Couverture de IMIN_034

Article de revue

Au Palace des Pas-Perdus

Pages 61 à 66

Prologue

1 Le voyage fut périlleux pour parvenir au Palace des Pas-Perdus. Juché au sommet de la Montagne Sainte, il domine la Ville dont nous oublierons tout. C’est la condition de notre venue en ce lieu Saint dont nous ignorons encore ce qui nous y attend. Pour y parvenir, j’ai accompli la marche douloureuse, le long calvaire où, d’étape en étape, d’expérience nouvelle en expérience nouvelle, d’épreuve en épreuve, j’ai pu me joindre au petit peuple qui comme moi y a trouvé refuge. Troupeau de brebis blessées, vacillantes, allongées, et conduites par des bergers attentifs, nous sommes accueillis et nourris de l’espoir fou de retrouver ici nos pas si tristement perdus.

2 On me l’a dit : entrée à l’horizontale, je repartirai verticale, debout, vaillante, droite et fière sur mes deux pieds reconquis. J’y crois !

La salle des Pieds Nickelés

3 Cinq couchettes bleues occupées par les pieds (ou dos ou genoux) nickelés. Ici et là s’élèvent avec dignité un pied ou deux, une jambe, deux jambes, deux bras porteurs d’un bâton horizontal. Le tout sous la conduite de « la Kiné », jeune, blonde et attentive. Femme-orchestre, elle glisse ici un petit ballon jaune ou bleu, ailleurs en fait apparaître un tout nouveau, né au bout de ses doigts. Ailleurs encore elle apporte un très gros ballon rouge, une planche à roulettes, un cube noir, un coussin, deux coussins, une balance... Elle masse, elle encourage, elle écoute la plainte, elle sourit... C’est notre Vierge-Mère à tous, qui nous connaît chacun par notre nom et jusqu’au bout des ongles.

4 Vierge-mère de la Dame au pied de plâtre mais aussi de la Dame aux os cassants, une habituée de ces lieux, qui ne cesse de penser à son mari et de s’inquiéter pour lui. Elle veille avec tendresse sur la Dame timide, sombre, et qui s’applique. Comme sur la Dame-chic, toujours droite et pimpante. Avec calme sur l’éphémère Artiste qui a pendant quelques jours empli la Salle de son rire et de sa voix de scène.

5 Mais voilà notre homme, le seul, le vrai, le Roi ! Tout basané, visage souriant. Des muscles à nous faire toutes pâlir de jalousie. Un joyeux footballer qui nous salue avec entrain. Il lit L’Equipe pendant que notre Vierge lui masse les mollets. Lui, il trotte déjà ! Loin de nous écraser de sa supériorité, il nous sourit, et ce sourire est comme un encouragement de celui qui déjà entrevoit le sens de notre présence en ce lieu, qui aperçoit la récompense finale.

6 Mais ce matin, c’est moi la championne. Fini le pied de plâtre ? Mes frères et sœurs de misère attendaient cet instant. Chacun s’y intéresse : Alors ?????..... Oh ! Ah ! Je marche sur deux pieds !

7 Chacun (ou presque) de s’extasier comme devant les premiers pas d’un enfant. D’ailleurs après le youpala me voici déambulant dans mon parc. Le Roi m’encourage de son sourire si bon. Ainsi redonne-t-il courage à son petit peuple.

8 Par moments, un joli rêve. Ce n’est plus la Salle des pieds, jambes et dos nickelés. C’est un Cirque. Le Cirque où s’affairent les apprentis équilibristes : ceux qui sauront un jour se déplacer accrochés à une échelle verticale, la trapéziste qui s’en tient pour l’instant aux barres parallèles ; et le clou du spectacle, ce sera parmi les ballons de toutes dimensions et de toutes couleurs, le clown faisant mille grâces sur l’énorme ballon rouge. Un rêve, un joli rêve dont je fais part à notre Vierge-Mère qui dès lors se voit en dompteur au fouet puissant sous le plafond devenu chapiteau.

9 Aujourd’hui, rêve-éveillé de groupe initié par notre Roi. En m’apercevant, il lance « salut la gazelle ! » Je dis « après le héron, la gazelle ». La voisine dit « moi je marchais comme un crabe. Maintenant je marche comme un canard... Oui c’est ça... Je suis un canard »« Et moi une girafe, dit une autre dame, Oh c’est bien, une girafe...! »« Nous sommes une belle ménagerie » rétorque une autre. Et chacun de plonger dans la peau de son animal préféré en allongeant ses pattes et en fermant les yeux. C’est là que risque de se révéler la face cachée de notre dompteur.

10 Mais un jour où notre douce Vierge-Mère était absente, nous avons vu, oui vu de nos yeux, et de nos oreilles entendu le Dompteur, le vrai Dompteur. Sous la blancheur de son costume, et derrière son sourire éclatant, se cachait la Femme dominatrice et castratrice ! Je voyais s’agiter le fouet terrifiant claquant au vent des grandes steppes, je l’entendais au rythme de ses ordres cependant que la victime du moment s’essayait maladroitement (mais qui de nous échappe à la maladresse en ce lieu) à plier ses genoux, à redresser son torse, à ne pas ployer sous l’effort. Réfugiée dans le coin le plus reculé, je m’interrogeais sur la façon d’échapper à l’épreuve qui me menaçait. Mais comment échapper aux paroles volubiles, aux chants endiablés, qui emplissaient notre Salle toujours si calme ?... J’ai du reconnaître que d’autres, plus téméraires, semblaient prendre plaisir au jeu mené par notre Amazone, se livraient joyeusement à ce culte infernal. Entendaient-ils sonner les trompettes et les tambours du combat ? Etaient-ils sur le point de monter sur le podium de la vie reconquise ? Défilaient-ils déjà sous les applaudissements que l’on doit au vainqueur ?... Moi, je ne songeais qu’à disparaître.

11 La Salle retrouva son calme. Nous pouvions à nouveau rêver en roulant naïvement nos ballons et nos planchettes, en échangeant quelques mots disant notre bien-être. La voix douce rêvait avec nous « on va mettre une berceuse... » « Oh ! oui une berceuse pour nous porter, nous aider à nous porter nous-mêmes... une berceuse pour endormir nos douleurs... une berceuse pour que ce dur travail nous devienne un repos... une berceuse qui nous console... une berceuse pour nourrir notre patience et nous mettre le cœur en paix...

De ma fenêtre

12 En face, un immeuble blanc. Balcons fleuris devant les grandes baies des studios. Au premier étage, le Monsieur triste et neurasthénique chaque soir s’accoude de 18h à 19h ; il observe la rue, sans bouger. Puis disparaît. Au deuxième, les locataires sont partis accomplissant dans le silence le plus total un déménagement d’étagères et de cartons fermés avec soin. Demeure une porte dégondée oubliée sur le balcon : Seule trace de ces jeunes voisins tard apparus, vite effacés.

13 Au 3ème, au 4ème, tout est en ordre et les stores sont baissés. Sont-ils en vacances ? Ou les studios attendent ils des locataires ? J’aimerais voir emménager des jeunes couples joyeux d’avoir trouvé un si joli appartement...

14 Ah ! Au cinquième, voilà qui fait plaisir ! Depuis quelques soirs, un vrai feu d’artifice ; plein de lampes et lampadaires qui s’illuminent, et m’illuminent le cœur. Ils rentrent de vacances ? Ils viennent de s’installer ? De toute façon, ils savent vivre. Le balcon est tout fleuri. Au sixième étage, petite table et deux chaises attendent leurs occupants qui n’en font pas grand usage : une jeune femme et un homme jeune ; peut-être un bébé. Les draps de bain souvent étendus révèlent la fréquentation d’une piscine. La nuit, le studio s’éclaire jusqu’à 11 heures. L’écran de télé, géant, me permettrait de suivre l’émission avec eux depuis mon lit.

15 Au septième ? Depuis bientôt deux mois que je suis là, je vois la lumière tamisée qui s’éclaire dès la tombée de la nuit et s’éteint vers 4h du matin. Un insomniaque ? Un écrivain nocturne ? Un angoissé ? Un phobique ? Je ne l’ai jamais vu. Je ne connais que sa lumière pâle et les rêves qu’il éveille en moi... Pendant trois nuits sa fenêtre est demeurée obscure. C’était comme un deuil pour moi. Sa muse l’a-t-elle abandonné ? A moins qu’il ne soit parti en vacances ? En m’oubliant, moi, son inconnue qui, sans qu’il s’en doute, veille sur lui ? Mais il est à nouveau là. Bon. Je peux dormir en paix !

16 Au dessus encore ? C’est trop haut pour moi. Je les ignore. Tout en bas ? Une jolie petite école désormais en vacances. Quelques enfants viennent y jouer de temps en temps. Jamais à la marelle pourtant si bien tracée et à laquelle je songe lorsque je fais des bonds de cabri unijambiste dans la Salle des Pieds nickelés. Dire que c’était si facile et si joyeux quand j’étais moi-même enfant. Allons, un effort, un jour tu joueras à nouveau à la marelle !!! Hé bien non, pas question : aujourd’hui on m’a rendu mon pied droit. Je suis un bipède qui n’a plus du tout envie de faire les bonds épuisants, ni même de redevenir enfant. Je suis grande et fière de l’être.

La chambre des soupirs

17 C’est la mienne. Non ce n’est pas moi qui soupire mais la petite jeune fille aux longs cheveux noirs « je peux vous parler ? C’est secret, hein... » J’acquiesce. En deux minutes, elle déverse sa plainte puis disparaît. Ou encore la jolie blondinette « les gens ne sont pas tous gentils... Y en a... des jamais contents... Méchants, même ! » Youpi, le ménage est fait, le soupir déposé. Merci, merci ! Qui dit merci ? Elles ? Moi ?

18 Et aujourd’hui, pas de soupirs. Non, cette belle femme noire en refaisant mon lit voit le livre « Jésus » posé sur ma tablette. Son visage s’éclaire « un livre sur Jésus !... « Elle est heureuse, elle proclame sa foi, son espérance, sa joie, son attente. Une collègue la rappelle à l’ordre. Dans un sourire lumineux elle achève sa phrase « C’est pas tout ! faut y aller ! merci, merci ! » Encore une fois : qui dit merci ? Elle ? Moi ?

19 Il y a ceux qui viennent du Pays où l’on marche droit mais qui ont pris des chemins rocailleux, difficiles, où ils se sont égarés. Quelques uns m’ont retrouvée dans mon Palace des Pas Perdus et ils viennent épancher leurs larmes, rechercher avec moi le chemin qui mène quelque part. Mais qui dit merci ? Eux ou moi ?

Descente dans les eaux profondes

20 C’est le jour, c’est le grand jour ! Après le long chemin, l’éprouvante préparation, je vais être conduite jusqu’aux eaux baptismales. Elles me laveront de ma faute. Je retrouverai la pureté des jours anciens, la force qui me régénérera. Désormais, j’en fais le serment, je marcherai droit et je m’efforcerai de ne plus faire un faux pas ni un pas de côté, ni un pas de travers ; je ne m’égarerai plus dans la sombre forêt des Pas-Perdus.

21 La descente vers la grotte des Eaux-Profondes est calme et lente. Le petit troupeau des Repentants est enveloppé de linges immaculés source d’espoir. Et dans le vacarme de l’eau jaillissante, voici qu’apparaissent les fonds bleus tant désirés ! Du haut de son rocher, la Lorelei, de blanc vêtue, règle notre ballet. Elle appelle, rassure et séduit.

22 Me voici engagée vers les fonts bienfaisants. J’y réinventerai tantôt la démarche calme et aisée du Vieux Sage méditant sur sa vie et la marche du monde, tantôt les douceurs enfantines. Car notre Lorelei est plutôt une Fée. Maîtresse des cérémonies, elle reconnaît notre bonne foi, notre bon vouloir, notre application. Avec un sourire, elle nous invite à nous abandonner aux flots apaisants. On papote, on clapote, on barbote... Allongée dans l’eau bienfaisante, je joue maintenant avec mes pieds, avec mes orteils soudain libres, ô délices oubliées, je suis prête à gazouiller... Le cantique naïf entendu jadis monte du fond de mon cœur « je suis un bébé -o, o, - je suis un bébé - o, o, - je suis un bébé dans tes mains, Seigneur.... »

23 Oh oui, Seigneur des Eaux Profondes, c’est en toi que je vais renaître. Chaque jour je viendrai me joindre à la procession des élus repentants. Chaque jour nous plongerons en ton sein, nous chanterons la douceur de ton accueil. Ainsi, quand le temps en sera venu, repartirons-nous le cœur joyeux d’un pied nouveau.

Au jardin des délices

24 Il est un Jardin dont chacun vante les charmes : un patio aux murs décorés de beaux oiseaux en cage réalisés dans une céramique aux couleurs chaudes nous y attire. Ne sommes-nous pas tous oiseaux en cage rêvant de leur envol ? Nous y voici ! Nous les Repentants de tous âges qui avons mal usé de notre corps, trop couru, mal couru, qui n’avons pas voulu entendre assez tôt l’appel des forêts et de la mer et avons négligé les exigences de nos pieds, de nos genoux et de nos dos, nous qui ne voulions pas nous savoir fragiles ! Mais depuis le coup de gong du destin qui a changé nos vies, nous faisons la grande marche de repentance et de renouvellement.

25 Au Jardin des Délices nous entrevoyons ce que sera la joie du corps enfin retrouvé. Nous marchons, généralement avec une ou deux cannes. Quelques grands méditants s’assoient, solitaires, cachés au bord de quelque feuillage. D’autres se regroupent et évaluent leurs progrès à chacun. Ou s’extasient : ne sachant pas comment combiner harmonieusement le jeu des cannes et celui des pieds, j’avance tel le Christ marchant sur les eaux, avec noblesse et sans appui. Un miracle ! Oui, presque... soyons modeste malgré tout...

26 Le petit clan des Vieilles Dames repenties m’accueille, me conseille, me félicite. Et nous songeons au jour qui approche où nous prendrons notre envol vers les délices promises de la vie debout. Cette nuit nous rêverons, au-delà même de la vie debout de nos corps restaurés, du jour où nous aurons des ailes et parcourrons le monde entier sans risque de nous briser... Mais la sagesse nous est venue : nous le savons, nous l’acceptons, ce n’est qu’un rêve, un joli rêve de liberté reconquise, de légèreté, un rêve qui nous donne le courage de poursuivre la route.

27 Le grand Maître des Songes ne m’a-t-il pas appris la puissance créatrice de vie qui jaillit de tout rêve ?

La porte s’ouvre

28 Les dieux considèrent que je l’ai mérité. Ils m’ont dirigée vers le bord du nid, la piste d’envol, le chemin du retour. J’ai donné mon accord. Et me voici au bord du nid, devant la porte d’or de la cage où j’ai retrouvé mon pied perdu, où j’ai réparé ma faute et acquis la sagesse.

29 La Ville est là, qui m’appelle. J’en découvre l’ampleur. Une angoisse m’étreint. Saurai-je poser à nouveau mes pieds sur son sol périlleux ? Me souviendrai-je de la leçon acquise ? Ne vais-je pas succomber aux mille tentations qui m’attendent depuis la vie trépidante au dehors jusqu’aux tapis trompeurs qui vont guetter le moindre de mes faux pas, la plus petite inattention, l’illusion de la jeunesse qui peut tout ?

30 Je fais un pas en arrière. Ô Dieu de la Montagne Sainte, garde-moi en ton sein quelques jours encore... Protège-moi... Je n’ai pas achevé ma prière que le désir ancien s’éveille : oui je répondrai à l’appel de la Ville. Oui, je le jure, je n’oublierai pas la sagesse en laquelle je suis entrée et qui m’habite... J’en suis capable ! Allons, courage ! J’évoque ce jour où dans les Eaux Profondes j’hésitais à lâcher la barre protectrice pour traverser le grand espace qui s’étalait devant moi, première épreuve de grande solitude. Joie de la conquête.

31 C’est fait, c’est décidé, j’ai grandi, et même je le sais, j’ai comme on dit pris de l’âge !

32 Je vais quitter la Montagne Sainte, descendre les marches du Palais, et puisque j’ai retrouvé mes pas-perdus en faire bon usage dans la Ville où je reviens auréolée du nimbe d’or de celui qui sait...


Date de mise en ligne : 06/04/2016

https://doi.org/10.3917/imin.034.0061

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