribuent à la quête de solidarité communautaire ? Enfin, et les exemples sont encore nombreux, comment ne pas accepter que la spécificité du métier des armes, fonctionnelle mais aussi sociopolitique, exige des contraintes professionnelles et une soumission à l’État inscrites dans un statut particulier, faisant des militaires des citoyens quelque peu singuliers [7] ?
Une culture en mouvement
6Ces quelques déclinaisons d’une raison d’être originelle de l’institution militaire permettent d’illustrer d’autres dimensions inhérentes au concept de culture. L’interdépendance permanente de tous les éléments d’une totalité organique qui permet d’aller un peu plus loin dans l’appréhension d’une logique d’ensemble, la forme de cohérence interne propre à toute culture, ou encore les deux fonctions généralement relevées. Première fonction : la cohésion sociale, puisque la culture légitime les relations sociales et donne sens aux liens qui unissent les individus dans l’organisation et la hiérarchie établie. Seconde fonction : l’intégration des individus, et ce d’autant plus que ces derniers adhèrent ou non aux valeurs et aux règles de vie de la communauté.
7La culture, on l’a vu, se transmet par la socialisation, de génération en génération, au fur et à mesure du renouvellement des effectifs. Mais il faut garder à l’esprit – et c’est là un trait bien souvent minimisé, voire nié, dans le cas d’une institution que l’on caractérise trop souvent par sa dimension conservatrice –, que cet héritage social n’est pas figé et se transforme en permanence. Si reconnaître que le combat reste un fondement majeur de toute organisation militaire et génère par conséquent des expressions culturelles spécifiques, la forme, la nature, la fréquence de cet affrontement guerrier sont des éléments changeants et d’influences diverses plus ou moins marquées. L’exemple de l’uniforme traduit parfaitement cette idée d’évolution selon les besoins et les progrès techniques. Lorsque les fumées des champs de bataille commencent à se dissiper, ce qui prime, c’est de devenir moins visible aux yeux de l’adversaire. Pour autant, la corrélation entre d’éventuelles modifications inhérentes au combat et les expressions culturelles n’est pas systématique. Il n’est qu’à penser, pour rester dans l’exemple vestimentaire, à la volonté de revanche après la défaite de 1870 symbolisée par le port du pantalon rouge par les troupes françaises lors du premier conflit mondial plutôt que des uniformes plus discrets, ou encore, autre aberration vestimentaire tactique, la dotation tardive de l’armée française de la tenue camouflée sous le seul prétexte que cette dernière rappelait les écarts de certains parachutistes, les premiers à avoir arboré cet uniforme.
8Au-delà de l’expérience directe de la violence guerrière, l’environnement sociétal et politique peut orienter tout autant certaines évolutions qualifiées de culturelles au sein de l’institution militaire. Analyser les cultures militaires et les transformations toujours inévitables revient ainsi à revisiter les histoires, l’histoire militaire et ses expériences de la violence dont les héritages ont peu à peu constitué les normes, les règles, les règlements, les modèles, les pratiques, les logiques et les modes d’action des armes et des armées, mais également la logique politique dans laquelle l’institution est ancrée [8]. En guise d’illustration, revenons sur le dernier grand bouleversement de ces dernières années : la réforme relative à la professionnalisation des armées en 1996.
Une mutation sans précédent
9Née en France, la conscription constituait une institution centrale dans la vie des Français, ne serait-ce qu’au travers des représentations sociales, positives ou négatives, générées par le service militaire. Le passage à une armée exclusivement composée de volontaires marquait ainsi la disparition de certaines pratiques et expressions culturelles traditionnellement associées aux obligations militaires (rituels autour des conscrits…) et au quotidien au sein de l’organisation militaire.
10La décision relative à la professionnalisation des armées françaises résulte de la convergence de divers facteurs et volontés. Au-delà du contexte de maîtrise des finances publiques, d’une volonté politique en raison de l’enchaînement de plusieurs crises (constat d’un service militaire devenu inégalitaire, manque de réactivité durant la première guerre du Golfe et refus d’y envoyer des appelés, réduction drastique des ressources financières), du désir farouche du président Jacques Chirac, ce qui marquera surtout les esprits et l’argumentaire déployé, ce sont, d’une part, les évolutions du contexte géostratégique depuis la chute du mur de Berlin en 1989 (effondrement du bloc de l’Est et disparition d’une menace jugée majeure à nos frontières, multiplication de crises et de conflits de nouvelles natures) et, d’autre part, résultante directe, un besoin urgent de moderniser les armées et de disposer de forces projetables, compétentes et parfaitement équipées. Le modèle d’armées mixtes qui existait jusque alors devenait totalement inadapté. Le nouveau format, décidé dans une certaine urgence, s’est mis rapidement en place, générant dans la foulée moult innovations et transformations organisationnelles, structurelles, fonctionnelles et en termes de relations armée-État-société. Dans le cas de l’armée de terre, alors moins engagée dans des logiques professionnelles que ses homologues aérienne et marine en ce début d’année 1996, on évoqua une véritable révolution culturelle.
11Avec un service militaire suspendu, le recrutement devenait l’enjeu central de l’armée professionnelle. Pour répondre aux besoins en effectifs, celle-ci dut mettre en place des outils de communication nouveaux et performants. Féminisation, minorités dites visibles, arrivée massive de civils, cette ouverture génère une recomposition des personnels et de la structure en général qui n’est pas sans poser de nouvelles interrogations quant à la gestion des personnels, au style de commandement ou encore à l’intégration plus massive de « porteurs de cultures » nouveaux.
12Au-delà du recrutement, la fidélisation puis la reconversion deviennent des enjeux majeurs, car les contrats courts instaurés accélèrent les renouvellements de personnels, et mettent à mal l’idée traditionnelle de carrière longue et complète sous l’uniforme. Un volontaire ne peut pas être traité comme un appelé. Le plan Vivien, destiné à la réhabilitation des bâtiments et logements des personnels en est une parfaite et première illustration. Avec l’arrivée des femmes, c’est le nombre de couples militaires que l’on voit augmenter sensiblement, ce qui occasionne des problématiques nouvelles en termes de mobilité. Avec une présence plus importante de jeunes issus de l’immigration se posent des questions de représentativité et d’intégration. Les civils, quant à eux, favorisent les comparaisons systématiques entre les statuts, leurs avantages et leurs inconvénients, et génèrent auprès de la population militaire des aspirations nouvelles. Il en va de même avec l’externalisation qui établi une confrontation quotidienne avec des pratiques managériales plus ou moins éloignées des usages institutionnels habituels. La logique des trente-cinq heures doit trouver son équivalent et questionne la disponibilité si souvent pointée et exigée du métier militaire. La spécialisation entraîne des gestions de carrière nouvelles…
13Ces quelques exemples ne sont qu’une partie des nombreux bouleversements qui affectent, ou non, et de manière plus ou moins prononcée, certaines expressions et pratiques propres aux cultures militaires. Selon le niveau observé (ministère, armées, armes, unités…), les « effets culturels » de la professionnalisation connaissent ainsi des manifestations plus ou moins perceptibles.
La réforme du statut général des militaires : un indicateur parmi d’autres des transformations
14Plus de dix ans après la réforme de la professionnalisation s’imposait en effet la nécessité de dépoussiérer le statut des hommes et des femmes sous l’uniforme, car les évolutions enregistrées rendaient caducs bon nombre d’articles, dont certains dataient de l’instauration de ce dernier. On peut évoquer ici des raisons occasionnelles (le débat sur les retraites ou encore la crise de la gendarmerie en 2001), des raisons structurelles relatives aux missions nouvelles (on ne parle plus de guerre), à la professionnalisation (accroissement de la responsabilisation, spécialisation, composition…) ou à la dimension européenne (souci d’harmonisation), mais également toute une série d’évolutions des mœurs qui joue un rôle majeur, et illustre bien l’impossibilité et l’absurdité de distinguer un univers des armées de sa société parente. Ainsi, les nouvelles formes de cohabitation (pacs…), les progrès technologiques tels que le téléphone portable ou Internet avec lesquels il devient difficile d’interdire au militaire de communiquer, les changements en termes de durée du temps de travail, l’emploi du conjoint en hausse, l’allongement de la scolarité, celui de l’espérance de vie qui pose des interrogations sérieuses quant aux limites d’âge, l’augmentation du taux de divorce, de celui du nombre de familles recomposées et les incidences sur les pertes de certaines primes, l’accession à la propriété, l’individualisation des rapports sociaux, la distinction bien plus marquée que par le passé entre la vie privée et la vie professionnelle, la jurisprudence banalisante… sont autant d’exemples qui traduisent une indiscutable baisse de la spécificité militaire et de la vie communautaire dont le législateur ne pouvait pas ne pas tenir compte. Sans remettre en cause une certaine discipline et l’importance d’une formation adéquate, et tout en rappelant les fondamentaux (interdiction du droit de grève en vue de garantir une disponibilité permanente du bras armé de l’État…), il fallait limiter les effets du cantonnement juridique tel qu’il existait et qu’il s’imposait au personnel militaire depuis des décennies.
En guise de conclusion
15Les caractères de stabilité et de vitalité caractérisent traditionnellement les cultures militaires. Si d’aucuns regrettent une certaine diminution des expressions communautaires et traditionnelles entendues comme des temps de cohésion importants, traduction d’une séparation bien plus marquée entre vie privée et vie professionnelle, la vitalité des cultures militaires n’est pas remise en cause pour autant. Ceci est d’ailleurs tout à fait compréhensible, car « parce qu’elle a quelques chances d’être confrontée à la violence désintégratrice, la vitalité du corps militaire est peut-être plus dépendante de sa culture que celle d’autres corps sociaux » [9]. Cette expérience et cette proximité plus ou moins fortes avec le combat traduisent par ailleurs des distinctions importantes entre les cultures présentes et plus ou moins puissantes, ce que l’on a coutume de nommer les corps d’élite.
16Si certains traits culturels traversent les âges, et semblent faire indubitablement et définitivement partie d’une culture et des cultures militaires, les évolutions et les transformations, plus ou moins rapides, plus ou moins marquées et remarquables, plus ou moins soulignées ou étudiées ne sont pas moins essentielles. Le changement culturel s’assimile à un processus continu, même s’il existe des phases où tout s’accélère et d’autres plus stables. Certaines expressions devancent souvent les adaptations des mentalités elles-mêmes, car la rupture avec des habitudes bien ancrées ne va pas sans occasionner craintes et angoisses. Avec la suspension du service militaire, on a vu s’exprimer chez certains, adeptes d’un système éprouvé ou générations marquées par une logique de dispositif organisationnel qui a fait ses preuves, des craintes quant à la dislocation et à la mise en péril d’un lien armée-nation. Au-delà de l’usage d’une expression inappropriée, il faut bien se rendre à l’évidence que la professionnalisation n’a en rien généré de rupture entre les armées et la société, bien au contraire [10].
17L’institution est capable de digérer, et de manière extrêmement rapide, des réformes profondes de son organisation. Les exemples ne manquent pas au cours de ces dernières décennies. Mais toute réflexion sur le changement dans les armées, le changement social, ne peut faire l’impasse sur les caractéristiques des missions, car ce sont souvent ces dernières qui sont à l’origine des transformations demandées et nécessaires (évolutions des compétences et de la formation des personnels…). Pour autant, on l’a vu, d’autres réalités (régime politique et idéologique, recrutement de nouveaux profils et, par conséquent, de « porteurs de cultures » autres…) ne doivent pas être écartées.
18Trop longtemps perçues comme un simple héritage social, les cultures militaires doivent bien être comprises comme évolutives et, de fait, objets d’un intérêt perpétuel. L’image d’Épinal d’une institution figée et conservatrice a trop longtemps éloigné les chercheurs. L’analyse permanente des cultures militaires est indispensable en vue d’appréhender en partie la vie du paysage national, territorial, social et culturel, pour caractériser et spécifier ce qui fait l’état de militaire à tout moment, son quotidien, son profil et sa place dans la société.
Notes
-
[1]
Cf. Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 1996.
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[2]
Cela dépend des cas et une étude sur la longueur des cheveux selon les armées serait fort intéressante et instructive.
-
[3]
Cf. Bernard Boëne (dir), La Spécificité militaire, actes du colloque de Coëtquidan, Paris, Armand Colin, 1990.
-
[4]
Si les approches fonctionnaliste ou structuraliste facilitent une certaine appréhension et lecture de la logique institutionnelle, elles ne suffisent pas toujours à exprimer le caractère mouvant et évolutif de la culture sur lequel nous reviendrons.
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[5]
Cf. Christian Benoît, « La Symbolique de l’armée de terre : de l’usage à la réglementation de l’usage », in André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.
-
[6]
Cf. Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1993.
-
[7]
De moins en moins en Occident à partir de la seconde moitié du xxe siècle.
-
[8]
Cf. André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.
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[9]
Cf. André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, op. cit., p. 3.
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[10]
Cf. Claude Weber, « Armed Forces, Nation and Military Officers : France at the Crossroad ? » in New Directions in Military Sociology, Edited by Eric Ouellet (PR), Whitby, Ontario, Canada, De Sitter Publications, 2005, pp. 209-229.