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Article de revue

Les parents se séparent : réalité et fantasmes de l'enfant

Pages 79 à 92

1La séparation de ses parents surprend tout enfant dans le déploiement de sa vie affective. Ce qui le rassemble, ce qui est sa source, peut un jour se séparer pour toujours et ébranler sa sécurité interne jusqu’en ses bases les plus établies. Ce point d’origine, fait pour durer, en se divisant met en cause son identité profonde et fragilise les processus de séparation déjà à l’œuvre. La violence de l’événement, même lorsqu’il est attendu, peut-être même parfois espéré, prend l’enfant au dépourvu dans ses processus psychiques inconscients et dans les défenses qu’il développe face à l’ampleur du choc. Le cadre analytique permet au jeune patient de traverser, en présence de l’analyste, toute l’incohérence de cette expérience dans laquelle il est jeté sans rien maîtriser puisqu’il n’en a rien décidé et que la décision des parents vient à rebours de ses besoins fondamentaux de continuité, de stabilité, de sécurité intérieure, ébranlant par là son assise narcissique. Les identifications en plein déploiement sont aussi largement ébranlées, favorisant le plus souvent une dyade avec le parent dont l’enfant se sent solidaire et qu’il découvre vulnérable et dans la peine. La cure analytique permet alors un travail de distanciation, de différenciation, de désidentification des parents et plus particulièrement du parent le plus proche, et peut aider à orienter la dynamique œdipienne ou à la retravailler de façon plus juste et plus saine. Cet article va quitter un regard très général sur les enfants vivant la violence d’une rupture parentale, pour suivre la cure analytique d’une seule enfant, encore très jeune, pleinement vivante et engagée dans la vie ludique et imaginaire de son âge et que pourtant la séparation de ses parents va bousculer profondément à la fois dans ses processus primaires et secondaires.

Présentation de l’enfant

2Guillemette est la dernière de trois enfants, elle a à peine 3 ans lorsque ses parents prennent contact avec moi. Ils se sont séparés quelques semaines auparavant et sont inquiets pour cette dernière enfant dont ils disent que sa conception a correspondu à la période des conflits les plus aigus entre eux : le temps de la grossesse s’est très mal passé, et sa venue au monde et les mois et les années qui ont suivi, tout autant. Elle est la seule de leurs trois enfants n’ayant jamais connu d’entente au sein du couple de ses parents, ni d’harmonie dans la famille. À deux ans et demi, elle est amenée à faire face à la séparation de ses parents et au démantèlement de l’unité familiale. Pourtant Guillemette leur est toujours apparue comme une enfant plutôt solide, ayant beaucoup d’aplomb, menant facilement sa famille par le bout du nez, possédant aussi un grand sens de l’humour. Elle passe des heures à jouer toute seule, avec ses poupées, sa dînette : elle lave, nourrit, habille chacun de ses enfants, et tout en leur parlant, se raconte beaucoup de choses et invente tout un monde. Ils vivent chez leur mère, voient leur père un week-end sur deux et une semaine sur deux du mardi soir au jeudi matin. Les parents ont choisi d’habiter à deux rues l’un de l’autre, ce qui facilite les allées et venues des enfants du domicile de l’un au domicile de l’autre. Cela permet surtout au père, qui les voit peu, de les rejoindre, le mercredi après-midi où ils ne sont pas avec lui, aux activités sportives des deux aînés et de passer un temps libre et informel avec la plus petite. Il lui arrive parfois, en accord avec la mère, d’aller les chercher à la sortie de l’école et de faire un bout de chemin avec eux pour maintenir un contact un peu serré avec chacun des trois. Tous deux semblent conscients que si cette façon de faire permet le maintien du lien avec le père et donne à la séparation une tonalité peut-être un peu plus douce, un risque est là de contourner la confrontation si rude avec la réalité et de ne pas permettre à chacun d’envisager et d’assumer jusqu’au bout ce que cette séparation veut dire. Ce couple a déjà connu plusieurs ruptures, une première de trois mois au bout d’un an de relation, une seconde d’une année lorsque leur première fille avait un an, et celle-ci qu’ils savent définitive. La mère est journaliste, le père professeur de philosophie, tous deux ont une expérience ou thérapeutique ou analytique. Ils savent que leurs enfants ont été témoins ces derniers mois de moments d’une violence extrême et ils désirent pour cette raison que chacun soit suivi pour un temps par un psychologue. Apparemment, Guillemette ne semble pas souffrir pour le moment du nouveau mode de vie imposé par la séparation de ses parents, elle garde un sommeil profond, son goût pour la nourriture, sa capacité à jouer, sa gaîté, contrairement à sa sœur et à son frère qui, tous deux accusent le coup très fortement. Développe-t-elle cette faculté à jouer avec autant d’intensité pour se protéger, tandis que sa sœur aînée de 9 ans affronte avec beaucoup d’angoisse le vertige du « plus jamais » que signifie la séparation de ses parents ? « Je croyais jamais que cela arriverait, on ne sera plus jamais une famille comme avant », leur a-t-elle dit. Quant à son frère de 6 ans, il somatise beaucoup depuis le moment où ses parents ont décidé de se séparer. L’absence de symptômes de cette enfant m’interroge, son très jeune âge n’est pas une raison suffisante pour expliquer l’absence de toute réaction d’angoisse ou d’inquiétude face à la nouveauté d’une vie maintenant marquée rudement par la séparation, face aux deux maisons qu’elle habite dans l’alternance imposée, face à ses deux parents, encore en plein conflit et qu’elle ne voit plus que séparément. J’accepte donc de la recevoir régulièrement. Parmi toutes les raisons qui me font penser qu’une thérapie peut lui être utile, je voudrais lui éviter le danger de vivre cette rupture familiale en dehors de la réalité.

3Guillemette m’est apparue entreprenante pendant la première séance. Dynamique, elle joue beaucoup avec la poupée, l’ours et le petit singe Popi. Elle dispose une petite table et une petite chaise de manière à faire manger son petit monde. Déterminée, elle les prend l’un après l’autre et de façon maternelle, donne le biberon ou la cuillère : C’est une petite maman qui avec autorité et sans se démonter s’active au milieu de ses bébés. À la fin de cette première séance, elle fait l’inventaire de tous les jouets disposés dans le couffin puis poursuit en énumérant comme dans une litanie les jouets qui sont chez papa et ceux chez maman. Dans une alternance m’évoquant le temps passé chez l’un et le temps passé chez l’autre, « Il y a la poupée rouge chez maman et la poupée Daisy chez papa, et la dînette bleue chez maman et la dînette chez papa, et les voitures chez maman et les voitures et le camion chez papa… » ceci pendant longtemps. J’interprète son assurance à mentaliser si bien les jouets qu’elle sait chez l’un et les jouets qui sont chez l’autre comme une belle façon d’exprimer d’abord ces deux unités de lieu dans lesquels se déroule désormais sa vie. Ce qu’elle dit est bien cette alternance qui rythme désormais sa vie, tout ceci à travers le prisme de son activité ludique, une activité bien à elle et qui n’appartient qu’à elle. Sa façon d’évoquer ses tranches de vie découpées entre l’un et l’autre de ses parents à travers la médiation de ses jouets, supports de sa vie imaginaire et créative, me paraît de bon augure : elle se montre dans une réelle tentative de s’approprier activement la réalité qui est la sienne marquée par un partage des parents, des maisons, des jouets. Ce jeu montre combien elle était engagée dans un processus de séparation déjà bien à l’œuvre. Cette séparation radicale que la vie lui imposait révélait les facettes concrètes de son « être séparé » en construction, être séparé que j’ai cherché à développer et à fortifier dans la cure thérapeutique. La séparation de ses parents est à la fois certes un traumatisme très rude dû à la disparition brutale du nid originel et de l’unité familiale, elle lui propose cependant un pas nouveau à accomplir dans cette identité d’être séparé à laquelle sa nouvelle réalité familiale la confronte sans détour.

L’alternance de présences et d’absences : un apprentissage difficile

4Les quatre premières séances se passent dans cette même tonalité heureuse où elle s’active à coucher les poupées, à les relever, à les faire manger et les promener, mais maintenant en m’incluant dans son jeu, en me commentant ce qui s’y passe ou en me donnant le rôle de grande sœur ou de maman. Ces jeux symboliques auxquels elle s’adonne tant à la maison que pendant les séances sont nourris des identifications à ses parents et montrent combien elle s’identifie à l’objet contenant, protecteur, soignant ses peluches et ses poupées. Ce faisant, elle renforce ses bons objets internes et sa capacité d’être seule. Pourtant, les vacances de Pâques apportent une pause dans nos rencontres hebdomadaires et lorsque je la revois à la séance qui suit ce congé scolaire, je la retrouve désemparée voire un peu confuse. Son père qui l’emmène me dit d’emblée que lorsque dans la voiture il lui a rappelé qu’ils venaient chez moi comme tous les mardis soirs après la classe, Guillemette ne se souvenait plus de la dame qu’ils venaient voir, et à la stupéfaction de son père, n’a rien reconnu de l’immeuble et de la cour que l’on traverse pour venir chez moi. Une fois seule avec moi, je la vois regarder longtemps mon cabinet, en silence, Je lui laisse le temps de retrouver ses repères, mais à sa manière de froncer les sourcils et à son air malheureux, je comprends qu’elle est triste et angoissée. Je tente de l’aider en reliant la séance d’aujourd’hui à celles que nous avons vécues auparavant, je lui parle des jeux que nous avons faits ensemble, elle ne se souvient pas. La confusion dans laquelle elle est peut-elle s’expliquer par les séparations qu’ont occasionnées les vacances toutes récentes où les enfants ont été une semaine chez leur grand-mère maternelle, rejoints deux trois jours par leur maman, puis une semaine avec leur papa dans une maison en location ? C’est un peu comme si, aux séparations régulières imposées par l’alternance des temps passés chez l’un et l’autre, et qu’elle semblait intégrer psychiquement, ces nouvelles séparations vécues dans des lieux inhabituels et qui ne respectent plus le découpage du temps et les habitudes de la semaine, avaient mis à mal les repères que tant que bien que mal elle tentait d’élaborer. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, goutte d’eau qui montre à quel point la force d’exister qu’exprime cette petite fille sous ses airs décidés et son goût pour le jeu, est mise à mal par les ruptures de lieu, de temps et parentales qui ne cessent pas. Vivre avec des parents séparés implique dans le concret de la vie une multitude d’autres séparations qui se révèlent être une tâche ardue lorsqu’on a trois ans et qui peuvent à certains moments la mettre en vrai danger dans son intégrité psychique. Elle finit par me dire qu’elle ne se rappelait pas laquelle maison et laquelle dame elle allait voir. Puis elle réclame son doudou et se réconforte auprès de lui, un peu plus tard me dit qu’elle veut manger sa crêpe, ce que j’accepte, me redit qu’elle ne se souvient pas bien de moi. Puis elle commence une phrase par « demain, j’ai été ». Je la sens perturbée. Je n’ai jamais surpris chez cette enfant d’erreurs syntaxiques révélant une telle confusion dans son positionnement au temps. Elle mange, puis parle de ce qu’elle mange à ses goûters et se raccroche au plaisir et au réconfort de l’oralité. Elle finit ses considérations sur ses goûters en me disant « quand il neige, je mange parfois les flocons ». Guillemette reprend pied avec sa vie imaginaire. Sans doute, ces vacances, faites de trop de ruptures dans l’espace, le temps et avec ses proches, ont altéré le sentiment de continuité qui l’habitait, élément incontournable du narcissisme primaire : Guillemette ne sait plus où elle est, elle ne sait plus qui elle est. Elle ne peut plus se fier aux liens de temporalité qui étaient les siens jusqu’ici et qui lui servaient de repères. Mais peut-être aussi ces toutes premières vacances vécues dans la séparation familiale et proposant un découpage inhabituel brisant l’unité passée des dernières vacances vécues en famille, l’ont-elles amené à réaliser plus que jamais la séparation effective du couple de ses parents. Jusqu’ici, elle n’avait jamais été séparée de l’un ou de l’autre pendant longtemps, chaque semaine la laissant voir à la fois son père et sa mère.

5Mais cette prise de conscience plus radicale peut avoir aussi mis à mal l’image du couple de ses parents comme objet idéal, « tout en un », évitant la perte, la castration et sur lequel elle s’était construite jusque-là. Objet idéal permettant aux deux sexes de se trouver réunis. Pris séparément, le père, la mère, peuvent dévoiler leurs limites, réunis en couple ils forment une entité sans manque, une solution aux impasses narcissiques. (1) La séance suivante, pour la première fois, elle pleure quand sa maman la laisse, et ceci se reproduira jusqu’à la fin de l’année scolaire, que ce soit son père ou sa mère qui l’accompagne, mais chaque fois elle se remet très vite. Aujourd’hui, tout en séchant ses larmes elle me propose aussitôt que nous fassions un petit lit de plumes pour la souris qu’elle a apportée, puis me dit « y’a que les êtres humains qui décident, même les enfants » et elle ajoute « mais pas les animaux, même pas les grandes sœurs animaux, même pas les grand frères animaux, ni les papa ni les maman animaux. » Je lui réponds « tu veux dire que quand on est un être humain, même si on est petite dans sa famille, on décide ». Malgré les pleurs du début de la séance, je la sens bien, réconfortée quand même par ce pouvoir de décision qu’elle ose affirmer, par ce pouvoir sur les autres et sur la réalité qu’elle se donne en paroles alors que la vie la malmène tant dans toutes les non-décisions qu’elle a à subir, à travers les alternances de présence et d’absence de l’un et l’autre de ses parents, décidées au-dessus d’elle, indépendamment de ses mouvements affectifs. Guillemette, petite fille très déterminée, fait l’expérience douloureuse de ne plus commander grand-chose aux choses de son cœur, mais elle exerce encore dans sa tête ce pouvoir qu’elle sait lui rester et qui touche à sa liberté.

6Quelques temps après, lors d’une séance, nous jouons à la dînette, je suis la maman, elle est la grande sœur, et la poupée est le petit frère dont elle s’occupe. Elle déclare que le papa est mort. Puis elle semble associer en me disant que dans la voiture où elle était avec sa mère, elle a pleuré parce qu’elle ne voulait pas venir. Elle ajoute « quand je vais chez maman, je me sépare de papa ; quand je vais chez papa, je me sépare de maman. Quand je suis chez papa, chez maman, je me sépare toujours ; mes parents, ils se séparent jamais ». Et tout en continuant à bercer sa souris elle poursuit sa pensée, « ils se séparent tout le temps ». Guillemette parvient à mettre en mots qu’elle sera toujours séparée de l’un des deux. Elle se rapproche de la réalité difficile à laquelle elle est confrontée et parvient à la dire avec justesse et concision. Elle montre ainsi la distance qu’elle parvient à prendre par rapport à cette dure réalité, suffisamment pour envisager la différence de régime entre les séparations, les siennes et celle de ses parents, différentes. Et qui tend à signifier que lorsque l’on est séparé continuellement, il n’y a plus à faire ce difficile exercice de se séparer de manière répétitive et régulière : on n’est plus dans la même économie psychique. Sa mère me rapporte peu de temps après, qu’elle leur a posé la question, profitant d’un moment où elle les voyait ensemble un court instant : « quand est-ce que vous allez arrêter d’être séparés ? »

7Par la suite, Guillemette ne parle plus directement de séparation. Certes sa fragilité demeure en début de séance où elle rechigne à laisser partir celui de son père ou de sa mère qui l’accompagne et se manifeste chaque matin où elle pleure pour aller à l’école. Dans le transfert, elle peut exprimer la même fragilité et lors d’une fin de séance me dire : « J’ai peur qu’on se manque ». On peut se demander si ce qui a pu se mettre en mots et en pensée, à savoir être inexorablement séparée de l’un ou l’autre de ses parents et en prendre acte par une parole nettement énoncée, parole qui a aussi une fonction tranchante, ne lui permet pas d’élaborer peu à peu dans le transfert, mais aussi dans ses échanges avec sa mère ou avec son père, la radicalité des séparations qui aujourd’hui jalonnent sa vie, leur caractère inexorable. Cette mise en pensée et cette mise en mots marquent un moment incontournable dans l’acceptation de la réalité.

La capacité d’être seul face au couple

8Parallèlement ses parents m’avertissent l’un et l’autre que lorsque Guillemette est en présence de ses deux parents ensemble, elle entre depuis peu dans de grandes colères, elle ne parvient plus à se maîtriser, elle « pète les plombs » me dit sa mère. Elle ne supporte simplement pas qu’ils se parlent, se met systématiquement entre eux deux et par ses colères les oblige à interrompre leurs échanges, même au téléphone. Mais aussi quand ils sont ensemble, à d’autres moments fugitifs, il n’y en a que pour son papa, lui prend la main, se colle à lui. Cette entrée dans une configuration œdipienne s’avère particulièrement complexe pour cette petite fille que la séparation de ses parents inconsciemment arrange bien. Là où pour les autres enfants, le fantasme œdipien bute à la réalité quotidienne du couple parental, ici il peut prendre tout son essor : lorsque Guillemette quitte sa mère, la voie est ouverte pour toutes les séductions imaginaires et réelles avec son père. Dans la réalité, elle parvient bel et bien à éliminer sa mère au point de ne plus supporter la voir parler à son père. « Le complexe d’Œdipe désigne le passage pour l’enfant de relations dyadiques à ses figures d’attachement à des relations triadiques. Au début de l’âge œdipien, l’enfant nourrit encore des relations duelles exclusives à chacun de ses parents. Il idéalise chaque parent, s’y identifie et cherche son admiration et la reconnaissance de ses propres caractéristiques masculine et féminine naissantes. Il perçoit davantage l’interaction dynamique qui lie ses parents entre eux, selon leurs rôles sexués respectifs. L’enfant est de plus en plus conscient de la nature singulière de leur relation, de l’amour et de la sexualité qui les unissent. Il remplace alors sa quête d’une relation exclusive avec chaque parent par le désir de remplacer celui du même sexe dans le rôle qu’il joue auprès de l’autre parent. » (1) Cette triangulation redéfinit le sentiment de solitude œdipien : si le sujet se sent seul, c’est parce que d’autres sont ensemble. Cette configuration œdipienne du sentiment de solitude reste la forme privilégiée du sentiment de solitude névrotique, de l’enfance à l’âge adulte. L’enfant y est exclu du couple parental, exclu d’une jouissance qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas, à laquelle il n’a pas accès. René Roussillon appelle cette étape nouvelle de la capacité d’être seul « La capacité d’être seul en présence du couple ». Dans l’acmé de la crise œdipienne, c’est le couple sexué et sa construction qui sont au centre des mouvements pulsionnels. Guillemette attaque ainsi les moments où ses parents se retrouvent ensemble. Si les parents de Guillemette ne sont plus un couple, lorsqu’ils sont ensemble ils font couple aux yeux de l’enfant. Il existe une solidité du couple parental qui la met très à mal et c’est la qualité de ce lien qu’elle ne cesse d’attaquer. Il reste en effet entre ses parents une vraie coresponsabilité en matière éducative, et ils le lui disent souvent : papa et maman sont dans la même équipe en ce qui concerne les décisions. Guillemette se cogne malgré tout à une image de couple qui fait réalité, à certains moments du moins, ce qui aide à n’en pas douter son engagement dans la voie œdipienne.

9Ses dessins et les scénarios qu’elle déploie dans ses jeux de papa et maman montrent progressivement la rivalité qu’elle vit à l’égard de sa mère et l’opposition qu’elle met en jeu : « je serais la grande sœur et tu serais la maman, je mangeais les cerises toute seule et toi, tu me grondais ». Un peu plus tard, « On dirait que c’était toi la maman, tu voulais pas que je fasse à manger mais moi je le faisais quand même et t’étais très fâchée, tu disais non, non et non, et moi je disais si, si et si. Tu me regardais et je te regardais et tu me fâchais. ». Une autre fois, « J’étais dans ma chambre et je faisais une bêtise et tu venais pas parce que tu m’aimais pas ». Ces scénarios sont tout autant tissés d’un grand désir de rencontre et de séduction avec un papa qui parfois est un papa-loup, « tu vois, je dessine la maison avec les portes ouvertes, comme ça le loup il peut entrer quand il veut. ». Ou bien ce sont « des kidnappeurs qui veulent nous voler avec papa et ils nous emportent dans leur maison, ils me volent moi-même avec papa ». Ou tout simplement dans le fil des séances, « Papa, il va revenir, je vais faire plein de choses avec lui. Parfois, j’ai envie de rester avec toi, parfois j’ai pas envie quand mon papa est parti ».

10Elle va vite chercher à tirer grand profit de cette situation de séparation et de la réalité conflictuelle latente qui dure entre ses parents et qu’elle ne peut pas ignorer. Face à la séparation quotidienne affective et physique du couple de ses parents, Guillemette peut progressivement entériner ses fantasmes œdipiens et croire à sa capacité de « faire couple » avec son père tout en excluant sa mère. Avec son aplomb habituel, elle ne se gêne pas et l’expression verbale de ses fantasmes va peu à peu émailler les séances : « Papa, il fait des cadeaux, et maman elle pourrait en faire ! Maman, elle nous gronde plus fort que papa, alors je veux dormir toutes les nuits chez papa. Maman, je veux la tuer, et après je dormirai chez papa ». La séparation de ses parents permet à Guillemette d’éjecter allègrement le conjoint gênant, à savoir sa mère, et tous ses fantasmes, exprimés verbalement ou non, disent clairement la joie qu’elle éprouve au fait d’être enfin seule avec son père. Elle peut rêver d’une vie où tout est dans le « toi et moi ». « Papa, il crie sur maman sans que je le voie, pour que je sois dans son équipe, il fait son crâneur pour que je sois dans son équipe ». Un autre jour, « maman, elle est toc toc. » Mais aussi dans le transfert : « Toi, ta maison elle pourrait être toute détruite, avec un marteau on pourrait tout détruire. » Guillemette répète souvent que cette situation de séparation est de la faute de maman, parce que papa est plus gentil que maman. Pourtant lors de la séance suivante elle me dit : « c’est ça le problème avec maman, c’est qu’elle dit que c’est la faute de papa. C’est ça notre problème avec maman », incluant pour la première fois son frère et sa sœur dans cette situation qu’elle a toujours exprimée comme toute personnelle, incluant aussi derrière cette différence de point de vue une hésitation, peut-être un doute, sur qui porte la responsabilité de la discorde parentale et en conséquence de la vie difficile qui est devenue celle de la famille. Le danger est bien qu’elle joue là le rôle d’arbitre, et la métaphore de l’équipe se poursuit, séance après séance, dans l’esprit de Guillemette, guettant la faute et sur qui elle incombe, renforçant ainsi sa position de toute puissance, sa position phallique. Pourtant, Guillemette a nettement choisi son camp, papa, vers qui vont, sans frein posé par la réalité, ses élans pulsionnels et affectifs. Elle fait corps avec lui, se sentant solidaire, ce qu’elle exprime clairement en se réclamant régulièrement maintenant de son équipe. Elle est encore loin de se désidentifier de ce père qu’elle voit bien moins qu’avant et qu’elle sent probablement lésé dans ce nouveau partage de vie et d’affection. Cette dyade père-enfant est certainement renforcée par la peine et la solitude dans lesquelles elle le sent. Auprès de lui, elle apprend les enjeux d’une séparation choisie seulement par nécessité, douloureuse et qu’il faut assumer avec toutes les pertes affectives qui s’en suivent. Ses expressions pulsionnelles montrent combien elle est loin encore de pouvoir renoncer à ses vœux œdipiens, elle vient d’avoir quatre ans et ce chemin serait a priori long et laborieux pour tout autre enfant du même âge engagé depuis peu dans cette dynamique. La difficulté spécifique à cette enfant est bien cette configuration familiale autorisant un vrai « toi et moi » avec son père. Exclure la rivale, pour elle, se fait sans peine, on pourrait presque dire que la vie se charge de le faire à sa place. Comment va-t-elle pouvoir s’acheminer alors malgré tout vers une résolution œdipienne ? Le risque de cristallisation de l’œdipe risque d’être plus grand encore si son père répond activement à l’appel de l’enfant, et s’il trouve des bénéfices affectifs à cette affection si surinvestie par sa fille, et parfois même si sur-jouée.

11Maintenant que Guillemette vivait mieux les séparations imposées par la vie quotidienne, père et mère désiraient qu’avec la fin de l’année scolaire puisse s’arrêter la thérapie. Des emplois du temps difficiles, des engagements professionnels importants pour chacun d’eux, l’éloignement géographique de leurs domiciles par rapport à mon cabinet les poussaient à prendre d’abord en compte leur équilibre personnel et l’équilibre familial. J’ai cependant demandé que la thérapie puisse reprendre encore tout au long du mois de septembre, consciente que la très longue durée des vacances pouvait encore mettre cette enfant en difficulté sur le plan de la séparation, je désirais aussi voir si je pouvais l’accompagner, ne serait-ce que dans un temps très court, sur un bout de chemin de résolution œdipienne. La fragilité avec laquelle Guillemette est sortie des vacances d’été (encore beaucoup de pleurs, d’énervement, de manipulation avec chacun de ses parents) a heureusement convaincu ses parents de poursuivre la thérapie quelques semaines de plus. D’un commun accord, ils ont décidé que ce serait le père, désormais, qui accompagnerait sa fille pour ses séances, père et mère étant conscients de la grande demande affective de leur fille à son égard et de la rude frustration que leur séparation lui imposait. Ils montraient par là que, s’ils pouvaient afficher devant leur fille une cohérence éducative l’aidant à accepter pas à pas et sans concession la rudesse de la réalité, ils savaient en même temps se montrer disponibles et ouverts aux jeux œdipiens de l’enfant. C’est plus avec ses parents, et particulièrement avec son père que j’ai pu parler des enjeux œdipiens qui se cachaient pour Guillemette derrière la séparation du couple. Lui-même était déstabilisé par la détermination et le caractère impératif avec lesquels elle mettait en mots les réalités douloureuses qui l’habitaient, comparaison, préférence, rejet, exclusion, désir de meurtre. Nous avons pris l’habitude d’échanger en début de séance, ce qui lui permit d’exprimer sa difficulté de positionnement en tant que père car il ne lui était pas facile de se montrer sans complaisance face aux désirs sexuels conscients et inconscients qu’elle exprimait. Il cherchait la façon la plus juste de répondre à sa demande d’amour exclusif, travaillant sur la distance à prendre par rapport à une enfant qui savait tout à fait « toucher la corde sensible » et s’adresser à la part la plus vulnérable de celui qu’elle désirait. Guillemette a montré quelques semaines après cette rentrée scolaire qu’elle dominait maintenant psychiquement les séparations que lui imposait sa vie : celles d’avec ses parents dans les allers et retours d’une maison à l’autre, celle qu’imposait l’école chaque matin, celles que les vacances suivantes ont provoquées à leur tour. Mais ce temps de la thérapie montrait aussi combien elle ne lâchait rien encore de sa position phallique dans l’assurance et parfois dans l’arrogance de ses paroles adressées à l’un ou l’autre de ses parents. Le conflit qu’elle leur menait n’avait pas commencé à s’apaiser et le refoulement était apparemment bien peu à l’œuvre. Elle venait de fêter ses quatre ans et il me semblait important de faire confiance au temps dans l’évolution et dans la résolution des sentiments extrêmes et contradictoires qui l’habitaient. Je savais que le conflit œdipien, dans sa phase aiguë constitue un moteur essentiel du jeu des identifications par lesquels se construit la personne. Si ses fantasmes de séduction à l’égard de son père et les mouvements de rejet à l’égard de sa mère n’avaient rien perdu de leur intensité et montraient encore peu d’ambivalence, à travers eux elle se cognait maintenant à une réalité qui lui résistait d’avantage.

12Sans doute peut-on se demander si la séparation de ses parents survenant un peu avant ses trois ans a été la seule cause d’une traversée œdipienne aussi houleuse. Probablement s’était-elle déjà constitué une image de chacun d’eux liée à ses expériences antérieures et à sa propre histoire, liée aussi à la façon dont elle faisait partie de leur univers fantasmatique. Ma première rencontre avec eux deux avait été à cet égard assez éloquente. Ils avaient insisté sur la violence extrême qui avait été la leur pendant toute la durée de la grossesse de cette dernière enfant, évoquant cette période comme un véritable enfer et ajoutant que Guillemette avait été oubliée pendant tout ce temps où elle était dans le ventre de sa mère. À plusieurs reprises par la suite, l’un ou l’autre avait ajouté qu’elle était leur seule enfant à n’avoir jamais connu d’unité familiale. Si cette réalité est certainement en grande partie biographique, il n’en reste pas moins qu’elle est aussi ainsi reconstituée dans leur souvenir. Cette place, telle un roman familial est celle attribuée à Guillemette, et reste une place toujours très marquée par leur culpabilité de parents. S’ils donnent comme raison à la thérapie de leur fille cette séparation qui lui a été imposée à un âge très précoce, j’ai perçu à plusieurs reprises par la suite combien ils désiraient à travers cette démarche thérapeutique compenser ou donner ce qu’affectivement ils pensaient ne pas avoir donné. Il m’a semblé que Guillemette avait largement su profiter de cette place en creux et de la culpabilité de ses parents à son égard. Elle avait su s’affirmer, imposer ses désirs avec une force que ni son frère ni sa sœur ne possédaient. Ce manque tant évoqué par ses parents quand ils parlent de leur fille semble s’être inscrit, en un mouvement inverse, dans un aplomb et une toute-puissance dont elle ne se départit pas. Le poids des fantasmes parentaux et leur culpabilité se montrent ici un élément décisif dans le devenir de l’enfant.

13Cette traversée intense de Guillemette représente pourtant une étape normale dans la structuration affective de tout enfant. Maintenant qu’elle gérait avec relativement de légèreté les séparations à l’œuvre dans sa vie, ses parents étaient très demandeurs d’un arrêt prochain de la psychothérapie. Je leur laissai le soin maintenant de gérer cette aventure avec leur fille, et ceci dans l’inconnu et le dynamisme impulsés par leur séparation. Il me semblait que par nos échanges, des bases avaient été posées, des repères pris, une relation de triangulation se montrait pour Guillemette suffisamment installée et solide. Je savais que tout parent ne peut accompagner son fils ou sa fille dans cette traversée œdipienne qu’en lien avec la façon dont il a été lui-même forgé, enfant, par cette même traversée et ainsi structuré dans son propre inconscient. C’est au milieu de toutes ces données, certes incertaines mais porteuses de vie, que le chemin allait se faire.

14Il ne m’est pas possible de dire aujourd’hui si la séparation, et sans doute maintenant le divorce de ses parents, aura été un frein ou au contraire un élément dynamique dans la structuration psychique de Guillemette, mais je souhaite qu’elle ait pu vivre jusqu’au bout la dialectique complexe de cette traversée œdipienne et le jeu des identifications qui s’y fondent.

15Il est devenu aujourd’hui difficile de percevoir le scandale que suscita la découverte par Freud de ce qu’il appellera plus tard le complexe d’Œdipe, tant il est aujourd’hui banalisé. En 1912-1913, ce concept est totalement entré dans la pensée clinique de Freud, et il écrit alors : « La psychanalyse nous a appris à apprécier de plus en plus l’importance fondamentale du complexe d’Œdipe et nous pouvons dire que ce qui sépare adversaires et partisans de la psychanalyse, c’est l’importance que ces derniers attachent à ces faits. »

16En 1978, le psychanalyste belge Antoine Vergote, dans son ouvrage Dette et désir, (2) développe plus largement cette pensée de Freud et s’attache à montrer en des termes plus contemporains quelle ouverture permet la résolution de ce complexe dans le devenir de l’enfant : « Grâce à cet ensemble que représente le complexe d’Œdipe, l’enfant est libéré d’un lien maternel qui le tirerait vers le passé. Il renonce à la satisfaction immédiate des fantasmes sexuels et s’oriente vers le futur à accomplir. Il se relie aux autres dans des relations sexuellement différenciées et se met en route vers l’amour adressé à autrui reconnu dans son altérité. Enfin il acquiert une position dans l’histoire des générations, ou en d’autres termes, il se situe dans la temporalité humaine ».

17Mais pour jouer ce rôle fondamental dans l’orientation du désir humain, tel que le décrit Antoine Vergote, encore faut-il que cette dynamique œdipienne tire son efficacité de ce qu’elle fait intervenir une instance interdictrice qui barre l’accès à la satisfaction et lie inséparablement le désir et la loi.

  • (1) Dupont Sébastien (2010), Seul parmi les autres. Collection : La vie de l’enfant. Erès : Paris.
  • Fabre Nicole (2002) J’aime pas me séparer. Collection : Question de parents. Albin-Michel : Paris.
  • Freud Sigmund, Etudes sur l’hystérie, (1895), PUF, Paris 1956 ; Interprétation des rêves (1900), PUF : Paris 1926 ; Cinq psychanalyses (1905), Payot : Paris 1921.
  • Mijolla (de) Alain (2005) Dictionnaire international de la psychanalyse. Hachette : Paris.
  • (2) Vergote Antoine (1978) Dette et désir. Seuil : Paris.

Mots-clés éditeurs : Fantasme inconscient, Séparation/individuation, Capacité d'être seul « en présence », Complexe d'Œdipe, Position phallique, Identification

Date de mise en ligne : 28/01/2013

https://doi.org/10.3917/imin.030.0079

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