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Article de revue

Érotique de la femme-animale dans la peinture baroque

Pages 133 à 143

Notes

  • [1]
    DASSAS F. (2000). Introduction de Du baroque d’Eugénio d’Ors, Paris, Gallimard, p. X.
  • [2]
    NIETZSCHE F. (2004). La vision dionysiaque du monde, Paris, Allia, p. 26.
  • [3]
    BATAILLE G. (1957). L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, p. 23.
  • [4]
    Ibid. p. 159.
  • [5]
    Ibid. p. 35.
  • [6]
    Ibid. p. 159.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Lady Godiva, 1898, John Collier, huile sur toile, Herbert Art Gallery, Coventry.
  • [10]
    On a perdu la version initiale de Léonard, on ne la connaît que par les copies que ses élèves ont exécutées.
  • [11]
    BATAILLE G. op. cit., p. 159.
  • [12]
    Ibid. p. 160.
  • [13]
    Ibid. p. 159.
  • [14]
    RUBENS P.-P. (2003). Théorie de la figure humaine, Paris, Éditions Rue d’ULM, p. 209.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    La mort de Sardanapale, 1827, Eugène DELACROIX, 392 x 496 cm, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris.
  • [17]
    BATAILLE G. op. Cit.
  • [18]
    DIDI-HUBERMAN G. (2002). L’image survivante, Paris, Minuit, p. 265.
  • [19]
    BATAILLE G. op. cit., p. 93.
  • [20]
    CLARK K. (1998). Le nu, I, Paris, Hachette, p. 214.
  • [21]
    BATAILLE G. op. cit., p. 215.
  • [22]
    BUCI-GLUCKSMANN C. (1986). La folie du voir, Paris, Galilée, p. 129 .
  • [23]
    Nymphes et satyre, 1873, William BOUGUEREAU, 260 x 180cm, huile sur toile, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachussetts.
  • [24]
    Nymphe et satyre, 1860, Alexandre CABANEL, 142 x 245 cm, huile sur toile, Musée des Beaux-arts de Lille.
  • [25]
    Bacchanales, 1615, Pierre Paul RUBENS, 91 x 107 cm, huile sur toile, Musée Pouchkine, Moscou.
  • [26]
    BATAILLE G. op. cit., p. 104.
  • [27]
    Arrivée de Marie de Médicis à Marseille, 1625, Pierre Paul RUBENS, 394 x 295 cm, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris. Ce tableau mélange à l’envi le fait historique et la mythologie : il fait partie du cycle Médicis. Les sirènes et dieux marins accueillent la reine, le tableau a pour objectif de redorer le blason d’une reine contestée ; d’en donner une image de puissance et magnificence.
  • [28]
    L’invention collective, 1934, René MAGRITTE, 73 x 97 cm, huile sur toile, Düsseldorf.
  • [29]
    BAUDELAIRE C. Extrait d’Hymne à la beauté, Les fleurs du mal, Seuil, 1965, p. 54.

Dissolution et inconstance

1 La métamorphose est un fait archaïque qui dépasse la transformation binaire : elle participe d’une philosophie de la fluidité, d’une mue spatio-temporelle. En cela elle est un geste baroque, pas au sens historique du terme, mais esthétique : est baroque ce qui « prospère dans le contradictoire, la confusion et le trouble, qui tient du pouvoir de la sirène. » [1] Autant dire que le baroque dépasse le strict cadre du dix-septième siècle et qu’il fournit l’image d’un monde « casse-gueule », ondoyant, où tout peut glisser sans crier gare. En déséquilibre, les créatures qu’il engendre sont tiraillées entre deux pôles. Et lorsque la femme est l’objet de cette bascule, l’évocation de sa bestialité n’est jamais bien loin. Fruit d’un mélange improbable, elle ne craint pas la dissonance, elle la suscite et joue avec, célébrant la jouissance nietzschéenne et signant le « pacte de filiation entre l’homme et la nature. » [2] Un pacte étrange mais connu de tous, qui a à voir avec l’érotique des corps : « Une fusion où se mêlent deux êtres à la fin, parvenant au même point de dissolution. » [3]

2 L’érotisme de Bataille noue avec le geste baroque un lien intime, ouvrant sur un désir attisé par un corps dissout, un corps parfois fragmenté qui s’envisage sous l’angle d’un rapprochement animal et d’une séduction létale. Trois femmes hybrides (sirène, femme-jument et ménade) rencontrent ses textes troublants et offrent une vision de l’érotisme via le filtre de leurs métamorphoses. Des mutations clandestines, presque imperceptibles, jusqu’aux changements plus épiphaniques, les femmes animales jouent à brouiller les pistes. La peinture, à la fois masque et miroir s’empare de ces ambiguïtés inhérentes au scénario amoureux.

La femme et son intime animal : un théâtre de faux-semblants

3 Il est un interstice où la femme passe d’un état de beauté à un état de répugnance, de l’académisme à sa transgression. Une beauté platonicienne souillée par l’émergence de l’animalité se réveille dans le dessein amoureux : « Un homme, une femme sont en général jugés beaux dans la mesure où leurs formes s’éloignent de l’animalité. […] L’aversion de ce qui, chez un être humain rappelle la forme animale est certaine. En particulier l’aspect de l’anthropoïde est odieux. » [4] Odieux : le mot est fort, jeté en pâture. A priori, la beauté incise une frontière nette entre les genres humain et animal : que chacun reste de son côté et tout ira bien. Car chez la bête c’est certain, il y a quelque chose de honteux : elle existe en nous, elle nous interroge comme un ancien souvenir, comme un palimpseste qui s’exprime par à-coups, quand les situations amoureuses le sollicitent mais on la camoufle. C’est l’éternelle dialectique de l’inconscient et du refoulé, de l’instinctif et du culturel. Tout est question de vocabulaire : entre bestialité et animalité, il y a presque un monde. La bestialité, rappelle les sphères les plus basses de l’être, tout en bas de l’échelle platonicienne. Elle évoque des scènes sombres qui mêlent instinct, violence et excès. L’animalité déplace le curseur : elle se dévoile, lascive, quelque peu domptée, comme un motif de séduction sur lequel on braque la lumière. Or les deux entités sont liées, empruntant les mêmes portes dérobées.

4 Vivre en société impose des règles que la vie intime décadenasse. C’est la mascarade du carnaval : la bête honteuse surgit. Elle nous a engendrés et c’est précisément dans l’érotisme qu’elle refait surface, renouant avec ses origines : « L’activité sexuelle des hommes n’est pas nécessairement érotique. Elle l’est à chaque fois qu’elle n’est pas rudimentaire, qu’elle n’est pas simplement animale. » [5]

5 Sauver sa peau par instinct, assurer sa survie et celle de sa lignée : voilà donc ce qui définit a priori la reproduction animale. Sortie de cet impératif reproductif, la sexualité humaine accède à l’érotisme, l’intervalle dans lequel le désir d’avoir l’autre et le plaisir vont de pair. Ce désir demeure obscur : dans cette part mortifère se tapit la bête humaine. Elle est comme un clair-obscur caravagesque, une entité aux deux visages, un basculement érotique. Alors se dessine parfois un glissement : le regard qu’on pose sur le corps a changé en ce laps de temps étrange qui fait qu’on passe du tout au tout. La bestialité, cette ignominie plus haut évoquée devient souillure animale, lascive, un motif amoureux qui finit par jouer dans les hautes sphères de la beauté. Ou du moins de la beauté érotique : « L’image de la femme désirable serait fade (elle ne provoquerait pas le désir) si elle n’annonçait pas un aspect animal secret, plus lourdement suggestif. » [6]

6 Bataille parle d’un lien secret : un passage effacé, clandestin, qui annonce un plaisir, une animalité qui commence juste à s’annoncer. C’est secret, alors la peinture utilise des allégories, des métonymies bref, des subterfuges qui montrent sans montrer. On se trouve plutôt dans une alcôve ou un boudoir, avec des teintes sombres et chaudes, une touche picturale plutôt satinée voire brumeuse qui annonce déjà le trouble de cette vision. La scène est à l’écart, et voir ce corps implique d’en être très intime ou de le voir par effraction. Ce sont des nouvelles Vénus pudica rendues animales par symbole interposé : la fourrure mime incognito ses parties dites honteuses, trop honteuses, ses « parties justement pileuses, ses parties animales » [7] qu’il convient de montrer par artifices jusqu’à Courbet. Cette amorce mise en peinture évoque la première phase du désir, celle qui se satisfait encore des symboles : « Une femme nue est proche du moment de fusion qu’elle annonce. » [8]

7 Dans la femme désirée, tout sollicite le vocabulaire de la dissolution, à commencer par son anatomie qui commence franchement à sortir du strict répertoire humain pour fusionner avec la bête et plus seulement par l’ajout d’une fourrure. L’habit baroque, les lourdes étoffes, inscrivant les plis et replis de Deleuze, masquent les correspondances animales que la nudité révèle. Alors la peinture navigue entre les masques du costume et la nudité qui libère les instincts cachés.

8 On est toujours dans une phase clandestine de métamorphose animale mais le processus amoureux s’accélère et ne saurait s’arrêter au prologue. Avec Lady Godiva[9], motif médiéval revisité par la peinture préraphaélite dont John Collier, cette métamorphose commence par une proximité troublante entre la femme et son animal intime, ici son cheval, ou sa jument. L’histoire raconte que Lady Godiva défile nue sur son cheval pour convaincre son époux, le seigneur de Coventry, de diminuer les impôts qui accablent les habitants de la ville. Il cède au chantage. On dirait une image cinématographique qui suit la traversée du couple en travelling, dans un décor en carton-pâte et une brume héritée du sfumato italien. Ici pas de métamorphose stricto sensu mais une union charnelle, avec ce qu’il faut de voiles : une étoffe flamboyante et majestueuse pour le cheval blanc, une pose et une chevelure déployée pour la cavalière qui s’inscrit dans le prolongement de la bête. La patte avant de l’animal et le corps de sa cavalière s’épousent parfaitement et épousent la même diagonale du tableau. Tout est chaste, rien d’obscène. La nudité de la femme témoigne d’un abandon certain et le schéma est classique : le cheval est paré, elle est nue ; il est actif, elle est passive ; il est le mâle, elle est la femelle. Derrière ces contrastes évidents se cache la fusion entre la femme et son cheval, un dessein érotique.

9 Plus troublante est la proximité entre Léda au cygne de la mythologie grecque. Le propos est clair, en parfait accord avec le tumulte baroque : l’oiseau et la femme sont amants et s’accouplent. Avec Léonard de Vinci, Léda [10] empoigne le long cou de l’oiseau : la métaphore sexuelle est à peine cachée. Dans les peintures les plus audacieuses, l’animal chevauche la femme. Au dix-huitième siècle français François Boucher reprend le motif dans une veine libertine, avec la volonté manifeste d’encanailler l’art. Ici, la bête, avec son œil curieux, son long cou, est à interpréter comme substitut du sexe désirant de l’homme. Rime plastique, rime sémantique. Le paravent du mythe permet de montrer un tabou majeur, la vulve, à une époque où on l’évoque mais ne l’expose pas. Ainsi, Léda et l’animal jouent avec la dialectique du désir, entre attirance et dégoût, grâce et disgrâce. Le cygne, c’est Zeus qui s’est métamorphosé pour avoir Léda. La curiosité de cet oiseau inscrit la modalité du désir masculin sans cesse rejouée dans la peinture : un homme désire une femme et ce désir animalise tout. Cette émergence prend les traits d’un animal avide, à l’œil cannibale du Cyclope qui s’approche à quelques centimètres du sexe de la femme. Le toucher relaie la vue et ce passage de flambeau marque l’entrée dans la bestialité de l’acte d’amour. S’inscrit ici la montée en puissance du scénario amoureux et le franchissement de limites : « La beauté négatrice de l’animalité, qui éveille le désir, aboutit dans l’exaspération du désir à l’exaltation des parties animales. […] L’instinct inscrit en nous le désir de ces parties. » [11]

10 Voilà ce que peint Courbet dans L’origine du monde exposée à Orsay. Le cadrage ne laisse pas de place à la mythologie : c’est une femme, en butte au désir d’un peintre concentré sur la partie de son anatomie qui a tant embêté les académies. Courbet libère une image claustrée par un acte peint, un coup d’éclat. Toujours il fallait mettre un voile sur ces parties : la tradition des voiles humides et transparents du flamand primitif Cranach contournaient déjà l’obstacle mais le mythe enveloppait d’un paravent ce que la transparence dévoilait. Ici plus d’excuse. C’est un peu comme si on adoptait l’œil du cygne de Boucher : on frôle le motif convoité, en ôtant ses attributs pudibonds et en débridant au passage ses pulsions scopiques. Sans doute la figure antique de Léda hante L’Origine du monde. Mais Courbet emprunte des sentiers plus incertains, il incarne le propos d’un animal sauvage qui entend désidéaliser les images de la femme pour en peindre sa beauté hors-convention, sa beauté animale : « Si la beauté est passionnément désirée, c’est qu’en elle la possession introduit la souillure animale. Elle est désirée pour la salir. Non pour elle-même, mais pour la joie goûtée dans la certitude de la profaner. » [12] Et chez le peintre, le désir de pousser le corps jusque dans ses retranchements agit parfois comme un démiurge : à la recherche du plaisir érotique et esthétique, il va engendrer des nouveaux corps de femme, cette fois franchement animalisés.

Des corps métamorphosés

11 Lady Godiva en osmose charnelle avec son cheval amorce l’écriture de la femme-jument, figure symbiotique que Rubens radicalise au siècle baroque. Ses écrits théoriques, vers 1615, dévoilent cette proximité qu’il ne cessera de solliciter : « Parmi toutes les bêtes, c’est le plus noble et le plus élégant qui est prédestiné à la femme : le cheval. » [13] Les termes du contrat sont clairs : la jument et la femme partagent un répertoire de formes. On aperçoit ces correspondances dans Les trois Grâces du Prado, particulièrement dans la figure de droite. C’est un tableau tardif, très grand, où Rubens parachève l’écriture métamorphique de ses figures féminines et où les Grâces se tripotent dans un style bien différent de Raphaël. Pour l’anecdote, c’est sa toute jeune épouse qui sert de modèle et qui apparaît trois fois à l’image, sous trois angles différents. Il y a juste la couleur de cheveux et la coiffure qui change. Attribut majeur de séduction, la chevelure est déclinée comme un motif érotique. Une répétition vertigineuse qui ne fait que dire l’obsession que Rubens a pour le corps de cette jeune femme qu’il plie à toutes ses volontés métamorphosantes de peintre. Ici l’allure générale des trois Grâces est robuste, déployée, le cou plutôt long, puissant. Le peintre étire la gorge, développe un buste ample et fort qui rappelle le poitrail gonflé de l’animal. Un jeu entre le moelleux et le tendu, le bombé et le pli : le dos se creuse, le ventre se gonfle en mimant le flanc du cheval qui se dilate sous la puissance de sa cage thoracique. Le haut du corps se tord faisant écho à la cambrure de la jument. De la tête aux pieds, tout se prête aux analogies, dans la peinture comme dans les textes d’ailleurs : « Une croupe épaisse, à la façon d’une jument, surtout du côté où elle est attachée au ventre. » [14]

12 La couche picturale donne un grain velouté à la peau humaine qui ne tarde pas à appeler au toucher. L’incarnat, au modelé bleuté, rappelle la robe claire de l’animal qui reflète la lumière et se moire de différentes teintes : oui, les peaux de la femme et de la jument sont interchangeables. L’éclat de son bijou, l’architecture de son corps célèbrent la proximité femme-animal : « Le cheval, animal vain et orgueilleux comme la femme est porté vers les raffinements et la parure ; se réjouissant de la silhouette qui est sienne. » [15] Cette fierté revient aussi dans ses peintures de chevaux : toujours Rubens les féminise. L’échange est donc réciproque : la crinière est longue, ondulée, le parfait écho aux chevelures ondoyantes des déesses, elle est le motif d’une féminité débordante, un hubris que le peintre libère ou tresse. Parfois la jument s’accoquine avec le spectateur, le regarde ; un point de lumière sur chaque rétine achève l’anthropomorphisme. La métamorphose se diffuse jusque dans la posture de l’animal : en profondeur elle distille les arcanes du féminin. Et c’est bien sûr un homme qui chevauche la bête dans une métaphore sexuelle assez peu cachée.

13 C’est la voie d’un érotisme amoureux, apollinien qui célèbre la femme et sa propension naturelle à s’approcher de l’animal, sans perdre son intégrité. De ce glissement subtil, elle ne risque pas de dissolution létale, l’homme non plus d’ailleurs : il est la promesse d’un interstice intime, avant le retour des conventions. Et quoi de mieux que la peinture pour fixer cet instant qui s’échappe et se dilue sitôt qu’il est venu à l’esprit ?

14 Mais il est des femmes-juments qui confinent à la folie : au dix-neuvième siècle français, La mort de Sardanapale[16] est l’image troublante d’un déchaînement érotique. La sublime peinture de Delacroix exposée au Louvre en offre une vision paroxystique. Ici la femme et la jument subissent le même sort. Tableau gigantesque, peinture rétinienne qui célèbre la puissance des couleurs, La mort de Sardanapale est la modalité d’un érotisme sadique qui « définit dans le meurtre le sommet de l’excitation érotique » [17]. La scène est d’une sauvagerie sans nom ; le tableau est splendide, virtuose dans sa composition colorée, ses chorégraphies, dans le fourmillement baroque qu’il fournit à l’œil du spectateur médusé par cette « monstrueuse beauté ». Les tâches rouges, sur fond de bruns sombres, avec quelques rehauts dorés, ne sont pas sans évoquer le « lac de sang hanté des mauvais anges » des Phares de Baudelaire. D’une excessive cruauté, c’est un sacrifice organisé en bonne et due forme par un roi babylonien qui ne supporte pas d’être assiégé par ses ennemis et qui décide de tuer tous ses objets de plaisir. Parmi eux, mêlées, les femmes et les juments qui ont connu des heures plus joyeuses. Elles partagent le même effroi, concentré dans l’œil de l’animal, dont le corps est cambré comme celui de la maîtresse égorgée. La lutte est érotisée, « révélant les liens inconscients de l’agressivité et de la pulsion sexuelle. » [18] Plus encore, cette scène flamboyante dont l’issue est lugubre montre le point de non-retour où Éros et Thanatos s’épousent sous le regard de la bestialité. Dans cette dialectique, le plaisir transgressif de cet homme est zénithal au moment précis où l’amour embrasse la mort. Et, couché tout au sommet de son lit-bûcher, ce roi est la bête sauvage qui s’est définitivement « ouvert à la violence, à l’excès » [19].

15 Sur le corps de l’esclave égorgée au premier plan, quelques bijoux font écho à la parure du cheval qui, à regarder sa crinière tressée et tous ses ornements a quelque chose de féminin. Femme et bête sont des proies traquées, comme des biches sous les crocs acérés d’une horde de chiens-loups. Le registre est connu du répertoire mythologique de la peinture, on y trouve pêlemêle les scènes de viols, de rapts qui disent la sauvagerie du désir que suscitent les nudités féminines et qui montrent des hommes revenus à l’état de bête. Ce déchaînement du désir est en général mis en abîme par une facture violente : « Cette sorte d’application animale avec laquelle l’art traitait tout ce qui concernait la sexualité » [20]. Dans la peinture, le motif (ce qui est représenté) et la facture (comment c’est fait : couleurs choisies, gestes) se répondent en écho, tout agit de concert. Quant au bourreau qu’a peint Delacroix, il a ceci d’exaspérant : Sardanapale regarde son œuvre avec une belle tranquillité, sur son lit qui dévale et commence à brûler. Il va mourir tranquillement à l’endroit précis où il a connu ses plus grands plaisirs et il atteint là le sommet de la jouissance : « Sade pour en jouir davantage introduit dans la violence le calme, les mesures de la conscience. » [21]

D’autres bacchanales

16 Les ménades, associées à Dionysos, forment un autre cortège excessif et libidineux ressuscité à la renaissance. Les scènes bachiques ne s’embarrassent plus de beauté académique, montrant précisément l’« éloge démesuré des vices et laideurs » [22] de ces êtres hybrides qui, absorbés par leur frénésie sexuelle, connaissent peu d’interdits : certains les ont vus dévorer leur progéniture dans un excès de férocité ! Cette fois encore la femme participe à une écriture particulière du corps en admettant chez elle de nouvelles formes. Elle se prête au jeu, interroge les conventions et ce n’est pas si évident. À l’heure des Salons et de l’académisme antiquisant, Bouguereau convoque la mythologie avec ses Nymphes et satyre[23]. La technique est parfaite, le rendu réaliste. Ici la métamorphose animale s’applique à l’homme sans problème mais les divinités qui l’accompagnent ne sont pas concernées : c’est l’académie qui veut ça. Leur incarnat est aussi diaphane et lisse que le faune est bistre et velu. On a l’impression qu’elles l’incitent à venir auprès d’elles alors que le satyre, en état d’excitation permanente, n’a en général pas besoin d’une telle invitation ! Cabanel, de la même école, reprend le motif mais cette fois c’est le satyre qui embrasse et qui laisse parler son instinct de bête bondissante qui toujours veut posséder. Il s’agit du couple que forment la Nymphe enlevée par un satyre[24] qui rappelle les visions d’horreur d’Hans Baldung Grien. Mainmise sur la femme qui est comme une biche traquée dont le corps reste intact, non contaminé par la métamorphose animale, alors que l’homme a pris les traits d’un satyre.

17 Les affreuses ménades des Bacchanales[25] de Rubens sont précisément les contre-figures de ces jolies nymphes. Leur monstruosité réside dans leur animalité orgiaque et organique. On a quitté les chambres civilisées ou les alcôves des boudoirs : la scène se passe dans les sous-bois incertains. Ce sont des bêtes sauvages, dans un lieu sauvage qui s’adonnent à des actes sauvages ! Là encore tout agit de concert : des couleurs sombres, un tracé parfois visible, une composition dynamique, on est loin des amours chastes et apaisés, de l’alliance étroite du Beau et du Bien de Platon. Ici la bestialité monte en puissance : les femmes, en rut, ont troqué leurs jambes contre des pattes velues, puissantes, arc-boutées. L’une d’entre elles aide Silène saoul à tenir debout et nous adresse au passage un petit coup d’œil. De dos, une autre ensommeillée revisite et pervertit l’iconographie des Vénus endormies. Une dernière, des cornes lui poussant sur la tête, allaite l’affreuse progéniture née de ces amours bestiaux. Mi-femme mi-bête, à égale distance entre les deux pôles, elle dit incognito l’ambivalence dont nous sommes faits : « De ce fondement, l’humanité se détourne avec horreur mais en même temps elle le maintient. L’animalité est même si bien maintenue dans l’érotisme que le terme d’animalité ne cesse pas de lui être lié. » [26] On ne compte plus les toiles rubéniennes où figurent ces orgies agraires. Chez Picasso, les scènes bacchantes se répètent aussi sur un mode obsessionnel, comme le symptôme d’un désir archaïque ancré dans le dégoût et la souillure du corps qu’incarne le satyre. Avec Picasso, les tracés sont dépouillés pour saisir l’essentiel du motif, être au plus proche de ce qui est montré : le désir animal est quelque chose de fulgurant, vite alourdi par la peinture et par les conventions. C’est un instantané dans la vie de l’homme, de la femme. Pas étonnant que ce thème hante la peinture, cet espace où le désir émerge et se colore des fantasmes de l’artiste.

18 De sa queue de poisson, la sirène enrichit le répertoire des femmes mutantes. De tous temps, elle s’inscrit dans un imaginaire amoureux voire libidineux. On connaît son chant qui attire sur les côtes les marins qui, séduits, laissent en échange leurs os blanchis sur le sable. Femme-oiseau à l’origine, elle est devenue femme-poisson, sous l’impulsion des mythes nordiques, et ce passage l’a rendue moins mortifère. Au dix-neuvième siècle, les préraphaélites la célèbrent à nouveau : en général le cadrage est serré, la vision intime permet de voir tout du passage de la femme au poisson. Les modalités sont toujours les mêmes : la chevelure est longue, ondoyante à l’image des vagues qui s’échouent, l’incarnat très clair. La touche picturale est souple et caresse la toile. Point nodal de la sirène : la naissance des fesses et du pubis où la peau se charge d’écailles de poisson grisâtres. C’est une nouvelle Vénus à sa toilette. Avec Waterhouse, le décor est accidenté, pictural aussi, avec des falaises, une eau sombre et peu de reflets. La facture épaisse et brutale de ce décor contraste avec la surface lisse de la peau de la sirène qui apparaît comme une figure de lumière dans un écrin obscur.

19 La sirène baroque de Rubens est plus monstrueuse. Bachique, elle officie avec ses deux compagnes, renouvelant le motif des Trois Grâces dans l’Arrivée de Marie de Médicis à Marseille[27]. S’arrimant les unes aux autres, ces trois sirènes sont prises dans la turbulence de l’eau. Une seule d’entre elles adopte une queue de poisson, enroulée, à l’apparence visqueuse. Un glacis grisâtre, avec quelques touches de lumière : cette queue de poisson scelle le pacte que la femme signe avec l’animalité. Placé dans le quart inférieur du tableau, dans les sphères les plus basses, donc les plus tumultueuses, les plus sombres, le corps est lourd. Monstres aquatiques loin des jolies nymphettes jouant avec l’onde des préraphaélites, les sirènes et leurs compagnons déclinent ici les orgies terrestres des ménades. L’eau dans laquelle elles évoluent est l’élément du changement, de l’entre-deux, elle engendre une écriture nouvelle du corps, fruit d’un violent désir en sourdine. Oui la sirène baroque sait être monstrueuse ; mais que dire de la sirène surréaliste de Magritte ! Dans l’histoire de la peinture, il est admis que la femme troque des jambes contre une queue de poisson. Or dans L’invention collective[28], 1939, la sirène de Magritte, couchée sur le sable, a une tête de poisson et un corps de femme. Cette inversion la rend méconnaissable d’une part, sensiblement monstrueuse et change d’autre part les modalités du désir : quel homme serait excité par cet étrange hybride ? La peinture montre ici un grand absent : la sirène de Magritte a un sexe, c’est là son érotisme, entre attirance et répulsion.

20 L’intervalle où se jouent les transformations femme-animal est un espace poétique et plastique qui expérimente l’inattendu. Monstruosité et beauté se mélangent jusqu’au moindre atome, comme l’attraction et la répulsion : « Ô beauté ! Monstre énorme, effrayant, ingénu ! » [29]. Le passage se fait aux zones sexuelles, les ménades et sirènes le savent bien. Pour le peintre, tout se concentre dans ce lieu d’échange entre le féminin et la bête. La peau satinée se charge d’écailles visqueuses, l’incarnat commence à être poilu, les postures se débrident, les corps se parent de fourrures métaphoriques : on est dans une peinture de l’entre-deux. Alors la femme, qui confine à l’animalité à divers degrés, fait entrapercevoir l’origine et la puissance de l’érotisme.


Mots-clés éditeurs : Peinture, Métamorphose, Monstruosité, Désir, Erotique

Date de mise en ligne : 04/09/2015

https://doi.org/10.3917/imin.033.0133

Notes

  • [1]
    DASSAS F. (2000). Introduction de Du baroque d’Eugénio d’Ors, Paris, Gallimard, p. X.
  • [2]
    NIETZSCHE F. (2004). La vision dionysiaque du monde, Paris, Allia, p. 26.
  • [3]
    BATAILLE G. (1957). L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, p. 23.
  • [4]
    Ibid. p. 159.
  • [5]
    Ibid. p. 35.
  • [6]
    Ibid. p. 159.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Lady Godiva, 1898, John Collier, huile sur toile, Herbert Art Gallery, Coventry.
  • [10]
    On a perdu la version initiale de Léonard, on ne la connaît que par les copies que ses élèves ont exécutées.
  • [11]
    BATAILLE G. op. cit., p. 159.
  • [12]
    Ibid. p. 160.
  • [13]
    Ibid. p. 159.
  • [14]
    RUBENS P.-P. (2003). Théorie de la figure humaine, Paris, Éditions Rue d’ULM, p. 209.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    La mort de Sardanapale, 1827, Eugène DELACROIX, 392 x 496 cm, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris.
  • [17]
    BATAILLE G. op. Cit.
  • [18]
    DIDI-HUBERMAN G. (2002). L’image survivante, Paris, Minuit, p. 265.
  • [19]
    BATAILLE G. op. cit., p. 93.
  • [20]
    CLARK K. (1998). Le nu, I, Paris, Hachette, p. 214.
  • [21]
    BATAILLE G. op. cit., p. 215.
  • [22]
    BUCI-GLUCKSMANN C. (1986). La folie du voir, Paris, Galilée, p. 129 .
  • [23]
    Nymphes et satyre, 1873, William BOUGUEREAU, 260 x 180cm, huile sur toile, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachussetts.
  • [24]
    Nymphe et satyre, 1860, Alexandre CABANEL, 142 x 245 cm, huile sur toile, Musée des Beaux-arts de Lille.
  • [25]
    Bacchanales, 1615, Pierre Paul RUBENS, 91 x 107 cm, huile sur toile, Musée Pouchkine, Moscou.
  • [26]
    BATAILLE G. op. cit., p. 104.
  • [27]
    Arrivée de Marie de Médicis à Marseille, 1625, Pierre Paul RUBENS, 394 x 295 cm, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris. Ce tableau mélange à l’envi le fait historique et la mythologie : il fait partie du cycle Médicis. Les sirènes et dieux marins accueillent la reine, le tableau a pour objectif de redorer le blason d’une reine contestée ; d’en donner une image de puissance et magnificence.
  • [28]
    L’invention collective, 1934, René MAGRITTE, 73 x 97 cm, huile sur toile, Düsseldorf.
  • [29]
    BAUDELAIRE C. Extrait d’Hymne à la beauté, Les fleurs du mal, Seuil, 1965, p. 54.

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