1 Ce numéro intitulé Le temps de… me donne l’occasion de m’interroger sur les caractéristiques du temps, du point de vue de l’image et du point de vue des mots, ainsi que sur les spécificités de ces deux temps, celui de l’image (et cette fois, il s’agira également du temps des images) et celui des mots (avec les différents aspects possibles) dans une cure rêve-éveillé.
Le temps est-il le même avec l’image ou avec les mots ?
2 On pourrait penser que le temps, étant un fondement a priori de toute notre expérience, ainsi que l’a démontré Emmanuel Kant (1), ne change pas de valeur, ne se modifie pas, qu’il s’agisse de l’image ou qu’il s’agisse des mots.
3 Cependant, notre expérience-même ne nous le fait-elle pas vivre différemment ?
4 Il me semble en effet, que ce sont deux temps différents, deux manières de vivre le temps différentes. Je vais m’efforcer de le montrer, d’abord sur un plan un peu théorique, puis, en me consacrant à la clinique psychanalytique et en particulier, celle qui utilise le rêve-éveillé, c’est-à-dire le détour par les images. Dans ce détour, il ne s’agit pas seulement de visualisation mais également d’un vécu qui traduit le lien intrinsèque qui nous unit à nos images, d’un vécu qui exprime ce que nos images nous apportent, là où elles nous amènent.
5 Quand je dis le temps de l’image, je suis déjà éloignée de ce qui sera le temps des images, dans le rêve-éveillé. Qu’importe, commençons par le singulier.
6 C’est bien le singulier qui introduit la grande différence entre temps de l’image et temps des mots. L’image est au singulier, il s’agit de celle que je peux voir dans l’instant du regard, ou dans la durée d’un regard fixe. Son contenu peut alors être au pluriel, le temps de ce regard est arrêté. Il est arrêté par la stabilité de l’image. On peut prendre l’exemple d’un tableau. Son contenu peut être multiple, le regard peut aller ici et là, suivre une temporalité, un sens de gauche à droite, comme pour la lecture, mais l’ensemble restera toujours singulier, l’élaboration esthétique éventuelle aura à cœur de réunir en un tout, les perceptions séparées, le cas échéant, ou la personne se détachera de ce tableau, n’y trouvant pas l’unité nécessaire à son appréciation. Quant à l’émotion esthétique elle sera elle aussi unie par le tableau et son ensemble, même lorsque chacun pourra dire éventuellement que ce tableau fait éprouver diverses émotions. Dans certains cas, une émotion d’une seule tonalité dépasse tout le reste ou s’exprime instantanément.
7 Même dans le cas où le regard s’attarde et détaille, sépare en plus petites parties son objet, il reste inscrit dans une même attitude, un même mouvement, un même rapport à son objet. Le regard, l’image sont concernés d’abord par la dimension spatiale ; la dimension temporelle qui inscrit ce regard dans un contexte, en en situant l’avant et l’après existe aussi mais cela me semble secondaire, secondarisé. La dimension temporelle n’est pas absente à proprement parler de l’image, ni du regard qui s’y concentre, elle est à côté, ou plutôt de côté. Il sera donc possible, dans une autre étape, ici ou ailleurs, de faire ce pas de côté pour la détailler à son tour.
Le temps des mots
8 Je l’ai perçu distinct du temps de l’image et ci-dessus j’ai exprimé, du côté de l’image, où je percevais cette distinction. Les mots me paraissent au contraire inscrits obligatoirement dans un déroulement temporel. Un mot seul peut être vu comme une image, une forme dessinée, un regard la saisit entièrement à condition que le nombre de lettres ne soit pas trop élevé. Dès qu’on parle des mots, on les voit écrits à la suite les uns des autres ou on les pense ou on les entend, à la suite les uns des autres. Ils forment une liste, éventuellement avec lecture verticale, ou une phrase, les mots s’agençant selon des règles de grammaire, pour faire naître un sens. Dans ces divers cas, il faut successivement porter le regard sur les uns puis sur les autres, chaque mot à son tour.
9 Un mot, de même, s’il est composé de plus d’une syllabe (de plus d’un phonème plus exactement) fait entendre à l’audition la succession des syllabes et des phonèmes ; à la lecture, il la fait voir. Mais ce n’est pas le regard, ni l’oreille elle-même qui gèrent la pensée résultant de la lecture des mots ou de leur audition. Cette pensée-là se développe à un niveau « supérieur » ; elle intègre ou s’associe avec des sensations, des sentiments, des émotions, que les mots ont pu provoquer, soit individuellement, soit par leurs alliances, soit par des effets auditifs ou visuels, soit encore par les associations qu’ils ont suscitées. Qu’en est-il alors de la temporalité ? Si on peut penser à un déroulement linéaire quant à la prononciation d’une suite de mots ou à sa lecture, quelle que soit la forme interne de cette suite (liste ou phrase), dès lors qu’on note que la pensée ne consiste pas à recueillir le sens de chaque mot et à additionner le tout, dans un ordre successif, on en vient à rejoindre ce qui pouvait être dit de l’image : le prononcé de la phrase, la lecture d’une phrase peuvent aboutir à une stase au cours de laquelle se déploient les sens manifeste et latent, immédiats et associatifs, purement discursifs ou se jetant dans l’océan des affects, les recueillant, les regroupant, les agençant. Cette temporalité-là n’est plus de l’ordre de la succession linéaire, même si, ce faisant, le temps poursuit son déroulement, comme dans le temps de l’image.
10 Ainsi retrouvons-nous, au-delà des différences entre le temps de l’image et le temps des mots, des points de jonction qui permettent d’apparier ces deux temps, les apparier pour les comparer, les rapprocher, les éloigner, puis les rapprocher à nouveau, et les apparier pour faire naître de leur alliance et de leur conjugaison, de nouvelles observations cliniques que nous espérons fécondes.
Représentation de chose et représentation de mots.
11 Représentation de chose et représentation de mots sont les termes qu’utilise Freud, ainsi que le rapporte le Vocabulaire de la psychanalyse, « pour distinguer deux types de représentations, celle –essentiellement visuelle– qui dérive de la chose et celle – essentiellement acoustique– qui dérive du mot. » (2) Je fais un détour par ces deux concepts, et par le concept de la représentation afin d’exploiter la piste des similitudes et des associations qui me viennent, à penser au temps de l’image et au temps des mots. Ces deux types de représentations, représentation de chose et représentation de mot, sont en lien avec la première topique de Freud, et les systèmes inconscient, préconscient, conscient. Dès lors que Laplanche et Pontalis évoquent la notion de trace mnésique pour ce qui est de la représentation de chose, ils nous amènent à faire le lien également avec l’image.
12 Un article de Michel Arrivé, linguiste, dans la Revue Cliniques Méditerranéennes nous rappelle que, pour Freud, (L’inconscient 1915) « À l’inconscient, les représentations de choses, seules. Au pré-conscient, les représentations de choses et leurs relations aux représentations de mots. » (3)
13 Le processus primaire qui caractérise le système inconscient se trouve donc associé aux représentations de chose selon la définition notée ci-dessus. L’image et, en particulier, l’image visuelle est susceptible de relayer ce processus primaire, au moins lorsqu’elle peut être assimilée à la trace mnésique évoquée ici. C’est le cas pour les images du rêve, pour le rêve, dans ce qu’on peut appeler son contenu latent. Son contenu manifeste est transcrit par des mots, à travers le langage et le lien s’opère alors entre représentation de chose et représentation de mot.
14 Dans ces diverses étapes qu’en est-il du temps ? Les temps du langage qui expriment la temporalité des événements, des pensées, et leur temporalité conjointe n’existent pas dans toutes les langues et les différences linguistiques permettent de mettre au jour des différences de rapport au temps. Si le rêve est situé dans le temps, le temps de la nuit, la nuit en question située par rapport au contexte historique du sujet, les images qui en font la trame et sur lesquelles se construit le récit peuvent ne comporter aucune notion de temporalité. Elles peuvent aussi, lors de l’alliance des représentations de chose et des représentations de mot, construire un temps dont les repères sont fortement distincts de ceux de la vie consciente, et de la grammaire, qui codifie la structure du langage. Distinctions et liaisons se retrouvent donc ici, entre le temps de l’image et le temps des mots.
En rêve-éveillé
15 En cure psychanalytique, avec le rêve-éveillé, l’image est de façon préférentielle, l’image du rêve ; son temps est-il spécifique ? Doit-on différencier l’image du rêve de sommeil de l’image du rêve-éveillé, l’une et l’autre au cours de la cure ?
16 D’abord l’image du rêve de sommeil, au cours d’une cure, est une image rappelée, remémorée ou créée-trouvée, par le biais d’associations.
17 Benjamin évoque ses relations difficiles avec son père et tout à coup il dit, « tiens j’ai rêvé de lui cette nuit. » Et il détaille l’image principale de son rêve : « Je lui criais dessus et il ne répondait rien mais me regardait d’un air ironique ». Il poursuit, « c’est tout lui, ça, je ne peux jamais aller au fond des choses avec lui, c’est comme si ce que je lui disais lui glissait dessus, ou qu’il n’écoutait même pas et son air ironique, c’est énorme comme il m’énerve. »
18 Précédemment dans la séance, d’autres rêves avaient été évoqués, cette image-là n’était pas venue, ce sont bien les évocations touchant à cette situation qui ont permis de la faire venir ou revenir.
19 Le temps qui lui correspond, le moment où cette image a pris toute sa force est situé « cette nuit », c’est-à-dire pas dans la séance en cours. C’est suffisamment proche pour que ce soit peut-être la première fois que Benjamin repense à cette image, la retrouve. On peut aussi, dans le cadre de la cure, considérer que cette image appartient à la séance et au temps de la séance, puisque c’est le contexte de la séance, les évocations en cours, qui correspondent aux préoccupations du sujet qui l’ont amenée. À ce titre, la différence avec l’image de rêve-éveillé, du point de vue du temps, s’affaiblit, diminue.
20 Le temps de l’image du rêve-éveillé est par définition, dans la cure rêve-éveillé, inscrit dans la séance, inscrit dans l’espace relationnel, analysant, analyste. Cependant le temps propre à l’image elle-même ne semble pas devoir être caractérisé par la présence d’un avant et un après.
21 C’est la présence d’une pluralité d’images qui fait advenir un temps. Comme pour le cinéma où une multitude de petites images projetées très rapidement (au rythme de 18, 24, 32 à la seconde…) donnent non pas l’illusion de mouvement mais la représentation d’images en mouvement. On se trouve alors dans un film, avec un scénario et les mots le disent, avec leur temps propre.
22 Dans le rêve-éveillé classique, les images qu’on a laissé venir s’échafaudent, se transforment, laissent apparaître du mouvement, des changements, et cela s’opère dans une succession qui s’inscrit dans le temps de la séance.
23 Le début du rêve éveillé de Lola était plutôt statique : une image de porte fermée, qu’elle voyait de loin et qui ne subissait aucune variante. La description de cette porte, le mouvement de rapprochement que cela a demandé à Lola, puis l’examen des alentours, de ce qu’il y avait à côté, autour de cette porte, l’ont amenée à un enchaînement relativement rapide : les images succédaient aux images, les mots s’enchaînaient et son rêve-éveillé l’amena à s’éloigner de cette porte, pour y revenir par un autre chemin. Ce sera dans un rêve-éveillé ultérieur qu’elle s’autorisera à tenter de l’ouvrir.
L’image du rêve, l’image du rêve-éveillé
24 Au regard de la distinction entre représentation de chose et représentation de mot, de leur lien avec le processus primaire, pour l’une et avec le processus secondaire, pour l’alliance des deux, ne pouvons-nous pas également reconsidérer l’image du rêve-éveillé, distincte en apparence de l’image du rêve. L’image du rêve-éveillé est-elle trace mnésique ? Dans le rêve-éveillé, quand le sujet la décrit, dès lors qu’il lui donne contour, couleurs, formes, elle se situe dans cette alliance de la représentation de mot avec la représentation de chose ; on serait donc dans le processus secondaire, du fait même que les mots disent les images. Cependant, quel analysant, quel analyste n’a pas été sensible, à tel moment d’un rêve-éveillé, à la difficulté de description de l’image reçue ? Qui n’a pas été, à un moment ou à un autre, surpris par l’irrationalité d’une image incongrue (la maison biscornue évoquée par Charles, plus loin dans cet article, par exemple), l’inattendu d’une situation aberrante ? Il nous semble y voir une parenté manifeste entre ce genre d’images et les bizarreries des images de rêves de sommeil (d’une partie des rêves de sommeil). C’est dans cette bizarrerie que l’on peut lire le mieux la présence d’une porte ouverte sur l’inconscient, sur le processus primaire, et l’apparition d’images qui relèvent de la trace mnésique, de la représentation de chose, ou au moins, de façon très similaire.
25 Cette porte ouverte sur l’inconscient, il nous semble, à nous praticiens du rêve-éveillé en analyse, ainsi qu’aux théoriciens de cette méthode, qu’elle valide amplement le bien-fondé de cette approche : le rêve-éveillé peut se situer du côté de la représentation de chose, même s’il ne peut pas y être entièrement ni en permanence mais il peut permettre d’y accéder, d’accéder aussi au processus primaire de l’inconscient. C’est une source de richesse incomparable pour le matériel de la cure. C’est aussi pour le sujet, un gage de sa rencontre avec sa propre vérité : personne ne lui a soufflé les images incongrues sur lesquelles il bute, c’est bien lui qui les a vues, dites, c’est bien lui qui a vécu ce qui s’y rattachait pour lui.
26 Dans un deuxième temps, puisque le rêve-éveillé ne se suffit pas de lui-même et que l’accès ultérieur à un pan d’analyse de ce rêve-éveillé est absolument nécessaire pour qu’on puisse parler d’analyse rêve-éveillé, l’accès au processus secondaire est lui aussi étoffé, enrichi par les images. L’alliance entre représentations de chose et représentations de mot qui se conjuguent dans le langage est un nouveau signe spécifique de richesse : les traces mnésiques s’ajoutent aux images conscientes et c’est leur proximité, leur nouage qui vient féconder le processus associatif des temps d’analyse, à propos du rêve-éveillé. Dans la durée de la cure, ces proximités, ces nouages se multiplient et construisent de nouveaux bâtiments pour le moi.
Temps des images et temps des mots
27 Le temps des images et le temps des mots, en cure rêve-éveillé, peuvent être distincts ou plutôt ils peuvent être distingués. Cette distinction est théorique : le temps des images, ce serait celui du rêve-éveillé.
28 Ce temps apparaît distinct du temps réel, dans la production du rêve-éveillé. Les repères habituels peuvent être chamboulés, l’avant peut ne venir qu’après, la lecture de gauche à droite d’un paysage ou d’une scène, ou de droite à gauche pour certains, peut s’interrompre, ou ne jamais commencer. En général, d’ailleurs, c’est plutôt un aspect particulier de la scène qui focalise le regard et ensuite c’est plutôt par circularité que le regard s’étend. Au regard du temps, la production du rêve-éveillé est un lieu où l’anachronisme n’est pas un barbarisme, il relève de la créativité, sinon de la création au sens poétique.
29 Parce que le rêve-éveillé est adressé à l’analyste, le temps des mots du rêve-éveillé est inséré, lui, dans le temps de la séance : ce qui vient au début ou qui vient à la fin (phase de démarrage du rêve-éveillé, fin du rêve-éveillé) ne va pas se trouver disloqué et perturbé. C’est bien parce que la séance se termine qu’il faut aussi terminer le rêve-éveillé, s’il n’a pas pris fin un peu avant cette fin de séance.
30 Les mots disent les images et l’anachronisme éventuel sera repris par les mots, assumé par les mots, tout en s’insérant dans le temps de la séance. Finalement, ces deux temps distincts d’un côté, se retrouvent à cheminer en parallèle.
31 Les mots sont nécessaires pour dire les images, pour adresser à l’analyste le récit du rêve-éveillé. Ils permettent aussi au dispositif mis en place de faire se conjuguer temps des images et temps des mots, au cœur même du rêve-éveillé.
La distinction créée par le rêve-éveillé
32 Chaque image peut être explorée sans compter le temps, ni compter sur le temps. Le Rêve-éveillé comme méthode et le rêve-éveillé, comme production, distinguent plusieurs temps dans les séances, selon qu’un rêve-éveillé se déroule ou non et le temps est alors compté selon celui de la séance. Cette distinction enrichit le travail de la parole et crée, dans le dispositif analytique un creuset fécond qui accueille les images mais aussi les suscite, et même peut les engendrer, les faire se multiplier, les faire se déployer comme un arbre.
33 Dans la métaphore du déploiement, les catégories habituelles du temps disparaissent comme dans une démonstration qui utiliserait des moyens cinématographiques, ou informatiques et spectaculaires (je pense à la succession très rapide, d’images prises dans un même cadre, mais avec une différence du sujet ou, à l’inverse, d’un sujet identique même s’il subit des variantes, avec un cadre qui change tout le temps). La feuille ou la graine peuvent devenir arbre, dans le déploiement évoqué, puis, lors d’un mouvement de retour à l’origine, redevenir unité de sens, unité visuelle, point de départ, petit point dans l’univers de l’arbre et tout cela, dans la même séance.
34 C’est ce jeu possible entre le temps de l’image et le temps des mots, entre le temps des images et celui des mots, qui fait de la cure Rêve-éveillé, un dispositif qui nous paraît irremplaçable dans sa fécondité, sa vérité, son dynamisme, sa capacité de transformation du sujet.
Distinction dans les séances
35 Une autre signification peut être apportée à l’expression temps de l’image, temps des mots. Il s’agit en effet de la distinction méthodique au cours d’une séance ou au fil des séances, entre les temps de Rêve-éveillé et les temps d’analyse de ces rêves-éveillés.
36 En principe, ces deux phases, ces deux temps sont bien distincts, avec des variantes individuelles.
37 Amélie ne tient guère à s’allonger sur le divan, elle préfère adopter une position de détente relative (et de contrôle relatif) sur le fauteuil, elle ferme les yeux, les images viennent et le rêve-éveillé débute, il s’inscrit dans l’ensemble de la séance. Vers la fin de la séance, elle est toujours dans le monde imaginaire qu’elle explore, découvrant des fleurs fantastiques dont elle décrit les couleurs et les formes, les parfums et dont elle cherche le jardinier. Je lui dis qu’il va être l’heure de s’arrêter et lui indique de voir comment elle souhaite le faire. Elle dit « Cela s’arrête comme ça, je reviendrai dans ce jardin et je trouverai celui qui fait pousser ces fleurs si grandes et si belles. »
38 La temporalité qu’exprime Amélie, pour clore son rêve-éveillé, se réfère à la cure toute entière et place le rêve-éveillé comme unité dans un cadre qui l’intègre. La temporalité des rêves-éveillés successifs peut permettre de dire le progrès de la cure, car elle illustre de manière claire souvent les changements en cours.
39 Bernadette, elle, accepte d’emblée de s’allonger sur le divan, elle a hâte de voir ce que va lui apporter ce détour par les images. La détente initiale l’amène paradoxalement à se sentir angoissée et l’accès aux images ne sera pas pour cette fois. Il sera d’abord nécessaire de laisser s’exprimer ce qui fait le cœur de sa résistance au rêve-éveillé, une résistance inconsciente mais profonde.
40 Ce que vit Bernadette, une fois allongée et les yeux fermés, était inattendu pour elle ; cette découverte doit d’abord déployer son propre cortège de significations pour que ce qui faisait résistance puisse être replacé dans le contexte relationnel de la cure, dans l’échange analyste-analysant, qui subit la particularité de cet ajout à la règle fondamentale : « Ce qui vient, dites-le en images. » « Si c’était en images…? »
41 Charles s’allonge pour faire un rêve-éveillé et ce dernier débute assez rapidement ; mais à la moitié de la séance environ, le rêve-éveillé entamé se clôt de lui-même. Charles dit : « Maintenant je n’ai plus d’images, je ne vois plus cette drôle de maison ; quand j’essaie de la voir, c’est tout noir. Mais c’était bien, cette découverte juste derrière l’arbre. » Il reste allongé et associe avec cette fameuse découverte : une maison complètement biscornue, qu’il a trouvée très jolie et originale. Sa première association l’amène au roman d’Agatha Christie « La maison biscornue » et il associe avec le crime qui s’y est déroulé. Il s’interroge.
42 Charles est ainsi passé de la phase de rêve-éveillé à la phase d’analyse et il n’a pas quitté la position allongée mais la différenciation entre ces deux phases s’est faite simplement. Nous tenterons, plus loin, de préciser certains aspects liés à cette observation.
43 D’autres exemples encore pourraient être donnés qui montreraient que l’important reste, pour de nombreux analystes rêve-éveillé, de distinguer clairement les deux phases, de rêve-éveillé et d’associations sur le rêve-éveillé, alors que de nombreuses variantes sont possibles, liées soit au lien de l’analysant avec la méthode, soit à la situation conjoncturelle du sujet.
44 Il arrive ainsi également qu’au cours d’un temps consacré au rêve-éveillé, consacré à laisser venir les images, l’analysant ne s’y installe pas suffisamment franchement pour y rester et enchaîne les associations d’idées (associations libres). Le vécu rêve-éveillé est alors mis de côté pour laisser la place au vécu habituel de l’analyse qui peut intégrer des images mais ne met aucun accent sur l’impact particulier que ces images peuvent avoir au cours de la séance, au cours du temps de relâchement, régression. Le temps des mots, fût-il en position allongée, reprend le dessus et la temporalité des phrases en témoigne.
45 Dans cette occurrence, il est possible aussi que la grammaire vienne à défaillir, le contrôle inconscient que cette structuration du langage opère cède, ce qui émerge alors peut se situer dans une intemporalité qui rejoint celle de l’image.
46 Par ailleurs, au cours de ces chaînes associatives, que les mots disent sans pour autant décrire des images, l’apparition précisément d’images, ou d’une image, même seulement contenue dans les mots, donc, signale la possibilité de sortir de l’enchaînement temporalisé des mots et du processus secondaire caractérisé, la possibilité d’entrer ou de revenir au processus rêve-éveillé, d’où l’accès à l’inconscient et au processus primaire est favorisé par les caractéristiques de l’image, telles que nous avons pu le voir précédemment.
47 Il est temps ici, d’évoquer ce que Nicole Fabre a appelé la première « le langage rêve-éveillé » (4). La particularité de ce langage est de comporter des images, des expressions métaphoriques. De plus, ce langage est différent selon chaque cure, chaque analysant : les expressions qui sont utilisées et qui disent les métaphores, qui transportent au-delà des mots, sur la scène du rêve-éveillé mais aussi sur la scène associative de l’analysant et sur la scène de l’interprétation, ces expressions sont issues des images-même que l’analysant a apportées, des rêves-éveillés eux-mêmes qu’il a pu réaliser. Dans le cas de l’enfant, c’est à partir des dessins, des modelages, des histoires inventées avec des contenus visuels forts qui jettent les bases de ce langage. Nicole Fabre en donne plusieurs exemples dans son ouvrage Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant (4). Échanger au cours du travail analytique en utilisant ce langage-là permet de croiser la temporalité du processus interprétatif et celle de la production des images. Les phrases échangées dans ce type de langage ont sens à la fois dans le rappel des images de l’analysant et de ce qui lui est venu, et dans la présence du sens que les expressions imagées font advenir maintenant.
48 Les enchaînements d’associations et de déductions parfois, plus intellectualisées encore, peuvent être le signe d’une résistance au rêve-éveillé. C’est une résistance qu’il convient d’interpréter, dans le transfert, dès que possible, ou si c’est possible, afin de pouvoir la réduire.
49 Lorsque cela n’est pas possible, je préfère patienter : l’insistance que je pourrais avoir à proposer encore et encore le rêve-éveillé à un analysant qui exprimerait une résistance à cet égard, me paraîtrait ne faire qu’augmenter, renforcer cette résistance. Il n’est pas bon, d’un autre côté, d’abandonner complètement l’attente de rejoindre le terrain du rêve-éveillé, la scène du rêve-éveillé, car l’analysant verrait ainsi cette résistance non traitée et il pourrait en déduire l’inintérêt voire la nocivité du Rêve-éveillé pour lui. D’où l’importance aussi de ne pas évoquer systématiquement le rêve-éveillé comme un projet, en début de cure, en particulier vis-à-vis des personnes pour qui, lors des premières séances, l’indication du rêve-éveillé serait apparu peu favorable (par exemple, présence de certains types de fonctionnement psychique, psychotiques, délire, difficultés à différencier rêve et réalité).
50 Certains praticiens avaient pour habitude ou même pour exigence de méthode, de différencier clairement le temps du rêve-éveillé qui serait le temps des images, du temps de l’analyse, qui serait le temps des mots, bien que, comme nous l’avons déjà signalé, le rêve-éveillé se dise en mots et bien que, d’une certaine façon, de ce fait, le temps des images qu’est le temps du rêve-éveillé soit aussi un temps des mots. La différenciation opérée pouvait être concrétisée par la position dans l’espace du cabinet de l’analyste : la position de face à face, un fauteuil pour l’analysant, était réservée aux échanges hors rêve-éveillé, quel que soit le contenu de ces échanges : premières séances, associations libres, associations sur le rêve-éveillé, tandis qu’un divan et la position allongée pour l’analysant étaient réservés au rêve-éveillé proprement dit. Le passage d’une position à l’autre pouvait permettre de signifier de manière plus marquée, le changement de positionnement intérieur du sujet. Cette accentuation des étapes du dispositif, par des positions différentes de l’analysant témoignait d’une rigueur du cadre qui pouvaient, tant le cadre que la rigueur, se révéler suffisamment contenants pour sécuriser l’analysant et faciliter l’accès aux images du rêve-éveillé.
51 D’autres pratiques ont été expérimentées. Des auteurs comme Nicole Fabre (5) ont précisé avoir choisi un dispositif spatial intermédiaire : un fauteuil dans lequel la position allongée est autorisée et que l’analysant peut incliner ou relever selon son propre mouvement naturel, permet d’assouplir le cadre et ses marques de contenance par l’analyste. De même l’analysant peut y trouver une certaine liberté et une certaine autonomie. La sécurité induite par la prégnance particulière du cadre, telle qu’elle a été évoquée ci-dessus, est alors déléguée au seul analyste.
52 Sans pour autant émettre une critique sur ce dispositif, dont la validité a été amplement prouvée, dans l’expérience même de Nicole Fabre, il me semble justifié de signaler que le cadre est parfois aussi nécessaire à l’analyste qu’à l’analysant et le risque existe donc que l’amenuisement ou la disparition des marqueurs des deux temps, temps du rêve-éveillé, temps de l’analyse, mette l’analysant et/ou l’analyste dans une position plus ou moins précaire, plus ou moins dangereuse pour le déroulement et la conduite de la cure.
53 D’autres praticiens se sont exprimés clairement en choisissant de privilégier la position allongée pour l’analysant le plus possible et de réserver la position de face à face aux analysants à qui la première ne convenait pas du tout. Dans ces deux cas, la poursuite de la méthode utilisant l’imaginaire de façon spécifique, le détour par les images et en particulier le rêve-éveillé implique que les deux temps, temps des images et temps de l’analyse, se fassent toujours dans la même position. La perte du repère différenciateur, de l’espace, de la position dans l’espace, et de la position corporelle de l’analysant, n’est pas apparue à ces praticiens particulièrement significative et ils ont renforcé d’autres repères différenciateurs : le rythme et le ton de leurs prises de parole, par exemple, lorsque c’est le cas, parfois l’éclairage de la pièce (qui existait également lors de la différenciation marquée signifiée plus haut), ou d’autres points de la situation.
54 Personnellement, je conserve l’attitude, dans certains cas, en particulier quand la personne n’est pas allongée en permanence (ce qui me permet de spécifier aussi les différences entre les deux positions, en dehors du temps des images), de proposer la position allongée uniquement pour le rêve-éveillé ; je laisse alors le choix à la personne de rester ou non sur le fauteuil en lui évoquant le fait que, pour certaines personnes, cela convient très bien et que c’est donc son choix qui prévaut.
55 Dans ces situations, il arrive également qu’il s’agisse d’une résistance au rêve-éveillé, que de préférer rester sur le fauteuil, pour se laisser aller aux images, tout en restant contenu par la position corporelle et en gardant les yeux à hauteur du visage de l’analyste ; si je la perçois comme telle, je la traite alors comme je l’ai exprimé plus haut.
56 Finalement je peux résumer ma pratique sur ce plan en disant que je souhaite toujours distinguer le temps des images, du rêve-éveillé, du temps des mots, des mots sans images, ou souvent, avec images et que, pour cela, je m’appuie aussi sur une différenciation de position, ou une différenciation spatiale, des différences de luminosité, d’attitudes de l’analyste, mais je dois dire aussi que ce n’est pas systématique. Des variantes s’opèrent selon mon analyse de mes ressentis et de mes observations, sur le mode de l’analyse du contre-transfert de l’analyste.
Les mots des images et le temps
57 J’espère avoir montré, au cours de cet article, ce que la distinction entre l’image, les images (en particulier celles du rêve-éveillé) et les mots, sous l’angle du temps, permettait de mettre en évidence : entre autres, la richesse de l’image et de son traitement, du détour qui s’y attarde, les voit, les regarde, non pour s’y figer ou pour s’y absorber de manière mortifère tel Narcisse, mais pour, de là, avec cette richesse nouvelle, vivante, intégrant le mouvement, rejoindre l’interprétation, l’analyse et l’aboutissement de ce processus mutatif.
58 Le temps, les mots et les images, après cette distinction qui a permis de les étudier de plus près, se conjuguent maintenant ou à nouveau, pour le langage, qui a sous-tendu cette étude, pour la pratique à venir, qui soutient également notre projet et pour le rêve-éveillé, à nos yeux, irremplaçable.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- (1) KANT E. (1780) Critique de la raison pure Paris, PUF
- (2) LAPLANCHE J. et PONTALIS J.-B. (1967) Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, P.U.F. (6ème édition 1978) FREUD S. (1915) Métapsychologie. Paris, Gallimard 1952.
- (3) ARRIVÉ M. (2003) Langage et inconscient chez Freud : Représentation de mots et représentations de choses. Cliniques méditerranéennes, 2003/2 n° 68. Éditions Érès.
- (4) FABRE N. (1998) Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant. Paris, Dunod, p. 67
- (5) FABRE N. (1992) Deux imaginaires pour une cure. Paris, Bayard éditions, page 19.
Mots-clés éditeurs : Processus primaire, Temps, Image, Mot, Rêve-Éveillé
Mise en ligne 13/01/2012
https://doi.org/10.3917/imin.028.0079