Introduction
1 L’amour qui naît sur le divan est-il de l’amour authentique ? Et que dire de cette forme de sexualité qui apparaît quelquefois sur le divan, dont on n’entend parler que rarement, tant la loi du silence pèse encore ? La direction de la cure analytique consiste d’abord pour le psychanalyste à faire appliquer par l’analysant la règle analytique. Or, cette situation idéale peut s’émailler dans certaines circonstances d’agirs, soit de la part de l’analysant ou quelquefois de la part de l’analyste. Différentes formes d’agir ont été étudiées il y a quelques années par Louise de Urtubey (membre de la SPP et lectrice de l’International Journal of Psychoanalysis), et j’ai moi-même publié un ouvrage sur ce thème, en coïncidence de pensée, la même année, suivi de plusieurs articles. Différents agirs peuvent s’exprimer par des moments de résistances de la part de l’analysant, soit par des tentatives d’attaques du cadre, des retards répétés, des absences, voire des acting-outs ou de véritables passages à l’acte. Des moments d’agir de l’analyste existent aussi de son côté lorsqu’il se laisse aller à abandonner son rôle de gardien du cadre, comme prolonger la séance, réduire ses honoraires ou s’engager dans un dévoilement personnel ; toutes les situations ou un contre-transfert insuffisamment analysé peut pousser à chercher à faire plaisir et fuir le transfert négatif au moyen de gratifications. Ce sont en fait des moments de relâchement progressif du cadre qui vont détériorer peu à peu le processus analytique et enferrer l’analysant dans la boucle d’une demande insatiable. L’agir le plus grave est constitué par le passage à l’acte transgressif sexuel entre l’analyste et l’analysant, l’irruption du réel sexuel dans le lieu portant et contenant qui accompagne le lent processus de subjectivation d’un sujet. De nombreux cas existent et ont déjà été dénombrés dans certaines études. Quelques cas ont accompagné le développement de l’histoire de la psychanalyse. De cette « confusion des langues » peuvent survenir de nombreux ravages et traumatismes chez les victimes abusées, hommes ou femmes, lorsque le processus de subjectivation n’est pas suffisamment avancé et lorsque l’analysant est dans un moment de régression profonde. Les cas les plus fréquents sont retrouvés chez les femmes. Une immense destructivité est à l’œuvre, d’une part chez l’analyste dans sa responsabilité et son désir d’analyste d’accompagner un sujet jusqu’à sa libération et d’autre part chez l’analysant qui met à mal et à l’arrêt son travail psychique. La double question en jeu dans ce double travail sous-jacent de la pulsion de mort est celle de la dignité humaine de ces personnes abusées et celle de l’éthique de la psychanalyse. Il est aussi important de relever la dimension criminelle dans ce sabotage d’un sujet en devenir.
I-Le transfert et l’amour de transfert
Les enjeux du transfert et le désir d’analyste
2 Le transfert s’impose pour Freud comme une dernière création de la maladie, permettant le déplacement, (l’étymologie du mot transfert est transferre, porter au-delà, synonyme de transport), des produits psychiques morbides dans un mouvement qui permettra la mise à jour de la cause de l’impasse subjective, le refoulé. Ce transfert est à la fois le levier de guérison de la névrose, mais aussi son obstacle. Le transfert doit être traité pour Lacan comme une forme particulière de la résistance, c’est un point particulier dans sa manière de réinventer la psychanalyse. Le transfert devient la réalité de l’analyse et la relation au réel, le terrain où se décide le combat dans cette relation à trois, sujet, savoir et sexe. « Le transfert devient donc le champ de bataille sur lequel doivent se concentrer toutes les forces en lutte les unes contre les autres. » rappelait Freud. L’interprétation est d’abord ajournée jusqu’à la consolidation du transfert, elle devient ensuite subordonnée à la réduction de celui-ci. Elle se résorbera dans ce que Lacan appelle le working through, le travail du transfert. Il y a une dangerosité du transfert, remarquait Freud, qui peut s’avérer « un moyen dangereux entre les mains d’un analyste non consciencieux » dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse. Ce transfert, par le biais de l’amour, est à la fois le levier de guérison de la névrose, mais aussi son obstacle. L’irruption de la passion signant la résistance, le transfert peut alors devenir instrument de la résistance. L’analyste ne doit pas perdre de vue tout ce qui peut être manifestation de la résistance et entraver la continuation du traitement. La responsabilité d’un éventuel passage à l’acte, à type d’agirs ou jusqu’au plus destructif, le passage à l’acte sexuel avec un ou une analysante, dépend de sa seule responsabilité. Pour Freud, l’analyste doit se poser en « champion » du renoncement et de la pureté pour laisser ouverte la poursuite de l’analyste. « Il est interdit à l’analyste de céder. », rajoute-t-il dans La technique psychanalytique. L’irruption habituelle de la passion dans le moment le plus fécond de la cure, peut dans certains cas où les conseils de Freud sont oubliés, ne pas se produire sans dégâts pour les deux protagonistes engagés dans cette singulière expérience, le couple analyste-analysant en prise aux mouvements psychiques tumultueux de la cure. Il n’y a de résistance à l’analyse que de la part de l’analyste rappelait Lacan. Patrick de Neuter a développé dans un article récent : « Le désir du psychanalyste et ses passages à l’acte », les éventuels effets voire ravages psychiques survenant chez l’analysant abusé, suivant son état de régression psychique à ce moment particulier de la cure, de l’irruption de la passion et du passage à l’acte ; suivant « l’intention » de son inconscient comme disait Karl Abraham. C’est l’aspect positif du « holding » analytique, selon D.W. Winnicott, qui conditionne la régression. Cet aspect contenant procure une expérience permissive et gratifiante dans l’accueil et crée les conditions favorables à la mise en route du processus de régression, qui à travers la dépendance infantile revécue, conduira ensuite à la guérison. L’analysant doit pouvoir vivre cette expérience en toute confiance. L’analyste ne doit pas interférer dans cette régression mais au contraire la favoriser, car elle est la condition d’un nouveau départ. Les analysants présentant de grandes carences au niveau de leur développement émotionnel primitif ont besoin de revivre par une expérience affective concrète cette régression afin de prendre un nouveau chemin.
3 La question du transfert concerne donc la question de la vérité, dans ce laboratoire des passions humaines qu’est la psychanalyse, et les seuls obstacles vraiment sérieux ne se rencontrent que dans son maniement. On manie l’explosif des pulsions et des émois psychiques les plus dangereux, disait Freud dans son article « Observations sur l’amour de transfert ». Maniement de la relation transférentielle qui ne doit pas omettre celle qui tourne autour de l’objet a, rappelait Lacan, un objet qui ne viendra jamais répondre à la demande, un objet toujours perdu. Cet objet a est pour Lacan le centre du fantasme et la cause du désir. Le génie de Lacan, dit Moustapha Safouan, dans son dernier ouvrage Regard sur la civilisation œdipienne, est d’avoir donné tout son sens à la phrase de Spinoza « Le désir est le sens de l’homme ». Le maniement du transfert tourne autour du déploiement du fantasme et de sa mise à jour. Le sujet pris dans son fantasme et saisi de passion est dépossédé de lui-même, le risque est celui de ne plus être. L’analyste, muni de sa boussole analytique, doit maintenir le cap, quel que soit la météo psychique, celui de faire advenir du sujet à l’aide du signifiant, le seul qui ait le pouvoir dans la cure, dont le facteur décisif du progrès tient dans l’introduction de la fonction de coupure. Le but de l’analyse est d’éliminer définitivement la névrose, rappelait Freud dans la mise à jour du refoulé et la compréhension du fantasme fondamental inconscient. Le désir de l’analyste est une question centrale, Lacan va le placer comme pivot du transfert. Dans son séminaire « Le transfert », il en donne une définition : « il s’agit de ce qui est au cœur de la réponse que l’analyste doit donner pour satisfaire au pouvoir du transfert ». Une éthique va être à formuler pour Lacan, intégrant les conquêtes freudiennes sur le désir, il s’agira de mettre à la pointe pour lui, en exergue, la question centrale du désir de l’analyste.
De quelques cas de transfert particuliers dans l’histoire de la psychanalyse
4 Certains cas de psychanalystes s’étant laissé piéger dans les risques du métier sont connus et ont été étudiés dans l’histoire de la psychanalyse : Jung et Sabina Spielrein ; Ferenczi et Gizella Pàlos. Les fondateurs ont certainement ignoré la gravité du passage à l’acte œdipien, attitude transmise d’une génération à l’autre sans véritable réflexion approfondie sur ce sujet. Jung appelait Sabina son « cas d’apprentissage », dans une passion débutée en 1904 à l’hôpital Burghölzli de Zürich où elle était hospitalisée et suivie en cure par lui. Passion que Jung tentera de juguler cinq ans plus tard en rejetant et abandonnant Sabina, avec sollicitation de l’aide de sa mère, lorsque Sabina tentera d’agir son désir d’enfant du père avec lui dans un véritable acting-out, avoir un enfant imaginaire, fruit de son amour transférentiel, nommé Siegfried. L’histoire de Sabina Spielrein n’a pu être reconstituée qu’à la suite de la découverte d’un carton rempli de lettres et de journaux intimes dans les caves du Palais Wilson à Genève en 1977. C’est le lieu où elle travaillait avant de partir en Russie, à Rostov sur le Don, où elle a été assassinée avec ses filles par les nazis. Les écrits trouvés ont permis l’écriture de sa biographie et de réinscrire son nom dans l’histoire et l’héritage de la psychanalyse. La parole circule, ces écrits ont pu donner suite à une pièce de théâtre, Parole et guérison, en 2009 et d’une production cinématographique, Dangerous Method, en 2012. Ferenczi est lui aussi tombé amoureux d’une de ses patientes, Gizella Pàlos, qu’il avait surnommée Frau à la suite d’un rêve, évoquant le mythe de Tristan et Yseult. Un amour provoqué, comme dans le mythe, par un philtre d’amour. Freud qui avait d’autres ambitions pour lui ne s’est pas laissé prendre par ces fantaisies et a tenté de le décourager, puis a cédé devant le charme et l’intelligence de cette femme. L’histoire s’est ensuite compliquée quand Ferenczi s’est épris de la fille de Gizella, Elma, qu’il avait aussi accepté sur le divan. La période douloureuse de confusion qui s’en suivie laissa au final Elma dans l’abandon, rejetée par sa mère et par Freud, lorsque Ferenczi s’engagea avec Gizella qui était devenue, entre-temps, analyste à son tour. D’autres cas sont plus récents, Masud Khan à Londres dont les multiples passages à l’acte sexuels avec les patientes ont entrainé un scandale en 2001, après sa mort, à la suite de la parution de l’article d’un de ses analysants, ayant permis d’amener au grand jour la question de la violation des limites à la British Psychoanalytical Society. Masud Khan avait été analysé par Winnicott, son troisième analyste, dès 1951. Le contre-transfert de Winnicott a peut-être contribué à l’échec du traitement, dans un relâchement des limites du cadre. Il n’hésitait pas, par exemple, à demander à Masud Khan d’effectuer son secrétariat ou de corriger ses articles, alors que ce dernier était encore en cure avec lui, voire d’intervertir les rendez-vous avec sa femme qu’il avait aussi prise en analyse. Les transgressions de Masud Khan vont débuter juste après la mort de Winnicott. Le dossier de la RFP (2003, tome 3), a porté sur ce sujet.
II-Les effets psychiques d’une transgression sexuelle sur le divan
Conséquences psychiques chez le patient abusé
5 Ces exemples décrits de risques du métier les plus graves, soit le passage à l’acte sexuel entre l’analyste et l’analysant doivent nous amener à toujours repenser au-delà d’une morale, notre impossible métier ainsi que son éthique. Qu’est-ce qui peut faire qu’un analyste perde son cap et laisse la vague de l’infantile submerger l’édifice de subjectivation construit, fragile chez l’analysant, qui peut mener à un véritable effondrement psychique quand le fantasme est agi ? L’analyste peut se laisser entrainer par un point resté aveugle de sa propre analyse à lui. Le passage à l’acte se produit en l’absence du sujet, Lacan le comparait à une fugue, où l’agir est mené par l’objet a, dans sa fonction de reste du sujet auquel il est totalement identifié à ce moment-là, dans un moment de confrontation de son désir et de la loi. Cela irait dans le sens de l’hypothèse et la force d’attraction de la séduction généralisée de Laplanche dans laquelle l’Œdipe s’inscrit et dans laquelle la cure navigue. La découverte de l’inconscient ne peut se poursuivre du fait de l’irruption de l’agir en place de remémoration, c’est un moment de répétition « élargie » voire d’acting-out de la part de l’analysant dans sa demande de séduction œdipienne, c’est un moment de répétition de la part de l’analyste qui ne peut dépasser un point aveugle de sa propre analyse autrement qu’en agissant le fantasme et prenant possession du corps du patient dans une « dérive pulsionnelle réalisée ». C’est un moment de fracture voire de destruction du travail analytique jusque-là accompli plongeant alors le patient dans une véritable confusion du manifeste et du latent, entrainant des moments de déréalisation avec des doutes concernant la perception de la réalité. Cet agir plus déstructurant que les fantasmes, crée un véritable traumatisme dans l’analyse équivalent à un traumatisme infantile, c’est la thèse de Louise de Urtubey. Lorsque ce traumatisme réactive d’autres traumatismes infantiles plus anciens, voire des secrets transgénérationnels, l’analysant se trouve plongé dans un chaos psychique et une confusion plus grande, refermant ses possibilités de guérison. Les patients victimes ont d’ailleurs souvent des parcours antérieurs d’abus et de maltraitances. Dans la maltraitance il y a mésalliance dit Fabienne Sardas dans son article « Dommages en Héritage : comment s’en dégager ? », qui fait entrer la réalité de la haine dans la transmission familiale. Ces cas de passages à l’acte transgressifs sexuels font mésalliance dans la cure, faisant entrer la réalité de la haine dans le couple analyste-analysant. Réalité de la haine, qui lorsqu’elle double la haine familiale de l’enfance, peut totalement faire perdre confiance et foi en l’autre et en la vie. Les travaux de Louise de Urtubey ont montré l’importance de la composante masochiste et dépressive chez ces patients. Et comme le disait Karl Abraham dans les abus sexuels chez l’enfant, le traumatisme va être vécu selon « l’intention de l’inconscient ». Le traumatisme sexuel fait partie des manifestations masochistes de la pulsion sexuelle. Cette dernière violence provoque un excès d’excitation qui déborde les capacités psychiques de défense, ce que l’on appelle en termes freudiens, une rupture du pare-excitation ; par irruption du réel sexuel, non représentable à ce moment-là, comme chez l’enfant, lorsque l’analysant est en régression et a ré ouvert sa sexualité infantile. L’hypothèse de Ferenczi sur le traumatisme, concept qu’il a approfondi, est qu’il témoigne de l’inévitable d’une séduction liée à un objet en trop, qui marque de son empreinte quantitative la constitution de l’objet interne.
6 La thèse que j’avance est celle d’inceste psychique, terme déjà avancé par J.-B. Pontalis dans un article sur la réaction thérapeutique négative, « Non, deux fois non ». L’inceste est l’acte le plus meurtrier qui soit puisqu’il interdit l’accès au symbolique en bloquant la construction de l’identité sexuelle et l’inscription dans une filiation générationnelle. Dans ces cas de transgression sexuelle incestueuse sur le divan, la parole plonge du côté du réel effractant le sujet dans son psychisme et dans sa chair. Ce point de réel peut-être visé par l’autre qui l’entraine dans cette revisite de la Jouissance incestueuse. La jouissance est ce qui se produit lorsqu’un désir se réalise, mais c’est aussi ce qui a été primitivement interdit sous la forme de l’inceste. Dès lors, son accès est problématique et sa rencontre peut-être traumatique. Le régime de la cure se situe alors à la jonction du réel et de l’imaginaire, appuyé sur la fantasmatique alors agie du patient, en rejetant la fonction symbolique et symbolisante de l’écoute analytique. Manier le transfert de la part de l’analyste, c’est régler sa pratique en canalisant la jouissance. Je rajouterai, dix ans après mes premiers travaux, qu’il s’agit d’un véritable attentat psychique, détournant de manière anarchique et dans une intrication pulsionnelle aux pulsions de destruction, les forces libidinales et érotiques du transfert de leur but éthique, la guérison. Le mot attentat vient du latin attentatus, porter la main sur, composé du préfixe ad (vers) et de temptare (toucher). Soit le sujet en analyse avait déjà obtenu une mutation de jouissance vers au moins la Jouissance phallique et ce passage à l’acte le replonge à nouveau en arrière, soit le sujet n’avait pas franchi ce premier temps mortifère de jouissance avec un risque d’enfermement définitif dans ce temps de Jouissance incestueuse avec les risques évidents de décompensation psychotique que cela suppose. Un de nos confrères avait publié un ouvrage il y a quelques années, sans signer de son nom, sur le parcours chaotique de sa compagne victime d’un attentat de ce type et qui avait conduit à son suicide, la mort comme seule issue de l’impasse. Roland Gori, dans son ouvrage Logique des passions, a décrit un certain nombre de passages à l’acte sexuels qui se manifestent en fin de cure, comme volonté d’ignorer et de se défaire de l’emprise captivante de l’Autre maternel, dans une résistance à la coupure nécessaire. La fonction de la passion dans la cure à ce moment-là fonctionne comme fétiche, les dégâts se situent là, dans le maintien d’un fonctionnement pervers comme sortie possible de la névrose. Gérard Pommier nous a montré dans son ouvrage, Que veut dire faire l’amour ?, à la suite de Freud, que la vie fantasmatique du sujet se déplie en une série de fantasme fondamentaux qui vont du fantasme de fustigation, décrit par Freud dans « Un enfant est battu », du fantasme de séduction au parricide, permettant de faire mourir psychiquement l’imago, la figure imaginaire paternelle, toute-puissante. Ce processus permettra d’aboutir à la prise du nom du sujet, c’est une condition d’existence subjective qui sépare du monde maternel de la pulsion. Le sujet se libère de l’emprise d’un Autre tout-puissant pour lequel il se construit primitivement comme phallus imaginaire. L’homme doit nier l’Etre phallique auquel l’assigne le désir de l’Autre pour entrer en possession de la pluralité des objets du monde humain. Que l’aliénation soit le premier temps d’articulation du sujet à l’Autre dans la construction subjective d’un sujet n’est plus à démontrer depuis l’apport de Lacan. Que cet Autre primordial fasse retour dans un moment de « ravage », sous forme de jouissance de l’Autre est communément ce que la clinique de certains moments de cure et des psychoses nous montre. Ravages pour lesquels la femme est plus facilement sujette du fait de la force d’attachement de son lien à sa mère, ce que Freud avait découvert avec étonnement, sous-jacent à l’attachement œdipien au père.
Typologie des patients victimes
7 Le patient victime n’est pas forcément étranger à ce dérapage. Les travaux américains de Gabbard et Lester ont montré l’importance de la composante dépressive chez ces sujets abusés avec des idées suicidaires importantes. Patients qui présentent souvent un passé infantile d’histoires incestueuses, pour qui soins et sexualité sont inextricables, la confusion des langues de Ferenczi où le fantasme de sauvetage se mêle au scénario incestueux. L’inceste se retrouve dans certaines familles où règne une confusion des places et des générations. Patients plus facilement du côté de l’acting-out, ce quelque chose qui, dans la conduite du sujet, se montre. Cet accent démonstratif, son orientation vers l’Autre doit être relevée, dit Lacan dans son séminaire « L’angoisse ». L’acting-out est la monstration de ce désir inconnu, articulé à cet objet appelé cause du désir ; monstration tellement visible qu’elle en est invisible, montrant sa cause, ce reste, a, la livre de chair. C’est le trait que l’on retrouve toujours dans l’acting-out, qui est un symptôme. Une patiente suivie dans un deuxième temps de travail après une première tranche qui s’était terminée de manière catastrophique dans un passage à l’acte, m’avait décrit un rêve dans lequel elle dépliait une robe de chair offerte dans son emballage cadeau.
8 Lors d’un récent congrès en Chine, à Wuhan, en mars 2016, portant sur les questions d’éthique, nos confrères allemands ont mis en évidence le nombre plus importants de victimes dans ces cas de transgression, chez les patients étiquetés borderline. Comme si le choix d’un analyste abuseur se portait sur des patients aux parcours chaotiques semés de passages à l’acte, d’impulsivité, d’instabilité dans les relations interpersonnelles et dans l’image de soi. Leurs parcours d’enfance fait état de maltraitances, d’antécédents d’abus sexuels fréquents. Le passage à l’acte sexuel au lieu du soin ne fera que répéter et fixer le traumatisme, le scellant quelquefois de manière définitive. La dynamique du trauma est centrée sur une composante principale : la contrainte de répétition, mise en évidence par Freud en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir, inhérente à la dynamique des pulsions et de l’inconscient. Souvent appelée compulsion de répétition, elle pousse à la répétition de l’événement traumatique dans le devenir du sujet, dans une tentative de réduire une tension pénible, mais traumatique en elle-même. Il est important de différencier la compulsion de répétition liée à la contrainte, de la répétition compulsive. L’enfant qui n’a pu être entendu, reconnu comme victime, qui n’a pu mettre en mots l’effraction vécue, n’aura pas d’autre moyen de décharge de cette surcharge d’excitation non élaborée que la répétition dans des décharges motrices et des agirs répétitifs à valeur abréactive. Ceci soit sur un mode actif, l’enfant maltraité devient maltraitant ; soit sur un mode passif, l’enfant deviendra un adolescent puis un adulte régulièrement positionné en situation d’autodestruction, de victimisation. L’abus sexuel est une sévère violation de l’intégrité et de la dignité d’un être humain. Des règles éthiques concernant la préservation de la dignité humaine dans les psychothérapies ont été mises en place En Allemagne, dans la Loi sur les Psychothérapies de 1998 et en Chine en 1999.
Quel est le profil des analystes transgresseurs ?
9 Dans les travaux de Gabbard et Lester sur la typologie des analystes transgresseurs, il ressort que les trois quarts se constituent en transgresseurs isolés, analystes qualifiés par eux en « Mal d’amour », lovesikness. Analystes hommes, en milieu de vie, usés par des difficultés personnelles, les frustrations et les charges du métier, vulnérables narcissiquement et qui vont mettre en scène des fantasmes de sauvetage, de copulation thérapeutique, dans lesquels la composante sadique est clivée ou refoulée. Des cas d’abus de la part d’analystes femmes existent aussi mais semblent plus rares. Le passage à l’acte sexuel peut aussi constituer un mode de défense maniaque devant un deuil non élaboré. Le patient peut être réduit au statut d’objet de gratification, voire de chose. L’impasse peut aussi venir de la fin d’analyse de l’analyste, rappelle Gérard Pommier, ce moment qui nécessite la construction du fantasme ainsi que son interprétation. Moment qui place le futur analyste devant un choix inévitable dont l’option est imprévisible : soit s’identifier au désir qui le cause, l’analyse est terminée et il peut devenir analyste à son tour, soit s’identifier à l’Autre du discours, lieu d’adresse de toute parole et non son déchet. Il peut dans ce cas prendre « la position de pouvoir de celui qui sait ce que détermine le désir. », dit-il dans Le dénouement d’une analyse. Ce choix de s’identifier à l’Autre du discours peut trouver son origine dans l’horreur de la castration, au moment où dès l’interprétation l’Autre maternel s’efface. S’identifier à cet Autre permet de maintenir cette figure malgré tout. Il s’agit d’un sérieux écueil sur lequel vient buter l’analyse. Ce qui peut pousser un analyste à utiliser cette place dans le transfert peut se dérouler totalement à son insu. Mais la perversion se situe là, quand le désir d’analyste ne remplit plus sa fonction de faire barrière à la jouissance, créant une confusion. Perversion ou plutôt Verwerfung quand cette déroutante découverte de l’inconscient plonge les deux protagonistes dans la confusion du grand Autre et du petit a (l’objet cause du désir), bloquant l’opération analytique dans son effet de coupure. Blocage par la réapparition dans le réel de ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, la Verwerfung, que ce soit chez l’analyste ou l’analysant qui y est ainsi entraîné. Ce type d’analyste transgresseur se fait « l’objet en trop » du patient, donc traumatique, dans une position érotomane chez les deux protagonistes. La cure analytique « rouvre » la sexualité infantile du patient, rappelait Laplanche dans Les nouveaux fondements de la psychanalyse, qui vit inconsciemment l’analyste comme son père et/ou sa mère. Le passage à l’acte sexuel entre un psychanalyste et son patient constitue une transgression que l’on peut entendre et élargir à toutes les situations thérapeute-patient ; où l’un est en position, du fait de son savoir, d’apporter des soins psychiques à un autre mis en position de patient. Il s’agit de certaines situations entendues dans notre clinique, faisant il est vrai exception, mais témoignant d’un effet de dérive du protocole analytique, quand le désir d’analyste ne remplit plus sa fonction de faire barrière à la jouissance. C’est un sujet qui se heurte souvent aux effets de contre écoute dans la profession, un impossible à entendre au service d’une « contre-vérité psychique », ce terme avancé par le kleinien James Gammill. Ce qui se dit peut-être irrecevable, en réveillant trop d’angoisses inconscientes. L’impasse dans la cure se situe pour cet analysant dans cet arrêt traumatique du travail psychique effectué, travail qui sera à reprendre avec un nouvel analyste, une fois dépassée la méfiance du patient à l’égard du nouvel analyste, et la méfiance à priori du nouvel analyste envers le patient, face à la réalité des faits, risquant de laisser ce patient seul des années sans pouvoir parler et élaborer ces traumatismes. Freud n’a toutefois jamais affirmé que les traumatismes infligés par l’analyste équivaillent à ceux de l’enfance, conclusion à laquelle les travaux de Louise de Urtubey amènent.
III - Le travail de la pulsion de mort
10 La pulsion de mort œuvre en silence et double le désir humain. Intimement liée au pulsionnel, elle a été envisagée au départ par Freud comme tendance à faire revenir tout organisme biologique à son état initial inorganique, dans un principe d’entropie ; ce qu’il a posé en spéculation dès L’Esquisse, en position de référent majeur et qu’il élargira plus tard en hypothèse, à une pulsion de destruction. Freud a mis en évidence la dualité pulsionnelle, pulsion de vie-pulsion de mort en 1920, dans Au-delà du principe de plaisir. Le travail de ces deux types de pulsions, subsumé derrière le couple théorico-clinique de liaison-déliaison, se situe au plus près du nouage de la vie et de la mort. Ces pulsions de mort ou de destruction se donnent rarement à voir en elles-mêmes, libres et déliées comme la pulsion de répétition, car elles sont silencieuses, muettes, et souvent liées à une notion érotique comme l’avait proposé la première Sabina Spielrein dans son texte de 1912, « La destruction comme cause du devenir ». La pulsion de mort n’opère pas à partir de l’abolition des formes, mais en silence, par le biais de la répétition des expériences négatives du trauma, la tuché, cette mauvaise rencontre du réel, elle opère à partir de la construction des formes pour les abolir. Au cours de l’évolution de sa pensée, Freud verra ainsi successivement dans la pulsion de mort : la compulsion de répétition, le principe du Nirvâna, du terme Sanskrit emprunté au bouddhisme qui signifie « évasion de la douleur », menant à l’extinction et l’apaisement des tensions, une réduction des investissements au niveau zéro tendant au narcissisme primaire absolu, puis la tension et la tendance à la destructivité, prédominante dans notre civilisation, qu’il appelle pulsion de destruction. Freud ne la relie plus alors seulement à la recherche d’inertie, mais à la destruction active de l’autre, attaque active de tout ce qui fait obstacle aux satisfactions pulsionnelles, ou qui produit une satisfaction si on l’élimine. Cette notion deviendra fondamentale pour les tentatives d’application de la psychanalyse à la société, à la religion et à la culture.
11 Lacan apportera un autre éclairage sur ce concept à partir de sa réflexion sur le désir. Le désir s’articule pour lui autour de deux pôles, le désir de l’Autre, ce lieu d’adresse dans lequel le sujet vient puiser les signifiants de sa construction dans le langage et le désir de mort, désir pur qu’il a illustré par le désir d’Antigone, issu de la pièce de Sophocle, V° siècle avant J.-C. Il y a pour Lacan, volonté de mort, de destruction, au-delà de la tendance freudienne de retour à l’inanimé. Ce qui agit dans la répétition se trouve dans une logique qui va au-delà du principe de plaisir, c’est la pulsion acéphale qui vise à la jouissance anéantissante. « La pulsion de mort se présente dans le champ de la pensée analytique comme une sublimation » dit Lacan dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse ». Son articulation ramène à ce point d’abime qu’il désigne alternativement comme l’infranchissable ou la Chose, que Freud avait désignée Das Ding, soit le noyau irréductible et inaccessible du sujet qui serait le reste d’une expérience originaire dans laquelle il ne distinguait pas encore d’objet. Lacan va nous rendre sensible au vide central de la Chose qui est au fondement de la subjectivation, un vide central autour duquel vont s’organiser les signifiants. L’architecture de Frank Gehry l’illustre de manière métaphorique. La Fondation Louis Vuitton inaugurée à Paris en 2014 a une structure très aérienne construite autour d’un vide central donnant son aspect flottant. Un vide au cœur du sujet mais aussi une jouissance avec laquelle il nous faut trouver une bonne distance, seuls les artistes osent l’approcher au plus près. Mais c’est aussi pour Lacan, le lieu où s’origine la sublimation. La pulsion de mort doit être articulée comme pulsion de destruction, elle met en cause tout ce qui existe, mais elle est également « volonté de création à partir de rien, volonté de recommencement » rajoute-t-il. Dans son écrit « Le problème économique du masochisme », Freud dit que c’est l’expulsion de la pulsion de mort par la pulsion de vie qui, à la fois est condition de la vie, mais aussi constitue la pulsion de destruction. L’établissement de la vie ne serait possible que par la promotion de la pulsion de destruction et de son corollaire, l’acte d’expulsion. Françoise Dolto dit un peu la même chose quand elle pense la pulsion de mort au service de la vie : « J’entends les pulsions de mort comme venant du biologique au service de la continuation de la vie du schéma corporel du mammifère humain », dit-elle dans son livre La vague et l’océan, c’est leur premier rôle. Les pulsions destructrices sont pour elle au service de la vie, dans la lutte pour la vie, même en donnant la mort à un autre être humain. Elle pose tout de même un deuxième rôle aux pulsions de mort lorsqu’elles sont perverties, désintriquées des pulsions de vie, c’est de venir bloquer le sujet « allant-devenant dans le génie de son sexe ». L’effet produit est alors un arrêt du développement du sujet dans le langage et la recherche de communication pervertissant la dynamique de l’éthique humaine. Le paradoxe du sujet humain se situe là, la pulsion de destruction au nom de l’impératif de l’autoconservation, scellant et traçant son destin entre la vie et la mort.
12 Le rapport sexuel met en scène une sorte de moment transgressif dit Gérard Pommier, dans son dernier ouvrage Le féminin, révolution sans fin. Il réactualise à chaque acte le fantasme parricide dont la cause est l’angoisse de castration (de féminisation). La pulsion de mort est invitée dans ce fantasme, se cristallisant dans ce parricide, mais l’amour sexuel transforme Thanatos en Eros. Il existe à ce moment-là, au moment de l’orgasme, une métamorphose de la pulsion de mort. La scénographie de l’orgasme retourne une double pulsion de mort en cri de victoire de l’Eros. La scénographie du sexuel sur le divan ne retourne pas cette double pulsion de mort du côté de la vie, elle ancre au contraire cette double pulsion de mort plus profondément vers la destruction de manière pervertie, en les désintriquant des pulsions de vie. Ma patiente victime a commencé à se réveiller, « déciller » dit-on dans le jargon de l’emprise mentale, à la suite d’un rêve où son analyste abuseur lui demandait de se suicider avec elle. Une pulsion de mort violente nous habite dès le premier jour. Quelle se retrouve, chez un analysant, au moment de mettre à sac son avancée psychique et celle de son désir, ou chez un analyste, dans une volonté active de destruction de l’autre, pour de multiples raisons, dont celle d’une liberté psychique enviée, d’une haine du féminin, ou d’une jouissance de chercher ce point de réel et d’angoisse chez l’autre, n’est pas forcément incompréhensible dans la genèse de ce passage à l’acte. Une double pulsion de mort peut faire rencontre, dans un moment de schize, comme dans un crime, dont le psychanalyste doit être averti.
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