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Article de revue

La cure de Jeanne : à la recherche des peurs perdues

Pages 7 à 17

1. Les peurs de Jeanne

1Je vais évoquer au cours de cet exposé les peurs de Jeanne telles qu’elles sont apparues au cours d’une cure analytique par le Rêve Eveillé et retracer son parcours en m’attardant plus particulièrement sur certains points.

2Ses peurs, certaines du moins, Jeanne les avait niées, oubliées ou refoulées au cours de l’enfance ou de l’adolescence.

3À un moment de son histoire, suite à une rupture sentimentale, elle n’arriva plus à faire face comme elle avait pu le faire jusque-là : à savoir en mettant en œuvre des solutions et en relevant des défis de façon à maintenir un sentiment de toute puissance face aux difficultés rencontrées.

4S’il fallait définir une de ses peurs fondamentales, je dirais que c’était celle de ne pas maîtriser les situations : son besoin de contrôle intellectuel était très développé et la conviction qu’elle pouvait indéfiniment nier la réalité corporelle, jusqu’à l’épuisement physique, était fortement ancrée en elle : « chaque fois que j’ai baissé la garde ça m’a sauté au visage, dira-t-elle lors des premières séances ».

2. « Béni soit le RE ! » ou : un éveil qui surprend l’analyste et la patiente

5Mais avant d’envisager plus en détail la cure de Jeanne et de décrire la façon dont la patiente est entrée en contact avec ses peurs et ce qu’il en résulta, je voudrais évoquer une séance qui suscita chez moi un enthousiasme que certains jugeront peut-être excessif voire délirant.

6Objection d’ailleurs purement imaginaire puisqu’elle ne m’empêchera en rien de partager cet enthousiasme avec vous.

7Cette séance eut lieu au cours de la 3e année de sa cure.

8Ce jour-là, Jeanne arborait un visage extatique tandis qu’elle évoquait les suites du RE de la semaine précédente : juste après la séance, elle était allée se promener au bord de l’eau (nous étions au mois d’août) et ce fut une expérience extraordinaire qu’elle relia à ce qu’elle avait vécu dans le RE. Elle décrivit un état d’éveil dans lequel elle captait avec une très grande intensité les odeurs, les bruits, les couleurs, tout cela s’accompagnant d’un grand sentiment de plénitude. Elle avait pris un immense plaisir à se balader à la nuit tombante, sans ressentir le moins du monde cette peur enfantine qu’elle éprouvait habituellement dans ces mêmes circonstances; elle avait l’impression « d’être une enfant qui joue, le nez en l’air »; elle s’étonna de toutes ces émotions et se demanda d’où venait ce sentiment d’harmonie car elle ne souvenait pas avoir vécu des moments comme celui-ci dans son enfance ou son adolescence.

9Ce sentiment d’harmonie allait en effet à l’encontre des expériences de responsabilité écrasante et d’enfermement qu’elle avait déjà évoquées tout au long de la cure, expériences chargées d’angoisse et de peur.

10Pendant que Jeanne parle et qu’elle poursuit ses associations autour du rêve éveillé, une phrase me vient à l’esprit en l’entendant et en la voyant vivre ce sentiment de plénitude :
« Béni soit le rêve éveillé !»

11C’était évident. Ce n’était pas de la part de mon inconscient une tentative de promotion intempestive, mais cela voulait dire que j’aurais voulu moi aussi manifester ma joie en écho à celle de Jeanne !

12Bien sûr, des années d’entraînement à l’écoute firent que je ne lançai pas le divan en l’air, dans un geste analogue à celui immortalisé par les singes de « l’Odyssée de l’espace », histoire de m’extérioriser un peu. Je ne me mis pas non plus à danser en tournoyant à la manière des derviches.

13Cela ne m’empêcha pas de vivre cette libération des énergies de la patiente, une sorte d’au-delà de la peur dont elle venait de témoigner avec beaucoup d’intensité et sur lequel j’allais m’interroger.

3. Le RE ou comment sortir de la paralysie

14De quoi était donc fait ce fameux rêve éveillé pour qu’il suscite une telle réaction de ma part et un émerveillement qui n’en finissait pas chez la patiente ?

15En entrant dans son imaginaire, Jeanne s’était retrouvée sur un chemin, une route « comme on en dessine quand on est petit, dit-elle, et qu’on ne sait pas encore dessiner »; « il est dodu » s’étonne-t-elle… Sa raison fronce les sourcils, si je puis dire, en s’entendant décrire ce qu’elle voit : « ça n’existe pas un chemin comme ça, croit-elle devoir ajouter, mais c’est très gai, c’est un chemin de conte, ça grimpe dans les nuages ».

16Elle éprouve alors un grand sentiment de liberté, « ça tangue, mais je continue sur le chemin (…) à un moment, j’ai mon corps d’adulte et là, ça devient plus difficile d’avancer (…) il y a un toboggan, c’est glissant… je pourrais monter mais ce n’est pas très engageant (je lui propose d’agir comme si elle était dans un rêve ou un conte)… il y aurait sûrement une bonne fée qui m’expliquerait comment monter… tout deviendrait possible même si ça glisse, même si c’est long… (silence, puis) ou bien quelqu’un que je ne connais pas avec un bras tellement long me tirerait, alors je monterais sans problème (…)».

17Grâce à cette aide imaginée, Jeanne se retrouve dans un endroit éthéré; là, elle se sent en apesanteur; « il y a des présences, mais on n’a pas de corps, on flotte, on est là et on s’entend bien…»

18Elle ajoutera dans la séance qui suivra le rêve éveillé que, en plus de l’expérience sensorielle et du plaisir qui avaient découlé de cette séance, elle s’était sentie différente dans sa relation avec l’homme, sans ce rapport de force qui lui était familier; elle se trouvait aussi plus réceptive et plus dans l’instant présent.

19Tandis que Jeanne parlait et que je multipliais mes bénédictions silencieuses, je ne pouvais que constater qu’elle était effectivement beaucoup plus dans l’éprouvé qu’auparavant, que son côté critique et jugeant vis-à-vis d’elle-même ainsi que son besoin d’analyse et d’explication rationnelle semblaient largement suspendus.

20En cela, ce fut déjà un grand bienfait.

21L’autre aspect qui me parut amorcer un changement par rapport à ses peurs et ses défenses, était le fait qu’elle ait pu accepter (ne fût-ce que temporairement) de perdre le contrôle de la situation et de prendre le bras ou la main qui se tendait vers elle, d’aller au-delà de la peur du rejet et de l’abandon, tant dans le rêve-éveillé que symboliquement dans la situation transférentielle.

22Pour mieux comprendre cette évolution, je vous propose maintenant de revoir les grandes étapes de la cure de Jeanne jusqu’à cette fameuse séance.

4. La cure de Jeanne

23Lorsque je vis Jeanne pour la première fois, elle m’expliqua et me montra par son attitude qu’elle avait un problème de confiance, qu’elle était sur la défensive. « Je me méfie de la nature humaine. Je suis méfiante et je dois contrôler les choses », me dit-elle.

24Je me sentis d’une certaine façon mis en demeure de la rassurer suffisamment si je voulais qu’une collaboration soit possible. Elle se montra intéressée par la proposition de rêver éveillée et, après 4 mois de cure, elle accepta de tenter l’expérience. Ce premier rêve éveillé la mit en contact avec un souvenir dont elle dira : « c’était un secret et c’était interdit d’en parler ». À partir de là, on aurait dit que le RE (et par la même occasion, l’analyste) avait fait suffisamment (dans le sens winnicottien) ses preuves à ses yeux. Elle manifesta son souhait de poursuivre sa recherche avec le rêve éveillé : « comme si une porte devait s’ouvrir, je suis un peu à court de paroles et j’ai besoin d’aller au-delà ».

25La première année sera donc le temps de l’installation de l’alliance thérapeutique et de la familiarisation avec l’expérience du RE.

26Les RE ont, à cette époque, une allure « photographique » plutôt que « cinématographique ». Elle les vit la plupart du temps dans l’immobilité suscitée par l’angoisse de laisser émerger ses fantasmes : elle se retrouve ainsi sur un chemin qui ne mène nulle part ou se voit suspendue à un arbre, comme un fantôme, asexuée, dit-elle.

27Tout se passe donc comme si les peurs ne pouvaient être mises en scène que par défaut. C’est le malaise généralement indéfini et sans affect précis (« j’aime pas trop cet endroit » ou « j’ai pas trop envie de rester là ») qui fait présupposer de l’existence de la peur.

28Par contre, lorsque je propose à Jeanne de quitter la scène angoissante dans laquelle le RE s’enlise parfois et que je l’invite simplement à imaginer un endroit agréable où se reposer, alors magiquement l’émotion et la sensation réapparaissent : « il fait chaud, il y a plein d’espace, c’est coloré, je sens toute la chaleur du soleil sur mon corps, il fait merveilleux, j’ai une île déserte pour moi toute seule comme Robinson Crusoé ».

29Dans ce contexte beaucoup plus sécurisant, je peux constater qu’elle a une grande capacité à vivre les situations évoquées, ce qui me paraît être d’un bon pronostic. Le rêve éveillé, source d’angoisse par la confrontation à laquelle il amène le sujet se révèle être aussi source de bien-être de façon parfois très inattendue pour Jeanne qui s’étonne de vivre la situation avec autant d’intensité.

30Voilà donc le climat dans lequel nous sommes à la fin de la première année de la cure de Jeanne.

5. Les peurs liées à l’image paternelle

31Les peurs auxquelles Jeanne était confrontée se situaient dans différents registres, y compris celui de l’archaïque (angoisses en rapport avec la nourriture, peur d’étouffer, etc.). Dans cet exposé, je me centrerai plus particulièrement sur l’analyse des peurs en relation avec l’image paternelle et leur évolution.

32L’impact de l’image paternelle sur la construction de la personnalité de Jeanne émergea progressivement. Au début, le portrait que Jeanne faisait de son père était celui d’un homme avec qui les relations n’étaient certes pas faciles. Elle ajoutait que c’était quelqu’un à qui il ne fallait pas qu’elle présente des choses inacceptables, sans préciser davantage. Par ailleurs, en parlant des risques de grossesse qu’elle a pu encourir, elle dira : « j’ai moins père maintenant » au lieu de « j’ai moins peur ».

33Elle décrira par la suite le coté intrusif de son père : « C’est un homme qui veut savoir qui je fréquente; je dois m’en méfier, lui cacher des choses ».

34Il se présente, dit encore Jeanne, comme celui qui est parfait, doux et donc à coté de lui, on ne peut avoir qu’une image négative de soi.

35C’est au cours des rêves éveillés que cette image va s’étoffer et prendre une autre dimension :

Du moine jovial, bon vivant au prêtre hiératique

36Au cours de la 3e année de cure, elle va se vivre et se voir en rêve éveillé comme « un moine, gros, bon vivant, jouisseur, comme ceux qui font de la bière et du fromage »; elle rit en évoquant ce personnage puis le climat se transforme brusquement : elle traverse une sorte de porte et puis tout à coup tout change : « maintenant, je suis tout maigre, raide comme un piquet, comme investie d’une mission et du coup, c’est moins gai », mais elle ne peut pas retourner en arrière, la porte s’est refermée. Elle est maintenant cette sorte de moine statufié et engoncé dans le devoir.

37Après la séance, je revisitai pour mon compte les images de Jeanne et je vis une sorte de Philippe Noiret, joyeux drille, amateur de bonne chère tout à coup métamorphosé en un Dark Vador sans doute aux prises avec le côté obscur de la Force !

38Parallèlement à cette confrontation avec cette image d’austérité, de rigueur morale qui se développera encore davantage par la suite, des expériences « extatiques » ou « jubilatoires » vont émerger au cours des rêves éveillés :
Elle voit un têtard qui sort de l’eau et gobe de l’air, tout hilare.

39Une autre fois, ce sera une vasque d’eau qu’elle apercevra au milieu du désert, « c’est une source de vie, c’est comme le premier matin du monde », dira-t-elle tout émerveillée de découvrir cette oasis et elle terminera la séance par un : « À demain !» comme impatiente de voir se lever à nouveau ce premier matin du monde.

40À la séance suivante, l’émotion était toujours vive et balaya son sens habituel des convenances car elle commença l’entretien par un : « On se fait un petit rêve éveillé ?». Interpellation plutôt primesautière qui me parut signer une évolution non négligeable chez Jeanne qui avait, malgré tout, le souci de se présenter comme un sujet BCBA (bien contrôlée, bonne analysante).

41Après ces différentes expériences libératrices d’émotion et, la problématique s’étant quelque peu défigée, elle put mettre en scène au cours de rêves éveillés les peurs liées au rejet. Ainsi, au cours d’un voyage, elle rencontre une communauté et se trouve confrontée au dilemme : vivre à l’écart des autres, à sa manière, ou faire partie de la communauté et se conformer entièrement aux exigences de celle-ci.

42Dans un rêve éveillé qui précède de peu celui que j’ai évoqué au début où elle expérimentait une grande harmonie, elle se retrouve sur un chemin qui monte : son père met sa main sur la route et le chemin s’élargit « ça devient une vraie route comme quand on était gamin » dira-t-elle là aussi; puis elle se sent bloquée et quand je lui demande ce qui pourrait l’aider, elle dira « une main, quelqu’un de tout-puissant, je dois prendre la main sinon je vais me faire manger ».

43Peu à peu, elle abordera le thème des secrets du père, secrets qu’elle pressent, mais dont il ne voudra jamais parler, dit-elle. La peur ressentie à l’égard du père, la crainte vis-à-vis de son jugement se formule plus clairement : « Mon père était souvent absent mais il a eu un grand impact, comme Dieu, affirmation qui s’accompagna de culpabilité d’avoir parlé sur son père.

Le chant de liberté

44Dans un rêve éveillé, elle vivra avec une grande intensité sa peur de l’abandon; un souvenir d’enfance surgit : elle se voit petite, guettant son père qui rentrait tard et cette peur au ventre que son père ne rentre jamais. « Comment m’endormir sans savoir s’il était rentré ?». Le fait de s’être reconnectée avec sa peur de petite fille lui fera dire à la séance suivante que depuis la dernière fois, elle avait élargi son champ de liberté et tout à coup, sur le chemin pour venir à séance, elle avait entendu le mot qu’elle prononçait, non plus comme « l’étendue de terre propre à la culture » définie par le Petit Robert, mais le mot : C. H. A. N. T., « émission de sons musicaux par la voix humaine », toujours selon ledit Robert, et cela changeait tout car cela laissait entendre qu’elle pouvait maintenant davantage exprimer ce qu’elle ressentait.

Moïse

45Elle fut également confrontée en rêve éveillé à l’image du loup. Dans un premier temps, on y retrouvait une dualité analogue à celle du moine jovial et du moine austère. Elle était une louve écartelée entre celle qui voulait contempler la nature, prendre son temps et celle qui se sentait écrasée par le poids des responsabilités, car d’elle seule dépendait la survie de la meute; sens aigu du devoir et désir de vivre dans l’insouciance étaient source d’un intense conflit intérieur.

46Jeanne connaît bien ce sentiment de déchirement.

47Elle va y être à nouveau confrontée dans la réalité.

48Le sentiment d’une contrainte et d’un devoir auquel elle ne peut échapper est exacerbé par la découverte d’une maladie grave chez son père. Elle vit la situation avec beaucoup d’intensité : elle va devoir s’occuper de lui et lui sacrifier sa vie. Quand elle trouve des solutions pour améliorer la situation de son père, elle dira : lui va bien, moi pas. Le sentiment de contrainte et de situation sans issue prend rapidement des allures paroxystiques. Elle a beau envisager les différents cas de figure possibles pour aider concrètement son père, cela n’allège en rien son fardeau.

49Je lui propose d’explorer ce vécu de contrainte en rêve éveillé.

50D’emblée, elle se retrouve avec une grosse pierre qui lui écrase le visage; elle est comme immobilisée, elle a peur mais elle dira que d’avoir pu verbaliser de cette manière cette contrainte l’avait libérée. À la séance suivante, elle demandera à poursuivre le RE et cette fois elle se retrouvera debout face à cette pierre et se sentira plus forte de par cette position. À un moment, lui viendra l’image de mains qui jaillissent des nuages lorsque ceux-ci sont éclairés. Cela lui évoque aussitôt l’imagerie de son enfance : Moïse le patriarche, celui qui détient la vérité et dans le même temps, elle ressent avec plus de force des sentiments de révolte et de colère.

51La problématique paternelle va continuer à se déployer, entraînant avec elle les polarités contrainte/lâcher-prise; peur/confiance.

Les loups et l’au-delà de la peur

52Je vais maintenant relater de manière plus détaillée un rêve éveillé en raison de la nouveauté qu’il introduit dans la problématique de Jeanne. On y retrouve l’image des loups dont il a déjà été question mais le climat est cette fois beaucoup plus apaisé.

53Tout de suite, Jeanne voit de l’autre coté d’une vitre-miroir quelqu’un qui est elle-même, un double. L’autre lui adresse un geste de la main : « viens donc »! lui dit-elle. « Je sais que c’est moi », dit Jeanne… L’autre l’appelle : « Viens, amuse-toi !». Jeanne accepte l’invitation et passe dans le corps de son double… « je suis plus vieille, plus petite et j’ai une main plus maigre mais je souris, comme si je jouais un bon tour, comme des gamins dans une cour de récré qui s’amusent; si j’avance, j’ai l’impression d’une vie de joie et d’insouciance, de bonheur paisible…»

54Elle s’inquiète toutefois de ne voir personne, « tout ce que je sais, c’est que je suis dans le monde de l’autre… je ne sais pas ce que c’est si ce n’est que je souris, ça c’est clair… j’ai l’impression d’être bossue, ma robe brune me fait ressembler à une sorcière comme dans les contes, mais je dois être une bonne sorcière…»

55Comme elle déplore de ne faire aucune rencontre en ce lieu, je lui demande si elle peut sentir une présence humaine, même ténue; elle finit par apercevoir au loin une toute petite maison avec une cheminée qui fume; « c’est très très loin… il y a des loups, ça accompagne toujours les sorcières et je sais que ce sont les miens, tout noirs, effrayants pour tout le monde, mais ils sont très présents… dans ce monde, tout le monde a peur; l’autre partie est inquiète mais moi je sais que ça ne posera pas de problème. « La vieille (elle parle d’elle à la 3e personne à ce moment-là) va aller caresser les loups et partir avec eux… les loups la reconnaissent et la sentent et c’est comme si elle rentrait dans son monde; les gens du village, ceux des petites maisons qui fument ne s’aventurent pas dans cette contrée parce qu’ils ont peur, c’est un monde différent, c’est l’état sauvage ». Elle s’en va dans la direction opposée au village, c’est là qu’elle doit aller, dit-elle; « on se retire dans les bois, comme si on était protégés; pas d’angoisse ou de danger; la forêt, c’est un monde de liberté; c’est inconnu mais pas pour moi, la nuit est noire, mais on se dirige facilement, on monte; j’arrive au-dessus d’une colline avec mes loups; on ne voit que des yeux qui brillent… on est tout seuls, on est ensemble, je sens la chaleur de leur truffe, il y en a 12-15 qui m’entourent, et je ne suis plus vieille du tout : en montant, j’étais très vieille, puis au sommet, j’ai récupéré mon corps d’aujourd’hui, j’ai plus de vitalité, de vie, de force, tout au-dessus de la colline… en montant, il y avait des cailloux; maintenant je suis arrivée sur de l’humus, c’est doux… les loups me poussent, comme un chien qui vous pousse et on tombe sur ses fesses, j’ai envie de me laisser aller, je m’assieds, je suis bien, c’est chaud, c’est entourant; si je me tourne, je vois les maisons du village de poupée, je me dis que je suis bien en dehors du village; j’ai tout le bois et mes loups pour moi, je les caresse. »

56Ce rêve éveillé met en évidence différents processus tels que l’apprivoisement de la peur et le développement de la confiance (« je sais que ça ne posera pas de problème (…) j’ai envie de me laisser aller »); la sécurité retrouvée au sein du groupe et l’aspect ludique explicitement formulé : « viens t’amuser !».

57À ce stade de l’exposé, peut-être conviendrait-il de rassembler quelques-uns uns des éléments qui ont permis à Jeanne de retrouver ses peurs et de s’y confronter :
Les rêves éveillés extatiques, libératoires, sources de joie, d’insouciance, de force, permettaient à Jeanne de vivre nombre de ses affects jusque-là fortement refoulés; dans ce contexte, l’analyste soutenait la dimension imaginaire du travail qui, bien sûr, entrait a priori en conflit avec les valeurs paternelles déclarées d’hyperationalité et de rigueur morale. Cette image du père avec sa rigueur morale, son austérité avait été intériorisée par Jeanne de manière écrasante ainsi que le goût du travail et de l’effort érigé en valeur absolue (et donc unique de l’existence). La mise en évidence de l’impact de cette image paternelle (d’autant plus puissamment intériorisée qu’elle était peu présente dans la réalité) permit à Jeanne de préciser la peur qui la rongeait : devoir renoncer à la maîtrise absolue des situations auxquelles elle était confrontée. Séparation, décès réels ou imaginés venaient évidemment mettre celle-ci en échec.

58Le père avait été associé à l’image de Moïse, vécu comme celui à qui il fallait tout sacrifier pour satisfaire une exigence d’absolu. Cela voulait dire, dans l’histoire qui avait été la sienne, refuser l’expérience humaine avec ses limites et sa diversité. La rigueur morale et intellectuelle érigée en art de vivre absolu avait relégué dans les oubliettes les autres dimensions de l’existence, telles que l’émotion, le jeu, l’insouciance.

59Pour le dire autrement, il me semble que ce qui a permis à Jeanne d’affronter les peurs qui étaient « traitées » jusque là par l’intellectualisation ou l’action, ce fut l’alliance thérapeutique qui put s’établir, sous-tendue par l’appel secret à sortir de cet enfermement par le RE, c’est-à-dire les expériences qui la ramenaient à l’enfance, la rêverie, le fantasme, le conte, bannis jusque là de la carte officielle de l’univers telle qu’elle lui avait été transmise par son père.

60D’une autre façon encore, on pourrait dire que Jeanne avait pu faire l’expérience de l’imaginaire et y trouver une restauration narcissique, le plaisir de vivre toutes sortes d’expériences sans être jugée.

61Il m’apparaissait aussi à certains moments qu’au-delà des peurs et malgré tout ce qui l’avait amenée à se forger une carapace, quelque chose avait continué à exister de façon souterraine : quelque chose de pas très raisonnable qu’on pouvait appeler la confiance.

62Ceci pourrait être une bonne conclusion, mais après ces considérations plus théoriques, un dernier retour vers la réalité quotidienne de Jeanne m’a semblé nécessaire car celle-ci lui avait offert un écho inattendu à son questionnement.

63Le père dut finalement être opéré. Jeanne veilla son père pendant plusieurs jours tandis qu’il émergeait de son anesthésie. « C’était tout à fait différent dira-t-elle, c’était un autre contact, il était délirant à certains moments et lâchait des choses qu’il n’aurait jamais dites autrement. Je me suis rendue compte que c’était un homme presque toujours sous contrôle !». Dans la chambre d’hôpital, relate Jeanne, son père s’agite pendant la nuit, il se bat et croit même avoir cassé un carreau pour de vrai. Le matin, il raconte à Jeanne son rêve : dans ses hallucinations, dit-elle, son père s’était transformé en son propre frère mort; « je me battais avec mon frère, dit le père, et ce n’est que le matin que je suis sorti de son corps pour retrouver le mien » (Jeanne fera un parallèle avec son dédoublement dans le RE des loups et son passage dans la peau de l’autre). Dans cet état de conscience que Jeanne rapproche de celui qu’elle connaît en rêve éveillé, le père, muré dans ses secrets et sa réserve, sera amené sous l’effet des anesthésiants, du choc opératoire ou d’un besoin trop longtemps refoulé, à parler de son éducation rigoriste et de son travail qui avait tellement compté pour lui, mais il ne s’arrêta pas en aussi bon chemin. Il parla aussi des sentiments qu’il éprouvait vis-à-vis de Jeanne : il se dit fou d’amour pour sa fille et lui avoue qu’il ne peut plus se passer d’elle; Jeanne est très contente d’entendre enfin d’autres mots dans la bouche de son père; elle en est touchée, mais se dit qu’il va falloir qu’elle reprenne progressivement son autonomie. « Ma chérie, dira-t-elle en se parlant à elle-même, c’est très agréable mais c’est un peu trop maintenant, c’est comme si on était sur un piédestal, ça me fait un peu peur : dans son délire, il voulait qu’on habite tous ensemble, ma mère lui et moi; il a même abordé les secrets de famille, c’est dire », conclut-elle.

64Jeanne, comme je l’ai dit, rapprocha le lâcher-prise de son père de ce qu’elle-même avait pu vivre au cours de rêves éveillés.

65Elle expérimenta dans la réalité une autre dimension de cet être humain qui était son père, un être qui parlait et qui pouvait éprouver des sentiments; et même il rêvait… comme elle !

6. Conclusion

66Pour conclure cet exposé, je mettrai en exergue l’image qui permettait, selon moi, de symboliser l’évolution de la problématique paternelle chez Jeanne :
Moïse était enfin redescendu des sommets éthérés du Mont Sinaï pour revenir parmi les hommes et rendre Jeanne à sa destinée humaine.

67Et dans ce contexte porteur, me retrouvant en si bonne compagnie, il aurait été dommage de ne pas citer à nouveau la phrase qui me traversa l’esprit au cours de cette fameuse séance :
Persiste et signe, donc :

68

« Béni soit le Rêve Eveillé !».


Mots-clés éditeurs : Rêve-éveillé, Peur

Date de mise en ligne : 05/01/2009

https://doi.org/10.3917/imin.022.0007

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