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Article de revue

Au jeu des masques, les images et les mots

Pages 11 à 14

Notes

  • [1]
    D’après le poème de Milton inspiré du récit mythique de la Genèse
« La terre était déserte et vide et la ténèbre à la surface de l’abîme »
(Genèse 1-2, ed. Tob)

1 En écoutant la musique de l’oratorio de Haydn « La création » [1], c’est comme si on entendait d’abord les images sonores de ce vide ou plutôt l’esquisse dans ce vide, dans ce noir, des images de ce monde en gestation. Bruissements, tonalités incertaines en do mineur, hésitations comme si les images du vide, la représentation du chaos, contenaient déjà le projet créateur, des images sans même de mots pour les nommer…

2 Puis, après un court chant choral, comme timide encore, jaillit la lumière dans un fortissimo en do majeur, image sonore qui nous montre le soleil. Après la première, un ami de Haydn raconte : « Au moment où la lumière apparut pour la première fois, on aurait pu croire que des rayons lumineux sortaient des yeux du compositeur. L’enchantement du public fut si intense que l’orchestre fut obligé d’interrompre quelques minutes ».

3 Et la création se poursuit. La musique de Haydn nous fait entendre les images de la pluie, de la neige, des éclairs du tonnerre et aussi le murmure du ruisseau, la douceur des plantes, avec leurs vertus médicinales.

4 Viennent les animaux que l’homme, créé ensuite, sera appelé à nommer : le grondement du lion, le bondissement du tigre, la rapidité du cerf, le galop du cheval. Puis les troupeaux de bœufs et de moutons imagés par une musique pastorale. Une nuée d’insectes est figurée par le trémolo des cordes, le chant très ornementé avec des trilles pour les oiseaux, le pouvoir des baleines avec le son grave des cordes. Les descriptions sont d’abord des images musicales puis elles seront nommées, par la voix du soliste récitant, et chantées, par les voix du chœur.

5 Au commencement étaient les images… Les mots pour les nommer viennent ensuite.

6 Ainsi, quand le petit d’homme arrive dans ce monde, il accumule des images sonores, visuelles bien avant qu’il puisse prononcer les mots qui les désignent. Entouré par la musique des mots et les douces mélodies des berceuses, il va accéder au langage. Il s’essaiera alors à jouer avec les mots, leur mettant parfois un masque en les déformant ou en changeant leur habituelle attribution.

7 Une petite fille appelait « bou-pa » les chaussures. Les parents intrigués mirent un moment avant de réaliser que pour la chausser alors qu’elle balançait ses jambes ils lui disaient « Bouge pas » !

8 Et les hommes inventèrent de plus en plus de mots dans des langages différents pour nommer les images. Et les mots devinrent de plus en plus nombreux, de plus en plus techniques, compliqués. On inventa la linguistique pour réguler leur usage mais elle dérive elle-même parfois vers le jargon. Les images en furent parfois écrasées l’image serait-elle sous la domination du mot, l’imaginaire sur son déclin ?

9 Alors les images se réfugièrent dans la musique, la poésie, l’art. Accueillies par les rêves nocturnes ou éveillés, elles pouvaient se déployer, se masquer, jouer entre elles. Là, elles étaient reines, car souvent les mots ne pouvaient les suivre. Pour décrire leur rêve le patient disait « Il y avait une « espèce de » pièce non, un bateau, non, pas vraiment cela. Le mot se dérobe l’image le masque, et triomphe du mot qui ne peut plus la cerner. Elle vient au secours de nos défaillances, nous amène aussi vers les images enfouies depuis l’enfance, le « rêver éveillé » les guide vers l’inconscient.

10 Dans certaines pathologies, pour l’enfant, le mot déjà manquait, A. grand jeune homme autiste, ne prononce que quelques mots. Des images sont-elles aussi masquées pour lui qui ne peut les nommer ? Quand je le sens très angoissé, j’ai pris l’habitude d’ouvrir avec lui un beau livre d’art. Nous regardons ensemble ces tableaux de peintres célèbres. A. ne dit rien, pose parfois son doigt sur une image, il se calme, sourit. Parfois je lui lis doucement un poème tout simple, je mets des mots sur une image, je fredonne ou j’utilise un xylophone pour entrer encore dans un monde sans paroles avec lui. Mystère d’une rencontre avec ses images à lui quand les mots lui sont masqués ?…

11 Entre les images et les mots y a-t-il combat ?

12 Et puis l’homme vieillit… « J’ai la mémoire qui flanche » chante Jane Moreau. Alors le « combat » change de forme. Des mots bien connus pourtant se masquent. Pourtant l’image est bien là, sonore ou visuelle mais le mot pour la communiquer est masqué par l’oubli.

13 « Je me souviens de cette ville en Grèce où nous arrivâmes un soir où le soleil couchant jouait entre les arbres et les colonnes antiques, mais comment s’appelait cet endroit ? Cet air que je fredonne que je connais si bien mais quel est son nom, son auteur ? Cette racine qui est un remède contre la fatigue, je la vois mais son nom ?... »

14 Et on cherche les mots pour dire, on cherche comme si on voulait démasquer le mystère. Parfois brusquement, l’un d’eux enlève son masque pour rencontrer l’image qui est en nous, comme pour se jouer d’elle. Bien sûr cette ville c’est Olympie, cet air là ? Je vois l’image de la comtesse, c’est Mozart, les Noces de Figaro ! La racine bienfaisante, c’est le gingembre !

15 Avec le vieillissement, les mots se perdent de plus en plus sous leur masque. Les images demeurent avec les souvenirs porteurs de nos joies et de nos peines. La chanson aussi masque ses mots pour nous laisser la musique, on l’écoute on la reconnaît, on ne sait pas son nom, on la fredonne en « oubliant le nom de l’auteur sans savoir pour qui battait son cœur » (Charles Trenet). Tout doucement les mots se masquent-ils pour laisser des images aux souvenirs, leur laisser toute la place pour apaiser les souffrances de la vieillesse ?

16 Au jeu des masques finalement, les images seraient les gardiennes de nos souvenirs, de nos rencontres. Même si les mots disparaissent sous le masque ridé du visage, une écoute de la musique, une berceuse fredonnée, un cantique de l’enfance, un paysage évoqué, pourraient accompagner, avec la main tenue, le chemin de l’humain jusqu’au bout du chemin ?

17 L’image était au commencement, elle est là quand il n’y a plus de mots ?


Mots-clés éditeurs : Vieillissement, Masques, Image sonore, Image visuelle

Mise en ligne 06/01/2010

https://doi.org/10.3917/imin.026.0011

Notes

  • [1]
    D’après le poème de Milton inspiré du récit mythique de la Genèse
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