Inflexions 2009/1 N° 10

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Article de revue

Dialogue avec le public

Pages 43 à 59

English version

1DAMIEN LE GUAY

2Philosophe, essayiste et journaliste

3La confrontation que vous avez exposée, Madame Castillo, entre le sacré et le postmoderne m’a fait penser à un entretien avec Danièle Hervieu-Léger que j’ai lu récemment. Elle y exposait à quel point elle avait été frappée par la façon dont les médias avaient traité le décès de dix soldats français en Afghanistan en août dernier : ils auraient rapporté l’événement de la même façon si ces jeunes avaient perdu la vie dans un accident d’autocar ! La question est donc bien celle de la sacralité et de la sacralisation. Est-ce qu’un soldat qui meurt est un individu singulier ? Est-ce que son sens du sacrifice et de l’engagement est reconnu comme tel dans un monde qui, dans son ensemble, n’aspire guère au sacrifice, à l’abnégation, et qui prône davantage le repli sur soi ? Pensez-vous que le sacré perd son sens dans une société qui ne se pense plus comme religieuse et qui donc peut, comme le dit Marcel Gauchet, tomber dans le tropisme d’une démocratie qui se retourne contre elle-même et qui n’a plus le sens du sacrifice ? Ne faut-il pas qu’il existe un sens collectif du sacré pour que le sens individuel de ceux qui meurent pour la collectivité soit reconnu comme tel ?

4MONIQUE CASTILLO

5Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

6C’est une question difficile mais concrète, réelle. Nous assistons de nos jours, dans notre société, à une désacralisation de plus en plus vulgaire. Il suffit de voir la façon dont se permettent de parler les journalistes, comme s’il s’agissait de désacraliser leur propre métier : tout le monde emploie un langage vulgaire, comme pour dire « attention, nous ne sommes pas tribaux, nous ne sommes pas sacrés ».

7Autre élément de réponse à votre question, ce que j’appelle la sacralisation sociale. C’est-à-dire le fait d’offrir à nos disparus une mort qui n’a pas été inutile : ils ont perdu la vie pour que nous puissions être là. Nous nous trouvons là à l’échelle humaine. Le problème, c’est qu’alors nous traversons une existence qui n’a plus de sens.

8Je crois que le besoin de sacré existe chez les jeunes mais qu’il prend des formes souvent catastrophiques : c’est le sectarisme. Nous assistons en effet à une sacralisation de la violence. Être un petit chef, être un macho, faire partie d’un gang, c’est être quelqu’un. Et le prix à payer est le risque de la mort. C’est un retour à un sacré tribal qui menace nos sociétés !

9Il y a cependant un retour possible du religieux par le besoin immense qu’ont nos sociétés de la ferveur. J’appelle ferveur ce qui élargit notre expérience, ce qui lui donne un peu de substance, un peu d’être, un peu plus de réalité que la consommation courante de la vie maximisée par la gestion du temps passé. Les grandes catastrophes sont parfois l’occasion de cette expérience : on assiste alors à un grand rassemblement de l’émotion commune. Il n’est pas impossible que l’expérience militaire de la mort puisse être l’une des voies d’accès à cette ferveur.

10DOMINIQUE ALIBERT

11Maître de conférences en histoire médiévale à l’Institut catholique de Paris

12Je rebondis sur ce que vous avez dit à propos des mafias, des gangs… Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation qui ressemble fortement à ce que devait être la société préféodale. Je fais souvent une comparaison auprès de mes étudiants de premier cycle : au fond, le chevalier de l’An Mil ressemble assez à la petite frappe de banlieue qui connaît son chef de bande et qui tient en coupe réglée sa cité. Une châtellenie du xe siècle devait faire environ un quart de l’un de nos actuels départements. Donc trois gangs qui tiennent deux ou trois cités sont à peu près comparables à un petit seigneur. Or ce monde-là a eu besoin de structuration, que l’Église, vieille institution romaine, a prise à sa charge en lui donnant un sens du sacré, et cela pour son profit mais aussi pour le plus grand bien de l’ordre seigneurial.

13MONIQUE CASTILLO

14Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

15Je suis tout à fait d’accord avec cette idée d’un retour au prémoderne, à l’âge des seigneurs de la guerre, des grands mercenaires… Je ferai tout de même une différence : le culte de la violence est devenu aujourd’hui totalement cynique. C’est-à-dire que l’instrumentalité de la violence est totale. Il n’y a pas de dimension héroïque. La seule chose qui compte, c’est que cela paye. On devient chef de gang pour prouver qu’« on en a » – c’est comme ça que les hommes parlent ! – et que, par conséquent, on est capable de violence extraordinaire. Nous sommes ici bien loin du sacré !

16DAMIEN LE GUAY

17Philosophe, essayiste et journaliste

18Nous allons donner la parole au public.

19JEAN-PAUL CHARNAY

20Président du Centre d’études et de recherches sur les stratégies et les conflits, membre du comité de rédaction

21Pouvez-vous, monsieur Alibert, ranimer mes souvenirs de petit garçon. Il me semble que l’archevêque Turpin, dans La Chanson de Roland, combat. Et qu’en est-il, pour le côté burlesque, de frère Jean des Entonneurs ?

22Seconde question : vous avez beaucoup parlé de sacré mais pas de l’incidence qu’il y a à croire en un Au-delà. Je me demande s’il n’y a pas là une autre dimension. Celui qui se fait sauter en pensant qu’il sera au paradis dans la seconde qui suit son acte, c’est autre chose que le soldat agnostique qui estime qu’après son action tout ira mieux et qui accepte sa mort.

23DOMINIQUE ALIBERT

24Maître de conférences en histoire médiévale à l’Institut catholique de Paris

25Je réponds ponctuellement. Frère Jean des Entonneurs se bat en effet – je connais d’ailleurs des récits de miracles ou des cartulaires où on voit des moines se défendre eux-mêmes. Il ne faut pas oublier qu’au xie siècle, bon nombre de moines sont des militaires à la retraite. Or ces hommes qui avaient appris à se battre dès le plus jeune âge et qui avaient pris leur retraite assez jeunes, vers la quarantaine, ne devaient pas avoir perdu cette habitude.

26L’archevêque Turpin, c’est un autre cas. Je vous ai dit qu’au xe siècle, l’archevêque de Reims avait sa milicia, c’est-à-dire son groupe de chevaliers. Et ce n’est pas parce qu’ils combattaient pour un homme d’Église qu’ils étaient moins pillards et violeurs que leurs semblables ! Mais nous sommes là encore en présence d’une Église qui a un usage raisonné de la violence qui n’est acceptable que si elle est justifiée.

27Sur la question de l’Au-delà, l’historien du Moyen Âge est très désarmé, et cela pour une raison simple : 95 % de nos sources, pour ne pas dire plus, viennent des hommes d’Église. Donc nous n’avons pas de traces d’un phénomène de refus de l’idée d’Au-delà. Existe-t-il ? Nous ne pouvons pas le savoir.

28En ce qui concerne les kamikazes, je pense que l’Occident médiéval n’a rien à envier à l’islam contemporain. Je vous recommande à ce propos la lecture d’un extraordinaire ouvrage publié aux éditions du Cerf intitulé Croisades d’hier et jihad d’aujourd’hui et qui met en parallèle ces deux phénomènes. Je ne veux pas entrer dans le débat, mais je pense qu’entre le viiie et le xiiie siècle, l’Occident a fourni son contingent.

29MONIQUE CASTILLO

30Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

31Je n’ai aucune admiration pour les personnes qui se font sauter, et cela parce que leur action relève d’un calcul. À partir du moment où vous ne mourez pas pour rien, vous êtes dans l’efficacité, ce que Hannah Arendt appelle l’« instrumentalité de la violence ». Vous savez bien que le fait de se tuer de cette manière apporte parfois une assurance-vie aux descendants de celui qui commet cette action, car ceux-ci vont être pris en charge financièrement. Le sacrifice qui provoque l’émotion, ce n’est pas celui qui est calculé. Le sacrifié fait don de ce qu’il perd parce qu’il est au-delà de l’utilité. J’ai employé à dessein le terme de « révélation », mais il faut l’entendre dans un sens humain : ce qui est poignant dans la mort du sacrifié, c’est qu’elle révèle le caractère inouï, splendide de ce qui jamais plus ne reviendra. Elle révèle d’un coup ce qui est hors de prix. Il existe donc bien une mort qui ne relève pas de l’utilité, qui n’est pas de la dimension du deal. Nous sommes loin de la mort sociale du soldat qui, elle, entre dans le calcul. On dit : « Heureusement qu’il n’a pas été tué pour rien ! » C’est Georges Bataille, qui n’était pas croyant, qui a fait cette analyse. On en revient au tragique. Attention, il faut distinguer le tragique du dramatique. Lorsque nous pleurons nos soldats qui ont donné leur vie pour le drapeau, nous sommes dans le dramatique. Le tragique, c’est qu’il n’existe pas de compensation.

32CÉLINE BRYON-PORTET

33Maître de conférences à l’Institut national polytechnique de Toulouse

34Les kamikazes foncent vers la mort en espérant quelque chose dans l’Au-delà alors que le militaire meurt pour quelque chose qui le fait vivre. Pas pour des idées philosophiques mais pour des valeurs qui donnent un sens à son existence. Antoine de Saint-Exupéry disait : « Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. » Beaucoup de militaires se retrouvent dans cette citation.

35Je voudrais préciser qu’étymologiquement, le terme « sacré » veut dire « ce qui est séparé », par opposition au profane qui vient de profanum, « celui qui est devant le temple », c’est-à-dire celui qui n’est pas séparé de la masse. Selon moi, le plus grand ennemi du sacré aujourd’hui, c’est la banalisation, le fait qu’il n’y ait plus de principe de différenciation. Tout est banalisé, y compris la mort. Or cette banalisation guette aussi le militaire. Je vous renvoie sur ce sujet aux analyses des sociologues américains, dans les années 1970-1980, qui dénonçaient cette dérive qui fait se rapprocher de plus en plus le monde militaire du modèle entrepreneurial.

36Si certains militaires ne ressentent plus aujourd’hui le sacré de la mort, c’est peut-être aussi parce que l’institution militaire perd ce côté séparé, très différencié du monde civil.

37XAVIER BONIFACE

38Historien, spécialiste de l’histoire de l’aumônerie militaire

39Vous avez parlé de dialectique entre le prêtre et le soldat. N’existe-t-il pas aussi une rhétorique plus religieuse que militaire ?

40CÉLINE BRYON-PORTET

41Maître de conférences à l’Institut national polytechnique de Toulouse

42Du côté des militaires, il y a aussi une interrogation sur les rapports avec le religieux. Le soldat ne peut pas ne pas s’interroger sur le terme même d’engagement. On dit que l’on s’engage dans les ordres et que l’on s’engage dans l’armée. Le terme de mission est également commun aux deux institutions.

43VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE

44Anthropologue, membre du comité de rédaction

45J’ai été très frappée par l’idée que la mort est le don de ce que l’on a perdu. Chez le soldat, la vie espérée devient un emblème parce qu’elle a été perdue. Mais il me semble que, dans le cas des génocides ou des morts de masse comme lors d’un bombardement atomique, par exemple, cela ne fonctionne plus. Je ne vois pas que l’on puisse penser le mécanisme du génocide et en sortir de la même façon qu’après avoir vu le film Quand passent les cigognes. Nous avons affaire ici à un autre mécanisme. La survie de la pensée après le génocide n’a pu se faire qu’en se cautérisant, en déniant celui-ci, en ne le pensant plus.

46Par ailleurs, je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il existe des cultures liées à la simple survie. À part dans des moments extrêmes où, comme dans les camps de concentration, le corps survit à la mort morale, et c’est une grande souffrance, il n’y a pas de culture, il n’y a pas de groupe, il n’y a pas de biographie sans sens du sacrifice, au moment des accouchements par exemple. Les tragédies particulières ne sont pas infimes ! Et cela, c’est la description ethnologique qui nous le montre. La difficulté, c’est le rapprochement des notions de sens et de sacré. Elles se frôlent. Alors peut-être que la notion de sacré n’est pas celle de sens mais celle d’un sens investi. Moi, je crois que si l’on se penche sur la personne que les universitaires perçoivent comme la plus ordinaire, uniquement occupée à survivre dans son coin, on perçoit une biographie où il y a du tragique, où il y a de la générosité, où il y a du sens et du sacrifice. Ce n’est pas parce que l’on ne perçoit pas quelque chose que cela n’existe pas.

47MONIQUE CASTILLO

48Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

49Le sacré peut, bien évidemment, appartenir à plusieurs civilisations.

50En ce qui concerne la perte de sens, je suis frappée par le fait que ce sont sans doute nos sociétés qui sont le plus menacées par le risque d’une vie devenue survivance. Il existe encore des sociétés où le travail est lié au sens.

51DAMIEN LE GUAY

52Philosophe, essayiste et journaliste

53Pour reprendre ma casquette d’historien de la mort, je voudrais préciser que la perte de la mort au sens social est certainement née au moment des meurtres de masse de la Première Guerre mondiale. Cette expérience traumatisante pour l’ensemble de l’Europe a fait perdre le respect, cet ancien régime de la mort qui existait préalablement.

54Deuxième chose : j’ai lu récemment dans le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, la référence à un article du sociologue des civilisations Norbert Elias, qui montre que les traumatismes de la Grande Guerre puis du génocide sont des chocs de décivilisation. C’est-à-dire que l’on est sorti de toutes les normes de mort et de la maîtrise de la mort propre au militaire.

55QUESTION

56Je trouve très intéressantes toutes les études sur la notion de sacrifice faites ici. Je crois que dans les liens, dans les similitudes entre l’institution ecclésiale et l’institution militaire, la compréhension de la notion de sacrifice apporte beaucoup. Dans le catholicisme, la référence, c’est le sacrifice du Christ. Or c’est une notion qui a beaucoup évolué ou qui est sujet à débat. Je pose donc la question suivante : « Comment le Christ s’est-il situé par rapport à ses ennemis ? » Car si on parle d’armée, c’est parce qu’il y a des ennemis que l’on peut définir de différentes manières. Longtemps on a enseigné une théologie où le Christ subissait un châtiment divin au nom d’une autorité divine et en raison d’une transgression, d’un péché. Aujourd’hui, certains pensent la mort du Christ comme une forme de respect de l’ennemi : il aurait opté pour sa propre mort plutôt que pour celle de celui-ci. Les rapports à la notion de sacrifice sont alors bien différents.

57MONIQUE CASTILLO

58Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

59Lorsque le Christ dit « aimez vos ennemis », le terme employé est inimicus et non hostis. Cela a un sens éthique et non un sens politique. C’est important.

60DAMIEN LE GUAY

61Philosophe, essayiste et journaliste

62Pour prolonger la question : on est toujours dans cet écartèlement de la société chrétienne, pour faire vite, entre un paganisme assumé et un christianisme qui vient, d’une manière ou d’une autre, s’ajouter à ce paganisme « naturel ». Je rappelle souvent ce propos du cardinal Daniélou qui disait qu’« aujourd’hui [en 1966], la première religion de l’homme européen, c’est le paganisme ». Nous naissons païens et nous devenons chrétiens. Donc comment s’articule chez l’homme chrétien cette notion de sacrifice, entre un idéal de justice, de paix et d’amour, et les réalités d’un homme païen ?

63DOMINIQUE ALIBERT

64Maître de conférences en histoire médiévale à l’Institut catholique de Paris

65Je ne suis pas sûr que l’on puisse dire qu’il y a un homme païen au Moyen Âge. Je crois que ce qui fait la spécificité de la société médiévale, qui la rend incomparable, c’est qu’elle est formatée par le christianisme. C’est le seul moment de l’histoire humaine où une société se définit par son appartenance religieuse. Jacques Le Goff s’est ainsi toujours demandé, et je le suis sur ce point, s’il fallait parler d’Occident médiéval ou de Chrétienté médiévale. Les deux sont quasiment synonymes.

66Pour le Moyen Âge, la question du sacrifice se joue autour du sacrifice eucharistique. Tous les débats théologiques ont pour objet le sens et le statut de l’eucharistie.

67Nous avons parlé du sacrifice ultime comme étant celui du soldat. Je voudrais rappeler que la guerre médiévale était peu meurtrière puisque le but du jeu était de s’enrichir – je vois que je viens encore de déchirer l’image d’Épinal que vous avez du chevalier. Je vous recommande ici la lecture de l’admirable livre de Georges Duby qu’est Guillaume le Maréchal. Le meilleur chevalier du monde, c’est celui qui passe son temps à rançonner ! Le but de la guerre chevaleresque, ce n’est pas de tuer l’adversaire mais de le démonter. Quand vous avez une armure de quarante à cinquante kilos sur le dos, il devient en effet bien difficile de poursuivre le combat si vous tombez de cheval. Il s’agit donc de démonter l’adversaire puis de le ramener à l’arrière et de négocier une rançon. Le déficit du royaume de France a ainsi commencé avec le paiement de celle de Jean le Bon. Et le même problème s’est posé quelque temps plus tard lors de la capture de Du Guesclin qui aurait déclaré – je ne sais si la phrase est apocryphe ou réelle – : « Toutes les femmes de France fileront pour payer ma rançon. » Et c’est ainsi que Guillaume le Maréchal, petit chevalier anglo-normand, a pu devenir régent du royaume d’Angleterre sous le règne du jeune Henry III.

68L’apparition au xive siècle de gens qui ne sont plus des professionnels de la guerre mais, appelons un chat un chat, de véritables soudards, fait augmenter la mortalité sur les champs de bataille. À Crécy et à Poitiers, les archers anglais transformèrent les chevaliers français en véritables porcs-épics. Crécy et Azincourt sont de véritables chocs de civilisations. Philippe Auguste, par exemple, se gardera bien de se mettre au centre de la mêlée et préférera rester à l’abri entouré des siens qui chantent le Te Deum. La vraie rupture, c’est lorsque les rois vont commencer à se faire représenter systématiquement en armure alors qu’ils ne seront plus jamais présents sur les champs de bataille.

69QUESTION

70Il faut que je précise que je suis ingénieur de l’armement pour expliquer mon étonnement : je crois que nous n’avons prononcé ni le mot « nucléaire » ni celui de « bombardement stratégique ». Nous sommes donc un peu avant Hiroshima et Nagasaki, avant Dresde et Cologne. Pourtant, ces événements doivent aussi avoir un rapport avec le sacré.

71Si j’entends bien, je parle ici sous le contrôle de notre historien, la guerre médiévale était un jeu où on ne mourait pas beaucoup sur le champ de bataille. Il existait alors une règle, donc une maîtrise de la violence. On peut dire que, d’une certaine façon, le sacré est là, dans la conscience de la séparation, donc dans la conscience de la maîtrise. C’est la perte progressive de cette maîtrise, de cette séparation, et donc du contrôle, qui aboutit à des meurtres de masse, à des conflits à des échelles sans commune mesure avec ce qui était connu au préalable.

72CÉLINE BRYON-PORTET

73Maître de conférences à l’Institut national polytechnique de Toulouse

74Effectivement, on constate une perte de conscience avec l’extermination de masse. Il est intéressant de noter que certains luttent contre l’idée d’une banalisation des tueries en revenant justement à une maîtrise de la violence et aux traditions anciennes. Je pense, par exemple, au suicide de l’écrivain japonais Mishima, qui a eu recours au hara-kiri des samouraïs, guerriers qui avaient une éthique de la vie, de la mort, de la guerre, de la violence.

75JOHN CHRISTOPHER BARRY

76Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales

77Je voudrais introduire une distinction qui peut-être manque dans les présentations de ce qui peut différencier le soldat du prêtre : dans le rapport à la mort, le soldat fait face à une mort non naturelle. Il est extrêmement important, je crois, de souligner cette particularité par rapport au lot commun : la décrépitude et la déchéance de nos corps. On retrouve ici la figure du guerrier homérique. Peut-être que la mort est alors un calcul qui va être récompensé par la « belle mort », voie d’accès à l’immortalité. C’est peut-être parce que l’on a oublié cette distinction que la mort de nos soldats en Afghanistan a été perçue comme un scandale : leur décès n’était pas naturel !

78Je voudrais également rebondir sur cette image du kamikaze qui me semble incroyablement réductrice : ils n’agiraient que pour leur propre compte, pour atteindre le paradis. C’est oublier qu’ils sont issus d’une communauté pour laquelle ils donnent leur vie. On ne peut pas parler de sacrifice d’un côté et, de l’autre, réduire l’acte kamikaze à un simple calcul. On se prive de la compréhension de ce qui se passe dans les conflits d’aujourd’hui.

79CÉLINE BRYON-PORTET

80Maître de conférences à l’Institut national polytechnique de Toulouse

81Vous avez raison de souligner ce caractère non naturel de la mort du militaire. Il est exact qu’il a pu exister jadis un calcul de la part du guerrier qui, par sa « belle mort », pouvait prétendre accéder à l’immortalité, rester dans les mémoires. Je crois que le grand traumatisme a eu lieu au début du xxe siècle, avec la disparition de cette « belle mort » qui n’est plus possible non seulement parce que sont apparues les tueries de masse mais aussi parce que, du fait de ces massacres, l’individu ne peut plus faire preuve d’héroïsme et être reconnu comme quelqu’un qui a eu un comportement exemplaire. C’est très net en littérature. Je pense notamment à Louis-Ferdinand Céline et à son Voyage au bout de la nuit où, au début du roman, on voit très bien que le caractère absurde de la mort du soldat naît du fait qu’il n’est plus ce héros qui peut valoriser son acte et sa personne à travers la belle mort.

82DAMIEN LE GUAY

83Philosophe, essayiste et journaliste

84Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne les kamikazes. Imaginer qu’un kamikaze ne serait qu’un hyperindividualiste qui, conscient de ses propres intérêts, irait jusqu’à son propre sacrifice, c’est sans doute passer à côté d’une vraie dimension d’abnégation qui existe peut-être.

85CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

86Chargée de recherches au Centre d’études d’histoire de la Défense, responsable de la commission d’histoire socioculturelle des armées

87J’ai énormément apprécié l’exposé de madame Castillo, que j’ai trouvé stimulant et touchant aussi. Vous avez commencé en disant que toute démarche intellectuelle exigeait une désacralisation. Je pense que c’est un fondement ; c’est celui de la pensée des Lumières. C’est le moment où il y a séparation entre la pensée profane et la pensée sacrée. Pour avancer dans la démarche scientifique, il faut mettre de côté le sacré. Cela n’empêche pas de croire.

88Je me demande si, au niveau de la pensée militaire, il n’y a pas toujours eu une sorte d’écartèlement, de schizophrénie, dans la mesure où le soldat a besoin du sacré. Pour aller au combat, il faut du sacré, il faut du symbole, l’idée que le sacrifice n’est pas inutile. Et en même temps, pour tirer les leçons des guerres, une démarche intellectuelle qui exige de désacraliser est nécessaire. Cela aboutit à cette espèce d’absurdité qui fait que l’on ne tire pas les leçons de certains combats. François Lagrange évoquait dernièrement, lors d’une communication prononcée dans le cadre de la commission d’histoire socioculturelle des armées, le symbole de la mort debout. Nombreux sont ceux, en effet, qui, au début de la Première Guerre mondiale, se sont fait tuer bêtement parce qu’ils étaient dans l’idée symbolique et sacrée qu’un soldat devait mourir debout.

89Je voudrais savoir si on ne pourrait pas insister sur cet aspect complètement schizophrène de la pensée militaire qui a besoin de sacré mais aussi de se désacraliser pour se penser elle-même ?

90MONIQUE CASTILLO

91Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

92Je suis tout à fait d’accord avec l’idée que vous avez développée et cela rejaillit sur notre revue Inflexions, puisque son sous-titre est Civils et militaires : pouvoir dire, c’est-à-dire pouvoir travailler dans deux champs : l’expérience militaire, l’épreuve de la mort et de la souffrance, et la capacité intelligente de raisonner en étant désacralisateur, comme un individu méthodique qui pense, qui raisonne et qui déconstruit sa propre expérience.

93C’est le mot schizophrène qui me gêne. Pourquoi ne pas dire que c’est un homme double ? Lors des réunions que nous avons au comité de rédaction, je n’ai pas l’impression d’avoir affaire à des schizophrènes, mais à des gens capables de changer de domaine d’action et de lieu de raisonnement.

94JEAN-PIERRE RIOUX

95Historien, directeur de xxe siècle. Revue d’histoire

96Première remarque : il faudrait s’entendre sur les mots. Quand on dit « les armées », j’aimerais que tous les intervenants nous expliquent ce qu’ils mettent sous ce terme-là. Pour ne prendre que l’exemple français, je rappelle que nous sortons de deux siècles durant lesquels sous le mot « armée » nous entendions aussi la « nation armée ». Et à travers la « nation armée », de la Révolution jusqu’à la fin du xxe siècle, on a mis quelque chose qui avait été chanté et qui s’appelait « l’amour sacré de la patrie ». Alors, n’y a-t-il pas là un temps national de notre débat lié très strictement à la nation armée ? Et est-ce vrai pour d’autres pays ?

97Deuxième remarque, et je prends la suite de celle qui a été faite tout à l’heure sur le nucléaire : je pense, en historien du contemporain, que quelque chose a basculé sur tous les propos, sur tous les sujets, sur tous les mots que nous utilisons depuis ce matin, avec 1945, sous le double choc d’Hiroshima et de Nuremberg. Nous avons assisté à la sacralisation de la justice, à la sacralisation de la définition du crime de guerre qui devient crime contre l’humanité. Et là, il y a un clash à la fois méthodique et philosophique sur la notion du rapport des armées au sacré.

98MONIQUE CASTILLO

99Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

100Il y a un penseur de cette époque, sur ce que vous venez de dire, qui est Ernst Jünger. Jünger dit une chose terrible : le soldat inconnu est devenu le modèle de l’homme du xxe siècle. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que quand l’un tombe, un autre se lève. Que le modèle du travailleur, c’est le soldat inconnu, parce que sa vertu est d’être remplaçable. C’est terrible ! Vous avez là le travail de désacralisation à l’œuvre, mais par la technique. Vie et mort sont désacralisées.

101C’est pourquoi je reviens à cette idée que, plus que jamais, nous avons besoin de ferveur. Parce que sans elle, nous ne connaissons plus que cette expérience de la vie et de la mort perçues comme un simple processus. Or le processus est, par définition, ce qui n’a pas de sens, ce qui ne fait que se reproduire. Je pense que nous avons besoin d’exemplarité. D’où le rôle très important de l’art. Plus que jamais, après ces massacres de masse, nous avons besoin d’artistes qui travaillent l’exemplarité de ce qui a été donné pour toujours. Alors, évidemment, on peut aussi laisser tomber en disant que nous vivons dans l’ère de la technique, du village planétaire, et que c’est foutu. Mais là, c’est du nihilisme complet.

102DOMINIQUE ALIBERT

103Maître de conférences en histoire médiévale à l’Institut catholique de Paris

104Juste pour préciser, et c’est pour cela que j’ai bien insisté sur la question de la chevalerie, que l’armée médiévale, même l’ost royal tel que le définit Guillaume le Breton dans le récit qu’il donne de la bataille de Bouvines, n’a rien à voir avec la nation en armes. Même si la présence des légions des communes à Bouvines fait de cette bataille l’une des pierres de touche de la naissance de la nation française, il ne faut pas imaginer une mobilisation générale. Jusqu’au xive siècle, nous sommes dans un mode de professionnels ou de semi-professionnels de la guerre.

105BERNARD THORETTE

106Général d’armée (2S), ancien chef d’état-major de l’armée de Terre

107Le débat est passionnant et je suis heureux qu’il se tienne et qu’il se tienne ici ! Je suis bien d’accord avec l’idée que le sacré est indispensable, mais je ne peux m’empêcher de mettre en parallèle la sublimation de soi ou de l’action qui la porte avec le quotidien, d’une certaine mesure un peu banal, que vit le militaire sur le terrain, confronté à l’action et, éventuellement, à la mort. Je veux dire par là que le soldat ne pense pas forcément au sacré. En Afghanistan, dix de nos soldats sont morts. C’étaient des hommes ordinaires ; ordinaires sans mépris de ma part : c’étaient des hommes comme les autres. Peut-être certains étaient-ils croyants, certains ne l’étaient sûrement pas ; en tout cas, ils puisaient la volonté de leur action dans l’esprit de corps, dans la fraternité d’armes. D’une certaine manière, c’était ça leur foi. Je crois que, fondamentalement, ce qui meut le soldat sur le terrain ou ce qui meut le politique qui l’envoie, ou ce qui peut mouvoir le papa et la maman qui voient leur enfant revenir entre quatre planches, c’est le sens que l’on donne à l’action. Notre présence ici aujourd’hui contribue à donner du sens à l’action.

108Ma question est : croyez-vous que notre nation soit capable, et comment, de donner un sens à l’action pour que les soldats sur le terrain ne meurent pas pour rien ou, en tout cas, qu’ils ne partent pas sans savoir que notre nation donne un sens à leur action ?

109MONIQUE CASTILLO

110Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

111Ma réponse sera extrêmement banale : parce que nous faisons la preuve que nous risquons la vie. En d’autres termes : nous faisons autre chose que de l’humanitaire et nous le savons. C’est le fait que c’est un engagement militaire au sens fort, c’est-à-dire avec le risque total de la mort. Le travail des intellectuels, c’est de transformer cela en exemple.

112DAMIEN LE GUAY

113Philosophe, essayiste et journaliste

114Il me semble qu’il existe un vrai hiatus entre le sens du sacrifice de certains – les militaires sont là pour montrer que certains ont encore ce sens du collectif, ce sens des valeurs ; c’est une vocation – et une société qui perd de plus en plus, depuis les années 1970, ce sens du collectif. C’est ce qu’explique Marcel Gauchet. Nous sommes en plein, me semble-t-il, dans une démocratie à la Tocqueville. L’intérêt individuel est le seul élément qui motive l’individu qui ne sait plus lever les yeux sur autre chose que lui-même.

115JEAN-RENÉ BACHELET

116Général d’armée (2S), membre du comité de rédaction

117Je vais me placer du point de vue de celui qui est à l’intérieur du système. Tout chef a un besoin impérieux du sacré, sans prononcer le mot qui serait d’ailleurs incongru. Il faudra donc qu’il en crée d’une façon ou d’une autre. Les catholiques diraient qu’avec son groupe, il va faire Église. C’est la fraternité d’armes, l’esprit de corps… Il le fera de toute façon ! S’il ne le fait pas, ça ne marchera pas. Ils n’iront pas quand il dira « en avant ». Et lorsque certains tomberont, les autres se débanderont. Donc il n’a pas le choix. L’expérience prouve d’ailleurs que cela peut se faire même sur des modes très dégradés, tout simplement autour de l’esprit de corps élémentaire. Et là on tombe dans le risque du tribalisme. C’est un point de passage à tous les niveaux, jusqu’au régiment et à son drapeau. C’est lui, le drapeau, qui nous relie à la nation. Mais au fond, en se reliant à la nation, ne peut-on pas tomber dans un autre tribalisme ? C’est là qu’interviennent les valeurs, pour autant qu’elles soient orchestrées par la nation elle-même.

118Autre remarque, à propos du pessimisme ambiant qui semble régner ici. Moi, je suis un provincial. Il se trouve qu’en Haute-Savoie, là où je vis, je sens des aspirations, je vois des comportements qui font que je ne désespère pas de cette capacité que nous pourrions avoir à retrouver des valeurs communes expressément proclamées et organisées. Je le vis à travers l’orchestration des valeurs de la Résistance par certains établissements scolaires et avec le concours d’une structure mise en place depuis une dizaine d’années au conseil général qui se consacre exclusivement à ce projet.

119Je veux dire que le besoin de sacré existe et qu’il doit être satisfait. Mais pour que l’on ne s’égare pas dans le tribalisme, il faut être éclairé au niveau de la nation, peut-être demain de l’Europe, je n’en sais trop rien.

120MONIQUE CASTILLO

121Professeur de philosophie à l’université Paris-XIII, membre du comité de rédaction

122Nous sommes en effet obligés à un certain tribalisme pour que les valeurs soient nos valeurs, notre « coloration » en quelque sorte.

123Moi non plus je ne suis pas pessimiste. Simplement, ce que je constate, c’est un problème culturel. Et c’est un problème qui me touche en tant qu’universitaire. De plus en plus, nous réduisons le culturel à du communicationnel. Or il faut revenir à un vrai culturel. Si on y revient, on donnera des mots, des images, de la splendeur et du rayonnement à ce qui mérite d’être vécu.

124CÉLINE BRYON-PORTET

125Maître de conférences à l’Institut national polytechnique de Toulouse

126Vous avez beaucoup parlé du rôle du chef qui communique avec ses subordonnés pour donner du sens aux missions qui sont les leurs. Jadis, le chef avait moins besoin de communiquer parce que le sacré était évident, prégnant. Aujourd’hui, il est nécessaire de donner une légitimité et, pour cela, on se trompe peut-être de cible. On communique beaucoup mais on s’entend de moins en moins ! Et là, c’est l’enseignante en communication qui parle. Il faut établir une distinction essentielle entre communication et transmission. Il faut retrouver le sens original des valeurs qui animent nos comportements. Et ça, c’est plutôt le rôle de la transmission. Pour faire vite, la communication agit de façon synchronique et à l’horizontal, alors que la transmission est verticale : elle rattache les individus aux mémoires générationnelles de manière diachronique.

127BRUNO DARY

128Général de corps d’armée, gouverneur militaire de paris, commandant la région terre Ile-de-France et officier général de la zone de défense de Paris

129C’est le témoignage d’un soldat que je livre ici. Il est en effet essentiel de donner un sens à l’action. Mais, et je m’inscris un peu en faux avec ce que dit le général Bachelet, le problème n’est pas que cela marche ou non, c’est que, comme nous avons des armes et des munitions, nous risquons de devenir de simples tueurs. Tout soldat doit donc avoir une éthique et donner un sens à son action. Or nous vivons dans une société qui a perdu le sens du sacré, une société où on nous fait oublier la mort dans un tourbillon médiatique. L’esprit de corps, cela fonctionne pour les soldats. Mais quand vous essayez d’expliquer de quoi il s’agit aux veuves et aux mères, elles ne comprennent pas. Il faut donc aller au-delà, trouver des causes qui dépassent la vie humaine. Ces causes, ce sont la nation et certaines valeurs. Le chef se doit de le rappeler sans cesse à ses hommes, rappeler pourquoi on s’engage.

130Dernière remarque à propos du regard que l’on porte sur la mort. Quand j’étais jeune lieutenant, on nous citait la phrase d’un grand ancien : « Vous êtes là pour mourir et je vous envoie là où l’on meurt. » Excusez-moi, mais c’est une bêtise. Lorsque l’on envoie des soldats en Afghanistan ou au Kosovo, c’est pour qu’ils se battent, pas pour qu’ils meurent, même si le risque existe. La mort sèche et brutale, on la rejette. Il faut protéger nos jeunes cadres et nos jeunes soldats du côté attractif de la mort, de ce jeu du risque. Il y a une éducation à mener. On part pour une mission, on s’engage pour une cause qui nous dépasse. C’est essentiel.

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