François de Singly. (2011) Séparée. Vivre l’expérience de la rupture. Armand Colin. Par Bénédicte Berruyer-Lamoine
1Pourquoi se sépare-t-on de plus en plus ?
2Dans cet ouvrage, le sociologue François de Singly, spécialiste du couple et de la famille, part du constat suivant : trois-quarts des séparations et des divorces sont demandés par les femmes. Il s’interroge ici sur les causes des séparations, leur processus, et en amont sur les représentations que les femmes ont aujourd’hui du couple et du bonheur conjugal. Il dégage trois types de séparation, corrélés à trois types d’engagement dans le couple (« on se sépare comme on a vécu ») : se séparer pour survivre, se séparer pour se développer, se séparer pour se retrouver. Ce travail s’appuie sur des récits de femmes ayant demandé la séparation, recueillis à partir d’entretiens. F. de Singly met en évidence les attentes fortes des femmes par rapport au couple, même si aujourd’hui les individus des deux sexes attendent un « retour sur investissement » de ce couple formé sur un choix sentimental, romantique, et non plus par intérêt comme dans le mariage bourgeois. L’idéal du couple reste fort, on en attend tout. Les femmes en particulier cumulent les attentes ; pour elles, l’homme devrait pouvoir assumer toutes les fonctions. L’inflation de l’attente va provoquer un certain nombre de séparations, car comme le dit Pascal Bruckner repris par F. De Singly : « Le couple fait naufrage comme une barque surchargée. » Un autre élément fort apparaît dans cet ouvrage détaillé et riche de récits, que confirme la clinique de la consultation psychologique et de la psychothérapie, individuelle ou conjugale : un sentiment concurrent à l’amour, le sentiment de ne plus être soi-même, va amener un certain nombre de séparations. La personne, la femme ici, n’a pas de reproche véritable à faire à son conjoint. L’enjeu est d’être ou de rester, ou de redevenir, soi-même. La séparation s’accompagnera d’un sentiment important de reconquête de soi, de découverte ou redécouverte d’une capacité à décider pour soi, à se retrouver, à se définir autrement que dans le regard de l’autre. Cette quête d’un Soi qui aurait disparu dans la vie conjugale affecte particulièrement les femmes, qui se sont épuisées dans le dévouement et le soin à l’époux et aux enfants, et dans l’enfermement dans les tâches domestiques, auprès desquelles elles ont été missionnées par l’injonction sociale. Pour la femme, l’amour et les tâches domestiques se nouent dans le même espace, alors que pour l’homme, historiquement, toute une partie de sa tâche de mari et de père se joue à l’extérieur dans le champ professionnel. Les luttes historiques et juridiques pour le divorce sont liées à l’émancipation de la femme, qui ont été historiquement beaucoup plus « enfermées dans le mariage », que l’homme, enfermées dans le rôle conjugal, « femme de », après avoir été « fille de ». Cette émancipation s’accompagne, souligne F.de Singly, d’une demande de réciprocité : tant que la femme était à la place qui lui était assignée socialement de « care », c’est-à-dire de prendre soin (de l’époux, de l’enfant du foyer), elle était dans un amour sans demande de retour, dévoué, inconditionnel : l’agapè. L’éros sera la conquête des féministes qui réclament le droit au plaisir et à disposer de leur corps. Ensuite, à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle, avec la montée de l’individualisation, se rajoute une exigence de réciprocité, de « retour sur investissement », ce qui introduit la notion de philia dans l’amour conjugal. La réciprocité signifie aussi une demande de la part des femmes que l’homme soit lui-même dans le soin, le « care », l’attention portée au couple, à la relation, à l’autre. L’agapè, amour inconditionnel, va, lui, se recentrer sur l’amour porté aux enfants. Là aussi, l’exigence est plus forte, et la rupture survient quand l’exigence n’est pas suffisamment satisfaite. Donc, lorsque le couple institué ou le mariage devient un obstacle à l’épanouissement de soi, la séparation est vécue comme une réappropriation de soi. Au mieux, le partenaire est vécu comme accompagnateur du développement de soi, et s’il y a séparation, les différents couples que la femme va construire ensuite seront des étapes dans cet accomplissement.
3La conjugalité moderne est prise dans une contrainte paradoxale que F.de Singly énonçait dans un précédent ouvrage sous la forme « être libres ensemble ». Les constats et analyses du sociologue rejoignent et éclairent les observations du clinicien, qui accompagne au quotidien des femmes en travail dans ce questionnement de l’aliénation de soi dans leur lien de couple. Au-delà de l’histoire singulière, c’est toute une dimension sociologique qui est présente et qui, d’une certaine manière, contraint aussi l’individu dans ses choix ; et c’est là que l’apport de la sociologie et de l’ouvrage de F. de Singly est particulièrement précieux. Par ailleurs ce travail interroge le psychanalyste sur la question de la centration sur l’individu : la diffusion et la vulgarisation de la psychanalyse, de la psychologie, et d’une manière générale, du développement personnel, ont certainement contribué à cette centration sur soi. Or, le psychanalyste est certes à l’écoute du sujet dans sa dimension intrapsychique, et dans l’avènement de sa parole propre, mais aussi dans sa capacité à aimer (qui indiquerait comme le disait Freud, la fin de l’analyse). Il y aurait probablement un risque, que relève aussi F. de Singly, pour l’individu lui-même, si le primat du Soi, du développement du Soi, la quête narcissique, dominait systématiquement la richesse et la complexité du lien amoureux.
Martine Lussier, Le travail de deuil, 2007, 254 p. suivi de Terre d’asile,terre de deuil. Le travail psychique de l’exil, 2011, 235 p., Paris, P.U.F., « Le fil rouge ». Recension d’Evelyne Guilhendou
4La mort privée est en voie de désocialisation dans nos sociétés occidentales, suivant une évolution allant de l’extériorisation vers l’intériorisation jusqu’à l’étape actuelle où le deuil « ne peut se vivre que dans l’intrapsychique », conséquence du déclin des croyances religieuses et du développement de l’individualisme. Quoiqu’omniprésente dans les medias, la mort porte désormais le voile du deuil. Martine Lussier observe, ces dernières décennies, un changement significatif de vocabulaire dans le foisonnement de publications sur le sujet : on parle plus volontiers du « deuil » que de la « mort » dans le langage courant tandis que les expressions « faire son deuil » ou « le travail de deuil » sont indifféremment appliquées à toutes sortes de séparations. Elle constate qu’aujourd’hui « l’endeuillé reçoit pratiquement l’injonction de faire son travail de deuil ; la prescription reste surmoïque mais elle est déplacée du devoir envers le mort à une manière de devoir d’hygiène mentale personnelle. » (p. 231-233) Aussi se demande-t-elle si l’on saurait inférer de la fortune contemporaine de ces expressions que le modèle psychanalytique du deuil est érigé en paradigme. Trois notions lui fourniront l’axe autour duquel organiser sa recherche : le modèle -descriptif et/ou explicatif-avancé par Freud, le paradigme -cognitif et normatif- suivant la généralisation du concept dans les champs de la psychiatrie et de la psychologie, et la notion psychanalytique de travail, conscient et inconscient, mais aussi travail d’élaboration et de perlaboration. Outre l’apport théorique de cette recherche, la problématique soulevée et la réflexion épistémologique qui la structure en font un précieux outil pédagogique servi, de plus, par la clarté de son exposé.
5Lors de la rédaction de « Deuil et mélancolie », Freud propose, sans l’approfondir, une généralisation sur la perte en établissant l’analogie suivante : « Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal, etc. » Texte fondateur dont M. Lussier fait l’exégèse en consultant les manuscrits et croisant de multiples sources d’information avec la plus grande rigueur intellectuelle : l’inscription de la réflexion sur le deuil dans la vie de Freud, son évolution dans l’ensemble de l’œuvre, l’étude des sources bibliographiques et des échanges intellectuels qui ont nourri cette réflexion, sa mise en perspective enfin permettent de situer le texte freudien dans son époque et autorisent l’auteur à cette première évaluation : « au moment où Freud s’engage dans l’écriture de « Deuil et mélancolie », il a déjà repris à son compte […] : lien entre deuil et pathologie mentale, troubles somatiques, dénégation ; pour la part qui lui revient en propre, nous pouvons noter une réflexion riche sur l’ambivalence et les sentiments de culpabilité […] mais il n’y a qu’une ébauche des déplacements de la libido et rien n’apparaît dans ces textes quant au narcissisme ; […] quant au statut métapsychologique du travail de deuil, il est absent » (p. 49).
6Ainsi Freud, alors davantage occupé à se confronter à la mélancolie qu’à « proposer un modèle normal du deuil solidement étayé », prend-il « une position d’autorité pour valider sa description du travail psychique qui n’a peut-être pas le caractère d’évidence qu’il suggère. » (p. 92). C’est, selon Martine Lussier, dans cette faille que s’insinuera le glissement de l’intrapsychique vers l’interindividuel, aboutissant à une psychologisation du deuil ; mais n’anticipons pas. Elle choisit donc d’approfondir la genèse du texte freudien sur trois points : l’épreuve de réalité, la douleur et le statut métapsychologique. Le va-et-vient entre le texte fondateur et nombre d’autres études psychanalytiques sur le sujet met le lecteur au travail en l’invitant à partager la réflexion en cours d’élaboration. La méthode rigoureuse et stimulante, jalonnée d’explorations, d’avancées, d’interrogations s’y déploie avec beaucoup de clarté, donnant ainsi à voir une pensée critique en acte, vive, probe et jubilatoire.
7Outre son approche théorique du travail du deuil « normal », l’objectif de l’auteur est d’en cerner les différentes étapes : le facteur temps mène de « la rébellion contre la loi de la nature » à « l’entrée dans la dépression » ; alors peut advenir la seconde phase, particulièrement dynamique, qui implique de l’endeuillé un remaniement psychique intense pour passer du surinvestissement au détachement. A l’élaboration idéalisante fait suite « un travail de décondensation, de fragmentation qui nécessite l’usage temporaire de mécanismes de défense comme le clivage bon/mauvais et l’idéalisation » (p. 103). Divers aspects régressifs accompagnent ce long processus, jusqu’à la prise de conscience de représentants psychiques refoulés, que l’accès à la verbalisation facilitera. « Quand les investissements deviennent clairs, « l’ombre », projection déformée de l’objet investi, disparaît, et l’objet peut être quitté » (p. 112). M. Lussier propose de voir dans cette phase de dévoilement et de remaniement des liens identificatoires une œuvre originale de liaison : « C’est dans cette phase […] que se constitue l’héritage, l’héritage psychique qui prend corps […] et se transmet, avec ou sans déformation. […] C’est la recréation […] d’une histoire subjective qui se transforme et recommence ; c’est le moment ultime de la filiation, de l’entrée dans une généalogie. »
8La confrontation théorico-clinique de ses entretiens réalisés auprès de jeunes endeuillés pour valider sa formalisation du travail de deuil fait l’objet d’une discussion – au sens rhétorique du terme discutio – particulièrement argumentée et stimulante. L’auteur confirme la question essentielle du processus identificatoire : « L’identification, c’est la reconnaissance, aux deux sens du terme : d’abord la reconnaissance de l’autre, de l’altérité avec le corollaire du manque, ensuite la gratitude de l’enrichissement par l’autre, de l’expansion du moi par l’autre. L’identification, secondaire s’entend, se fonde sur la perte – le deuil – qui permet la croissance du moi par assimilation des aspects positifs (dans le meilleur des cas) de l’objet et qui renforce le sentiment d’identité au lieu de le détruire. L’identification narcissique primaire, au contraire, implique une confusion d’identité entre le sujet et l’objet […] L’ombre de l’objet tombe sur le moi » (p. 140-141). L’ensemble de cette analyse met en évidence le rôle primordial du moi, instance que Freud présente comme un « être de frontière » exposé à « trois sortes de dangers, provenant du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi » (« Le Moi et le Ça », p. 299). D’où la difficulté de la tâche de discrimination du moi entre « le vrai/le fantasme, le passé/le présent, le désir/la réalité. Dans le cas du deuil, la réalité inaltérable de la perte ne lui permet de trouver des satisfactions qu’à très long terme et qu’après un très long travail de working through […] Le moi est à la fois conscient et inconscient, donc dans l’ombre et la lumière, la lumière qui n’existe que par l’ombre, dans une relation de dépendance qui peut devenir dangereuse […] Si le moi surmonte tous ces chausse-trapes, il peut, après une longue période de temps […], « redevenir libre et non inhibé », dit Freud. Je propose plutôt « transformé ». » (p. 149).
9Une fois défini le travail de deuil, l’auteur s’attèle au « devenir du concept » dont les transformations amorceront les dérives à venir : alors que « pour Freud le deuil s’achève quand la personne endeuillée a retiré tous ses investissements de l’objet perdu, quand elle a dénoué sa liaison à l’objet anéanti » (p. 152), pour Karl Abraham il « s’achève quand elle a réussi à introjecter l’objet perdu » (il prend également en compte la dimension maniaque en pointant l’accroissement des désirs libidinaux), tandis que pour Melanie Klein « c’est grâce à l’épreuve de réalité que s’achève la période dépressive ». Mais ce qu’introduit surtout cette dernière, c’est l’idée selon laquelle « toute séparation (sein, fèces, départ, etc.) est une perte, donc un deuil », établissant ainsi un lien entre l’épreuve de réalité dans le deuil normal et le « deuil précoce » que constitue le sevrage chez l’enfant, deuil réactivé à chaque nouveau chagrin ; « elle généralise la perte partielle à la perte totale, le besoin au désir, le réel au symbolique » (p. 234) et accorde aux affects négatifs une place prépondérante dans le deuil « normal ». Quant à John Bowlby, il se démarque clairement de la psychanalyse en faisant abstraction de ses fondements pour plaider en faveur d’une approche comportementaliste du deuil ; ainsi M. Lussier voit dans son œuvre « la cheville ouvrière qui fait basculer le modèle psychanalytique du deuil vers un modèle non psychanalytique ». Elle examine enfin la critique du modèle freudien par le psychanalyste Jean Allouch qui propose en complément une théorie lacanienne du deuil et explique pourquoi le « paradigme du deuil n’est plus [pour lui] celui de la mort du père mais celui de la mort d’un enfant » ; proposition jugée insuffisamment argumentée par M. Lussier mais dont elle retient cependant « la notion d’inaccompli, l’insistance sur la précocité » en ce qu’elle « nous oblige à ne pas considérer comme intemporel le statut de nos objets d’amour » (p. 182).
10Le premier motif des dérives qui aboutiront à faire du deuil une maladie réside dans le choix du vocabulaire pour désigner précisément le deuil. On assiste à un glissement du sens spécifique vers un sens général qui tient à la polysémie des mots « perte » et « douleur » : ainsi, le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) classe-t-il le deuil, de plus en plus apparenté à une maladie, parmi les troubles de l’humeur, tandis que, considéré comme facteur de stress, il figure parmi les troubles de l’adaptation dans la Classification internationale des maladies (CIM). L’auteur étend ensuite son analyse aux champs de la psychiatrie et de la psychologie contemporaine, dressant un panorama de l’évolution du modèle psychanalytique et de sa transformation en paradigme : un panorama inquiétant mais édifiant qui permet de prendre la juste mesure de ce qui se joue sous les mots. M. Lussier ne saurait conclure sur un tel constat ; ou plutôt, c’est précisément de ce constat qu’est née la nécessité de la mise au travail, l’analyse, par le va-et-vient constant, la mise en perspective des textes : genèse, héritage et transformations, cette lecture dynamique n’est pas sans faire écho aux processus à l’œuvre dans l’expérience psychanalytique dont elle parle. Aussi, tout naturellement, son étude s’achève par l’analyse d’un ouvrage collectif psychanalytique, Le deuil, dont elle retient deux contributions permettant de compléter le modèle freudien :
- un article de Paul Denis dont la distinction qu’il propose entre « investissement en emprise » et « investissement en satisfaction » « permet de mieux éclairer la capacité de la personne à se détacher de la personne décédée ou de transformer ce lien : plus la relation a été gratifiante, plus la personne a pu s’approprier psychiquement les qualités de ce lien, plus elle peut se passer de l’objet externe, dans sa concrétude ; il est aisé alors de compléter la description par l’ambivalence et la proportionnalité du lien narcissique » (p. 217).
- un article de Daniel Widlöcher sur le temps nécessaire au travail de deuil dans lequel il propose, nous dit M. Lussier « de substituer aux représentations de choses qui s’activent dans le deuil, selon Freud, des représentations d’action, qui appartiennent au passé mais sont actives dans le présent : « C’est donc bien le passé en tant qu’il est encore du présent, sous forme d’actions dans lesquelles le sujet se trouve engagé, qui nécessite ce travail toujours à recommencer […] L’oubli qui résulte du deuil n’est donc pas oubli du passé, mais au contraire, oubli d’un « toujours présent » : c’est paradoxalement la substitution d’un vrai passé à ce présent de la répétition qui marque l’achèvement du travail de deuil. Ce dernier prend du temps parce qu’il s’attaque non au passé mais à une forme du présent, non à un souvenir mais à une action toujours en cours » (p. 218).
12Parmi les sept dimensions du travail du deuil que récapitule M. Lussier dans sa conclusion, quatre constituent le « noyau dur » :
- la phase de déni et l’épreuve de réalité qui enclenche le travail de deuil, épreuve favorisée soit par les rites funéraires soit par la rencontre entre une représentation du passé et une action au présent ;
- les affects liés au deuil et l’ambivalence qu’ils révèlent ;
- le lien avec la personne décédée : désinvestissement de l’objet perdu (Freud), remaniement des identifications (Karl Abraham et Melanie Klein) ;
- la transformation psychique : fonction subjectivante (Jean Allouch) du deuil mettant en cause le lien de filiation et la question de l’héritage (John Bowlby et Colin Murray Parkes).
14A quoi M. Lussier propose d’ajouter trois éléments permettant de distinguer le deuil d’autres pertes :
- la perception de la finitude, liée à la transmission (héritage, filiation) ;
- la recrudescence des désirs libidinaux ;
- le rôle du socius, des rites religieux ou culturels substitutifs.
16Une place pour la recherche et la réflexion, un temps pour la maturation et l’assimilation, puis vient le temps de la transmission, celui de l’héritage et de la transformation. Nous avons exprimé à plusieurs reprises le plaisir complice que procure cet ouvrage. M. Lussier y mène l’enquête et en partage le mode d’investigation : synthèse historique doublée d’une étude philologique, tissage savant de lectures croisées permettant notamment d’éclairer et analyser les dérives du « travail de deuil » allant de la notion psychanalytique vers sa psychologisation ; la méthode de recherche déployée ici invite à son tour le lecteur à revisiter les textes théoriques fondamentaux.
17Dans la seconde partie de sa thèse, publiée sous le titre Terre d’asile, terre de deuil, Martine Lussier étudie le travail psychique de l’exil en regard de celui observé dans le deuil, avec la perte pour dénominateur commun, selon le modèle freudien. Mais attardons-nous un instant à ce dénominateur commun. M. Lussier fait observer que dans le deuil comme dans l’exil, la perte engendre la douleur et impose le renoncement, renoncement d’autant plus douloureux pour l’exilé que le pays d’origine n’a pas cessé d’exister. D’autre part, pour l’exilé il s’agit en fait d’une multitude de pertes car, comme le souligne l’auteur, l’arrachement provoque l’anomie du sujet déraciné. Ainsi, deux pertes s’avèrent particulièrement insurmontables pour lui : la perte de l’espace sensoriel qui fondait sa culture et la perte du temps, le cours de sa vie ayant été brutalement interrompu par la volonté d’autrui ; M. Lussier emploie les termes de « cassure dans le déploiement d’une vie, dans la continuité de l’être » (p. 65). Pertes de l’espace et du temps qui se conjuguent puisque, dans le cas d’un retour, l’exilé ne saurait retrouver cet « objet d’attachement primaire » à jamais perdu. Comme pour l’endeuillé, il lui faudra passer par cette étape intermédiaire consistant à prendre psychiquement en compte ce changement, à « renoncer à la jouissance d’un objet qui comblerait des besoins ou des désirs » (p. 67).
18Bien que la notion de renoncement soit essentielle à tout processus de changement et de séparation, l’auteur constate qu’elle n’a donné lieu à aucune réflexion théorique. « Le renoncement se situe dans le registre économique et est en lien avec le désinvestissement. Chez Freud, le renoncement est conscient. Pourrait-on dire alors que le renoncement serait l’expression manifeste du désinvestissement accompli dans l’inconscient ? Le renoncement est-il la cause ou la conséquence d’un désinvestissement d’une représentation et de l’affect lié, triomphe amer du principe de réalité ? » (p. 69-70) Méthodiquement, l’auteur se livre à une analyse serrée de textes théoriques pour tenter de répondre à ces questions, en éclairant les zones d’ombres et pointant les ambiguïtés. Elle observe que : « dans le deuil, il ne s’agit pas tant d’abandonner un objet mais bien plutôt de transformer le lien à cet objet par l’identification. Il n’y aurait toujours que substitution dans la manière d’obtenir satisfaction, non pas renoncement à la satisfaction. » (p. 73)
19Sa revue sélective de travaux de recherche sur les conséquences psychologiques de l’exil ou sur la comparaison entre deuil et exil l’amène à faire cette distinction : « le deuil nous pousse vers les constituants intrapsychiques [de notre identité] et l’exil vers les constituants sociaux, l’identité qui nous est donnée de l’extérieur » (p. 90). Au-delà de la perte, de la douleur et du renoncement, communs au deuil et à l’exil, M. Lussier pointe de nombreuses différences significatives telles le caractère traumatique lié à la violence réelle faite à l’individu, sa perte des repères identificatoires mettant à mal son identité sociale, la cassure que représente l’exil dans le cours de sa vie. Si dans les deux situations se posent « le problème des liens du sang, de la transmission, de la continuité, […] la perte de la patrie pose la question de la place des liens du sol (au sens large d’environnement et de discours social) dans le fonctionnement psychique. » (p. 97) Ainsi, remarque-t-elle, les « transformations liées au deuil se produisent plutôt dans l’inconscient [alors que l’] exil conduit, lui, à un travail considérable d’adaptation, conscient, qui sollicite vigoureusement le moi, en particulier quand l’exilé se confronte à l’hétéronomie. » (p. 97)
20Pour entrer en contact avec des exilés politiques involontaires dont l’irréversibilité de la situation soit équivalente à celle du deuil et mener des entretiens semi-directifs, M. Lussier recourt à l’association France terre d’asile. Elle justifie ainsi les portraits qu’elle fait de ces hommes en quelques traits précis et délicats : « l’anonymat les protège mais c’est bien la perte d’une identité qui est la souffrance majeure de l’exil, c’est pourquoi j’esquisserai de chacun d’eux un portrait en essayant de dessiner avec justesse quelques traits de leur vie ; mais je le fais aussi parce que c’est bien dans le particulier que s’incarne l’universel. » (p. 109). Outre le souci éthique et le profond respect pour l’être humain dont témoignent ces quelques mots, l’ensemble des quatorze entretiens recueillis et analysés rend fidèlement compte des difficultés rencontrées : « un choc violent à l’écoute du récit de ces vies […]. J’ai fait des cauchemars presque chaque nuit qui a suivi un entretien » (p. 103). En écho aux récits des exilés, s’expriment les sentiments de compassion, de honte pour la France, pays des droits de l’Homme, de désir de réparation, l’empathie, autant de mouvements contre-transférentiels parfois difficilement maîtrisés par le chercheur et analysés dans l’après-coup. Deux de ces entretiens, retranscrits de manière plus détaillée en fin de volume, font entendre les « contradictions d’une politique humanitaire et d’une politique économique, et leurs effets psychologiques » ainsi que les constructions et interprétations du chercheur analyste.
21M. Lussier regroupe ses entretiens autour de trois thèmes majeurs interdépendants : les figures de l’espace et du temps, la rupture du contrat narcissique et la mort symbolique du soi.
221) L’espace est tour à tour vécu comme lieu de persécution, d’errance (« non seulement l’étranger perd son identité sociale mais il est à peine reconnu comme être humain » (p. 137)), de tentation (« le délicat passage du remaniement possible de l’identité entre ici et là-bas » (p. 138)) avant d’apparaître comme paradis perdu. L’exilé rêve d’un retour possible sans prendre en compte la dimension temporelle : « cet anéantissement est peut-être le seul moyen de supporter cette situation, du moins dans les premiers temps de l’exil, car la perception trop aiguë de ce temps à jamais perdu viendrait briser le sentiment de continuité de soi, déjà bien mis à mal. » (p. 145) M. Lussier insiste sur la nécessaire intrication de l’espace et du temps et souligne le risque de « glaciation de la temporalité ».
23L’impression d’un temps réversible tient à l’infantilisation dans laquelle sont maintenus les demandeurs d’asile par la disqualification professionnelle et la dépendance. Infantilisation redoublée par le fait que « Fantasmatiquement, l’Etat, en ne respectant pas des délais identiques pour tous les demandeurs d’asile et en leur interdisant de travailler, se met en position de mère toute-puissante » (p. 151). M. Lussier distingue deux phases dans le temps psychique : le temps de l’exil, du déchirement et de l’angoisse, de la perte d’identité, et celui de l’asile qui correspond au moment où s’impose le principe de réalité : comment s’adapter pour survivre ? Après le temps de l’agir pour faire face à la situation dramatique de l’exil, vient celui de l’élaboration psychique pour renoncer au désir du retour. S’appuyant sur la définition qu’A. Green donne du surmoi comme étant un orienteur de temps (Le temps éclaté, Paris, Minuit, 2000) M. Lussier voit dans la rencontre entre hétéronomie et hétérochronie ce qui s’apparente à l’épreuve de réalité du deuil : « C’est l’épreuve d’actualité des investissements attachés à des figures du passé face à une situation de sa vie (et non plus de sa survie) présente : pour être toujours aimé, accepté, intégré ici et maintenant, que puis-je garder ou que dois-je abandonner de mon passé, de ce que m’ont transmis mes parents ? » (p. 153) Il s’agit donc non pas de reproduire aujourd’hui les situations du passé mais de se les remémorer et les perlaborer.
242) La rupture du contrat narcissique (P. Aulagnier) : l’identité primaire est gravement atteinte : « L’exilé quitte l’univers familier […] qui est le contenant du narcissisme primaire, de l’identité primaire donnée par la mère principalement » (p. 158). Parmi les éléments sensoriels perdus et manquants, les aliments, la nourriture du pays figurent en tout premier lieu. A quoi s’ajoute la perte de l’identité sociale : « L’exilé nous renvoie en miroir deux situations insupportables : la représentation de l’altérité et la représentation du dénuement, donc de l’impuissance […], d’où l’intensité des réactions qu’il suscite » (p. 163). L’étranger est perçu comme dangereux, il est dévalorisé, et éprouve des sentiments d’humiliation, d’infantilisation, d’impuissance. « Ce que disent ces hommes, avec l’énergie du désespoir, c’est qu’ils peuvent accepter de ne pas retrouver le statut social d’avant (ils acceptent l’humilité), mais qu’ils ne peuvent accepter d’aller jusqu’à la castration symbolique. » (p. 167) Si le manque de travail ne permet pas de restaurer le narcissisme gravement atteint, l’auteur souligne l’importance du socius dans le maintien du soutien narcissique grâce, notamment, à la fréquentation de la communauté des exilés ou à la religion.
253) La mort symbolique de soi : « il s’agit bien d’une perte objectale mais […] le disparu est l’exilé lui-même ; il est à la fois le sujet de la perte et l’objet perdu. […] Ce n’est pas une perte mais une perpétuelle séparation, une « absence de fin » (Philonenko), qui n’a donc pas la valeur libératrice d’une perte irréversible. » (p. 170) Cette situation engendre frustration, sentiment de culpabilité envers la famille, étant dans l’impossibilité d’assurer la continuité des générations. L’auteur insiste sur le redoublement de l’atteinte à l’identité des exilés : « ils ont perdu leur identité là-bas et ils n’ont pas encore d’autre identité ici que celle de réfugié, associée à des images négatives. » (p. 175)
26Parmi les facteurs déterminants qui peuvent aider, ou entraver, le bon déroulement du travail psychique M. Lussier insiste sur le nécessaire travail d’adaptation à un nouveau cadre socioculturel, au lieu de la simple « transposition d’une situation identique à celle du pays d’origine. » (p. 179) Si certains facteurs externes facilitent cette épreuve (l’âge, l’état civil, le niveau de formation…) « chacun de ces éléments ne suffit pas à garantir une capacité à transformer un exil en vie ordinaire. » (p. 184) Parmi les facteurs psychiques, elle remarque plusieurs mécanismes de défense à l’œuvre dont l’activisme, le recours à l’agressivité, la violence verbale ou physique, le contrôle pulsionnel, … justifiés par l’atteinte à l’identité : « La dimension narcissique du psychisme est celle qui a besoin d’être restaurée ; les mécanismes de défense sont en partie au service de cette restauration. L’autre secours […] vient de la qualité des relations objectales que l’exilé a connues ; elles le soutiennent dans l’épreuve présente et lui permettent d’en nouer de nouvelles. » (p. 189)
27En conclusion, M. Lussier souligne le « travail considérable d’adaptation » qu’implique la situation d’exilé, puisqu’il s’agit rien moins que de la lutte pour sa survie physique et l’acceptation de la mort d’une partie de soi. « Le Moi conscient est sursollicité pour la survie et l’adaptation alors qu’il est le plus atteint et que les satisfactions pulsionnelles sont souvent absentes ; même l’agressivité ne peut s’exprimer sans conséquence grave, que ce soit dans la période de l’exil ou dans la période de l’asile. » (p. 223) A chacune des deux périodes correspond une phase du travail d’adaptation : externe pour le temps de l’exil, psychique pour celui de l’asile, une fois le cadre externe stabilisé. L’auteur rappelle le nécessaire va-et-vient entre temps et espace pour qu’advienne le travail psychique : « Pour que ces changements puissent avoir lieu, il faut que la figure de l’espace cesse de voiler la perception du temps. En effet, la permanence de la patrie entrave la réalisation de l’équivalent de l’épreuve d’actualité dans le deuil » (p. 224). Mais là s’arrête la pertinence de la comparaison entre les deux situations. En revenant au terme de sa recherche sur leur dénominateur commun que serait la perte, M. Lussier affine la proposition freudienne : « Au-delà des apparences, l’exil est plus une expérience de séparation que de perte, ce qui n’a pas les mêmes conséquences sur la représentation : la perte, par son irréversibilité, contraint à un travail psychique de représentation alors que la séparation peut le figer : privation n’est pas frustration (ou « refusement ») » (p. 224). L’expérience de l’exil affecte profondément la sphère narcissique : « les atteintes de l’identité primaire renvoient principalement à la figure maternelle ; les atteintes de l’identité secondaire renvoient davantage à la figure paternelle. La qualité des relations objectales primordiales et de l’instance surmoïque, héritière du complexe d’Œdipe, sera déterminante pour assurer la reprise narcissique et les longs remaniements identitaires. »
28Ainsi M. Lussier, après avoir soulevé tout un jeu d’oppositions (perte/séparation, temps/espace, non-habituel/non-familier, nécessité/accident, perte objectale/perte narcissique, intrapsychique/interindividuel) pointe-telle l’insécurité, la durée des processus psychiques, l’accomplissement ou la rupture de la filiation comme autant de points de divergence entre deuil et exil. Restent deux éléments communs, le temps et les identifications, avec cette réserve : « Si le « travail de deuil » s’entend dans le seul sens de processus de transformation, alors il peut être généralisé. Encore faut-il indiquer les éléments constitutifs de ce processus : […] le point de vue économique (le renoncement) et le point de vue topique (le remaniement des identifications), à quoi il faut ajouter un élément enclenchant cette transformation […] j’ai évoqué la perception de l’hétérochronie et de l’hétéronomie ; dans les deux cas, c’est le moi conscient qui est concerné. Nous pourrions, dans un énoncé quelque peu paradoxal, conclure que, en ce sens, le travail de deuil est un processus de subjectivation. » (p. 227)
29Psychanalyste, Martine Lussier était aussi conservateur de bibliothèque à la Sorbonne. Elle soutient sa thèse, Le travail de deuil. Naissance et devenir d’un concept en 2001 ; nommée maître de conférence à l’Université Paris-V en 2002, elle meurt en fin de cette même année. Si, partant de l’épreuve de réalité de l’objet réel disparu, le temps permet que s’accomplisse le processus de transformation de la mémoire en histoire, grâce à l’exceptionnelle amitié qui la liait à Claire-Marine François-Poncet, son travail de recherche a abouti à la publication posthume des deux ouvrages : Le travail de deuil, suivi quelques années plus tard de Terre d’asile, terre de deuil, son amie réalisant ainsi le vœu si cher à Martine Lussier de transmission du savoir. Et de fait, contrairement au sceau de la douleur et de la mort qui semble devoir celer ces deux livres, leur lecture procure la joie d’une pensée en acte, particulièrement vivifiante et féconde. Une parole juste, engagée, responsable. Où l’on retrouve le style d’une vie.
Hugues Paris, Hubert Stoecklin (2012) Star Wars au risque de la psychanalyse. Dark Vador, adolescent mélancolique ?, Toulouse, Érès (coll. La vie devant eux), 173 p. Compte rendu de Monique Aumage
30Ce texte pourrait aussi se nommer : De la mélancolie d’Anakin et des ravages des deuils impossibles.
31Star Wars répond à l’ambition de Georges Lucas (concepteur et réalisateur) de construire un conte de fée moderne. La réalisation de ce film s’étale sur trente ans. De Star Wars, il existe « plusieurs versions, affinées, transformées, reprises et travaillées. [C’est une] œuvre vivante s’il en est » (p. 167). Pour les auteurs, Star Wars est un miroir de deux générations d’adolescents, modernes puis postmodernes, où nous voyons s’opérer « le passage d’une société de la Loi et du paternel à une domination du narcissisme et d’un tout-puissant maternel triomphant » (p. 12).
32La saga composée de six films se divise en deux parties, la Trilogie et, quinze ans plus tard, la Prélogie. La Trilogie serait une « revisitation du mythe universel de l’œdipe ». Avec Luke, face à Dark Vador, nous assistons à l’affrontement du héros à la figure paternelle. Quinze ans plus tard, la Prélogie témoigne d’un travail de réflexivité. La découverte de l’épisode V de la paternité de Dark Vador fut une grande surprise pour les spectateurs, et Dark Vador devint le héros principal de la saga.
33Après cette découverte stupéfiante, la curiosité se déplaça vers la découverte du passé, le dévoilement du refoulé, le récit des origines et les questions : « d’où vient le père ? D’où vient le mal ? » (p. 13)
34Pour le spectateur actuel qui suit le récit historique dans l’ordre chronologique, le héros identificatoire est Anakin, futur Dark Vador. La question devient : « comment devenir père ? » puis « Que faire de cette violence, de ce mal qui est en moi ? » (p. 14).
35Comment devient-on Dark Vador ? Personnage principal de la saga, son étrange destin de la lumière à la nuit en a fait le méchant le plus célèbre du cinéma alors qu’il fut dans la Prélogie Anakin, « le garçon le plus gentil de toute la galaxie » (p. 17). Les auteurs de cet ouvrage nous convoquent, nous lecteurs, à Tatooine, cette planète désertique de notre enfance où naquit Anakin Skywalker (l’arpenteur du ciel). Il est alors un enfant pré-pubère de neuf dix ans, débordant de vie, astucieux, infatigable, serviable ; il est avec sa mère Shmi, l’esclave d’un abominable ferrailleur, sans foi ni loi : Watto. Sans père, seul avec sa mère, sans apparemment d’amis, sensible aux problèmes des adultes, c’est un enfant parentifié, à l’enfance volée ; il prend une place d’homme à la maison.
36Autodidacte, d’une extrême maîtrise de lui-même, dans la solitude forcée avec sa mère, il mûrit le désir de fuir et de se libérer de sa condition d’esclave. « La séparation d’avec sa mère se fait sans manifestation émotionnelle. Shmi ne verse pas de larmes et fait appel au courage […] de l’enfant […]. « Les yeux d’Anakin sont pleins de larmes ; il part puis revient vers sa mère avouant : « Je ne peux pas. » Shmi lui demande de ne pas se retourner, d’avancer seul, de la laisser. Avec une froideur affective […], elle touche peu et ne l’embrasse pas pour le départ. » (p. 22). Anakin « lui dit qu’il reviendra la libérer, contractant une dette que la mère accepte. Du point de vue psycho-pathologique, cette impossible séparation est fondamentale » (p. 23). Les auteurs s’interrogent sur les signes évidents de dépression chez le jeune Anakin : « il est proche de ces enfants très sages, ayant grandi trop vite. Sur le plan comportemental, […] il est toujours actif », jamais en repos, dans la crainte du vide, « du rien-faire » (p. 24). Il est dans cette incapacité de rester seul sans craindre l’effondrement, dont parle Winnicott.
37Les conditions d’esclavage n’ont certainement pas favorisé ni permis une relation mère-enfant sécurisante et apaisée ni l’élaboration d’un solide narcissisme primaire. « C’est la vie qui t’a placé devant ce choix, c’est à toi seul de décider » (p. 25), dit la mère à son fils de dix ans qui, à deux reprises, remet son départ en question. « Je peux pas, maman, j’y arrive pas. » (p. 25) Cette scène semble fondatrice de la problématique d’Anakin enfant. « Il est probable qu’Anakin n’a pas en lui une certitude […] de la permanence de sa mère pour pouvoir la quitter » (p. 27). La réaction de sa mère laisse à penser qu’elle n’a pu ni su être cette mère solide et permanente de la toute petite enfance de son fils. Cette absence d’un bon objet maternel intériorisé laisse sourdre en lui un vide sidéral. Bien plus tard, il demandera à Padmé (cette reine d’une autre planète) de combler ce vide en tant que mère et non en tant qu’amante.
38Nous retrouvons Anakin dix ans plus tard. Le monde a changé : plus de mille planètes séparatistes veulent quitter la République. Les Jedi pacifistes ne peuvent faire la guerre.
39Les Jedi, imaginés par Georges Lucas (plongé dès l’enfance dans un univers religieux méthodiste rigoureux et devenu plus tard curieux des philosophies et religions orientales) appartiennent à un ordre philosophico-guerrier qui depuis des centaines de générations défendent la paix, la justice et les valeurs de la République. Inspirés d’un amalgame de philosophie orientale, les Jedi se doivent de maîtriser la force qui est en eux, pour la mettre au service de la vie des autres et de lutter contre les forces du côté obscur du mal.
40Lorsque nous retrouvons Anakin, les tensions montent entre le sénateur Palpatine (futur Empereur) et les Jedi. Anakin est surtout amoureux de Padmé (cette reine tombée du ciel et d’une grande beauté) qu’il a rencontrée à Tatooine dix ans plus tôt. Dix ans plus tard, chacun se souvenait encore l’un de l’autre : Padmé fut par deux fois reine élue de Naboo (une des planètes les plus civilisées de la galaxie), puis sénatrice, politicienne attachée aux valeurs de la République. Elle est maintenant une femme magnifique, intelligente, cultivée, politicienne confirmée, attachée aux valeurs démocratiques. C’est « la victoire de la sublimation sur le pulsionnel » (p. 47).
41Entre Anakin et son maître Jedi Obi-Wan, la rivalité est larvée. « Obi-Wan dit : « Parfois j’ai l’impression que tu veux ma mort », alors qu’Anakin vient de lui sauver la vie ! Il lui répond : « Pour moi vous comptez autant qu’un père. » (p. 57) Obi-Wan a rencontré et remarqué Anakin enfant à Tatooine lorsqu’il dut faire escale pour réparer son vaisseau. Il était alors accompagné de son maître Jedi Qui-Gon-Jinn et de Padmé évacuée de la planète Naboo, menacée par la Fédération du commerce. Qui-Gon-Jinn devine chez Anakin une force exceptionnelle et propose à l’enfant de l’amener et de le former. Mais Qui-Gon-Jinn meurt, blessé par un Sith des forces obscures. Avant de mourir, il confie Anakin à Obi-Wan et c’est ainsi qu’Anakin deviendra l’apprenti d’Obi-Wan.
42Obi-Wan, ancien apprenti de Qui-Gon-Jinn, a du mal à occuper la place de père dans laquelle Anakin le convoque. Après une enfance sans père, puis un père de substitution qui se dérobe, Palpatine (futur Empereur) n’aura aucune difficulté à séduire le jeune homme. Ainsi se développe « une véritable relation d’emprise, une manipulation ensorcelante, qui ressemble au final à une relation bien plus maternelle que paternelle » (p. 59) et qui facilitera la bascule du héros vers les forces du mal.
43Mais les raisons de cette bascule sont multiples, sans compter le poids (si souvent évoqué) inéluctable du Destin. Anakin est fier et orgueilleux, déçu par l’accueil ambivalent des Jedi et leurs contradictions. Surtout, Anakin est victime de son attachement à sa mère, premier objet d’amour. Cet amour est en concurrence avec celui de Padmé. Chaque nuit, il rêve de sa mère : « Je préfèrerais rêver de Padmé », dit-il (p. 67). Cependant, cette mère est pourtant perdue, elle l’a laissé partir sans pleurer, il ne l’a jamais revue. C’est une mère froide et impassible qui, selon les auteurs, serait apparue à l’enfant dans sa vie difficile comme un visage mort, tel que Green le décrit dans le complexe de la « mère morte ».
44Les angoisses d’Anakin sont celles de l’agonie psychique dont parle Winnicott. Elles sont dans le film traduites en images de chute, de désintégration, de pertes de contact, d’aspiration dans le vide. Les auteurs font l’hypothèse que « le jeune Anakin […] face à une mère déprimée, esclave, sans père et sans question sur le père, n’a jamais éprouvé le vide autre qu’abyssal, trou noir de la relation. Ce vide a remplacé le manque, nécessaire au désir, par l’éprouvé mélancolique, l’effondrement psychique » (p. 68).
45Ce qui n’a jamais eu lieu, c’est la rencontre rassurante avec une mère retrouvée suffisamment bonne.
46Sur l’Empereur, Anakin projette « l’image d’une mère, inverse de celle qu’il ne peut sauver ». En lui il cherche un père et surtout une mère. « La question centrale d’Anakin est avant tout celle de l’impossible deuil de l’objet perdu, car cet objet a toujours été absent. Faute d’identification […], virile et paternelle, à même de lui permettre de se reconstruire, il ne lui reste que le vide, trou noir de la mélancolie. Il ne lui reste plus qu’à s’abandonner au côté obscur de la force et à la dépendance à un objet [fantasmé] comblant » (p. 70).
47Dans cette descente aux enfers, des tuteurs de perversion ont précipité la chute. Parmi les professeurs de perversion, à Tatooine, Watto le ferrailleur esclavagiste fut un grand maître pour l’enfant Anakin. À un niveau inconscient il apprend « la manipulation, la tricherie et la mauvaise foi comme moyens de maîtriser l’autre » (p. 20), considéré comme objet de consommation.
48Shmi, cette « mère morte », a demandé trop tôt une trop grande autonomie à son enfant, au détriment de sa sécurité intérieure. En ce sens, elle encourage sa mégalomanie, alimente l’esprit de vengeance. Shmi devient le bras armé de son fils et participe ainsi à la bascule d’Anakin du côté obscur et violent. L’attitude blessante du Conseil des Jedi face à la demande d’engagement d’Anakin allume des sentiments de rancune. Paradoxalement, Qui-Gon Jinn, maître Jedi, d’un naturel indépendant, dont Obi-Wan est l’apprenti, soutient efficacement une position paternelle, mais lui aussi servira de tuteur de perversion.
49C’est à Tatooine que Qui-Gon Jinn a rencontré pour la première fois Anakin qui vit là avec sa mère Shmi. Il a dû y faire escale, son vaisseau étant endommagé. Il cherche des pièces de réparation chez Watto le ferrailleur esclavagiste chez qui il rencontre Anakin. Il découvre chez l’enfant une force insoupçonnée, et pense qu’il est appelé à un grand destin.
50Ainsi emmène-t-il avec lui l’enfant qui ne rêve que de fuir pour devenir chevalier Jedi. Mais le Conseil Jedi refuse son admission parce que « trop vieux ». À cette fin de non-recevoir Qui-Gon Jinn répond : « Moi je le formerai ; le jeune Anakin sera mon Padawan » (apprenti) (p. 39).
51Il décide donc de former Anakin contre l’avis du Conseil. Il devient alors un père autoproclamé, en marge des lois et des règles du Conseil. La légitimité du Conseil est bafouée : « une position trouble ternira à jamais l’avenir du Jedi Anakin. » Et par ailleurs l’autorité du Conseil est contestée, l’ordre des Jedi qui font vœu de célibat serait condamné de l’intérieur. Il n’est pas porteur de la loi symbolique.
52« La formation d’Anakin repose sur un vide symbolique : né sans père, ce vide est entretenu par tous les membres du Conseil (à leur insu ?). Les Jedi […] pensent incarner une fonction phallique gardienne de la loi et de l’ordre moral. […] Ils sont […] éloignés des bruits du monde […], refusant l’autre sexe et se protégeant du désir. Anakin quitte une mère […] pour rejoindre une assemblée de pères stériles et séniles, excluant la femme et la mère » (p. 40).
53A la mort de Qui-Gon Jinn, tué par un apprenti Sith (des forces obscures), « Anakin est profondément abattu ». Obi-Wan dans les bras de qui Qui-Gon Jinn est mort prend le relais, mais il ne sera pas un père solide ; à nouveau Anakin est « en marge de la loi » (p. 41). La mort de Qui-Gon Jinn exacerbe la crainte de perdre sa mère. C’est le début d’un dérobement existentiel. « Comment exister, comment se construire sans référence paternelle ? » (p. 41) C’est ainsi qu’il se rapproche de l’Empereur.
54Puis ce fut la mort redoutée de la mère Shmi. Cette mort est un choc pour Anakin, « la douleur de cette mort fera monter en lui une colère vengeresse d’une sauvagerie extrême. […] elle s’abat d’abord sur tous ceux qui vivent dans le camp des bourreaux, femmes et enfants compris : « Je les ai tous tués, tous sans exception… égorgés comme des animaux. » (p. 44) Padmé ne pourra l’extraire de sa détresse. Pourtant, dix ans après leur première rencontre ils sont encore amoureux l’un de l’autre. Leur attachement est à ranger dans les amours tragiques, les passions maudites. Dans le film nous les voyons en pleine nature estivale, dans des jeux de séduction adolescents. « Le […] couple […] se forme […] dans les épreuves et l’adversité » (p. 46). Leur mariage clandestin sera célébré dans le plus grand secret (épisode II). Mais « l’épisode III ne sera, pour Padmé, que désillusion, [… et] effondrement de son univers ». Fin de la République et des valeurs qui l’ont construite. « Elle assiste, impuissante, aux changements irréversibles de son mari […] de son basculement dans une folie meurtrière » (p. 51).
55« La bascule d’Anakin vers sa tragique mutation doit beaucoup à l’amour tourmenté qu’il […] porte [à Padmé], et tout particulièrement quand elle devient mère » (p. 45). Sans repère paternel, comment devenir et être père ?
56C’est ainsi qu’il voudra la tuer, tentera de l’étrangler et de tuer ses enfants. Padmé, la « femme, l’épouse est morte sous la violence de son mari, mais la mère vit encore quelques instants pour mettre au monde les jumeaux » (p. 54). Elle va les nommer Luke et Leia, les confie à Obi-Wan qui les cachera et les protègera. D’Anakin devenu déjà Dark Vador, elle dit avant de mourir : « Il y a du bon en lui » (p. 54).
57Qui est cet Empereur dans lequel Anakin va s’engloutir et se métamorphoser en Dark Vador ? Dans l’exigence manichéenne des contes, l’Empereur est la version masculine des sorcières de Walt Disney. Il est le chef de camp des méchants. Empereur du mal, il est la personnification de la pulsion de mort. Il « est le symbole de ce qui est tapi au fond de l’humain et que nous avons besoin de projeter sur un écran de cinéma afin de le regarder et de nous associer au héros pour le vaincre » (p. 79).
58Dans le film il est chronologiquement le Chancelier Palpatine (qui séduira Anakin) pour finir Empereur galactique. Sur la scène secrète, il sera le seigneur Sith, « mon maître » comme l’appelle Dark Vador. Les auteurs le rangent parmi les personnalités perverses narcissiques. Il ne connaît ni remords ni culpabilité. Manipulateur, dissimulateur, c’est un être diabolique. Il se montre d’abord sous les traits d’un parfait honnête homme, un chancelier Palpatine, fine fleur de l’altruisme. Mais il ne renonce en rien à ses instincts sadiques et de domination. Il forme ses apprentis pour les abandonner à la mort quand il en trouve un plus fort ou plus jeune. Il organise les conflits, pousse à la guerre des deux côtés à la fois (p. 83). C’est ainsi qu’il finira par envahir toute la galaxie (épisode III).
59Anakin s’abandonne sans critique au monstre qui lui promet l’immortalité pour Padmé, son amour perdu à jamais. Il s’abandonne « corps et âme au pervers manipulateur, à sa folie meurtrière » (p. 157). Est-ce un remède à sa mélancolie ? La première mission abominable de Dark Vador fut l’élimination des Jedi. Sa soumission à l’empereur le dégage de toute responsabilité et culpabilité éventuelle. Cet ordre comporte l’élimination des élèves et enfants Jedi (non montrée à l’écran). Les auteurs suggèrent la possibilité d’un élément altruiste : « » La vie est tellement atroce que je vais soulager ceux que j’aime de leur fardeau, et mourir avec eux », se dit le mélancolique altruiste. Mais derrière […], il y a toujours […] la haine […, la haine] de l’autre vivant, [… la] haine de l’avenir : l’enfant. » (p.157-158)
60Derrière le meurtre des enfants par Dark Vador il y aurait le meurtre suicide du Jedi Anakin par lui-même devenu Dark Vador. Dark Vador n’aura de cesse d’essayer de poursuivre et détruire ses propres enfants Leia et Luke (cachés en sécurité par Obi-Wan dès leur naissance), et cela comme dans les récits mythologiques de Cronos et d’Héraclès.
61À l’épisode III, c’est Luke devenu Jedi qui affrontera son père et l’Empereur qui souhaiterait attirer Luke du côté obscur, comme il l’a fait pour son père. Une scène de torture de Luke, perpétrée par l’Empereur jouissant, réveille l’Anakin dans Dark Vador. Il détruit le maître des pervers, « précipite l’Empereur […] dans un trou sans fond […]. Une explosion confirme sa destruction. Dark Vador demande […] à son fils de le délivrer », il « renonce à rester enfermé dans sa carapace de survie mélancoliforme » (p. 91), forme de mort psychique, et accepte de mourir (en enlevant sa coquille de réanimation permanente). Ce dernier épisode se termine donc par la mort du père. Ce drame œdipien peut se lire de plusieurs manières : « meurtre du père » ou « sacrifice » de celui-ci pour tuer la mère toute-puissante incarnée par l’Empereur.
62Ce livre ouvre une profonde réflexion sur les rites de passage qui conduisent de l’enfance à l’âge adulte pour s’ouvrir sur le sexuel, l’identité, la maturité et la procréation. À travers cet univers mythique et fantastique, c’est l’humain et l’universel qui interpelle chacun de nous. La mise en images des angoisses d’abandon, de dépersonnalisation, d’agonie psychique, d’effondrement nous renvoie au plus profond de nos angoisses archaïques. Nous retrouvons les ravages des deuils et séparations non assumés.
63Enfin, la mélancolie d’Anakin rejoint celle de tous ces jeunes de nos sociétés dites postmodernes en quête de repères et de rites de passage pour les conduire de l’enfance à l’âge adulte.
64Ce livre ne traite que d’une angoissante actualité.
Foenkinos D. (2008) Nos séparations. Paris, Gallimard. Par Marianne Simond
65Il s’agit d’un roman et non d’un ouvrage de théoricien, sur la séparation. Mais on sait que les romans et surtout les romanciers ont beaucoup à dire sur les thèmes que les théoriciens de la psychologie et de la psychanalyse cherchent à approfondir.
66Que dit David Foenkinos, dans son roman ?
67Il raconte une histoire où les séparations unissent (et désunissent) un couple, au long des décennies. Le narrateur, en position de sujet, évoque avec sincérité les sentiments qui l’animent dans les liens qu’il noue avec Alice, avec sa famille, avec sa sœur, mais aussi avec Céline, avec Iris ; pour ne citer que les prénoms féminins les plus importants. Les sentiments et les liens sont variés ; l’enchaînement des situations tient le lecteur bien serré au texte, évoquant un peu John Irving en moins spectaculaire toutefois, dans sa capacité à faire basculer en une page tout un édifice de vie.
68Que dit-il des séparations ? par le possessif à la première personne du pluriel ce titre, « Nos séparations » évoque à la fois la diversité des histoires, des liaisons et des déliaisons, des séparations, et la diversité des étapes, de liaison et de déliaison, avec Alice, au long de toute une vie. C’est elle la femme de sa vie, mais ce n’est pas avec elle que se poursuit la vie qui s’est construite. Chaque retrouvaille est l’occasion d’une nouvelle séparation, au bout d’un temps variable. Non pas comme on se sépare pour la journée, ou comme on se sépare pour une activité, même de plusieurs jours, séparément. Mais comme on se sépare quand la vie a défait tout l’édifice précédent.
69Que dit David Foenkinos de ces séparations ? Il dit, à travers ce que détaille le narrateur, qu’il construit lui-même son propre malheur, ses propres entailles, ses propres césures profondes. Il dit aussi comment il les éprouve, lorsque rien d’autre ne peut être fait que souffrir. Revenir en arrière est impossible. Aller de l’avant, dans un avant où l’impossible reste impossible, comment lui est-ce possible ? Il dit donc également où et comment il trouve les ressources de cet après.
70La réponse est dans les mots, car ce sont les mots qui forment et formulent le roman. Et aussi parce qu’une autre chaîne se croise avec la trame romanesque : Fritz, le narrateur, construit aussi tout au long de ce roman, une carrière de dictionnariste dans une prestigieuse maison d’édition. Le goût des mots, leur saveur, leur richesse, ce dont chacun d’entre eux regorge est au cœur de toute cette écriture et de toute notre lecture. Avec les mots, l’émotion, tenue légèrement à distance par le ton et le style, par le fil d’écriture choisi par l’auteur, parvient à se frayer son chemin avec délicatesse, pour reprendre le titre de l’autre best-seller de l’auteur, avec justesse, avec élégance.
Lytta Basset (2010) Aimer sans dévorer. Albin Michel. 410 pages Par Madeleine Natanson
71Il est difficile de résumer un livre de plus de 400 pages plein de références éthiques, théologiques et aussi psychanalytiques, livre parfois touffu, sans être confus cependant. L’auteure, professeur de théologie, y témoigne de ses recherches liées à son itinéraire et à ses propres souffrances. Elle se réfère à ce qu’elle nomme le Souffle à rattacher au divin. Et puisant dans la Bible, avec la lumière de la psychanalyse, elle éclaire la connaissance de la psyché humaine dans ses rencontres avec les autres. Sans prétention donc de faire une synthèse de ce livre, je proposerai d’y glaner quelques graines qui pourront enrichir nos réflexions de cliniciens et sans doute, d’humains tout simplement.
72« C’est si simple d’aimer ? »
73Comment se libérer de son propre besoin de fusionner, donc de dévorer ? Citant Éric Fromm « Il n’y a guère d’activité, d’entreprise, dans laquelle on s’engage avec des espoirs et des attentes aussi démesurées et qui pourtant échoue aussi régulièrement que l’amour », Lytta Basset évoque le besoin de Souffle. Ne cherchant pas une définition de Dieu, elle préfère parler de son Souffle qui « me déplace, me transforme, me conteste ou m’apaise, me jette à terre et me fait avancer vaille que vaille sur le sentier accidenté de mon apprentissage de l’authentique amour. » L’amour mais lequel ? Elle distingue : L’« amour anthropophage », celui du bébé au sein de sa mère, un amour qui consomme ; l’amour chérissant dans le monde grec classique ; l’amour passion et désir, l’éros, mais aussi, selon Platon, le désir du bien ; l’amour amitié, philia ; l’amour gratuit agapè. Et tout amour n’est-il pas conditionné par celui qu’on a reçu ou qu’on n’a pas reçu ? À travers tous ces questionnements, il s’agit « en restant sur le terrain du réel, de dégager quelques voies d’accès à des liens affectifs durables ». Entre la souffrance de ne pas aimer, le désespoir du « cœur de pierre » se nichent le besoin d’être aimé et les « blessures affectives sous l’obsession de l’avoir ». Elle dénonce au passage, l’amour idéal « idéologique » comme « l’instinct maternel » ajoutant qu’on n’hérite pas de l’amour en héritant de la culture chrétienne !
74Et la haine ?
75« Aime ton prochain comme toi-même. » Les soubassements de l’amour passent par l’agressivité. Pour pouvoir aimer il faut effectuer la traversée de l’agressivité. Lytta Basset la traque au fond d’elle-même, se réfugiant dans les rêves et cela lui permet d’en découvrir la place dans la quête identitaire. La haine sépare, l’amour unit, mais sans conscience de la haine, « l’amour fait perdre aussi l’objet aimé par impossibilité de se distinguer de lui ». Lors de l’accouchement, « il a mal, il me fait mal parce qu’il est en train de naître à lui-même ». La problématique séparation des « enfants parentifiés », soulignée par Cyrulnik « mes parents m’adoraient, j’aurais préféré qu’ils m’aiment » montre la nécessité de faire une « place pour l’épée », déparasiter l’amour de la confusion, pour se séparer afin de pouvoir aimer « quiconque ne pourrait se résoudre à souffrir et à faire souffrir sa mère, mourrait in utero. » Cela passe par la priorité donnée à la vérité de la personne « Ma vérité, ta vérité sont en mouvement constant, se cherchent, se perdent, font un bout de chemin ensemble » et « le plus bel acte d’amour n’est-il pas aider autrui à y voir plus clair dans sa vie, à sortir de sa confusion, à trouver son chemin ». Peut-être pour cela faut-il « lâcher l’obsession de bien faire » et même accepter la haine !
76Le manque, une bénédiction ?
77Face aux deux caricatures de l’amour, celui qui détruit par besoin de posséder et celui qui détruit par incapacité à sortir de la fusion, l’expérience du manque est pour Lytta Basset une bénédiction. « Le fait d’être deux et que l’autre soit irrémédiablement autre. Il faut alors non pas combler le manque mais accepter de traverser la peur d’être abandonné. Elle évoque l’histoire de la « côte » enlevée à Adam dans le mythe de la Genèse qu’elle interprète comme « je n’ai personne à mes côtés » et note que c’est l’absence qui conduit l’enfant à construire l’identité du parent et la sienne. « L’amour, ce serait donc de s’entrouvrir, de faire un vide au sein de la personne, la capacité de recevoir l’autre en soi, ou de s’ouvrir à un autre que soi ». Aimer dans un couple c’est aussi aller « au-delà de nous deux », dans l’accomplissement de chacun des partenaires qui veulent s’aider dans leur propre accomplissement.
78Détresse, violence fondamentale, amour ?
79Toujours dans ce va-et-vient entre l’amour reçu et l’amour donné, l’auteure s’interroge : « Que savons-nous réellement de la détresse du nourrisson ? Ses cris ne disent-ils pas le tragique de la condition humaine ? » Nos limites handicapent beaucoup l’amour humain, puisqu’il nous faut d’abord accepter l’autre sans avoir la pleine connaissance de ce qu’il est !
80A la suite de Kierkegard, Lytta Basset nous invite à supposer la présence fondamentale de l’amour « même chez l’égaré, le corrompu, le plus haineux des hommes » endroit dépouillé qui est aussi autrui. Dans ce chapitre qui tisse un parcours théologique autour du Souffle auquel se réfère l’auteure, celle-ci s’appuie également sur des recherches récentes sur l’intelligence émotionnelles aux racines de l’empathie décelables chez le nourrisson, sa sensibilité à la souffrance d’autrui. L’empathie aurait un ancrage physiologique. Peut-être que beaucoup de mères n’avaient pas besoin de démonstrations pour le ressentir ! Le rapprochement avec l’humanité, dont témoignent les évangiles, m’imprègne de l’humanité de Jésus et plus je sens sa solidarité avec la condition humaine » à condition de quitter « l’éducation musclée qui a modelé notre occident chrétien » avec une « obligation d’aimer et de mérite qui tue l’amour » ! Au-delà des positions d’Augustin ou de Luther, c’est l’idée de « la dette d’amour contractée, non pas en recevant l’amour, mais en aimant » parce que « comme l’eau est l’élément du poisson, tout ce qui doit être gardé vivant doit être gardé dans son élément. »
81« Aimer à perdre la raison ? »
82Alors l’amour n’est pas plus fort que la mort, mais il est « fort comme la mort » là où l’expérience douloureuse de la mère ayant perdu un enfant se conjugue avec la tâche humaine par excellence, choisir la relation plutôt que la mort, intégrer dans l’amour l’échec le démenti et la déstabilisation radicale qu’est la disparition de l’amour lui-même et « garder la force d’aimer dans et malgré la séparation et l’absence ».
83Cela pourrait être la conclusion du cheminement proposé par Lytta Basset. Mais celle-ci ajoute un septième chapitre. « Chérir la relation », « aimer à perdre la raison » comme le dit Aragon ? Mais sans cependant évacuer l’intelligence, mais comme un coup de foudre sacré, une soudaine irruption de la compassion que la pasteure relie à l’autre, aux autres, au tout Autre, mais elle rapproche aussi son propos de la psychanalyse : « l’amour devient dévorant dès que mère et enfant sont enfermés dans une relation duelle qui croit s’auto suffire. Il faut le père ou quiconque par sa parole et sa présence introduit une tierce dimension, une altérité au cœur d’un attachement fusionnel. »
84Sans esquiver le problème de la perversion, elle rappelle la parole évangélique véritable renversement : « personne n’est digne d’être aimé mais tout le monde est digne d’aimer », remarquant au passage que le texte ne dit pas d’aimer « vos persécuteurs » mais « ceux qui vous persécutent » évitant ainsi la stigmatisation.
85Je me suis souvenue en terminant ma lecture d’une remarque que j’avais entendue de Françoise Dolto devant un enfant pris « la main dans le sac » et qui disait « ce n’est pas moi ». Loin de hurler « Mais si, enfin c’est toi ! » elle conseillait : « Tu as raison, ce n’est pas toi tout entier, tu vaux mieux que ce que tu viens de faire ». Tout un cheminement pour aimer sans détruire, sans dévorer ? Dans l’alliance avec ce que l’autre porte de meilleur en lui, c’est peut-être aussi une attitude dans l’écoute thérapeutique.