1 Comment témoigner de mon expérience de romancier tout en la reliant à celle d’analyste Rêve-éveillé ? Car, de toute évidence, il y a un lien. Des liens. L’analyste peut-il se poser en analyste du romancier ? La capacité de rêver-éveillé favorise-t-elle la création d’ouvrages de fiction ? Et ceux-ci sont-ils une manière de poursuivre le processus analytique ou ce processus de création échappe-t-il par définition à une lecture réductrice ?
2 Voilà quelques-unes des questions qui ont émergé tout naturellement lorsque j’ai envisagé la rédaction de cet article. D’autres sont apparues auxquelles je n’avais pas pensé, bien sûr.
3 Pour mettre un peu d’ordre dans le foisonnement d’idées induit par le thème de la création, j’ai imaginé diviser cet article en trois chapitres : l’émergence du désir ou comment j’en suis arrivé à écrire ; la réalisation de ce désir ; les similitudes et parallèles entre écriture, psychanalyse et rêve-éveillé.
1. L’émergence du désir ou comment j’en suis arrivé à écrire
4 Au départ, ce que je ressens, c’est un grand intérêt, un enthousiasme même pour la lecture sous toutes ses formes : des livres pour enfants aux bandes dessinées en passant par les romans. Intérêt qui va bien au-delà de ce qui est requis par le contexte scolaire. L’écriture, elle, est une activité qui s’inscrit tout naturellement dans ce cadre, mais à part quelques exceptions dans mon parcours (l’une ou l’autre rédaction dont le sujet m’avait emballé ou l’un ou l’autre texte écrit de façon ponctuelle), elle ne fait pas partie des tâches que j’accomplis de ma propre initiative. Cependant, des activités telles que le mémoire de fin d’études en psycho, les rapports à rédiger dans le cadre de mon travail de consultation, le mémoire rédigé lors de mon entrée au Girep me laissent un souvenir agréable, celui d’avoir pu mettre en forme mes idées, mais il n’est pas (encore) question de fiction, ni de désir d’écrire.
5 Je reviens maintenant à la fascination que la lecture et, en particulier, certains écrivains, exerçaient sur moi. Bien après l’adolescence, deux d’entre eux, quoi que de style très différent, m’avaient impressionné par l’extraordinaire aisance dont ils faisaient preuve dans l’écriture, une fluidité que j’enviais, mais qui me paraissait appartenir à un monde autre que celui dans lequel j’évoluais.
6 Le premier, Henry Miller, écrivain prolifique, capable de noircir des centaines de pages qui semblaient avoir été écrites d’un seul trait, comme si sa pensée s’était traduite instantanément sur la page blanche, ce qui n’était pas le cas, comme je l’appris par la suite.
7 L’autre, Fréderic Dard, auteur, entre autres, des aventures du commissaire San Antonio, inventeur d’une langue nouvelle, riche, colorée et de toutes les audaces. Il avait, pour moi, poussé très loin le hors-piste, dans ces sentiers de folle randonnée qu’il appelait ses délires.
8 Fasciné par ces écritures débordantes, foisonnantes, je me pose vraiment la question : comment est-il possible d’arriver à une telle fluidité d’écriture, à une sorte de jaillissement perpétuel de mots et de créativité ? Mais, l’idée ne m’effleure pas à l’époque d’en faire à mon tour l’expérience et de me lancer dans cette aventure.
9 Au fil des années, cependant la question revient insistante ou discrète, mais toujours présente : « Et si j’écrivais, moi aussi ? »
10 Fan de San-Antonio, je me dis que si je tentais ma chance de ce côté-là, je me retrouverais en terrain familier, occupé à pasticher une écriture amusante et farfelue. Je n’avais rien à perdre. J’écris donc quelques pages, le premier chapitre d’un polar imitant sans trop de scrupules le ton décalé de Fréderic Dard. L’exercice me plaît, je suis heureux d’avoir pu créer un texte « à la manière de », ce que je n’aurais osé faire quelques années plus tôt. L’enthousiasme est présent, mais pas au point de me pousser à poursuivre l’expérience jusqu’au bout, à terminer l’histoire ébauchée et à écrire mon premier roman, fut-il inspiré par un autre auteur.
11 Heureusement, le destin veille. Nous sommes alors au mois de décembre, je reçois un coup de téléphone d’une amie canadienne venue faire un séjour en Belgique.
12 La discussion part un peu dans tous les sens jusqu’au moment où elle me demande à brûle-pourpoint :
13 - Et toi, qu’est-ce que tu TE souhaites pour l’année prochaine ?
14 Il s’ensuit un très bref silence dû à l’effet de surprise, puis la réponse fuse, immédiate, évidente :
15 - ÉCRIRE.
16 Après une déclaration aussi péremptoire, je ne peux m’empêcher d’émettre quelques réserves, du style : « Oui, c’est vraiment ce que j’ai envie de faire cette année : écrire, mais je n’ai aucune idée du sujet que j’aurais envie d’aborder, ni, de surcroît, de la manière dont je voudrais le traiter ». Objections auxquelles mon interlocutrice répond avec une simplicité désarmante :
17 - Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, c’est de le faire.
18 Je reste muet devant une telle évidence et tout en moi acquiesce à cette proposition.
19 Quelques jours plus tard, je me retrouve devant ma machine à écrire, fort de la certitude qui s’est révélée à moi et m’a donné le coup de pouce que j’attendais sans le savoir.
20 Je n’ai donc plus aucune hésitation au sujet de mon envie d’écrire… sauf que je ne sais toujours pas de quoi j’ai vraiment envie parler, je n’ai pas la moindre idée des personnages qui vont habiter mon roman, car c’est un roman, cela en tout cas ne fait aucun doute. Le polar déjanté ne s’impose pas à moi comme précédemment. Je suis donc vraiment face à la page blanche et en demeure d’agir pour commencer à concrétiser ce rêve dont j’ai affirmé quelques jours plus tôt à quel point il était important pour moi.
21 Après un moment de sidération, car je suis dans une situation aussi inédite qu’espérée et ressens quelque chose comme le trac de l’acteur qui va entrer en scène, c’est-à-dire : ça y est, c’est maintenant que ça se passe. Je vais écrire. Je réalise très vite que je ne peux m’éterniser dans cette attente.
22 Mes doigts, heureusement plus inspirés que le reste de ma personne, et retrouvant sans doute en ce moment crucial la proposition avec laquelle le Rêve-éveillé m’avait familiarisé depuis des années, à savoir : « et si on imaginait que… et si on disait que… », se mettent à taper sur le clavier, comme dans un état second :
23 « Il était assis devant sa machine à écrire et se demandait ce qu’il avait envie d’écrire…
24 Suivi aussitôt d’une autre phrase :
25 « Il contemplait les nuages qui montaient dans le ciel…
26 Une fois cette phrase écrite, les autres viennent, s’y associent, l’histoire prend forme, du moins les grandes lignes, je sais de quoi ça va parler, etc.
27 C’est le début d’un récit complexe mêlant des personnages vivant à des époques différentes sur fond de guerre et de résilience. Donc, on le voit, contrairement à ce que j’avais pu imaginer, ce qui a émergé au moment où je me suis installé devant le clavier, ce n’est pas le récit débridé à la San-Antonio dont j’avais déjà esquissé quelques pages, mais un sujet qui s’impose à moi, tout comme le titre qui émerge dans la foulée : Le jour où le Grand Esprit se mit à chanter puisque ce premier roman va s’articuler autour des destinées des peuples amérindien, juif et noir et du thème de la résilience associée à leur histoire.
28 Contrastant avec la prolixité que j’admirais chez Henry Miller et Fréderic Dard, ce premier texte, je vais l’écrire à l’économie : des chapitres courts, des phrases dont chaque mot est pesé, des descriptions à la limite de l’ellipse. Au total une soixantaine de pages A4 pour une histoire somme toute assez complexe. Quand je le fais lire autour de moi, une des remarques qui revient, c’est : « On n’a pas suffisamment de temps pour entrer dans l’histoire tellement le style est condensé ».
29 J’envoie néanmoins le manuscrit à une série d’éditeurs et, ô miracle, je reçois en retour des réponses personnalisées de deux éditeurs, dont Robert Laffont, évènement dont à l’époque je ne réalisais pas le côté exceptionnel. Eux aussi relèvent le style elliptique et minimaliste tout en reconnaissant la qualité d’écriture et l’originalité du scénario. Toutes ces péripéties qui suivent l’écriture de ce roman n’enlèvent rien au fait que le coup d’envoi a été donné et que le processus d’écriture est déclenché.
30 Par contraste avec ce premier manuscrit, le deuxième va s’écrire presque tout seul, dans cette grande fluidité qui me faisait rêver… mais n’anticipons pas.
2. La réalisation de ce désir
31 Je suis dans mon cabinet de consultation. Une jeune femme évoque son enfance et, pour illustrer le climat de négligence qui régnait dans sa famille, elle donne comme exemple le fait qu’il lui arrivait d’aller à l’école avec deux chaussettes de couleur différente (ce dont personne ne se souciait chez elle).
32 Pendant qu’elle parle, me vient tout à coup l’idée que porter des chaussettes de couleur différente, cela pouvait être vu aussi comme quelque chose d’original, une capacité à sortir des conventions, des sentiers battus, du regard des autres, etc.
33 À partir de la, je commence la rédaction de mon deuxième roman qui va s’appeler Les chaussettes magiques.
34 En deux mots, il s’agit de l’histoire d’un ado de 15 ans qui se lève comme tous les matins pour aller à l’école. Mal réveillé, il enfile deux chaussettes de couleur différente, une jaune et une verte. Dès qu’il met le pied dehors, tout lui parait plus lumineux, plus vibrant, plus joyeux que d’habitude. Dès qu’il comprend que cette métamorphose est liée aux chaussettes, il en parle à son père. Une évidence s’impose : il leur faut partir en voyage pour tenter d’en savoir plus sur l’origine de ce phénomène mystérieux.
35 Et là, pour moi aussi, tout est très différent par rapport au premier manuscrit Le jour où le Grand Esprit se mit à chanter. Je suis porté par l’énergie de cet adolescent et l’histoire s’écrit avec une grande facilité et une sorte de surabondance, de fluidité, de rebondissement perpétuel. Bref, sans m’en rendre compte, j’accède à cette aisance qui me fascinait.
36 Et donc, mis en confiance par cette expérience nouvelle, je le fais lire à un ami qui le fait lire à un de ses amis profs de français qui le fait lire à ses élèves, tel quel, c’est-à-dire toujours sous forme de manuscrit.
37 Dopé comme l’ado en question, je commence ma tournée des éditeurs pour finalement en rencontrer un qui se montrera très enthousiaste à l’idée de publier ce roman. Malheureusement, pour des raisons restées inexpliquées, il va revendre quelques mois plus tard sa maison d’édition et le nouvel éditeur, malgré les recommandations de son prédécesseur, n’abondera pas dans le même sens.
38 Quoi qu’il en soit, cette libération dans l’écriture me permet de repenser à mon projet initial : écrire un polar qui respecte les lois du genre, mais pas trop sérieux et qui soit suffisamment déjanté pour me permettre de garder une liberté de ton.
39 Avant de découvrir les San-Antonio et sa fantaisie débridée, j’avais dévoré pas mal de romans policiers.
40 Ma première expérience marquante eut lieu vers 14-15 ans, lorsque je découvris le personnage de Sherlock Holmes. Là, aussi j’éprouve une véritable fascination pour l’habileté de l’intrigue et ce détective à la personnalité si particulière, si perspicace à percer les mystères (on peut, bien sûr, y voir déjà comme la préfiguration de l’analyste).
41 Donc, me voilà avec mon envie de créer un personnage et de le mettre en demeure de résoudre des énigmes et/ou de sauver le monde.
42 Je tombe alors sur un article qui explique les pratiques de la firme Monsanto, les abus de monopole, la manipulation des agriculteurs en plus des manipulations génétiques. Je me sens indigné, révolté et réalise que je tiens là mon sujet.
43 Reste à trouver le personnage. Me souvenant de l’euphorie dans laquelle j’ai écrit Les chaussettes magiques, le plaisir, le côté tonique, joyeux et enlevé qui m’a porté tout au long du livre, je n’ai nulle envie de me lancer dans un thriller glauque dans lequel se baladent des personnages dépecés par un dangereux maniaque, ni d’imaginer un policier, scientifique hors pair dénouant les fils enchevêtrés d’une enquête à force de déductions hypersophistiquées et de tests ADN.
44 C’est ainsi que va naître un personnage haut en couleur, qui tout en faisant son boulot d’enquêteur, va apporter une touche de fantaisie, en tout cas d’imprévu. Je vais l’appeler Victoria Salinger et elle sera l’héroïne de mon premier polar Requiem en OGM mineur.
45 Voici donc quelques-uns des jalons qui m’ont amené à écrire, à avoir envie d’écrire et de raconter des histoires. Je ne vais, bien sûr, pas entrer dans le détail de la genèse de chacun des romans comme je l’ai fait jusqu’à maintenant, mais avant d’aborder l’écriture du dernier roman : Madeleine et Proust, je voudrais dire un mot sur les deux veines d’inspiration qui ont émergé au fil des années.
46 Il y a les romans qui s’imposent à moi comme une évidence, un besoin de raconter cette histoire-là.
47 C’est le cas pour La dormeuse d’Abou Simbel, qui s’origine dans la vision de Ramsès face au désert de Nubie qui semble détenteur d’une connaissance qui échappe aux mortels et pour La partition oubliée dont le scénario est directement issu d’un rêve nocturne qui se termine sur cette phrase : « J’ai la conviction qu’il existe plein de partitions (comme celle que je viens d’entendre chanter) de par le monde qui n’ont pas encore été jouées ». Madeleine et Proust fait également partie de cette catégorie.
48 Les autres romans s’imposent aussi d’une certaine façon, mais se conjuguent d’emblée sur un mode déjanté ou satirique, privilégiant action et humour et semblent plus motivés par le besoin de donner libre cours à une fantaisie aussi débridée que possible qu’à cette sorte de nécessité intérieure que je viens d’évoquer.
49 C’est le cas des polars tels que Requiem en OGM mineur, Sea, secte and sun, Worldleaks : l’arme secrète, Crazy Horse blues et des romans comme Stars War Academy, Delirium Eroticum, Benoît cesse !
50 Je vais terminer ce deuxième point avec Madeleine et Proust, les aventuriers du temps perdu écrit en 2014-2015 dans la mesure où il me paraît tenir une place un peu à part pour différentes raisons, entre autres un lien plus explicite avec la pratique du rêve-éveillé et une surdétermination (qui bien sûr ne m’est apparue qu’après coup), mais qui éclaire la nécessité que je ressentais d’écrire ce roman, le passage obligé qu’il représentait.
51 Le titre me vient en tête, tel quel alors que je ne pense à rien de particulier, pour autant que l’on puisse affirmer ce genre de choses, en tout cas, je ne suis pas à la recherche d’un thème de roman.
52 Madeleine et Proust (et non la madeleine de Proust).
53 Je suis un peu surpris par la force, l’évidence avec laquelle ces trois mots viennent occuper mon espace. Bien sûr, je devrais savoir que c’est ça la madeleine de Proust : elle surgit au moment où on ne l’attend pas.
54 À peine cette phrase formulée, les images ne tardent pas à suivre. Madeleine est une femme et Proust un descendant de l’écrivain. Cela ouvre aussitôt une porte et dans l’élan, la curiosité que cela suscite, je jette quelques notes pour camper les personnages et m’assurer qu’ils peuvent tenir la route et s’incarner dans une histoire.
55 Voici un court extrait de ce premier jet qui deviendra le prologue sans que je doive y apporter beaucoup de modifications :
56 Madeleine s’était lancée dans une peinture si abstraite et si minimaliste que même l’auteur de « Carré blanc sur fond blanc » n’aurait osé imaginer une telle audace dans l’exploration du vide abyssal de l’artiste.
57 Proust, de son côté, s’adonnait à sa passion des phrases à tiroirs qui lui permettaient de développer tout à loisir et avec un plaisir infini les arabesques subtiles de sa pensée.
58 Madeleine, parallèlement à sa première option très dépouillée, expérimentait le colorisme, le tachisme et le fauvisme aboutissant ainsi à un résultat non négligeable : ses tableaux ressemblaient à une enseigne de Desigual.
59 (…)
60 Proust, dans son appartement du 4e arrondissement de Paris, continuait à ciseler des phrases d’une élégance rare tandis que sur radio Nostalgie, Dave clamait à tue-tête qu’il irait bien refaire un tour du côté de chez Swann.
61 Le décor ainsi campé, de manière sommaire certes, il ne fait plus aucun doute pour personne (on est en tout cas en droit de l’espérer) que nos protagonistes ne vont pas tarder à entrer en scène.
62 Madeleine est peintre, Proust est écrivain, comme son ancêtre. L’image et le mot. Rêve-éveillé et psychanalyse. Ils vont voyager dans le temps, explorer des souvenirs lointains, ce qui, bien sûr, devrait être un jeu d’enfant pour un couple ainsi nommé.
63 Je pars donc d’un pied léger dans cette aventure et l’histoire s’écrit au fur et à mesure dans une insouciance très Belle Epoque (qui est d’ailleurs celle où vécut le vrai Proust !) avant de m’entraîner malgré moi dans des lieux et des périodes chargés en drame. Et cette confrontation s’impose exactement comme au cours d’un Rêve-éveillé, lorsque la personne avance dans un paysage merveilleux, puis tout à coup, le climat se fait plus sombre et des personnages à l’allure inquiétante surgissent qu’il va falloir affronter, un passage obligé, comme je le disais.
64 Me revoici donc face à ce qui avait émergé dans mon premier écrit : Le jour où le Grand Esprit se mit à chanter, la confrontation avec les génocides, la barbarie.
65 Et là, comme dans un rêve-éveillé, accepter ce qui se présente, accepter de le traverser s’impose à moi et infléchit l’histoire tout en lui donnant un sens.
66 Pendant que je suis en train de terminer la rédaction du roman, se produisent les attentats du 7 janvier à Paris contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher et à nouveau s’impose à moi la nécessité d’intégrer au roman ce réel qui fait écho aux événements décrits dans le récit.
67 Le reste peut paraître secondaire par rapport à ça, c’est-à-dire des caractéristiques qui donnent une place particulière à ce roman.
68 C’est la première fois que je peux faire coexister dans un roman les deux tons que j’évoquais précédemment : légèreté, insouciance, joie de vivre, humour et drame, souffrance, gravité.
69 Les voyages dans le temps confrontent Madeleine et Proust tant à la répétition qu’à l’innovation et pour faire face aux dangers qui les menacent, Proust se lance dans l’écriture automatique avec l’espoir d’en faire surgir des éléments captés inconsciemment qui lui donneront une meilleure compréhension de ce qu’il doit faire. Madeleine, de son côté, laisse son pinceau tracer à sa guise des traits sur la toile pour faire émerger une vérité qu’elle ne peut décrire avec des mots.
70 Enfin, surdétermination de ce roman qui brasse mon expérience en tant que personne et en tant qu’analyste, les deux aspects étant confondus ou reliés.
3. Quelques réflexions sur similitudes et parallèles entre écriture, psychanalyse et rêve-éveillé
71 Ce chapitre se veut au départ comme une sorte de synthèse sur le processus de création, une manière d’organiser la pensée sur ce thème et pourtant, cette réflexion va d’abord s’écrire à la manière de la madeleine de Proust étoffant ainsi le sujet par des souvenirs qui émergent spontanément au cours de la rédaction :
72 a) première madeleine : tout en rédigeant cet article dans lequel j’évoque mes débuts dans l’écriture, il me revient tout naturellement mes « débuts » avec le RE. Ma première rencontre. J’ai 17 ans et je tombe sur un livre écrit par un analyste jungien, Pierre Daco, qui s’intitule Les prodigieuses victoires de la psychologie, best-seller de l’époque révélant au grand public les arcanes de la psychologie et de la psychanalyse. Pour ma part, ce qui retient mon attention principalement, ce sont des extraits de séances montrant le déroulement d’un rêve-éveillé. C’est une véritable découverte et, si je dois reprendre le terme déjà utilisé pour l’écriture, une fascination. Ça ne ressemble à rien de ce que je connais et, c’est le même genre de questionnement : comment peut-on accéder à cet état, y exprimer ce que l’on éprouve dans un langage aussi riche, aussi porteur de sens et de créativité ? C’est ce que je ressens confusément et c’est ce qui va s’imprimer en moi.
73 Les années passent, le rêve reste, intact, et un jour, le désir de devenir analyste RE trouve à s’inscrire dans la réalité.
74 b) deuxième madeleine : alors que je cherche comment conclure cet article en prenant en compte à la fois mon expérience de romancier et celle d’analyste, je me dis que « psychanalyse et roman » ou « la cure analytique est comme le roman de l’analysant », j’ai déjà entendu ça quelque part. Certes, c’était il y a pas mal d’années, bien avant que je n’écrive, mais je ne l’ai pas rêvé, cela j’en suis certain. Je ne dois pas attendre bien longtemps avant qu’un nom ne surgisse dans mon esprit suivi d’un titre, aussitôt confirmé par le moteur de recherche sur lequel je surfe pour conforter mes souvenirs. Le nom : François Roustang… et le titre : Elle ne le lâche plus. La première édition de l’ouvrage (paru aux éditions de Minuit en 1981) nous éclaire sur le titre. Il fait référence à une phrase de Binswanger : « Celui que la psychanalyse a empoigné, elle ne le lâche plus ». Je me procure l’ouvrage de Roustang (que je n’avais pas lu, mais dont j’avais entendu parler) et tombe très rapidement sur le titre du septième et dernier chapitre : « L’analysant, un romancier ? »
75 Pouvais-je rêver mieux pour conclure ?
76 L’auteur répond à la question avec beaucoup de subtilité et de nuance, étudiant les différents ressorts de la cure. Se demandant ce qui est vraiment thérapeutique dans celle-ci, il écrit : « En ce sens, le problème posé à l’analysant ressemble à celui que rencontre l’écrivain : laisser venir d’ailleurs sans devenir fou, ne pas se contenter de laisser venir, mais travailler le matériau jusqu’à ce qu’il prenne consistance et apparaisse en une nouvelle organisation » (p. 267).
77 Ce passage vient à la suite d’un texte où il exprime son scepticisme à l’égard des effets de l’interprétation sur l’évolution de la cure : « Par contre, si l’on réussit à susciter une production onirique ou fantasmatique qui rend manifeste un état de régression jusqu’alors inaccessible, des remaniements s’opèrent sans qu’il soit possible au psychanalyste de produire un système de références qui englobe le dire du patient ». (p. 261)
78 Peut-on mieux décrire le RE sans le nommer ni y faire référence explicitement ?
79 c) Certes les questions sont nombreuses et alors que l’on a l’impression d’en avoir fini avec une madeleine, une autre surgit que l’on n’avait pas vu venir. Le mieux, dans ce cas, ne serait ce pas de savourer tranquillement notre tasse de thé, comme le fit Proust en son temps, sachant qu’un processus s’est mis en route et va se poursuivre de lui-même.
80 Je vais néanmoins tenter de rassembler en quelques phrases ce qui a été évoqué jusqu’à présent autour du processus de création.
81 Au-delà du contexte spécifique dans lequel chacune des deux activités se déroule, il me semble que le point qui relie les deux expériences (psychanalyse-rêve-éveillé et écriture) réside dans cette incontournable proposition, invitation (ou état d’esprit) à laisser émerger ce qui se présente sans chercher à comprendre ou à analyser, à laisser les choses prendre forme sans les connaître à l’avance, de sorte – ça c’est moi qui l’ajoute – que le processus puisse (peut-être), en fin de compte, devenir une manière d’être en contact avec ce flux créateur, quel que soit le contexte dans lequel la personne se trouve et, par conséquent, quoi de plus naturel que de terminer cette réflexion par une phrase d’Henry Miller, sa manière à lui de formuler cette invitation :
82 « Nous participons tous à la création. Nous sommes tous rois, poètes, musiciens ; il n’est que de s’ouvrir comme un lotus pour découvrir ce qui est en nous ».
Bibliographie
Bibliographie
- DACO P. (1960), Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne, éditions Marabout, Verviers. (pp233-240 : le Rêve-éveillé)
- FELD Alain. (2015) Madeleine et Proust, les aventuriers du temps perdu, www.amazon.fr/Madeleine-Proust-Alain-Feld-ebook/dp/B00YO15HZE.
- Les autres ouvrages cités sont répertoriés sur www.alainfeld.net et sur www.amazon.fr/Alain-Feld/e/B004MUFDFQ.
- MILLER H. (1996), Sexus. Livre de Poche, Paris, page 37.
- ROUSTANG F. (2009)… Elle ne le lâche plus. Paris, Petite Bibliothèque Payot, pp255- 284
Mots-clés éditeurs : Création, Romancier, Rêve-éveillé
Date de mise en ligne : 01/10/2016.
https://doi.org/10.3917/imin.037.0141