1 Nombreux sont ceux qui, aux Etats-Unis comme à travers le monde, ont entendu parler du Mardi Gras de la Nouvelle Orléans. Au printemps 2006, il a symbolisé la renaissance de la ville dévastée par les inondations de l’ouragan Katrina. Les costumes parfois somptueux rivalisent d’audace dans les rues du Vieux Carré, et les masques traditionnels basés sur le simple loup ou sur le masque du théâtre antique peuvent aussi être très élaborés. Les fêtes, bals, et parades se sont multipliés dès l’Epiphanie qui marque le début de la « Mardi-Gras Season » pour finir en point d’exclamation à minuit le mardi soir. Le reste de la nuit, les éboueurs nettoient en quelques heures un poids record de détritus de toute sorte et le jour se lève sur un Mercredi des Cendres sobre, ralenti, et silencieux, pendant que l’aéroport renvoie les nombreux touristes chez eux, pleins de souvenirs plus ou moins racontables. « Ce qui se passe à la Nouvelle Orléans, reste à la Nouvelle Orléans. » Car les excès de boissons les plus extravagants, les audaces sexuelles les plus osées, ne sont pas pour la plupart, le fait des Orléanais, mais bien celui des touristes qui se sentent protégés, non pas par un masque matériel, mais par l’anonymat de la foule dans une ville loin de chez eux, et qui, pour quelques jours, sous ce masque virtuel, abandonnent les réserves que leur société encore très puritaine, même au vingt-et-unième siècle, leur impose dans leur vie quotidienne.
2 Plus rares sont ceux qui connaissent ou même ont eu la chance de participer à un Courir du Mardi Gras de la Louisiane rurale. Pourtant cette tradition bien ancrée dans la culture cadienne a ses sources dans les Mardi-Gras de l’ancienne France catholique et mélange des rituels millénaires à des éléments culturels propres au climat et à la Joie de Vivre du pays cadien.
3 « Les Mardi-Gras s’en vient de tout partout, Oui mon cher camarade... »
4 Dans le petit matin souvent brumeux du début de printemps louisianais, les Mardi-Gras sortent de chez eux. Chacun en costume, et son capuchon sous le bras, ils s’apprêtent pour leur grande journée, leur Courir du Mardi-Gras. Les Mardi Gras sont une bande d’hommes pour la plupart du temps, quoique qu’il existe quelques Courirs exclusivement féminins, et que certains autres sont aujourd’hui mixtes. Leurs costumes sont fait d’un simple pantalon et d’une tunique, décorés de franges et très souvent multicolores, puisqu’à l’origine faits de restes de tissu ou de vieux habits inutilisables qu’on a déchirés en bandelettes. Quant au capuchon, c’est un chapeau très haut et conique, décoré à la main également de bouts de tissu, de laine, de papier, ou à la peinture, selon les goûts, les moyens, et les habiletés de chacun. Les historiens le rapprochent des chapeaux pointus des médecins pendant les épidémies de peste de l’Europe moyenâgeuse. En effet, à l’origine, les costumes du Mardi-Gras avaient pour but de singer et de ridiculiser les riches, les gens de pouvoir, et les gens éduqués. Mais pour le faire en toute impunité, on se cachait sous des masques dissimulant l’identité de chacun. C’est pourquoi le capuchon cadien se termine vers le bas par un masque fait de grillage fin décoré de la même façon que le capuchon. Ce masque a l’avantage à la fois de ne pas gêner la vision du Mardi-Gras, et en même temps de lui déformer les traits juste assez pour le rendre méconnaissable. Le dernier détail du costume, ce sont les clochettes qu’on y attache, et qui tinteront au moindre mouvement, empêchant ainsi le Mardi Gras de prendre qui que ce soit par surprise.
« Capitaine, Capitaine, voyage ton flag,
Allons se mettre dessus le chemin,
Capitaine, Capitaine, voyage ton flag,
Allons aller chez l’autre voisin. »
6 Les Mardi-Gras se retrouvent à leur point de départ du Courir qui les emmènera de ferme en ferme (d’habitation en habitation pour utiliser le mot cadien) pendant toute la journée. Leur Capitaine les y attend. Lui, n’est pas masqué, mais porte une grande cape et se munit souvent d’un fouet qui l’aidera à faire respecter son autorité parmi les Mardi-Gras dont l’état d’ébriété ira en augmentant à mesure que les heures passeront. Les voilà partis, parfois encore à cheval de nos jours, ou plus souvent sur une ou plusieurs charrettes plates, ou encore en caravane de pick-up trucks. Famille, amis, visiteurs et touristes suivent. Le parcours du Courir a été préparé à l’avance, et chacun sait dans quelles fermes les Mardi-Gras vont s’arrêter, et dans quel ordre. D’ailleurs, la maison est prête pour leur visite, souvent avec un groupe de musiciens, la parenté et tous les amis qui attendent tous avec impatience que le spectacle commence. A l’abord de la première ferme, la caravane s’arrête et le Capitaine entre pour demander au maître de maison la permission pour ses Mardi Gras de se présenter. Ils entrent alors dans la cour de la ferme en chantant la chanson des Mardi Gras :
« Les Mardi-Gras s’en vient de tout partout
Pour mendier la charité…
Voulez-vous recevoir cette bande de Mardi-Gras,
Cette grande bande de grands saoulards… »
8 Le but de leur visite, effectivement, est d’y demander des donations pour le gombo du soir, riz, légumes, vieille poule… Quand leur chanson s’achève, plutôt que de leur tendre simplement leur poule, l’habitant lâche la volaille et les Mardi-Gras se précipitent pour l’attraper. L’un grimpe à un arbre, l’autre sur le poulailler, l’un s’étale dans la boue, deux se bousculent, et l’échauffourée continue jusqu’à ce que l’un d’entre eux ait finalement capturé la pauvre poule affolée. Attraper une volaille terrifiée n’est pas chose aisée ; le faire avec un capuchon sur la tête, un masque sur le visage, et quelques bières dans le ventre, cela tient du tour de force ! Mais les Mardi-Gras s’appliquent à leur rôle et se tirent d’affaire au milieu des rires et des encouragements de tous. Un petit moment de musique, quelques pas de valse ou de Two-Step avec les jolies touristes un peu ébahies, quelques poses pour les photographes amateurs ou professionnels, et surtout une ou deux bières bien fraîches, et voila les Mardi-Gras repartis souvent sous une volée de coups de fouet administrée par leur Capitaine qui trouve qu’ils ne se pressent pas assez à son goût. Une des tâches du Capitaine est de surveiller la consommation de bière et de respecter au moins vaguement, l’horaire établi, car la journée sera longue, et les visites d’habitations nombreuses.
« Demander la charité pour les autres qui viennent nous rejoindre
Les autres qui viennent nous rejoindre
Ouais, au gombo ce soir ! »
10 Quand leur grand tour dans la campagne cadienne se termine en fin d’après-midi, les Mardi-Gras et leur butin rentrent dans leur village en parade. Mais si à la Ville (lire « à la Nouvelle-Orléans »), les participants aux parades jettent colliers et doublons à leurs spectateurs, ici ce sont les Mardi-Gras qui mendient encore « Cinq-sous pour les Mardi-Gras ». Finalement on descend de cheval, ou de la charrette, et tout le monde s’affaire : il est temps de faire cuire le gombo !
11 Le gombo est prêt, épicé à souhait, la musique se déchaîne, les accordéons rivalisent avec les violons, et la fête sera belle. Les Mardi-Gras se mêlent à la foule, et si certains garderont leur masque et leur semblant d’anonymat jusqu’au bout, les autres abandonnent leur capuchon pour mieux profiter de la soirée.
12 Mais comme à la Nouvelle-Orléans, ou dans le conte de Cendrillon, tout se termine au premier coup de minuit. Heureusement d’ailleurs, car les Mardi Gras étaient debout depuis quatre ou cinq heures du matin. Et demain matin à la première messe, dégrisés et démasqués, ils seront tous à l’église pour recevoir les Cendres avant de partir à l’ouvrage. Rendez-vous à l’année prochaine.
Mots-clés éditeurs : Anonymity, Masques, Anonymat, Impunity, Mask, Impunité
Mise en ligne 06/01/2010
https://doi.org/10.3917/imin.026.0081