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Article de revue

L’incestuel à la 2e génération

Pages 65 à 78

Notes

  • [1]
    A partir de 1925 le mouvement psychanalytique établira la règle de la prohibition des pratiques endogamiques : interdiction d’analyser les membres d’une même famille.

1 Cette réflexion porte sur un sujet difficile et complexe : l’inceste, les faits incestueux et les souffrances qu’ils génèrent. Elle est née de mon expérience clinique de plusieurs années avec des familles marquées par l’existence d’un membre incesté réellement.

2 Nous montrerons que l’inceste est vécu en ressenti comme une tragédie, une catastrophe qui atteint l’intégrité corporelle et psychique de la personne. Il s’ensuit des héritages qui forgeront des sentiments de culpabilité très puissants, des désordres dans la construction de l’Œdipe, des comportements incompréhensibles aussi bien dans la vie familiale que dans la vie professionnelle. Le tout dans un climat de transgression, de disqualification, d’indifférenciation générationnelle, de soupçons, de silences et de secrets.

3 On désigne par le terme « inceste » une relation sexuelle interdite entre proches parents, l’interdit étant posé sur le plan moral et juridique.

4 En psychanalyse, il s’agit non seulement des comportements observables mais aussi des fantasmes incestueux et de la conflictualité qui en découle.

5 La problématique de l’inceste est centrale pour la compréhension du complexe d’Œdipe. Freud aborde la question pour la première fois dans une lettre à Wilhelm Fliess (1897). Plus tard, dans Totem et Tabou (1912), il cite de nombreuses références anthropologiques, pour affirmer que l’interdit de l’inceste est universel.

6 Dans notre expérience clinique nous observons les conséquences de l’inceste en acte, et aussi en complexe, quand il s’articule entre fantasme et acte, entre inconscient et conscient. Il faut donc distinguer, d’un côté, ce qui ressort du fantasme qui est refoulé, inconscient ou mythique, c’est-à-dire foncièrement œdipien, et d’un autre côté ce qui ressort de l’acte physique sexuel, qui constitue l’inceste proprement dit qui peut être caché ou plus ou moins conscient ou plus ou moins « métabolisé » comme nous le verrons plus tard.

7 La fonction du « non » est présente dans plusieurs moments dans les cures analytiques que nous présentons, d’abord le « non » de l’analyste pour poser le cadre et pour changer de cadre analytique et le « non » de nos patients qui expriment des résistances inconscientes.

La dialectique du désir et de l’interdit

8 Courant mai 2014, je reçois une ancienne patiente, Mme Gauthier. Son suivi thérapeutique avait duré de septembre 2006 à fin 2011, à raison d’une séance par semaine et parfois deux lors des moments difficiles. Elle me demande si je me rappelle d’elle et ce qui me frappe est son image semblable à celle de nos première séances en 2006 : un air perdu, mal habillée, une apparence négligée et les larmes aux yeux. Elle me dit qu’elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. Elle est en arrêt maladie suite à un épisode de sa vie professionnelle. Elle est infirmière et travaille dans un Hôpital pour enfants malades.

9 Elle me raconte que tout a commencé quand elle a dû monter sur le toit de l’hôpital pour empêcher qu’une fillette de 9 ans se suicide. La petite était sur le toit et menaçait de sauter. Ses collègues ont appelé les secours mais elle n’a pas pu attendre, est montée sur le toit et a réussi à la faire descendre. La fillette était considérée à risque et un protocole avait été mis en place pour l’empêcher de passer à l’acte.

10 Elle explique que dans l’hôpital, il y a un conflit permanent entre deux groupes, les nouveaux et les anciens, et un directeur qui ne réussi pas à faire le pont pour résoudre ce problème. Pour elle, ce conflit est dû essentiellement à une vision divergente de la profession, les jeunes reprochant aux anciens une approche trop affective et une proximité trop importante avec les enfants.

11 Après l’épisode, les groupes de jeunes la critiquent fortement en lui reprochant son initiative de monter sur le toit. On lui dit qu’une approche professionnelle aurait été d’attendre les secours, que les pompiers existent pour ça et qu’elle s’est mise en danger et a mis en danger la fillette également. Le Directeur ne dit rien et laisse faire.

12 Dans la semaine qui suit cet épisode, elle ressent monter en elle une rage « assassine » contre ses collègues et le directeur. Elle s’est sentie disqualifiée et empêchée d’en parler. Elle se « sent regardée, observée », on « murmure dans son dos » et elle est « impuissante pour dire quoique ce soit ».

13 Petit à petit, ce qui a commencé dans son espace professionnel, l’envahit dans son espace familial. Elle n’arrive plus à être aimable, ça part en « guerre avec sa fille de 14 ans et son fils de 8 ans », les cris sont fréquents avec son mari. Elle n’arrive pas à répondre aux questions de son mari, préoccupé par son comportement. Elle commence à se faire mal. Elle dit : « je me gratte jusqu’au sang, j’ai plein de bleus dans le corps, je me cogne sans me rendre compte ». Jusqu’au jour où elle s’effondre en pleurs et ne peut plus continuer à travailler. Elle aura un arrêt maladie. Pour comprendre la complexité des symptômes qu’exprime notre patiente, revenons au début de la cure en 2006.

Retour en 2006 : demande d’une thérapie pour sa fille Anaïs

14 Dans mon expérience clinique, à chaque fois que je reçois une famille marquée par un inceste, les choses ne passent pas comme prévu.

15 Lorsque la demande concerne un enfant, j’explique par téléphone aux parents que pour le premier rendez-vous je reçois les parents tous seuls afin qu’ils puissent raconter librement l’histoire de la famille et décrire les symptômes de l’enfant.

16 En dépit de ma demande exprimée clairement, souvent la famille se présente dans son ensemble. La famille va mal, personne n’occupe sa place, l’enfant regarde de travers le père ou la mère, on s’énerve avec l’enfant, il y a une colère lourde et retenue dans l’air.

17 Dans le cas qui nous occupe, pour le premier rendez-vous, la famille arrive très en retard et on me dit qu’ils se sont perdus. Impossible de les recevoir ce jour, on prend un autre rendez-vous. J’explique encore une fois aux parents qu’il vaut mieux qu’ils viennent tous seuls. Pour le deuxième rendez-vous, ils sont à nouveau tous ensemble, la mère en guise d’explication dit que c’est impossible de se séparer de sa fille et de son petit garçon, qu’il existe une relation fusionnelle avec eux.

18 Je décide de les recevoir. La demande est pour Anaïs, la fille de 7 ans. La mère me la présente. Elle raconte qu’elle « est très angoissée, timide », elle continue et dit « elle subit la vie, elle ne parle pas, elle se fait mal en se grattant la peau jusqu’au sang, elle a plein de bleus parce qu’elle se cogne sans faire express ». C’était dit comme des accusations contre Anaïs.

19 Anaïs écoute tout ça et jette des regards violents à sa mère mais ne dit rien.

20 A ce stade, je décide d’arrêter la séance, je m’adresse aux parents pour leur dire que l’on ne peut pas continuer à se parler comme ça, que l’on se fait violence. Je m’adresse à Anaïs et je lui propose de sortir et d’attendre dans la salle d’attente avec son petit frère. Elle n’est pas d’accord et dit qu’elle ne veut pas quitter sa mère et s’assoie sur les genoux de sa mère. Alors je leur propose de prendre un autre rendez-vous et que cette fois-ci, elle restera avec moi sans ses parents ni son petit frère pour qu’elle puisse me parler toute seule. Elle est d’accord et les parents aussi.

21 Au rendez-vous suivant, à la fin de la séance avec Anaïs, nous sommes convenus d’un suivi thérapeutique pour elle et d’un point d’étape avec les parents ultérieurement.

Les séances avec Anaïs

22 Anaïs en séance parle peu mais elle a une présence forte, un silence lourd et une vie interne violente. Pour s’exprimer, pendant les 4 mois de thérapie, elle choisit le dessin et la pâte à modeler.

Le blocage et la maison ivre

23 Anaïs dessine sa maison, dans laquelle on peu voir Anaïs et ses parents. Elle se représente au centre, séparée de chaque parent à sa gauche et droite par une bulle dans laquelle elle écrit « NON ». J’ai nommé ce dessin « la maison ivre ». Après avoir fini le dessin, Anaïs dit : « j’ai peur de mes parents, ils se disputent, ils se crient très fort, et parfois c’est à cause de moi ». Elle continue : « quand je cris je sens que la maison bouge dans tous le sens » et finit, en pleurs « il y a des choses qui sont bloquées dans ma tête, on me pose des questions et je crie « Non, non »».

24 Anaïs pleure, je la sens perdue, seule, en complet désarroi. Anaïs est en position analytique, assise sur une petite chaise, devant une petite table et son dessin. Je suis derrière, assis sur mon fauteuil, en faisant attention à garder une distance pour ne pas me laisser envahir par son désarroi.

25 Je lui donne un long temps de silence. A la fin de cette première séance, elle veut emporter son dessin, je lui rappelle la règle que je lui avais posé au début de la séance : les dessins qu’elle fait en séance restent avec moi, et elle n’aura pas le droit de partir avec parce qu’ils sont fait pour qu’elle puisse s’exprimer et que je puisse comprendre et interpréter. Apres un moment d’hésitation de sa part elle me demande si je peux lui donner du scotch, je lui en donne et elle colle son dessin au mur, pour ensuite partir avec sa mère.

26 Pour la deuxième séance elle rentre, regarde le mur et me demande pour son dessin, je lui dis que je l’ai gardé dans une pochette a son nom ; en colère elle demande pourquoi j’ai fait ça. J’avais compris et observé que la parole ne circule pas entre Anaïs et ses parents, et qu’avec sa mère, il existait un corps à corps qui empêche toute parole. Alors je m’adresse à Anaïs et fermement je lui dis qu’elle avait bien le droit de coller au mur son dessin et d’imaginer qu’il allait rester collé au mur tout le temps, mais que les choses ne dépendent pas de ce qu’elle fait, dit ou imagine.

27 Ainsi, elle pourrait faire la différence entre les dire, les faire et la réalité qui ne dépendent pas de son fantasme. Par la suite, il faudra faire comprendre à Anaïs que le faire pour faire ne portent pas de fruit, et que elle ne vient pas en séance pour se faire plaisir ni pour faire plaisir à l’analyste.

28 Suite à mes paroles, son regard violent et agressif disparait, elle semble soulagée et finalement sourie pour me demander si elle peut faire un autre dessin.

Le désir de mort

29 Anaïs fait un cauchemar récurrent. Elle raconte : « On a décidé de camper sur une colline, je suis partie pour faire un bouquet de fleurs, j’ai perdu ma chienne, et il y avait un monsieur fou qui essaie de m’attraper, je cours mais il m’attrape ». Elle continue : « je me réveille, je cris « il va me tuer », » je suis effrayée et je cours vers la chambre de mes parents ».

30 Après avoir raconté ce cauchemar, elle se dessine morte et enterrée, puis me dit : « je veux mourir » et se met à sangloter.

31 Quand elle se calme, elle me dit : « c’est dur de vivre » et qu’elle n’aimerait pas que sa mère parle de sa vie privée. Je lui demande : tu ne veux pas que ta mère parle avec moi ? Elle me répond : « non, ce n’est pas ça ; ma mère raconte ma vie à tout le monde, à mes oncles et tantes, aux mamans de mes copines, elle ne sait pas ce que je ressens, j’ai honte ». Elle ajoute : « je veux mourir » et pleure encore.

Le lien à l’objet

32 Pendant le temps que j’ai reçu Anaïs, c’est sa mère qui l’accompagne. Ainsi, à chaque fois, j’ai profité pour parler avec elle en aparté, sans Anaïs. La mère parle d’une relation fusionnelle avec Anaïs. Je me demande de quoi il s’agit et ce qu’elle raconte et fait pour que Anaïs puise éprouver un tel désarroi et exprimer son désir de mourir.

33 La mère raconte lors de ces apartés :

34 « Anaïs est trop collante avec moi et je ressens le besoin de la rejeter. Elle me dévore ».

35 « Anaïs me résiste brutalement, dès que je lui demande de se coiffer, elle traîne, n’écoute pas. Son comportement m’angoisse. Je lui crie dessus, elle répond en criant. J’explose de colère, parfois je ne peux pas me contrôler et je la frappe ». Elle continue : « Je sais que je ne dois pas faire ça (la frapper), mais je ne peux pas me contrôler ».

36 Anaïs effectivement résiste et sa pulsion libidinale s’exprime. A la suite d’un dessin elle dit : « Parfois maman me fait peur, elle m’énerve ». Après un silence, en regardant ce dessin « Quand je m’habille, je me sens comme un garçon. Si je m’approche de maman, pour que ça se passe bien, j’aimerais bien devenir petite pour qu’elle me porte. Je suis triste, je suis en colère ».

37 Elle se dessiné grande, à la hauteur de sa mère, pour lui faire face, d’égale a égale, habillée en garçon. Dans la réalité, avec sa mère, parfois, elle « fait » la mère ou le mari, elle la gronde, elle lui dit ce qu’elle doit faire ou ne pas faire, en là déstabilisant fortement.

Changement de cadre analytique

38 Après les quatre mois de suivi avec Anaïs, je demande à sa mère, comme convenu, de faire le point avec elle et son mari, et que cette fois-ci cela sera sans Anaïs. Pour ce rendez-vous, elle se présente seule, sans son mari. Elle commence par me dire que je dois penser qu’elle est folle, elle pleure. Elle me dit qu’elle a une vie extrêmement difficile et un passé lourd. Qu’elle a fait plusieurs tentatives de suivi thérapeutique, avec des hommes et des femmes, sans trouver quelqu’un de bienveillant.

39 Elle me dit que je lui inspire confiance, qu’elle a compris que je ne suis pas dans le jugement, et qu’elle pourra tout me raconter. Elle a réfléchi et me demande de la suivre en thérapie. Je lui réponds qu’Anaïs a besoin d’un suivi thérapeutique et qu’elle devrait faire de même. Je lui explique clairement que je ne pourrai pas suivre toutes les deux, que c’est interdit [1].

40 Au cours des séances avec Anaïs, il devient évident qu’elle exprime une souffrance cachée de ses parents. En écoutant cette fois-ci sa mère, c’est visible quelle porte un traumatisme violent, et qu’Anaïs ne pourra pas s’en sortir sans qu’ elle s’en sorte. Ses paroles me touchent, je la vois bouleversée par mon « non ». Je fais le choix de lui proposer de changer le cadre analytique, néanmoins en prenant des précautions pour redéfinir un autre cadre.

41 Je propose à Mme Gautier de trouver un autre thérapeute pour sa fille Anaïs. Apres un long moment, elle me dit qu’elle serait d’accord à condition que cela se passe sans violence ni colère pour Anaïs.

42 Il a fallu plusieurs séances à Anaïs pour qu’elle comprenne et accepte que je ne puisse pas suivre les deux. A la fin, Anaïs me dit simplement, que si je pouvais calmer sa mère elle serait d’accord pour poursuivre avec un autre thérapeute.

43 Pour les dernières séances avec Anaïs, il a été convenu que ce soit son père qui l’amène.

44 Il est un père aimant, qui veut trouver des solutions. Il me demande comment il pourrait aider. Je lui dis qu’il doit, à chaque fois qu’il y a un conflit, séparer Anaïs de sa mère. Il avait pensé qu’intervenir signifiait délégitimer sa femme. Il est tout à fait d’accord pour que je suive sa femme et que l’on trouve un autre thérapeute pour Anaïs.

L’histoire de Mme Gauthier

45 La mère de Mme Gauthier était étudiante lorsque, à 24 ans, elle tombe enceinte. Le géniteur est un homme marié. Elle décide de donner naissance à l’enfant sans que lui, le père biologique, soit au courant. Elle donne naissance a une fille qu’elle nomme Sylvie, le prénom de Mme Gauthier. Elle ne dira jamais à personne qui était le père de son enfant, même pas à Sylvie, notre patiente, sa fille biologique.

46 7 ans après, la mère de Mme Gauthier se marie et décide que sa fille Sylvie, alors de 8 ans, devait habiter avec elle et son mari en permanence. Jusqu’alors la petite fille habitait entre sa mère et une de se tantes. Mme Gauthier se rappelle de cette période de ses 7 ans, comme un passage très dure d’adaptation avec sa mère et le beau-père : elle avait le sentiment d’avoir perdu une famille pour se retrouver avec un couple inconnu. Avec le recul, elle se demande la place quelle occupe dans cette maison : une copine, une petite sœur pour sa mère ? Elle avait l’impression qu’elle pouvait être tout cela, sauf être la fille de sa mère.

Le secret, le silence, la violence

47 Dans sa vie d’adulte, notre patiente, à plusieurs reprises, a dû prendre des antidépresseurs, prescrits par son médecin traitant, « afin de pouvoir continuer à vivre », selon ses mots.

48 Plusieurs mois après le début de sa thérapie avec moi, lorsqu’elle s’est sentie en sécurité, elle raconte :

49 « J’ai été incestée par un oncle. Cela s’est passé à plusieurs reprises, entre mes douze et treize ans. Lui, à l’époque, avait 24 ans ».

50 « Je mis ces souvenirs de côté, parce que je pensais que j’étais consentante. J’avais eu du plaisir et j’avais cru que cela n’avait pas eu d’importance dans ma vie ».

51 « Il y a trois ou quatre ans, cela m’est revenu un jour, en plein dans la figure, pendant une fête familiale chez ma grand-mère maternelle. L’oncle en question était là et une fille de cet oncle, de 12 ans, me demande si elle devait m’appeler tante ou cousine. A ce moment-là, je ne sais pas ce qui s’est passé en moi, j’ai cru entendre qu’elle me demandait si je pouvais être sa mère ». Notre patiente répète encore : « c’était une pensée affolante ». Apres, au cours de l’analyse, elle comprendra que la question de la nièce étais due à la proximité générationnelle, entre notre patiente et sa nièce.

52 Elle continue à parler : « après cet épisode je me suis souvenue de ce qui s’était passé quand j’avais douze, treize ans ».

L’intégrité corporelle, la libido

53 Dans la continuité de nos séances, après ce retour du refoulé, pendant de longs mois, elle se rappelle que, ce qui a marqué son adolescence, sa jeunesse et sa vie, ce sont ces rapports sexuels avec son oncle. Il était un peu voyou et beau garçon. Elle était séduite. Un jour, il l’a pris par la force, elle a résisté et après elle s’est laissé faire. Elle se rappelle qu’elle était parfois partie prenante dans l’acte sexuel. Sa mère était supposée ne rien savoir. Toutefois, elle se souvient qu’un jour sa mère lui a dit : « tu aguiches ton oncle, tu es déviante ».

54 A partir de ses quinze ans, elle dit : « Je suis devenue grosse, moche, paumée et ne prenait pas soin de moi ». Elle se demande si ce comportement n’était pas une façon de se protéger. Elle dit : « Ma peau n’était pas une bonne enveloppe », que son corps « n’était pas bon, n’étais pas beau ». Elle devait rester sale pour retrouver un semblant de vie. A l’époque elle n’avait pas compris la signification de son comportement.

55 Avec son mari, elle dit : « ma sexualité était un échec, je n’avais pas de désir ». En effet, dans sa vie d’adulte, elle n’avait pas de désir sexuel, tout était une épreuve, un sacrifice. Elle ne pouvait pas en parler, elle ne savait pas de quoi parler et sa vie sexuelle n’existait pas. Cela générait une tension permanente dans le couple.

56 Dans notre exemple clinique, on voit le déni de différence, l’indifférenciation des générations, le rôle de défaillance, de symbolisation dans ses actes, les formes destructives de séduction, entre la mère-fille toutes propres à une « relation fusionnelle ».

57 A un moment avancé de sa thérapie, parce qu’elle avait lu des articles sur le sujet, Mme Gauthier se demande si elle n’est pas une perverse narcissique. C’était le moment d’élaborer sur son comportement séducteur. La séduction est une force d’attraction. Séduire c’est attirer l’autre et le séparer pour soi. A cette force, il faut un moteur et pour toute séduction il n’y a que deux moteurs : le sexuel et /ou le narcissique.

La dialectique du désir et de l’interdit

58 Peu à peu, notre patiente commence à s’exprimer avec moins de noirceur, elle nous dit : « j’ai l’impression de naître, pas comme un nourrisson, mais comme une femme ». Elle découvre que, le fait de ne pas être disponible tout le temps pour faire l’amour ne signifie pas qu’elle n’aime pas son mari, ce qui lui donne un sentiment de liberté et de paix interne considérable. Elle peut désormais parler de sa vie sexuelle avec son mari, se libérer des contraintes et obligations. Elle peut faire une différence importante entre séduction et tendresse, pouvoir, comme elle dit « toucher et caresser » sans sentir qu’elle se met en danger.

59 Elle raconte qu’avec sa fille les choses sont devenues plus claires : son mari peut jouer le rôle du père comme tiers séparateur, qui fixe les règles de la maison et qui impose son autorité. Sa fille Anaïs fait elle aussi des progrès considérables dans sa thérapie. Le climat à la maison s’est transformé et est devenu serein.

60 Cet exemple clinique vise à préciser de quoi on parle lorsqu’il s’agit d’inceste, quels sont les liens entre les interdits plus ou plus explicités et les interdits intériorisés. La psychanalyse nous montre qu’il n’y a pas de vie humaine qui ne soit pas organisée par un interdit. L’interdit structure le désir et la vie sexuelle. La transgression, même consentie, produit un traumatisme majeur dans la vie de notre patiente.

La construction de l’Œdipe

L’échec de la construction de l’Œdipe

61 Il s’agit d’un garçon de 12 ans, fils unique. Les parents consultent parce qu’il est en échec scolaire alors que pendant l’école primaire, il était un bon élève avec des résultats corrects. Selon sa mère, il est timide et parfois un peu bizarre.

62 Lors de la première séance, il affirme : « je n’ai pas envie de travailler à l’école ».

63 Les parents se rendent compte qu’il ne réussit pas à mémoriser : ni les consignes ni les cours. La mère n’accepte pas cette situation et veut l’aider. Le père est en colère contre Thibault.

64 Pendant les premières séances, Thibault pleure beaucoup, montre sa détresse et son désarroi. Il ne peut rien exprimer d’explicite mais son attention est toujours présente. Si je le sollicite, il me dit « non, je n’ai rien à dire ».

65 Au cours du troisième mois de thérapie, il dit être convaincu qu’il est responsable des disputes entre ses parents.

66 Après avoir parlé avec les parents, je constate qu’ils n’expliquent rien à Thibault, parce qu’eux-mêmes ne sont pas au clair de pourquoi ils sont ensemble et de ces disputes.

67 Le père dit qu’il ne comprend pas pourquoi sa femme peut, un bon jour, lui dire « stop, ne t’approches pas de moi » sans aucune explication. Il reste paralysé et attend sans poser des questions.

68 Il ressent dans son couple un malaise indéfinissable, ils ont une vie sexuelle erratique. Lui-même n’arrivait pas à être tendre avec elle, alors qu’il se ressent comme un homme foncièrement tendre.

69 Il ressent quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre ou expliquer et encore moins verbaliser avec sa femme. Il s’est dit qu’il doit avoir un problème inconscient.

70 Parallèlement à la première consultation, la mère de Thibault commence une énième psychothérapie et elle pense que cette fois c’est la bonne. A ce moment-là, elle s’est dit que comprendre ce qui lui arrivait était une question de vie ou de mort.

Le climat incestuel

71 Thibault fait beaucoup de cauchemars avec un scénario qui se répète : « je me donne des coups de couteau. Je me tue avec un couteau ». A partir d’un un dessin représentant ce cauchemar, Thibault dit comprendre qu’il se sent abandonné par sa mère et par son père, en dépit de leur présence constante. Il lit et relit ce qu’il a écrit dans la boule de son dessin et il ajoute : « qui m’aime ? Je ne suis pas sûr que quelqu’un m’aime ». Il dit, qu’au final, si personne ne l’aime, il préfère se suicider.

72 Ce dessin, un autoportrait, laisse entrevoir un garçon dévitalisé, déboussolé, perdu. Les pensées de mort l’envahissent. Il est dans l’impossibilité de se poser des questions et quand il parle, il utilise un langage pauvre et parfois inaudible.

73 Après plusieurs mois de thérapie avec Thibault, la mère exprime le souhait de me voir pour parler de quelque chose d’important et on prend rendez-vous.

74 Lors de notre entretien, elle raconte qu’elle a beaucoup avancé dans sa thérapie. Elle parle d’un traumatisme violent entre ses huit et dix ans et que le poids du secret a fait qu’elle avait refoulé ce qui s’était passé. Elle a été incestée par son père et me dit ne pas vouloir entrer dans les détails, mais qu’elle a compris que son fils ne pourrait pas avancer sans que l’on prenne en compte son traumatisme à elle.

75 Elle raconte que lorsque ce traumatisme a émergé, cela a été très violent et destructeur. Elle n’était plus présente pour Thibault d’une façon contenante. Il s’est produit alors une rupture violente entre Thibault et sa mère, d’autant plus violente que son comportement reste inexpliqué.

76 Dans les mois qui suivent l’émergence du refoulé de l’inceste avec son père, la mère de Thibault constate, avec horreur, des traces de la transformation de son enfant en homme : des poils pubiens, de la pilosité sur son visage. Quand Thibault s’en approchait, comme d’habitude, elle le repoussait, parfois violemment. Sa relation avec Thibault, qu’elle qualifiait de fusionnelle, excluant le père, était arrivée à une limite, une barrière. Ses réactions étaient incompréhensibles et inacceptables, pour la mère et le fils.

77 Le rôle du père, qui a permis que sa femme structure un rapport fusionnel, unique, avec son fils en permettant qu’il soit écarté de la relation père-fils, est une des conséquences de la force de ce climat incestuel.

78 Il témoigne que, avec la mère de Thibault, depuis le début de leur relation, il savait qu’il marchait « sur le fil du rasoir », « le silence » lui convenait, « parler c’était dangereux ». En dépit de leur situation instable, il préférait « se taire pour préserver » leur relation « coûte que coûte ».

La construction de l’Œdipe

79 L’Œdipe n’est pas seulement un complexe localisé dans l’inconscient. Il est un organisateur de la vie psychique individuelle, familiale voire sociale. L’interdit de l’inceste, loi inconsciente partagée par tous, est aussi un élément majeur de l’organisation familiale et sociale. Ce qui manque à Thibault, c’est la construction de l’Œdipe. Là où le complexe d’Œdipe prend racine, il n’y a pas de place pour l’incestuel.

80 Pour que Thibault ait une identité et vie sexuelle solide et mature, il faut qu’il s’opère le renoncement à l’objet qui lui est le plus cher : il faut qu’il renonce au rapport fusionnel avec sa mère. Il n’a pas le choix.

81 L’Œdipe de l’enfant doit se faire sur les parents, le psychanalyste ne prend pas leur place. Il aide à construire ce qui n’est pas.

82 J’ai dû faire un travail avec le père pour qu’il prenne toute sa place. C’est lui qui doit interdire, c’est lui qui doit être le castrateur et faire en sorte que cette mère toute puissante ne se mette pas en travers de la relation directe entre lui et son fils.

83 Avec sa femme, ce père doit éclairer les zones d’ombre qui existent entre eux trois.

84 Une fois les castrations posées et l’interdit intégré, Thibault devra trouver des objets autres qu’incestueux, tous ce qui lui reste à réaliser.

L’inceste et le climat incestuel

85 Lorsqu’il y a inceste, même si la personne se perçoit comme consentante, se produit une catastrophe, une atteinte majeure à son intégrité corporelle et psychique, un traumatisme fort et une disqualification totale de l’être.

86 Si la libido est une source de vie, l’inceste est anti-libidinale, il anéanti le plaisir tout comme il anéanti une autre source de vie, à savoir la capacité de penser. L’incesté est parasité par l’inceste, ne peut ni savoir ni comprendre ce qu’il lui arrive.

87 Par ailleurs, l’inceste induit des ravages incestuels dans la génération qui suit.

88 Du fait de la rencontre « déviante » entre ce qui devait rester inconscient et ce qui vient se mettre en acte, se produit une destruction psychique qui empêche toute possibilité de construction d’un Œdipe organisateur et qui se transmet d’une génération à une autre. Les actes de séduction maternelle nous montrent comment les confusions incestueuses peuvent exister sans passage à l’acte, c’est cela le climat incestuel. Ce qui a dévié ne peut pas être symbolisé, doit rester secret, non-dit, en silence.

89 Ainsi, le climat incestuel entre une mère et son enfant est une violence faite au déroulement de la vie psychique, violence à l’enfant, violence à la famille et est une violence sourde, qui attaque la qualité des êtres dans leurs corps, leur autonomie, leur identité, leur désir.

90 Le « non » de nos patients, est un « non à la vie », une poussée à vouloir mourir, l’expression de la pulsion de mort qui rode empêchant toute pulsion de vie.

91 Le « non » de l’analyste pose les différentes castrations (anal, oral ou génital) pour donner les moyens à nos patients de faire la différence entre l’imaginaire et la réalité autorisée par la loi, et pour rendre, les enfants indépendants des dires de leurs parents.

92 L’amour de dépendance d’un enfant pour un de ses parents, si près de la haine, barre l’accès à l’identité propre. La résolution de l’Œdipe consiste à assumer son identité en renonçant à l’identification à l’objet de plaisir et des désirs pour l’un et l’autre de ses parents.

Bibliographie

Bibliographie

  • Sigmund Freud (1912). Le Tabou de l’inceste in Totem et Tabou. Payot : 2004
  • Sigmund Freud (1969). La vie Sexuelle. Puf
  • Sigmund Freud. La Naissance de la Psychanalyse, PUF. 1956 ; 1996
  • Paul-Claude Racamier (1995) L’Inceste et l’Incestuel, Les Editions Du Collège
  • Frédérique Gruyer, Martine Nisse, Pierre Sabourin (2004) La Violence impensable : inceste et maltraitance. Nathan.
  • Catherine Bonnet (1999) L’Enfant cassé : l’inceste et la pédophilie. Albin Michel.
  • Liliane Daligand, Caroline Eliacheff (2004) L’Enfant et le Diable : accueillir et soigner les victimes de violences, L’Archipel.
  • Vincent Laupiez (2000) Les Quatre Dimensions de l’inceste : compréhension factuelle, psychique, systémique et éthique. L’Harmattan.
  • Yves-Hiram Haesevoets (2000). L’enfant victime d’inceste, de la séduction traumatique à la violence sexuelle. De Boeck Université.
  • Serge Viderman (1982). La Construction de l’Espace Analytique. Gallimard.
  • Françoise Dolto (1982). Séminaire de Psychanalyse d’Enfants. Seuil.
  • Laure Razon (1996). L’Enigme de L’inceste. Denoël.
  • Claude Levi-Strauss (1949). Les Structures élémentaires de la parenté, PUF. Nouv. éd. revue, Mouton, 1968
  • Françoise Héritier (1994). Les Deux Sœurs et leur mère : anthropologie de l’inceste, Odile Jacob.

Mots-clés éditeurs : Secret-Rencontre « déviante », Incestuel, Désir de Mort, Inceste, Cadre analytique

Mise en ligne 06/04/2016

https://doi.org/10.3917/imin.035.0065

Notes

  • [1]
    A partir de 1925 le mouvement psychanalytique établira la règle de la prohibition des pratiques endogamiques : interdiction d’analyser les membres d’une même famille.
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