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Article de revue

Animal, mon frère et mon miroir

Pages 37 à 42

Notes

  • [*]
    Article déjà paru dans Zodiaque n° 12 – 2003 – L’imaginaire animal.
  • [1]
    FABRE N. (2001) Au miroir des rêves. Paris, Desclée de Brouwer.
    Et (1998) Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant, Paris, Dunod.

1 Qui de nous n’a pas employé pour qualifier un trait de caractère ou un comportement humain, la métaphore animalière ?

2 « Il a un caractère de chien. », « C’est un agneau », « J’ai une faim de loup », « Il a une faim de loup », « C’est une langue de vipère ».

3 Le renard est réputé rusé, le lion très fier, le tigre ou la tigresse féroces. Et nous ne pouvons oublier comment La Fontaine, pour exprimer ses critiques envers la société où il vit, travestit les hommes en lions, en ânes, en agneaux, en loups, en cigognes, en rats, en renards ou en corbeaux. On n’oublie pas davantage les dessins de Grandville qui, à la fin du XIXe siècle, a imposé par ses gravures, une image des hommes au visage d’animal, thème repris par d’autres artistes. Par exemple, Claude Malchiodi, sculpteur à Nancy, dont les « Conversations » étonnent par le naturel avec lequel s’entretiennent deux personnages à tête d’oiseaux, de fauves ou d’animaux domestiques. Même mouvement chez certains caricaturistes donnant aux hommes politiques des visages où le nez devient un bec, les dents des crocs, la bouche une gueule.

4 Le psychanalyste ne peut que voir dans ce jeu l’expression du travail de projection, processus par lequel nous prêtons à l’autre nos propres sentiments. À ce travail s’ajoute souvent celui de l’identification qui nous permet de nous réapproprier ce que nous avons mis hors de nous.

5 Un trait de caractère humain qui a un rapport évident avec le pulsionnel en nous qui, ainsi déguisé, devient dicible : la faim, l’avidité, le désir sexuel, la violence meurtrière, en un mot ce qui relève de l’instinct de vie et de l’instinct de mort. La pulsion et ses manifestations projetées sur l’animal, nous pouvons nous l’approprier, en jouer. Et la reconnaître en nos proches que, dès lors, nous traitons comme tels.

6 Les thérapies d’enfants sont particulièrement révélatrices de ces processus sur lesquels elles prennent souvent appui pour que progresse l’expression des sentiments, des craintes et des désirs refoulés et, dès lors, non conscients ou non avouables.

7 Alexandre, à sept ans, a supporté de venir en psychothérapie en raison de divers troubles du comportement et du langage. Mais il a annoncé qu’il ne parlerait pas. Je sors les corbeilles qui contiennent « mes » animaux. Nous classons le contenu des corbeilles. Je dis : « les bêtes d’avant les bêtes », désignant les animaux préhistoriques et « les bêtes d’aujourd’hui ».

8 Silencieusement il rejette « les bêtes d’aujourd’hui » et fait deux camps de bêtes préhistoriques. Les bêtes s’attaquent entre elles, rugissent, semblent se dévorer avec des cris et des soupirs. Je me limite à dire : « les bêtes d’avant nous, celles qui ont commencé à exister bien avant nous, se battent ». Alexandre pousse un grognement et s’en va.

9 Après quelques séances du même type, je propose d’introduire dans le jeu un animal d’aujourd’hui. Il choisit un tout petit lion qu’il place face aux bêtes. Au début, le lionceau fuit, geint, pleure, se cache dans les buissons pendant que les combats des anciens font rage. Un jour, le petit lion tient bon, caché derrière un bosquet et, finalement, vient se mêler aux combats. Je dis : « il se demandait s’ils allaient se tuer, se dévorer, s’embrasser, le tuer, lui ».

10 Alexandre sort de son mutisme et il poursuit : « Des fois, il avait peur qu’ils le mangent ; des fois, il avait peur qu’ils se tuent ». Peu à peu nous parlerons en langage clair du petit lion face aux drames terribles des bêtes d’avant lui. Il pourra dire symboliquement ses peurs, puis les disputes des parents, mais aussi leurs incompréhensibles violences au lit. Ayant projeté l’indicible sur les animaux préhistoriques, que peu à peu, il remplacera selon sa propre expression par des « animaux historiques », c’est de son histoire à lui, projetée sur eux, qu’il parviendra à parler après l’avoir hurlée sans mots.

11 Jane, à huit ans, accomplit un travail analogue de projection-identification au cours duquel elle parviendra à jouer avec ses peurs et ses désirs impossibles à nommer. Jane est confrontée à un problème de sommeil. La nuit, elle se glisse entre ses parents pour dormir, ou demande que l’un des deux vienne avec elle dans son lit. Peut-on mieux exprimer le désir de séparer les parents la nuit ? Mais cette interprétation, Jane n’en veut pas. Après plusieurs mois de cure, parmi les animaux, Jane choisit des petits chats bizarres faits d’une matière qui leur permet de prendre et de garder n’importe quelle position. Les chats sont enlacés. Elle chante : « l’amour, l’amour ! » Je dis : « Ce sont des amoureux. » Jane s’écrie : « tu as dit amoureux !... »

12 J’acquiesce. Jane dit : « ils font l’amour ». Et en criant, elle les sépare. « Tu as vu, ils sont tout mélangés, c’est compliqué. » Maintenant Jane parle des chats qui font l’amour… et du petit qui n’aime pas ça.

13 Pendant deux ou trois séances, elle exprimera toute une gamme de sentiments inavouables : « il voulait pas qu’ils fassent l’amour. Il voulait faire l’amour, lui, une fois avec son papa et une fois avec sa maman. » Nous parlons encore un peu de l’histoire des chats. Jane construit de sa propre initiative une maison pour les chats. Il y a la chambre des parents avec un grand lit, la chambre du petit avec un petit lit. L’orage est passé. Je dis simplement à Jane : « et toi, maintenant ».

14 Elle enchaîne : « J’ai compris, j’ai plus envie. Ça m’intéresse plus. Juste je voudrais comprendre pourquoi les grands ils aiment ça ».

15 Il n’est dont plus nécessaire de déguiser les pulsions, les désirs. On peut les vivre, s’interroger, en parler, aller ailleurs.

16 Alexandre nous a appris que l’indicible du vécu des parents face à l’enfant terrorisé pouvait s’exprimer en déplaçant sur des animaux les comportements parentaux et permettre de chercher des solutions à l’angoisse qu’ils éveillent. Jane nous fait savoir par les chats amoureux ses propres pulsions éveillées par ce qu’elle devine de la sexualité.

17 Germain, lui, va nous apprendre autre chose encore. Il a dix ans et dessine des animaux fabuleux. Chez lui et en séance. C’est un cheval, mais un cheval qui devient une licorne. Ou un cheval qui, peu à peu, devient un dragon. Germain dessine en silence et quelquefois son dessin se développe pendant deux ou trois séances. Au long de l’année, je note que l’animal fabuleux est d’abord « super-beau et super-puissant ». Germain aimerait l’avoir pour ami, mais ce cheval-dragon ne peut même pas le voir. Puis l’animal devient son protecteur. Et un jour, Germain se dessine en animal-fabuleux, petit modèle identique au grand. À la séance suivante, le petit a grandi, il est seul sur la page, encore plus beau que le grand. Germain invente et rêve l’histoire de l’animal fabuleux et il évoque à la première personne tout ce dont est capable le cheval-des-airs.

18 Dans ce cheminement, nous l’avons vu fasciné par une image superbe et écrasante qui s’avérera être celle du père. Le processus d’identification nécessaire pour grandir peut se faire lorsque Germain sort de la fascination et qu’il a envie de dessiner « le petit pareil au grand mais en petit ».

19 Myriam, à quatre ans et demi, fait des cauchemars terribles qu’elle ne peut pas raconter. Je lui propose de dessiner ce qui lui fait si peur. Elle dessine une pieuvre. « C’est une pieuvre qui peut me prendre, elle lance ses bras comme ça et veut pas me lâcher ».

20 Nous avons l’idée de mettre le dessin de la pieuvre dans mon placard. Myriam qui est encore dans la pensée magique propre à l’enfant à cet âge, est rassurée. Le cauchemar ne se reproduit plus puisque la pieuvre est sous ma garde. Mais il apparait vite que la peur de Myriam traduite en pieuvre concerne l’angoisse qu’elle a de sa mère : une maman vécue comme pieuvre. Le passage par la figuration animalière lui permet de dire son besoin de se détacher d’une mère trop captatrice.

21 Deux ans plus tard, je reverrai Myriam. Maintenant la pieuvre, légèrement transformée, lui sert à dire autre chose. Car Myriam a des conflits avec les autres enfants, qu’elle désire sans cesse retenir, capter, enserrer dans ses jeux, ses projets que les autres refusent. Elle dessine une déesse aux bras innombrables qui va chercher les enfants. Les mains ressemblent à des ventouses. « Ses bras pouvaient toujours grandir ». Je constate : « C’est commode pour rattraper ceux qui se sauvent. Tu aimerais bien, des fois, être comme ça ». Et puis je lui dis que sa déesse ressemble à la pieuvre qui est toujours dans mon placard. Elle murmure : « C’est pareil et c’est pas pareil ». Je lui dis alors qu’il arrive qu’on ait envie de faire avec les autres ce qu’on a fait avec nous. Comme pour se prouver qu’on peut, nous aussi.

22 En somme, je lui parle de l’ancienne projection sur la pieuvre de l’image maternelle étouffante dont elle avait besoin de se débarrasser et du processus d’identification actuelle à cette projection ancienne. Ici l’identification à l’agresseur. C’est la même représentation animalière déformée et pourtant semblable qui sert ici à dire le désir de prendre possession de l’autre qui habite Myriam, elle qui a eu si peur d’être possédée, engloutie par sa mère à l’âge de quatre ans.

23 Est-ce le propre de l’enfance, de se servir des figures animalières pour dire l’indicible des pulsions et des angoisses et pour vivre l’impossible à vivre ? Mon expérience du rêve-éveillé en séance d’analyse [1]me permet de dire qu’il est fréquent d’y voir apparaître des animaux : le chat, le chien, sur qui la vie courante nous permet de projeter nos affects et nos attentes, font souvent irruption dans les rêves-éveillés. Mais aussi d’autres animaux moins familiers comme un léopard, un varan, un cheval.

24 Tous permettent d’exprimer l’indicible de la douleur, du désir, de la haine et de la peur. En tous, nous pouvons reconnaître à la fois les figures dramatisées des imagos parentales, de l’analyste ou du patient lui-même. Et tous, généralement, subissent des mutations, des transformations, cependant qu’avance la cure et qu’évolue le sujet. Tous permettent qu’un jour, soit dit en langage clair, ce que jusqu’ici ils ont permis de dire en langage codé.

25 La métaphore animalière nous offre donc un moyen de dire et de vivre sous une peau d’emprunt ce qu’un jour, nous pourrons reconnaître nôtre.

26 Animal semblable à moi, dans la mesure où je fais de lui mon miroir. Animal mon frère, en qui je vie et que je reconnais vivre en moi au plus intime.


Mots-clés éditeurs : Déguisement, Métaphore, Projection, Identification

Date de mise en ligne : 04/09/2015

https://doi.org/10.3917/imin.033.0037

Notes

  • [*]
    Article déjà paru dans Zodiaque n° 12 – 2003 – L’imaginaire animal.
  • [1]
    FABRE N. (2001) Au miroir des rêves. Paris, Desclée de Brouwer.
    Et (1998) Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant, Paris, Dunod.

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