« Un merveilleux malheur », empruntant cet oxymore à Boris CYRULNIK. Tout d’abord l’histoire...
1 Un roman bouleversant. Parcours d’une petite fille de 7 ans, heureuse dans son village du Darfour avec ses parents et sa sœur jumelle, brusquement enlevée, comme l’a été sa sœur ainée lors d’une razzia deux ans plus tôt, volée pour être vendue comme esclave. Le ravisseur la nomme « Bakhita » qui signifie « la chanceuse » !
2 Commence une longue pérégrination, avec des caravanes d’esclaves achetés, revendus au gré des maîtres les plus maltraitants... les pires horreurs imaginables par l’homme pour détruire, avilir, faire souffrir.
3 Elle rencontre une autre petite fille Binah et sont réunies ensemble pour affronter le pire « Je ne lâche pas ta main. » Elles essaient vainement de se sauver, mais seront reprises par un berger, enfermées avec les boucs et les chèvres avant d’être revendues. Enchainées, elles vont traverser des kilomètres de déserts, voir mourir des femmes, des enfants.
4 Achetées à nouveau, elles vont être battues, fouettées, le corps entièrement tatoué, souffrant à en mourir.
5 Pour pouvoir survivre Bakhita imagine des histoires qu’elle se raconte, imagine qu’elle les raconte à des tous petits qui l’écoutent. Son esprit s’envole, comme un oiseau libre, elle parle à son oiseau imaginaire. Et elle sent sa main réunie à celle de sa sœur jumelle, ainsi qu’à celle de sa mère se posant sur la sienne. Et elle se chante la chanson que son père lui chantait en la berçant entre ses bras.
6 Ce récit cauchemardesque se situe au Soudan à la fin du XIXème siècle, au moment où une révolte religieuse musulmane chasse l’occupant égyptien, et où le gouverneur britannique veut stopper l’esclavage.
7 Puis Bakhita est rachetée par un cinquième maître, un consul italien à Khartoum. Alors sa vie va complètement changer. Ce corps si maltraité va enfin lui être restitué, lavé, habillé, respecté. Elle a tout perdu, sa langue maternelle, son village, sa liberté, mais elle découvre la nuit, la beauté, sa terre, le Soudan si beau, le ciel si beau... Pourquoi le monde est-il beau ? Elle garde en elle « l’amour de sa mère, aussi fort que la beauté du monde. »
8 Le consul doit quitter le Soudan en guerre et repart en Italie, Bakhita terrifiée le supplie de l’emmener, ce qu’il finira par accepter.
9 Après la traversée, arrivée à Gênes, elle est donnée à un couple d’amis italiens, dont le gérant du domaine sera le premier homme qui l’aimera comme son père, l’appelant « la petite sœur noire » de ses enfants. Cette couleur de peau inconnue alors dans ce village italien est source de peur « le diable » ? S’établit une relation paradoxale avec sa nouvelle patronne. Elle est à son service, mais en même temps elle ressent la fragilité, la souffrance de cette femme qui a perdu ses deux premiers enfants, avant d’accoucher d’une petite fille pour qui Bakhita trouvera naturellement les gestes qui sauvent. Mère de substitution, mère et enfant à la fois elle soigne son manque abyssal, deux vies liées, sauvées. Le lien fort au point que leur séparation plusieurs fois prévues se réalise impossible pour l’enfant.
10 Bakhita va donc élever Mimmina, repartir avec la famille au Soudan où la « patronne » achète un hôtel dans l’île de Suakin, puis revenir en Italie où le domaine sera vendu. Bakhita refuse de repartir en Afrique et restera pour être instruite dans un couvent de religieuses à Venise, toujours en compagnie de Mimmina. Un procès retentissant a lieu à Venise, à la suite duquel elle sera déclarée libre, ce qui scelle aussi la rupture définitive avec l’enfant qu’elle a élevée.
11 Après son baptême elle deviendra religieuse. Dans cette nouvelle vie, différentes affectations mais toujours, elle doit affronter les regards de peur provoqués par la couleur de sa peau. Elle s’occupe d’enfants, les nourrit, leur raconte des histoires, les aime. Mais elle a vécu tant d’arrachements qu’elle souffre de toutes les séparations.
12 Durant la guerre de 1914, le couvent accueillera et soignera les blessés. Pour eux, comme avec les enfants, elle trouve l’énergie pour soigner, consoler, rassurer au seuil du passage de la vie vers la mort. Son corps marqué des violences passées la fera souffrir, mais elle puisera dans ce qui lui reste de forces pour raconter son histoire qui paraîtra dans un livre. Parcours de l’Italie avec ce témoignage pour recueillir des fonds pour les missions... En 1939 (guerre en Ethiopie...) elle verra monter le fascisme et les thèses racistes. Alors toute la violence qu’elle avait cru avoir fui explose de nouveau...
13 Les traumas de l’amour : bien sûr, le rapt initial est la première cassure, cicatrice qui ne se fermera jamais. Dans un premier temps elle se sentira coupable : pourquoi a -t’elle obéi à l’homme qui lui disait de s’éloigner, d’aller chercher un paquet au pied du bananier ? Coupable vis à vis de ses parents, dont le village a peut-être été incendié par les ravisseurs... Sa mère pourra t’elle lui pardonner ? Mécanisme post-traumatique d’appropriation de la culpabilité de l’agresseur par l’agressé.
14 Tous les liens qu’elle va tisser au hasard des errances et des rachats par différents maîtres vont toujours se terminer par une séparation douloureuse : Binah, la première compagne d’esclavage, rachetée avant elle... la petite Yebit, toute jeune esclave, morte sous ses yeux par les tortures d’un tatouage sur tout son corps, et à qui elle ne pourra pas porter secours... Indir, un petit eunuque, qu’elle a protégé jusqu’à l’arrivée en Italie, où il sera donné en cadeau !
15 Même le consul lui a menti, car à l’arrivée il la donne à la femme d’un ami. Et surtout la plus difficile rupture avec l’amour de sa vie, cette petite fille italienne, qui dormait avec elle, qu’elle a sauvé et qui l’a sauvée. Pendant son noviciat la maitresse des novices va l’instruire, la rassurer, s’attacher à elle, mais là aussi il lui faudra se détacher et s’affirmer dans une vocation de soignante. Au fil des deux guerres, le couvent est transformé d’abord en centre d’accueil de réfugiés puis en hôpital. L’aide à tous les souffrants va donner sens à sa vie.
16 Comment une enfant trouve en elle suffisamment de force pour supporter autant de mauvais traitements, repartir vers la vie après avoir frôlé plusieurs fois la mort, survivre à la suite de tant de douloureuses séparations ?... Une force au fond d’elle, dans sa solitude, « plantée comme un pieu » un besoin d’autre chose, une autre lumière ? L’amour reçu pendant les sept premières années est certainement le socle solide, l’amour qu’elle retrouvera auprès du couple et des enfants du gérant de la propriété en Italie, et aussi l’amour de l’enfant qu’elle a élevé.
Une vignette clinique : Lela
17 Une jeune fille née en Côte d’Ivoire, orpheline de père, vivant avec sa mère, après les premières années d’école dans son village. Sa mère ne pouvait payer ni l’école ni l’uniforme... et sa scolarité s’est arrêtée !
18 A 15 ans sa mère lui propose de voyager, et la confie à une femme. Un premier vol en avion les conduira au Maroc, où commence ses premières peurs, dans un camp de réfugiés, avec la recherche difficile de nourriture. Un jour après un trajet où ils sont tassés dans une voiture, elle découvre la mer ! Là aussi, entassée dans ce qu’elle appelle « une pirogue », elle va vivre une traversée cauchemardesque où elle croit mourir noyée. Destination : un camp de réfugiés en Espagne, où au moins elle est bien nourrie. Puis, un matin, la femme qui l’a accompagnée jusque là la fait monter dans un train et lui dit de descendre au terminus... Destination : nulle part ! Et quand le train s’arrête, elle ne sait pas où elle est. Abandonnée là, seule pendant trois jours, elle est une proie facile pour un homme, jusqu’à ce qu’un autre bienveillant la conduise dans un foyer d’accueil. Déclaration à la police, visite médicale, placement à l’ASE. Elle passera son premier été en France dans un foyer avec d’autres adolescentes, dont quelques africaines, comme elle. Les joies d’ado : sorties à la plage, au soleil.
19 Mais l’automne arrive. Essai d’un premier placement familial, où elle subit des violences de la part d’un autre jeune hébergé là.
20 Deuxième famille d’accueil au départ bienveillante. Elle entre au collège où elle s’intègre bien. Mais les difficultés des relations apparaissent avec la fille de la maison, du même âge qu’elle et qui l’accepte mal. Méfiance, la confiance cassée en même temps que son portable, retrouvé noyé. Anna est noire, d’éducation catholique, alors que la famille d’accueil est d’origine algérienne et musulmane pratiquante. Alors les incompréhensions se multiplient. Elle va finir l’année scolaire et quittera cette famille.
21 Rupture des quelques liens tissés depuis l’arrivée. Tristesse, solitude. Comment supporter toutes ces blessures, ces traumatismes ? Elle peut reprendre le lien avec sa mère par téléphone, mais réalise qu’elle ne peut pas lui raconter tout ce qui lui est arrivé, « pour qu’elle ne se sente pas coupable »... Cette mère qui rêvait pour sa fille d’un avenir meilleur !
22 C’est comme cela qu’elle aboutit dans mon cabinet de consultation, pour tenter de réparer ce qui peut l’être...
23 Bien sûr Lela n’a pas lu l’histoire de Bakhita, mais déjà elle me dit qu’elle voudrait suivre une formation d’aide-soignante et « plus tard j’écrirai mon histoire »...
Pour conclure…
24 A la lecture du livre, par moment très difficile à supporter, j’ai été touchée par la force de l’imaginaire de cette jeune esclave, qui dans les moments les plus terribles où elle aurait pu se laisser mourir, laisse venir des images positives, poétiques. Frappée d’amnésie, oubli de son prénom et du nom de son village, elle ressent la main de sa mère et celle de sa jumelle, fredonne une phrase de la berceuse que lui chantait son père. A côté des noirceurs du monde, elle est capable de s’émouvoir face à la beauté du monde ! Comme elle avait été nourrie d’histoires, à son tour elle en invente pour les raconter d’abord aux autres petits esclaves souffrant avec elle, puis plus tard dans le couvent où elle sera instruite, auprès des enfants accueillis. Religieuse et soignante pendant la guerre, elle peut encore chanter des airs qu’elle ne pensait même pas connaître à ces soldats blessés endormis.
25 Cette capacité de rêver, cette force qui sauve, la mise en mots des traumas, l’empathie dans la relation, toutes ces composantes résonnent en nous, thérapeutes Rêve Eveillé. Ils font partie de notre univers.
26 Voici deux histoires de blessées du premier objet d’amour perdu, de traumatisées de violences multiples, de séparations mortifères, de rêves déçus, mais histoires d’enfants résilients. L’espérance apportée par le roman me permet d’imaginer que cette jeune ivoirienne suivra aussi un chemin où elle trouvera un sens à sa vie, d’abord en se soignant, puis peut-être en soignant à son tour les autres.