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Article de revue

Psychodrame et Rêve-Éveillé

Pages 105 à 117

1 Depuis longtemps déjà je désirais m’interroger sur les liens éventuels entre deux de mes passions parmi les outils thérapeutiques : le psychodrame et le rêve-éveillé.

2 Le psychodrame se fait en général en groupe, mais le rêve-éveillé ? Lui aussi peut se faire en groupe : Marie-Aimée Guilhot en faisait et avec son mari Jean Guilhot, ils animaient des groupes de psychodrame. Marie-Aimée Guilhot aimait dire : « le psychodrame, c’est du rêve-éveillé agi » .

3 Il y a plus de 700 sortes de psychodrames, donc je vais tenter de rendre compte surtout de ma propre expérience.

Ma formation

4 Ma formation au psychodrame est aussi sérieuse et solide que celle d’Analyste Rêve Eveillé. Elle a duré plusieurs années, tout d’abord au CEFFRAP, puis chez le Docteur Pierre Bour qui, pour parvenir à rejoindre des patients schizophrènes ou névrosés graves en hôpital psychiatrique, avait inventé à la suite du rêve d’une patiente, de mettre les quatre Éléments eau, air, terre, feu, concrètement représentés dans la pièce où se déroulaient les séances de psychodrame. Il y avait donc une bassine de terre, une bassine d’eau, une bougie, des ballons de baudruche. Il y ajoutait un cinquième élément : le son, sous la forme d’un portique de cloches et de clochettes que l’on pouvait frapper avec une baguette. Cette forme originale de psychodrame permettait de pouvoir tout incarner symboliquement : jouer ou rejouer des situations vécues ou des rêves nocturnes comme dans le psychodrame analytique, mais aussi des images, des émotions, des idées, des objets quels qu’ils soient, des sensations, des sons, et même « un rien » .

5 Contrairement au psychodrame analytique que j’ai pratiqué aussi pendant plusieurs années, chez le Docteur Pierre Bour, le metteur en scène de chaque jeu n’est pas tant le thérapeute que « l’auteur du thème » , celui qui est à cet instant-là dans la lumière. Mais dans les deux formes, les autres participants sont là pour servir à celui dont le thème ou la scène vont être joués. Bien sûr ils sont toujours libres d’accepter ou de refuser ce qu’on leur demande d’incarner. Dans le psychodrame du Docteur Pierre Bour, chacun peut aussi proposer au metteur en scène d’être ceci ou cela dans son jeu, à lui d’accepter ou de refuser.

6 Le psychodrame analytique, le changement de rôle fréquent et la doublure de la voix off, censée dire ce que pense intérieurement celui que l’on double sont des techniques très intéressantes elles aussi.

7 C’est grâce à ces formations que j’ai pu mettre en place dans l’hôpital de jour où les rivalités entre psys et éducateurs nous déchiraient et nous paralysaient, ce que les enfants ont appelé « le Jeu des Éléments » . Mes « co-thérapeutes » furent des éducateurs spécialisés à qui je proposais de créer ensemble cet espace ni à eux, ni à moi, de manière expérimentale, puisque nous ignorions tout de ce qu’il s’y passerait ou pas ! Le résultat dépassa nos espérances et nous apprit énormément sur ces enfants et sur nous-mêmes et permit d’aider quelques-uns d’entre eux à échapper au funeste destin de demeurer à vie dans les Institutions pour handicapés mentaux. De cette période fertile, même si peu confortable, riche de mes illusions de jeune psychologue qui croyaient pouvoir guérir ces enfants-là, de ces vingt années en hôpital de jour pour enfants, allié à une Consultation médico-psychologique, je garde des traces conscientes et inconscientes, et plus concrètement, juste une petite bougie sur mon bureau, qui rythme souvent le début et l’arrêt des séances, avec les enfants surtout, et peut nous relier symboliquement à la lumière en cas de crise de folie ou d’angoisse !

8 Je me suis questionnée sur :

9 Les liens entre ma pratique de psychodramatiste et celle d’analyste Rêve Éveillé ?

10 Bien sûr, à première vue, le lien le plus visible entre le psychodrame et le rêve éveillé, c’est le jeu. Winnicott écrit : « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire » . Il dit aussi, résumé par Nicole Fabre, qu’« un thérapeute qui ne saurait pas jouer n’est pas fait pour exercer ce métier. » Et je suis toujours d’accord avec Winnicott !

11 Mais pour moi un autre lien fait sens : c’est l’« indispensable » .

12 En effet, je pense et je dis souvent que si je n’avais pas eu l’outil Rêve-Éveillé, certains patients, enfants, parents, adultes, et moi-même, n’aurions pas pu cheminer vers un mieux-être. Je crois que je n’aurais pas pu les aider.

13 Et si nous n’avions pas eu l’outil psychodrame je ne serais pas parvenue à instaurer un dialogue réel entre les éducateurs et moi-même, pour parvenir à connaître et comprendre ces enfants si étrangers à notre monde et à eux-mêmes. Puis mon expérience du rêve-éveillé, tant dans mon analyse personnelle que professionnelle, a encore enrichi ma pratique du psychodrame. Car bien sûr nous n’avions pas de mode d’emploi autre que ma petite expérience acquise dans la formation faite chez le Dr Pierre Bour et son accord pour m’aider dans cette création. Mais les enfants nous ont aussi obligés par la confrontation à leur confusion, à établir des règles, à apprendre à inventer des rituels pour les rejoindre, tenter de les rassurer et remplacer les leurs, à trouver une liberté dans la rigueur. Le jeu permettait tout cela. Car dans le psychodrame, comme dans une psychothérapie, tout peut être transformé en jeu.

14 Des années plus tard, ayant quitté l’hôpital de jour, et travaillant dans une école d’éducateurs, dans le cadre de la formation de ces éducateurs que je connaissais si bien, j’ai pratiqué des groupes d’« analyses des pratiques » , à l’intérieur desquels j’ai fait un mix de psychodrame « Bourien » , analytique, et du rêve-éveillé collectif, suivant les nécessités. Des sessions « transversales » de quatre ou cinq jours, se révélèrent passionnantes car pouvait naître enfin un dialogue fécond entre les différents corps de métier, éducateurs et moniteurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants, assistantes sociales qui, sur le terrain, entrent souvent dans une concurrence acharnée au lieu d’entrer en relation dans la recherche de leur complémentarité pour ce travail si difficile et souvent éprouvant.

L’autre scène

15 Lorsque la parole tourne en rond, dans une plainte sempiternelle, dans une demande infinie et donc impossible, il est temps d’inviter le patient à explorer « une autre scène, un autre espace » . Les enfants de l’hôpital de jour, perdus et emprisonnés dans leur désir fou de fusion qui les avait amenés à désespérer de toute relation, étaient dévorants. Si nous entrions dans une illusion de relation avec eux, nous ne pouvions pas en sortir indemnes : la main qu’ils prenaient parfois ne pouvait pas les satisfaire ni les accompagner, mais seulement devenir l’objet partiel de leur jouissance à tout jamais stérile. Si notre présence pouvait les calmer un moment, comme un doudou calmeles pleurs du bébé, cela ne débouchait jamais sur un changement si minime soit-il dans leur non désir de grandir et leur terreur de se confronter au monde qui les agressait sans cesse. Imaginaire et symbolique ? Ils en étaient aussi loin que nous de la planète Mars ! Il nous fallait donc un autre espace, une autre scène. Je laisserai là l’histoire de l’évolution du « Jeu des Éléments » que j’ai publiée ailleurs. (cf. bibliographie)

16 Je me suis questionnée aussi sur le processus : Illusion et désillusion

17 Au fond pour être thérapeute, que ce soit en groupe ou en relation duelle, il suffit, comme la mère suffisamment bonne chère à Winnicott, de savoir jouer avec l’illusion et la désillusion de nos patients grands ou petits ! Encore faut-il pouvoir offrir un contenant suffisamment solide pour que leur angoisse n’entraîne pas un volcan en éruption ou un tsunami dévastateur.

18 Le groupe alors se révèle un allié précieux car il est lui-même un contenant pour chacun et notamment pour celui ou celle qui va mettre son jeu en scène et le jouer. Anzieu a écrit de très belles pages sur « l’illusion groupale » qui sert même de « moi-peau » à ceux qui en manquent. Cette illusion groupale va servir de cadre de référence et de garde-fou pour les moments de folie que suscitent parfois les ressentis intenses générés par les jeux. Elle va permettre que le désillusionnement soit progressif, et remplacé par une liberté nouvelle.

L’angoisse du thérapeute

19 Mais il se peut qu’il y ait un instant d’angoisse pour le thérapeute débutant ou fatigué avant un psychodrame ou avant une séance de rêve éveillé… Mon angoisse, c’était : « Et s’il ne se passe rien ? Si le patient ne « voit » rien, ne ressent rien »… « et si je ne comprends rien, si je me sens aussi « vide » que lui…? Si le sujet ne supporte pas de jouer une scène « vécue » ou une scène imaginaire, s’il entre en sidération, s’il ne joue que le rejet, le refus ou la résistance ? Et quand et comment intervenir, ne pas intervenir ? »

20 C’est compter sans la pulsion de vie à l’œuvre en chaque membre du groupe, si régressé soit-il, si thérapeute soit-il. Cette pulsion de vie va faire que si un des membres du groupe ou plusieurs, se retirent dans le mutisme, le rien, le vide, le rejet, le refus, d’autres sont aux aguets de ce qui pourrait surgir en eux et autour d’eux, d’autres ont horreur du vide et vont se jeter dans le faire, action ou parole. Ce sera alors aux thérapeutes d’amener à être, aider à élaborer une mise en scène, en prenant le temps nécessaire pour cela, le temps de l’hésitation, du doute, du tâtonnement, du non-savoir, pour laisser surgir l’invention, exister dans l’éprouvé de l’expérimentation encore embryonnaire, encore à naître, encore à découvrir ou soudain enfin là. Ce qui permettra d’entendre la parole étonnante de l’inconscient qui donne « le dondes langues »… Car comme dans le rêve-éveillé groupal ou individuel, dans les jeux de psychodrame, thérapeutes et patients se découvrent poètes, écrivains, romanciers, chanteurs ou musiciens… Et certains, si étrangers au monde et à eux-mêmes, l’instant d’avant encore dans une solitude sans nom, voici qu’ils expérimentent ce lieu en eux qu’ils pensaient à tout jamais perdu : sentir, ressentir, puis partager…

21 Voilà que ce n’est plus une douleur insupportable mais un plaisir, un baume sur leurs maux, et plus que cela dans les « moments de grâce » , le groupe tout entier est comme pris dans un charme… l’harmonie est là, la solidarité existe… ce cri terrible a été entendu non seulement sans que personne n’en soit détruit, mais chacun a pu aider à ce qu’il ne résonne pas dans un vide sidéral comme celui qui l’a poussé le vivait ou le craignait jusque-là. L’autre, redouté comme agresseur potentiel, présence aliénante, support de toutes les projections négatives vécues depuis la petite enfance, se révèle soudain capable d’être beau, aimable et aimant, frère ou sœur en humanité, qui rejoint le plus profond, si simplement… Cela je l’ai vécu intensément chez le Docteur Pierre Bour surtout, mais aussi en d’autres lieux, tout comme dans les groupes que j’ai co-animés moi-même. Comme le dit Anzieu, c’est hélas une « illusion » puisqu’on croit dans ces moments-là que tout est possible, que cet accord parfait presque magique, peut durer toujours mais le désillusionnement viendra très vite : ceux et celles qui ont voulu prolonger cet instant dans la vie réelle l’ont très vite compris…

22 Et pourtant… pourtant comme ces rêves-éveillés des profondeurs d’où patient et thérapeute émergent, émerveillés ou silencieux, graves devant cette naissance à soi-même, que parfois le patient tente d’annuler en disant : « oui… c’était bien… mais ce n’est qu’un rêve…! Ça ne dure pas, ce n’est pas « vrai » ! » ou « à quoi ça sert..?! » , cet instant-là n’est pas perdu. Ce qui s’est joué là va participer pour certains au processus de l’intégration soit de leur être, soit de leur histoire et de son évolution. Nous savons tous que l’illusion de fusion du nouveau-né est nécessaire et indispensable à son développement ultérieur et que pourtant elle n’est qu’une illusion. C’est vrai et ce n’est pas vrai. Mais cela est. Le jeu et le rêve-éveillé, c’est la même chose.

23 Nous savons bien que le thérapeute ne doit rien désirer pour son patient, mais parfois cependant il doit lui prêter un centième de son désir de vie… Comme le dit Winnicott, on ne peut pas être psychodramatiste ou analyste rêve éveillé, me semble-t-il, si l’on n’a pas ou plus le goût du jeu « playing » , si l’on n’a pas gardé un peu l’esprit d’enfance qui s’émerveille de tout ce qu’il ne connaît pas. Nicole Fabre a écrit un article dans l’École des Parents : « rêver pour aller mieux. Le sous-titre dit : « Partage de l’imaginaire avec le thérapeute, le « rêve-éveillé » fait sourdre les émotions enfouies et aide à franchir les barrières. » On connaît aussi son livre Deux imaginaires pourune cure. Meneur du jeu en psychodrame ou analyste rêve-éveillé ne peuvent pas se permettre de s’endormir sur leur fauteuil dans une écoute flottante… Le thérapeute prête son imaginaire, il partage celui du patient, il l’accompagne dans la créativité de l’inconscient, dans la violence éventuelle des émois, tout en gardant un pied sur la rive.

24 Dans le groupe, soudain, beaucoup redeviennent des enfants avec cette faculté d’émerveillement, de créativité, de capacité de vivre l’instant. Et le phénomène saisissant fait que même si tous ne peuvent être au centre à chaque séance, chacun va se saisir d’un pan de son histoire qui était brûlante ou qu’il avait oublié, non seulement à travers sa propre mise en scène, son jeu et son ressenti : avant, pendant et après, mais bien souvent, et c’est là le mystère de la communication des inconscients, illusoire ou pas, simplement à travers l’histoire de l’autre, celui qui est mis en vedette pour un moment de la séance.

25 C’est là sans doute que réside le succès des émissions de télé-réalité où chacun et chacune vient raconter son problème et sa vie souvent au plus intime. Mais alors c’est sans filet, sans accompagnement, dans le passage à l’acte narcissique d’être vu par des millions de téléspectateurs virtuels et l’espoir secret d’un électrochoc. Après, il se retrouve seul, qu’en est-t-il alors de son illusion d’avoir été compris, aimé, rejoint ? Quel désillusionnement où nul n’est là pour l’aider à rebondir dans un autre processus illusion-désillusion jusqu’à parvenir à sublimer enfin ?

Le temps, les temps

26 Dans un groupe de thérapie comme dans des séances d’analyse rêve-éveillé en individuel, la liberté, la créativité, l’invention, la fantaisie ou la part de folie enclose en chacun de nous, s’entourent de la rigueur des règles même souples et de l’accompagnement du ou des thérapeutes. Le temps est important : temps du surgissement du ou des thèmes et de leur choix. Temps de la mise en scène, temps du jeu lui-même, temps de son arrêt et de la mise en commun des ressentis ou réactions de chacun des membres du groupe. Temps de silence parfois, lorsque l’émotion a été grande ou intense. Temps des séances inscrites elles-mêmes dans un temps dans la semaine, dans le mois, en dehors des vacances. Temps de la séparation et temps des retrouvailles…

27 Tous ces temps nous ont beaucoup aidés pour que les enfants autistes ou psychotiques parviennent enfin à admettre le rythme de la vie, des saisons, du quotidien. La nécessité de devoir changer d’activité, de lieu, de temps, ne serait-ce que pour se nourrir, s’habiller, partir, revenir, toutes ces choses banales leur étaient insupportables et faisaient que le moindre acte de la vie quotidienne les agressait ainsi, croyaient-ils, que ceux qui les leur imposaient.Ces temps, vécus ensemble, devenaient des rituels qui les rassuraient puisqu’une de leur illusion était que la séparation était définitive, mauvaise, destructrice et donc que, pour ne pas en souffrir, il suffisait de ne pas la vivre, de se replier sur soi de manière extrême, quitte à ne plus rien ressentir en créant leurs propres rituels stériles et répétitifs, tentant de créer cette « forteresse vide » dont parlait Bettelheim, mais qui bien sûr, loin d’être vide, les protégeait bien mal des océans de terreurs et d’une solitude terrible.

28 Le thérapeute qui garde « son pied sur la rive » tout en laissant surgir sa propre créativité est garant que si le patient se laisse aller à sa fantaisie, voire à sa part de délire, à son agressivité même, dont l’impact est dérouté par le jeu, il ne va pas devenir fou ni être détruit par la violence de ses affects. Au contraire, allant parfois jusqu’à perdre la conscience ordinaire éprouvée jusqu’alors, il va découvrir un espace de liberté en lui-même et dans son environnement qui peut lui permettre d’éprouver sa capacité d’être seul et de changement, tout en se sentant relié aux autres, d’abandonner l’illusion de la grandeur nocive de son histoire, la magnificence exclusive de son roman familial, l’attachement morbide à son drame, et donc son désir insensé d’omnipotence fusionnelle, expérimentant un silence vital en lui qu’il ignorait, capable enfin d’accepter la ou les désillusions, acceptant même ce processus sans fin mais libérateur, pour enfin sortir de la paralysie qui l’enchaînait et le maintenait prisonnier de la désespérance dont parle le livre de Nicole Fabre : Voyage en désespérance.

29 Car souvent nos patients, y compris les enfants que je reçois actuellement en consultation, ne sont pas désespérés mais dans une désespérance sourde et pernicieuse qui annihile leurs désirs et leurs efforts de changement. Pour ne pas entrer dans la désespérance dans un groupe comme celui du « Jeu des Éléments » avec des enfants si peu structurés, il était nécessaire d’être plusieurs thérapeutes. Nous faisions des sessions de trois ou quatre jours pour avoir du temps de faire des séances longues, d’avoir aussi du temps pour que les rythmes soient doux, le lever, le coucher, nous leur faisions à manger ce qu’ils aimaient et pour nous ce que nous aimions…

« Je vais trouver ma maman ici, elle sera bleue »

30 C’est ce qu’a déclaré en confidence Paul, 12 ans environ, enfant autiste qui vers 4 ans, passait tout son temps à demi nu, battant des bras d’excitation, dans le parc de l’hôpital de jour, près du grillage à dénicher les escargots pour les arracher de leur coquille comme il avait été arraché à sa mère lorsqu’il était petit, transféré dans un sanatorium parce qu’il faisait pipi au lit et était sans doute déjà un peu étrange… Si nous lui parlions, il ne semblait ni nous entendre ni nous voir, si nous insistions, notre sollicitude l’agressaitet il hurlait. Les éducatrices étaient obligées de le faire manger seul, le reste du groupe attendait… dans le couloir ! Ce serait trop long de vous raconter le périple de Paul au Jeu des Éléments. J’ai écrit son histoire dans un article en 1988. Paul est notre plus belle « réussite » à l’hôpital de jour. Il s’est construit par et avec le Jeu des Éléments.

31 Cette session est la 4ème dans la vie de Paul. Il l’attendait impatiemment, il a déjà beaucoup changé : il s’isole moins, mais reste « à part » . Il montre un grand appétit de savoir et de connaissance. Depuis l’âge de 10-11 ans, il a appris seul à lire, à écrire, à compter. Il bénéficie d’un temps de classe à l’extérieur pendant deux ans. Mais Paul aime apprendre de manière autodidacte et obsessionnelle. Il nous éblouit par ses connaissances mais devra quitter la classe de perfectionnement en raison de son âge, de l’insupportable pour lui d’un enseignement programmé et il ne s’intéresse pas à ses compagnons de classe.

32 Dans le groupe de thérapie, il a tendance à exprimer son agressivité de manière envahissante, surtout lorsque les autres font des jeux de bébés. Par contre, il semble de plus en plus me prendre comme image maternelle différenciée du « papa-maman » . Ainsi, il joue une grenouille et me donne un rôle de fontaine. Il boit dans ma main. Puis il s’occupe d’un petit bébé et me demande mon aide pour le défendre contre une bête féroce. Le 1er jour de la session à C., où tout lui plaît, il dit donc à Denise, son éducatrice : « Ici, je vais trouver ma maman et elle sera bleue »…

33 En fait, ce sont sans doute les thèmes des autres enfants, ce va-et-vient de leurs émotions à celles de Paul, qui lui permettront de réaliser ce désir tout nouveau. Pendant trois jours, nous allons éprouver la peur de la séparation mortifère : une mère « en pierre » , jette hors de son ventre (à l’aide d’un ballon), l’enfant Franck qui en meurt presque. Il est question aussi de manière intense de l’abandon vécu par l’enfant à l’hôpital, il en meurt ; de l’inquiétude des parents pour l’enfant qui fige et paralyse tout. L’intensité des affects est grande, l’impact important !

34 Le troisième jour, Paul est contenu par Jacques son éducateur co-thérapeute et moi, au cours d’une véritable crise de terreur d’une grande violence. Nous la traitons comme un psychodrame, c’est à dire en la reliant à un début, un déroulement et une fin, tout en tentant de comprendre et d’entendre cette immense détresse. Paul crie : « ourse-panthère noire » . Puis il dit qu’il a « perdu sa maman » , « elle est morte… » . Il se couche par terre et meurt de désespoir. Dans le jeu d’avant, il avait réclamé un biberon, je vais mettre de l’eau dedans et je reviens avec. Étonné, heureux, il se transforme alors en petit chat, me prend pour mère chatte avec un contact affectueux et chaleureux extrêmement rare chez lui, et dit avec ravissement : « J’ai trouvé ma maman » . Pour la première fois depuis toutes ces années, il peut faire un bébé chat heureux ayant un rapport tout simple avec sa mère.

35 Au cours de cette session, sa jalousie de ma relation avec d’autres enfants est claire. Il interdit même à ces enfants de changer ! D’ailleurs, à la suite de ce vécu commun si intense, pour la première fois, Paul différencie chacune des personnes du groupe en les appelant par leur nom.

36 Après avoir revécu la terreur de ce moment atroce où, comme l’écrit Winnicott, dans l’absence « il y a un moment où la mère est morte » , après avoir pu vivre enfin « ce moment précieux de colère à tout jamais perdu » , accompagné cette fois par le groupe et le couple que nous formions l’éducateur-thérapeute et moi-même, il semble bien que la mère archaïque « ourse-panthère-noire » terrorisante, fascinante et défaillante vient de disparaître. La mort symbolique de Paul à la suite de cette perte lui permet de nouer une relation chaleureuse avec une mère plus réelle, « suffisamment bonne » . Le transfert est enfin repérable. Des séances, seul avec moi, permettront que se précise l’orientation de Paul vers sa sortie avec les meilleures chances pour son avenir. Aujourd’hui jeune homme, il a une place dans la société et va bien. Lorsqu’il quittera le « Jeu des Éléments » pour un autre établissement, lui qui ne savait que hurler pendant de nombreuses années, fera un résumé saisissant de son évolution : « Un enfant handicapé, c’est un enfant qui ne parle pas, qui ne marche pas, qui ne veut pas des autres. Pour les soigner, il faut les laisser beaucoup avec leur maman… Moi, quand j’étais petit, oui j’étais un enfant handicapé, maintenant, je ne le suis plus. »

37 Cela illustre la nécessité d’être plusieurs thérapeutes pour de tels groupes, et au moins deux pour un groupe d’étudiants, ou même d’adultes. Souvent l’un est support de transfert négatif, puis c’est le tour de l’autre. Nécessaire aussi que ce qui fait « image » soit partagé. Bien d’autres choses encore seraient à dire, notamment au sujet du « moi auxiliaire » que représente le thérapeute mais aussi les participants du groupe à certains moments clés.

38 Anzieu a écrit sur cette « illusion groupale » fantastique que permettent ces plongées dans l’inconscient du groupe et de chacun, à travers ces scènes où se déploient à merveille imaginaire et symbolique, et qui aide chacun à se construire en se reliant aux autres, « dont il ne se sent plus séparé » comme l’écrit Nacht. Une participante a écrit un texte poétique après une session intensive de Psychodrame. Il me semble imager mon propos, tel un rêve-éveillé.

SEMINAIRE HELIOTROPE

39

Ils étaient 9 et 1 venus des 4 coins
de l’espoir et du désespoir
Certains étaient sans feu ni lieu
d’autres avaient mal qui à son père,
qui à sa mère, qui a sa sœur, qui à son frère,
qui à son enfant, qui à soi-même
qui à tout à la fois.
Ils étaient plusieurs.
Prêts à se déchirer et prêts à se comprendre
Pauvres comme Job sur son fumier et riches de cette pauvreté…
Ils écoutèrent sagement leur thérapeute parler du « tonal » et de « l’imaginal » et un timide espoir se levait en leur cœur.
Le tonal c’est le morne, le quotidien, l’interdit absurde, l’eau tarie, le rendement, l’impossible de tous les possibles, bref, l’INTERDIT DU POSSIBLE.
Le tonal c’est : sois sage. Tiens-toi droit, tiens-toi bien. Ne ris pas, surtout n’existe pas, mais AGIS. N’aime pas, sinon tu seras déçu, puni. Souffre en silence.
Le tonal est tout ce qui est du domaine du faire et du taire.
L’imaginal est tout ce qui est du domaine de l’ÊTRE, y compris la réalité du silence.
L’imaginal c’est : il est permis d’EXISTER, de vivre, de réaliser, d’exprimer, de rire.
Cette vie en toi qui demande droit de cité, ces aspirations à l’Amour dépassant l’étroitesse du couple marital ou du papa-maman où on a voulu l’enfermer, peuvent être vécues, comblées, au-delà de tous tes vœux. Mais cela ne sera possible que si le libre jeu de l’imaginal est permis : rêves, fantasmes, fantaisies, impulsions et réactions qui ne font aucun mal à l’autre, mais peuvent le choquer parce qu’« étranges », inconnues, hors des normes.
Vivre, non pas tant une liberté d’action qu’une liberté d’ÊTRE où l’agir alors se fait de lui-même.
Au prix de se heurter aussi à la jalousie, l’incompréhension, la méfiance ou l’ironie de l’autre.
Mais attentifs à ÊTRE et laisser vivre en nous cette soif et cette faim en cessant de les combler par des faux-semblants : banalité, peurs, principes, tabous, agressivité, fuite, qui sait ce que l’on découvre ?
Nous avons découvert ce QUI EST, inexprimable et indicible :
L’Amour nous a comblés.
Nous étions 10 encore à la fin du voyage. Mais dans ce silence, étions-nous encore PLUSIEURS ?
Nous étions… ensemble…
Nous allions de beauté en cascade au centre de nous-mêmes
Ce que l’un ne disait pas, l’autre le parlait. Ce que lui avait besoin d’entendre, elle le chantait ; Cette main qu’elle n’attendait plus, il la lui tendait.
Et s’il fut beaucoup question de mort, inéluctable, cruelle, mais bienheureuse, il fut d’abord question de tendresse, celle qu’on nomme encore compassion :
La tendresse possible et interdite qui permet la perte des images mortes et étouffantes auxquelles on s’accroche.
Oui, nous avons vécu ensemble la douleur, (ô combien interdite), la tendresse, l’amour et la joie ; baignés dans la beauté du vrai et du pur et dans une intensité sans nom.
Samedi soir, les masques grimaçants nommés peur, désespoir, solitude, petit moi étriqué et jacasseur étaient loin, dans un autre monde, un autre temps, un autre espace : figures de cinéma.
Nous étions ICI et
nous n’étions pas seuls
nous n’étions plus seuls…

BIBLIOGRAPHIE

  • Bour Pierre, (1976), Les racines de l’homme, Robert Laffont.
  • Brun Jacquelyne, (1988), L’enfant et les Eléments, Un chemin du cri à la parole, in Etudes psychothérapiques, n°73, Privas, septembre.
  • Brun Jacquelyne, (1988), Le Jeu des Eléments : une expérience de psychodrame en Institution in Perspectives Psychiatriques, n° 12-11, l’Espace.
  • Fabre Nicole, Voyages en désespérance
  • Fabre Nicole, Deux imaginaires pour une cure.
  • Winnicott DW, (1980), Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : Jeu, poésie, Éléments, Illusion-désillusion, groupe

Date de mise en ligne : 13/03/2014

https://doi.org/10.3917/imin.031.0105

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