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Article de revue

Le travailleur social, un artisan tisseur de liens

Pages 159 à 174

Notes

  • [1]
    Montaclair Bernard, « Illusion dans le travail social » in Imaginaire et inconscient, N°17, Ed. L?Esprit du Temps, 2006.
  • [2]
    Voir site wwww. psychasoc, le texte de Michel Onfray, et celui de Joseph Mornet à propos des déclarations de Nicolas Sarkozy sur la place du génétique dans les comportements humains.
  • [3]
    Kurt Lewin, Psychologie dynamique, P.U.F., 1959,1975.>
  • [4]
    Zazzo R., Le jumeau, le couple et la personne, P.U.F., 1974.
  • [5]
    August Aichorn, Jeunes en souffrance, Ed. du Champ social, 2000. 30250 Lecques

1Qu?est-ce qu?un « travailleur » social, et quel humain pourrait ne pas avoir une activité « sociale » ? Je posais cette question dans un article précédent [1] et je regroupais dans un même paradigme tous les « acteurs de changement », enseignants, éducateurs, thérapeutes, etc. On peut considérer en effet que les uns et les autres ont en commun d?offrir un service à des personnes humaines en vue de leur « développement durable », de l'augmentation de leur potentiel culturel et relationnel, l'optimisation de leurs compétences et leur épanouissement physique et psychique.

2Dès lors, une liste peut être dressée d?« entreprises sociales » qui ne sont pas toutes équivalentes, et sont parfois confondues dans le langage courant.

3L?allaitement, le maternage.

4L?éducation, l'enseignement, l'instruction.

5Le soin, le traitement.

6L?entraînement, l'apprentissage, l'exercice, « le training ».

7La formation.

8L?assistance.

9Le conseil, l'initiation.

10La psychothérapie.

11La médiation et le coaching sont plus récemment venus s?ajouter à la liste de ces interventions au bénéfice d?autrui.

12Paradoxe de la rencontre : Celle-ci s?établit sur une dissymétrie.

13Un « usager », un « client ». L?un est supposé savoir. L?autre en situation d?infériorité, de dépendance. Parfois de refus ouvert ou larvé. Une position d?« obligé ».

14Un bénéficiaire, volontaire ou désigné comme tel, en présence d?un préposé supposé l'aider, (mais on parle aussi d?assistance, de surveillance, et de dépistage). L?aidant est missionné, souvent payé pour cela. Autant dire une relation de part et d?autre d?un guichet réel ou virtuel. Ces dyades sont bien connues. Médecin-malade, maître-élève, assistant-social-usager, thérapeute-patient, analysant-analyste, etc.

15J?oserai une affirmation « politique ».

16Un spécialiste du travail social, ne peut qu?être, au sens strict du mot, « socialiste ». J?entends par là, sans prendre parti ici dans les récents et futurs débats électoraux, qu?un professionnel des sciences humaines ne peut que prendre le parti du social et du politique, au sens général des affaires de la cité. Quelles que soient les racines familiales, historiques, idéologiques, circonstancielles, de ses opinions, il est inévitablement « humaniste » et « socialiste ». Sa spécialité en « iste » est à la fois celle de l'humaniste, de l'évolutionniste, du psychanalyste. Et nous avons vu, que la fonction d?illusionniste n?était pas non plus dénuée d?intérêt.

17Comment pourrait-il en être autrement ?

18On sait que l'être humain fait partie de ces animaux supérieurs qui ont besoin d?une longue période de maternage et d?extero-gestation pour survivre et se développer. Au-delà de la nature, la « nurture » est ici déterminante pour la progression vers l'état adulte. C?est vrai aussi pour les abeilles, insectes sociaux. Tous les ?ufs sont identiques. Seul le nourrissage génère des ouvrières ou des reines.

19Le couvage des nouveaux-nés humains, prématurés biologiques, est, en prolongement de la vie intra-utérine, particulièrement long.

20La rencontre entre le spermatozoïde et l'ovule est une invention de la nature particulièrement originale disent les biologistes. Au lieu de l'endogamie, la perpétuation de l'espèce provient d?une rencontre entre deux individus différents. La sexualité est apparue dans l'évolution comme une méthode très sophistiquée pour la reproduction de l'espèce. Elle introduit la complexité. La différence permet une combinatoire infinie. Chaque individu est donc unique, fruit d?une rencontre.

21Certaines affirmations du chef de l'état lors de sa candidature [2] sur le primat du génétique ont surpris et inquiété beaucoup de philosophes, de spécialistes de l'éducation, de la psychothérapie et de l'action sociale. Elles sont inquiétantes car elles peuvent inspirer des orientations en matière de sécurité, de délinquance, d?action sociale contre-productives, et des dérives particulièrement fâcheuses. Mais de telles opinions ne sont pas innées mais acquises, et leur auteur n?est pas formaté une fois pour toutes. Il peut donc évoluer, s?informer, réviser ses convictions dans ce domaine.

22Ces questions ont le mérite d?être formulées. Elles obligent les travailleurs sociaux à se poser avec lucidité des questions parfois négligées, souvent écartées, et à réviser des opinions partagées par un grand nombre de concitoyens. Des croyances, souvent simplistes sont en effet le terreau de la violence, de la xénophobie, à la limite de l'eugénisme. Plus qu?un choix de société, qui peut diviser les citoyens sur des questions économiques et d?orientations générales de gouvernance, l'enjeu est un choix de civilisation. Sur quelle conception de l'homme fondons-nous notre organisation sociale ? Si nous prenons en compte le développent durable et l'avenir de la planète, le débat peut être long et conflictuel.

23Il semble qu?il soit déjà engagé.

24En effet, nous assistons depuis quelque temps à des remises en cause des avancées les plus fondamentales des sciences humaines.

La question du relativisme, et du structuralisme

25Kurt Lewin [3] dans les années 1920 a opposé la pensée Galiléenne aux conceptions Aristotéliciennes. Les éléments ne peuvent être considérés selon leurs qualités propres, mais en fonction de leur configuration, de leurs rapports interactifs avec les autres.

26Ceci n?est pas une théorie philosophique qui relèverait du domaine de l'opinion. C?est une réalité scientifique amplement démontrée, à commencer, bien sûr, par Copernic et l'astrophysique contemporaine. Dans le domaine des sciences sociales, de nombreux travaux expérimentaux ont porté au siècle dernier sur les relations humaines dans le monde du travail (expériences de la Western Electric), dans celui de l'Education (Lippit et White), de la Santé (Michael Balint), dans celui des comportements humains en général. (Résistance au changement, sociogramme affinitaire de Moreno, attitudes vis-à-vis des accidents de la vie, chômage, délinquance, récidive). Ces connaissances semblent souvent oubliées, en particulier dans les entreprises éducatives et médico-sociales. Il est courant, par exemple, dans le recrutement du personnel, et dans le domaine politique, de s?attacher à « sélectionner » des femmes ou des hommes « providentiels ». C?est oublier que les interactions sociales, les conditions contextuelles, en particulier économiques, vont fortement infléchir les bonnes intentions et modifier in situ les qualités détectées lors du recrutement. Le DRH dira alors qu?il a fait un mauvais choix. Mais il lui sera plus difficile de reconnaître que c?est dans la configuration des relations dans l'entreprise que réside la clé de l'intégration d?un nouveau membre et l'optimisation de ses compétences. Il a été établi en effet que dans une équipe de travail, c?est vrai aussi dans les équipes sportives, un participant, fût-il bardé de diplômes et d?expérience, pourrait ne pas trouver sa place, alors que dans une autre, il se révèlerait particulièrement performant.

27Tout se passe comme si une hiérarchie des catégories sociales subsistait dans l'inconscient collectif. Un classement, en quelque sorte, dans des échelles gagnants-perdants, forts-faibles, volontaires et velléitaires. Le rapport riche-pauvre, illustré par la fameuse « lutte des classes » recouvrant souvent ces oppositions. Le moteur de la motivation étant supposé être l'émulation générée par le classement.

28Le siècle des lumières a mis à mal la hiérarchie aristocratique patriarcale (« la naissance »). Il a cherché, maladroitement souvent, à la renverser : « Le peuple souverain s?avance? ». Mais n?ont pas été mesurés les préalables nécessaires à l'instauration d?un nouveau système « libertaire, égalitaire, fraternitaire ». On a trop oublié, à l'exception peut-être de Rousseau et Condorcet, que l'éducation en était la clé.

29La question reste d?actualité.

30Les rapports entre les aristocrates et le peuple reposaient sur une dialectique soumission/domination. La charité venait atténuer l'injustice et les inégalités. L?action sociale a reposé sur la ségrégation et la bienfaisance, le paternalisme.

31Dans une société « fraternaliste », la solidarité est au contraire le vecteur principal. Le droit à la différence, le primat du facteur humain sur l'économique sont des valeurs incontournables. L?accent est mis sur la recherche de la justice, de l'égalité des chances, la correction des disfonctionnements institutionnels, politiques, économiques qui génèrent les troubles et les inégalités devant la maladie, la faim, l'alphabétisation.

32L?humanisme, c?est autre chose en effet que l'humanitaire.

33Cette ignorance de la relativité a négligé de considérer des problèmes comme la maltraitance, comme la délinquance, comme s?inscrivant dans un système. Un retard scolaire, un trouble du comportement rencontré chez un enfant appelle encore trop souvent des solutions individuelles de placement, d?exclusion. Le vilain petit canard retiré du paysage, on voit souvent surgir dans le système un autre enfant symptôme. Michaël Balint recommandait bien aux médecins de se préoccuper surtout « du malade absent ».

La remise au goût du jour, et le malentendu sur le poids du génétique dans les comportements humains

34Contrairement aux affirmations hâtives évoquées plus haut, tous les travaux scientifiques menés (depuis Frédéric de Prusse !) sur la part de l'inné et de l'acquis, ont démontré que le génétique n?était pas déterminant une fois pour toutes dans les composantes de la personnalité [4]. Le génome lui-même est susceptible d?évolution, de mutations. L?inné n?est pas fixité. Le génétique fabrique des individus originaux et n?est pas une machine à faire des clones.

35Une telle croyance, de telles affirmations fixistes peuvent entraîner, lorsque certains s?en inspirent, des dérives fâcheuses.

36Notre héritage anthropologique est, certes, basé sur la lutte pour la survie et des actes archaïques restent évidemment inscrits dans le patrimoine génétique. Cette survivance est même fossilisée dans des stéréotypes langagiers dont le sens nous échappe souvent. Nous en donnerons plus loin quelques exemples. L?Autre est, dans ces systèmes archaïques, un être dont il faut se méfier, un prédateur en puissance, ou une proie à convoiter pour la consommer. Dans « Totem et tabou », dans « Malaise dans la civilisation », Freud a bien rappelé le processus d?humanisation par lequel, à partir de la horde sauvage, l'accession à la Loi a permis à l'humanité de faire un bond en avant. Mais évidemment, les pulsions de base, héritage génétique, restent dans les infrastructures de la personne. En particulier, les conflits dans les fratries subsistent et persistent et doivent être l'objet de toutes les recherches, comme celles concernant les conflits ?dipiens.

37Paradoxe, le montage inné est contredit par une autre réalité biologique : Il faut, au palier humain, la présence d?un autre pour survivre.

38Henri Wallon disait que l'homme est à la naissance un prématuré, le plus démuni des animaux, au contraire d?un poussin, ou d?un petit veau qui, à peine sortis de l'?uf ou du ventre de la mère, commencent à gambader et chercher la nourriture. « De ce fait, il ne pourrait survivre » disait-il, « s?il n?était, dès l'instant, manipulé par autrui ».

39Ces manipulations, ces actions des mains d?autrui, c?est, d?abord, dans la relation avec sa mère, après la relation intra-utérine (n?oublions pas la durée importante de la gestation au cours de laquelle déjà, des éléments du milieu et des autres humains interviennent), puis les soins et l'allaitement essentiels pour la survie.

40L?AUTRE est source et garantie de VIE. Il est important d?avoir cela présent à l'esprit.

41Objet vital, son absence est à la source du désir. Et le désir, dans une relation d?objet, est réciproque.

42On retrouve cette dimension dans la relation amoureuse, où l'autre est objet de désir, en même temps que subsistent des traits de la dépendance et des traces de dangerosité.

43Si l'attachement à l'autre est quelque chose d?ancien, et même d?inné, l'Amour, au niveau humain, n?est pas seulement un lien réciproque entre deux êtres, couple, amour paternel, maternel, fraternel'

44Nous sommes des êtres reliés (c?est d?ailleurs le sens du mot religion).

45Cette vérité universelle unit tous les frères humains, toute la société dans une même appartenance et un même projet de création et de dépassement.

46Encore faut-il que ces nouvelles valeurs soient enseignées, transmises, expérimentées.

La remise en cause de la psychanalyse

47L?inconscient, c?est le social écrit Lacan. Cette réalité incontournable est aujourd?hui mise à mal.

48La préconisation de méthodes thérapeutiques dites « brèves », « efficaces », en opposition avec une « psychanalyse interminable » qui est l'objet de sarcasmes, est caractéristique de cette tendance.

49Si en effet, on postule que les possibilités d?évolution sont limitées, du fait du poids de la génétique, les conditionnements, la mise en place d?automatismes à base de signaux pavloviens s?impose logiquement.

50Il est vrai que certains psychanalystes ont contribué, en développant un discours ésotérique, en refusant de prendre en charge des patients aux capacités de langage limités, à propager ces caricatures. Il faut distinguer en effet, avec Freud lui-même, la psychanalyse, science de l'appareil psychique établie à partir de l'observation clinique, et la méthode psychanalytique.

51Introduire « le cuivre de la pédagogie dans l'or pur de la psychanalyse » selon la formule consacrée.

52De nombreux psychanalystes, en particulier dans l'école anglaise, ont développé des pratiques thérapeutiques inspirées de la psychanalyse, adaptées à certaines populations et certaines pathologies [5]. La préface de Freud au livre d?Aichorn est particulièrement éclairante à cet égard. En psychothérapie de l'enfant, le dessin, le jeu, la pâte à modeler, remplacent utilement le dispositif divan traditionnel.

53Avec certains patients psychotiques, le toucher, le massage, le corps à corps s?affranchissent de la règle d?abstinence, ce qui rend évidemment plus complexe la question du contrôle du contre-transfert. Quels que soient les dispositifs adoptés, adaptés à des situations institutionnelles particulières, un principe demeure, le primat de l'inconscient. Et l'incontournable prise en compte des mécanismes transférentiels, non seulement dans la cure type, mais aussi dans toutes les situations relationnelles d?aide et de soin.

54Cette fonction de relation finalisée, nécessaire à l'Autre, pour sa survie, pour le développement vers un état adulte, et la transmission de savoirs, d?expériences, de valeurs, nécessaire à la cohésion et à la survie du social, revêt différentes appellations.

55Ceci génère beaucoup d?ambiguïté. Il est facile de confondre hérédité et héritage.

56Si la composante génétique a peu de poids dans l'évolution future, il est par contre d?une extrême importance de prendre en compte les interactions précoces, in utero, obstétriques, périnatales, les attitudes inconscientes de la mère avant, pendant la gestation, à la naissance,

57La souffrance f?tale, celle survenue lors d?un accouchement difficile s?origine largement dans des comportements maternels et de l'entourage (rôle ou absence du père, anxiété de la mère, son image du corps, son attitude vis-à-vis de la sexualité, etc.)

58Tous ces éléments sont largement étudiés depuis des décennies.

59Mais les obstétriciens, les pédiatres, les pédopsychiatres, les sages-femmes (qui sont parfois des hommes !) ne sont pas suffisamment formés et sensibilisés à ces questions et s?ils le sont, n?ont pas les moyens d?en tirer les conséquences. La protection maternelle et infantile, les services de la petite enfance n?ont pas le personnel suffisant pour mener à bien cette tâche qui est une véritable prévention des troubles psychiques et somatiques ultérieurs. Cette prévention ne saurait se limiter à un dépistage, un inventaire voire un fichage des « populations à risque ». Cette appellation étant d?ailleurs aussi ambiguë que celle employée à propos des quartiers dits « sensibles » ou « en difficulté ».

La remise en cause du concept d?évolution

60Celui-ci est contesté parfois dans certains groupes religieux ou politiques. Les travaux des anthropologues, des paléontologues, sont ainsi balayés au nom d?un créationnisme sans base scientifique.

61« Ne dis pas c?est naturel, écrit Brecht, de peur que rien ne paraisse immuable ».

62On ne peut pas engager des actions sociales si des perspectives d?évolution sont niées !

63Ces vrais faux débats réactivent donc une question éthique fondamentale, pour tous ceux qui ont profession d?amener des changements dans la vie, la maturité, l'adaptation, la santé mentale et physique de leurs semblables. Le projet de changement est en effet, sauf erreur, inscrit dans les écoles, les services sociaux, et le cabinet du psychanalyste. Que dire de l'idée de rédemption chère aux théologiens ? Qu?en est-il de la transmission si des conceptions négationnistes et innéistes sous-tendent la politique socio-éducative ?

64Nous ne pouvons donc éviter de reposer, de nous reposer, cette question :

65Sur quelle conception de l'homme reposent nos actions « sociales » ?

66Nous pouvons voir dans les dérives antiscientifiques une régression inquiétante. Elles sont surdéterminées par différents facteurs. Nous pouvons retenir l'hypothèse que l'évolution, la psychanalyse, le relativisme, véritables révolutions coperniciennes, génèrent une angoisse de l'inconnu, mettent en échec le mythe de la toute puissance. Il semble plus facile aux humains de tenter de les conjurer par des conduites magiques ou coercitives.

67C?est en termes de résistance qu?il faudrait analyser ce déni des acquis scientifiques dans le domaine de l'humain. C?est un refus d?accorder une place à l'historicité, à la clinique, à l'expérience dans les domaines psychosociologiques. C?est faire l'impasse sur ces réalités dérangeantes qui mettent à mal la volonté de puissance, l'illusion totalitaire de la Raison et de la technique, au détriment de la Pensée réflexive.

68Il faut remarquer que certains termes employés de nos jours en politique, dans le commerce et l'industrie, mais aussi dans l'éducation, appartiennent au domaine de la première activité apparue dans l'histoire de l'humanité, la guerre et le vocabulaire militaire, relatifs à la nécessaire défense, à la conquête de nouveaux territoires, à la protection par des outils spécialisés (les armes), et des constructions fortifiées, contre des envahisseurs éventuels.

69Il est intéressant de constater que ce vocabulaire guerrier, véritable fossile langagier, est toujours employé dans nos sociétés « civilisées » (littéralement : « qui ne sont plus militaires »), et quotidiennement, à notre insu, par nous-mêmes.

70Il y a le militant politique, la conquête des marchés, la campagne électorale ou de publicité.

71Il faut combattre la délinquance et la misère, lutter contre l'analphabétisme, être armé pour l'existence, se mobiliser contre le Sida.

72On parle de populations cibles, d?objectifs, de stratégies, d?un arsenal de mesures.

73Les actions doivent être énergiques, les politiques commerciales agressives.

74Une place, un emploi sont à conquérir.

75Ne parlons pas du vocabulaire sportif qui ritualise les comportements guerriers, et ne parle que d?attaques, de camps, de tactiques et d?offensives.

76Dans le domaine de l'éducation, la violence infiltre toujours les propos.

77Jules Ferry désignait naguère les programmes comme « ce qu?il n?est pas permis d?ignorer », ce qui assimilait déjà l'ignorant à un délinquant.

78La discipline, « qui fait la force des armées », est le vecteur principal de l'enseignement aux disciples? d?une discipline. Et l'accent est mis sur les contenus de savoir déterminés par le maître sur les instructions du ministre. Les connaissances sont donc à « inculquer », étymologiquement « imprimer dans l'esprit comme une marque dans le sol avec le talon ».

79L?uniforme, qui revient, sous prétexte d?égalitarisme, dans certaines préconisations, des postures formelles sensées témoigner le respect à l'égard du professeur, la condamnation du tutoiement, tout ceci continue à inscrire les actes éducatifs dans le paradigme de la contrainte, de la domination/ soumission, de l'humiliation.

80L?autorité est toujours « ferme », et parfois accompagnée du geste du poing frappant la table à défaut de la figure d?un récalcitrant.

81L?interrogation connote l'interrogatoire, par lequel on cherche à prendre en défaut l'interrogé.

82L?erreur d?orthographe est une faute, qui appelle une correction.

83La classe groupe de base sociologique de l'école, désignait, chez les romains, la fonction de ranger les soldats en fonction de leur aptitude au combat. Le classement, pierre angulaire d?une pédagogie de la compétition, oppose les élèves dans des rapports de rivalité, cultive l'individualisme, fait de l'Autre un adversaire. Et tenir son rang est une façon d?être bien à sa place, de façon immuable, là où le destin vous a placés. La compétition est de toutes les situations sociales, jusque et compris, dans le couple.

84Dans le domaine de l'Amour, le langage militaire a envahi le terrain. La possession, la conquête amoureuse. La concurrence conjugale.

Le travailleur social contesté

85Il est assez fréquent de relater dans les media des situations familiales dramatiques dans lesquelles l'action, (ou l'inaction) d?un travailleur social est mise en cause. L?enseignant n?a pas « signalé », l'assistant social n?a pas assez « surveillé » telle famille, l'éducateur n?a pas été suffisamment « vigilant », le professeur n?a pas su « mobiliser » ses élèves. Le forcené était « pourtant » suivi par un psychanalyste? L?utilisation d?un vocabulaire guerrier dans ces reproches, explicite bien les attentes des autorités mais aussi de l'opinion publique à l'égard du travailleur social.

86Ce dernier est victime d?un malentendu : ni dépisteur, ni surveillant, ni « vigile », sa mission de transmission de la culture est tout autre que celle du joueur de flûte chargé de débarrasser la ville de ses rats. Voilà cet enseignant, ce travailleur social dans une double solitude. Seul souvent face à la situation complexe à laquelle il est confronté, il est aussi seul face à l'opinion publique et à l'administration qui lui demandent des comptes.

87Enseigner, c?est transmettre, c?est-à-dire mettre en rapport un enfant avec une expérience du passé, connaissance, outil d?appréhension et de traitement du réel, lecture, mathématique, culture, l'entraîner à penser, à chercher, créer à son tour, à « s?autoriser ». L?éducation nationale s?appelait autrefois « l'instruction publique ». Mais le service militaire commençait aussi par des « classes » d?instruction.

88Dans ces dispositifs, l'enfant, étymologiquement, n?a pas la parole (infans).

89L?usager des services sociaux ne l'a guère non plus.

90La loi d?orientation de 75, reprise et complétée par des textes comme la Loi de 2002, et 2005, les textes instaurant les conseils de classe et d?établissement tentent bien de mettre un peu de démocratie dans les rapports entre les « usagers » et les professionnels, des réticences demeurent pour appliquer ces dispositions.

91Ces textes obligent à traiter les usagers comme des clients qui ont le droit d?être informés, d?être consultés. Mais dans la pratique, les instances prévues à cet effet ne sont pas toujours mises en place. Quand elles le sont, elles sont parfois contournées ou formalisées. Il en est ainsi depuis longtemps du fonctionnement des instances représentatives du personnel.

92De chaque côté d?un guichet, un préposé et un usager (certains l'orthographient « usagé »).

93Le travailleur social et « l'Autre ».

94L?autre différent, mais aussi l'autre semblable.

95L?Autre auquel on s?identifie, avec qui on va « contre transférer ».

96Un Autre soi-même.

97En jeu, (enjeu) un rapport qui pourrait être coopératif, productif et épanouissant pour les deux partenaires. On peut rêver d?un type de rapport qui entraînerait en cascade d?autres façons de voir l'autre et le monde, de s?organiser pour faire face à une difficulté, de réaliser un projet créatif. Une « ?uvre » en quelque sorte (du latin opera, action collective) et non pas un « travail. » (du latin tripallium, instrument de torture).

Le travailleur social face à la mort?

98On voit apparaître enfin, dans le champ des travailleurs sociaux, une activité pleine d?avenir? le travail auprès des personnes âgées.

99Ici, la question de l'humain apparaît dans ce qu?elle a d?essentiel. Plus question d?insérer, de rajeunir, ni même de ralentir l'évolution des personnes vers un vieillissement inéluctable. Soigner n?est pas guérir. Prendre soin des personnes vieillissantes ? Au nom de quelle éthique ?

100N?étant plus « active », « productive », une personne âgée est-elle encore quelqu?un ? Son accompagnement relève-t-il d?une action charitable dont la rentabilité ne peut être comptabilisée, ou d?une reconnaissance d?une personne, quelque soit son handicap qui a encore une place, un rôle à jouer dans la transmission ? Créature de Dieu diront les croyants, femme ou homme aux droits inaliénables diront d?autres.

101Le personnel, dans les maisons de retraite ou les services d?accompagnement à domicile, n?est pas toujours formé, ni accompagné, pour ce travail de présence à la vieillesse et à la mort. Travail social qui a de fortes résonances sur les accompagnants puisque la maison de retraite, et même « le maintien à domicile », constituent, personne n?est dupe, l'avant-dernière demeure.

Vers des alternatives plus prometteuses

102Constater les ambiguïtés, les non-dits, les héritages archaïques du travail social, ne doit pas nous démobiliser. Les préliminaires éthiques étant clarifiés, des projets alternatifs sont possibles.

103Utopie dira-t-on ?

104L?utopie n?est-elle pas dans la reproduction de systèmes qui n?ont pas été productifs, qui ont été sources de conflits, d?échecs, de violences ? Le dépistage, la répression, comme entreprise de prévention. Le tri, le classement, le fichage, la mise à l'écart, la peine supposée exemplaire et dissuasive comme la force de frappe, au risque d?accumuler des rancunes, des violences rentrées, des dérives terroristes. La peur est en effet le dénominateur commun de ces systèmes qui devraient être dépassés. Nous ne pouvons rester sur des conclusions pessimistes.

105Des réalisations nombreuses existent qui montrent qu?une alternative est possible à la violence, à la compétition qui laisse au bord de la route des « laissés pour compte » par milliers. Ceux qu?Albert Jacquart appelle, avec son humour féroce, « les en-trop ».

106Le tissu associatif, important et varié en France, institue et entretient des liens entre citoyens. Les travailleurs sociaux y ont toute leur place. Pour un partenariat, mais aussi comme espace de rencontre en tant que participant, avec ses usagers.

107Dans de nombreuses classes inspirées des méthodes d?éducation active, le mouvement Freinet, la pédagogie institutionnelle, le climat est notablement différent de celui que déplorent trop d?enseignants.

108La tâche de transmission parentalité collective, est ainsi partagée par des « bénévoles », parents, entourage, et des professionnels.

109Elle pose pour ces derniers des problèmes de méthode. La nécessité impérieuse d?être formé en conséquence, et au-delà d?être supervisé, accompagné.

110Eduquer, instruire, aider, soigner, cela ne va pas de soi. On a cru longtemps qu?au moins pour la relation mère-enfant des premiers mois, on pouvait faire confiance à « l'instinct maternel ».

111La clinique périnatale, la psychanalyse nous ont révélé que cette relation, parfois problématique, était à l'origine de pathologies complexes. De plus en plus, on voit des équipes de travailleurs sociaux, médecins pédiatres, des psychologues, des puéricultrices, des éducatrices spécialisés, intervenir autour des crèches et des jardins d?enfants.

112Par exemple, une éducatrice de jeunes enfants travaillant dans une équipe de l'ATD-Quart-Monde relatait dans un groupe d?analyse de pratique une veillée de Noël organisée dans un bidonville. Elle avait projeté des diapositives d?enfants de la cité et des anges joufflus de Raphaël et Boticcelli.

113Les mères présentes à la veillée étaient toutes retournées : « On n?aurait jamais pensé que nos enfants étaient aussi beaux »?

114Restaurer le narcissisme chez des personnes disqualifiées par la vie est une condition primordiale pour qu?elles passent une étape supérieure.

115Sans culpabiliser ou inquiéter les mères, il apparaît de plus en plus fondamental de les aider à être des mères suffisamment bonnes, et, pour reprendre une formule de Pierre Le Roy, d?être aussi des mères suffisamment mauvaises, c?est-à-dire sachant doser certaines frustrations, certaines distanciations. Il est trop schématique de considérer que le fameux « apprentissage de la Loi » incombe au père.

116L?augmentation de la monoparentalité oblige à revisiter le concept de « parentalité », de même que dans d?autres cultures, on assiste à une parentalité élargie « l'enfant est l'enfant du village » dit-on dans certaines familles africaines.

117Le passage de la famille à l'école inaugure une étape importante dans la socialisation. Rencontre avec d?autres adultes, et d?autres enfants, de sexe, de culture, d?origine sociale différentes. Premières confrontations avec l'Autre étrange ou étranger, premiers émois amoureux, rivalités, rejets, préférences, exclusions, violence, sont expérimentés dès la crèche et l'école maternelle. Ces apprentissages souvent douloureux se poursuivent au CP, au CE. Les seuls apprentissages cognitifs, objectifs annoncés par les « instructions officielles », sont étayés, facilités ou perturbés par ces questions affectives. Ils médiatisent des apprentissages plus fondamentaux, ceux de la citoyenneté. La formation des maîtres, leur accompagnement lorsqu?ils se trouvent en présence de ce que Jacques Lévine appelle « l'Autrement Que Prévu » et qui conjugue l'échec de l'adulte et l'échec de l'enfant, semblent devoir davantage prendre en compte la dimension affective. Les acquisitions de « matières » au programme ne devraient pas occulter la tâche essentielle : le rapport de l'enfant au monde, et à l'altérité.

118La tendance des parents est d?éviter à leur enfant des confrontations trop difficiles qui ralentiraient ou entraveraient les progrès. La pédagogie de la compétition, le classement, sont à l'image des modèles socio-économiques et consumériste en vigueur. La consommation de programmes de divertissement, jeux, de certaines émissions télévisées, la prolifération des outils informatiques, les téléphones portables, ne doivent pas prendre la place de l'échange réel de la parole entre enfants et adultes. La relation, c?est autre chose que la communication.

119Les récents débats sur la carte scolaire ont montré les enjeux politiques qui recouvrent ces questions. Le communautarisme, opposé parfois à la laïcité, est aussi à lire comme la tendance à se regrouper dans un « entre nous » plutôt que de s?affronter avec des individus différents.

120Dans la foulée des ordonnances de 1945 sur la délinquance des mineurs, des dispositifs donnaient la priorité à l'éducatif sur le répressif. La protection de l'enfance, qui est le meilleur rempart à l'insécurité et à la récidive puisqu?elle s?attaque aux racines profondes des comportements (la souffrance psychique) et non à leurs effets (le passage à l'acte) prévoyait une gamme de mesures préventives et éducatives au bénéfice des mineurs présentant des troubles dans une famille normale ou ne posant pas de problème particulier mais dont la famille a besoin d?être suivie. L?ancienne surveillance ou assistance éducative était remplacée par une « Action Educative en Milieu Ouvert ». Malheureusement, comme pour toutes les mesures dont disposent les magistrats et l'Administration, un personnel, en nombre suffisant, devait être recruté et formé en conséquence.

121Contrairement à la fabrication d?un avion sophistiqué, (les exemples récents montrent que même dans ce domaine, les paramètres ne sont pas tous maîtrisés) il n?existe pas de méthodes du type « prêt à enseigner », « prêt à insérer », « prêt à soigner », « prêt à penser ».

122Les procédures, les techniques standardisées à « appliquer » ne tiennent pas devant la mouvance et l'imprévu. Comme l'artisan d?art, le travailleur social invente quotidiennement des outils, élabore des méthodes appropriées pour chaque tâche à accomplir.

123L?outil de l'intervenant social est surtout sa propre personne, sa propre sensibilité, ses propres faiblesses.

124Célestin Freinet se plaisait à dire qu?il n?avait eu aucun mérite à avoir élaboré ses techniques pédagogiques. « Blessé du poumon pendant la guerre, je ne pouvais pas crier fort pour faire régner la discipline dans ma classe. J?ai bien été obligé de trouver une méthode pour faire la classe sans gueuler ».

125Chaque personne, travailleur social et « usager », chaque situation est unique. La relation est à réinventer chaque jour. Les résultats ne sont pas quantifiables, mais peuvent néanmoins être appréciés par différents critères, évalués et analysés dans l'après-coup.

126Après tout, la rentabilité à long terme des actions politiques nationales ou internationales ne sont pas non plus chiffrées ni évaluées. Pourquoi les seuls intervenants sociaux devraient justifier de leurs méthodes ?

127Mais il est nécessaire qu?ils restent en lien à la lumière d?une éthique toujours rafraîchie, et ne se dispersent pas dans le corporatisme et l'élitisme. Qu?ils s?entraînent à travailler ensemble pour transcender leurs formations différentes, dépasser la disparité de leurs statuts, des commandes de leurs dirigeants privés ou publics, de la particularité de leur clientèle. Qu?ils restent en permanence en lien partenarial avec leurs « clients ».

128Dans le film L?école Buissonnière de J.P. Lechanois, on voit le dernier de la classe, à la sortie, dépanner la 2CV de l'inspecteur primaire.

129Gardons cette anecdote à l'esprit. Les relations d?aide, de soin, d?enseignement sont réversibles. Apprenons à apprendre des autres, à recevoir autant qu?à donner.

130Le lien qui nous relie, qui parfois nous entrave et parfois nous embarrasse, est l'essence même de notre condition humaine.

131La relation phatique nous incite sans cesse, comme au téléphone, à dire avant tout : « Ne coupez pas ! ».

Notes

  • [1]
    Montaclair Bernard, « Illusion dans le travail social » in Imaginaire et inconscient, N°17, Ed. L?Esprit du Temps, 2006.
  • [2]
    Voir site wwww. psychasoc, le texte de Michel Onfray, et celui de Joseph Mornet à propos des déclarations de Nicolas Sarkozy sur la place du génétique dans les comportements humains.
  • [3]
    Kurt Lewin, Psychologie dynamique, P.U.F., 1959,1975.>
  • [4]
    Zazzo R., Le jumeau, le couple et la personne, P.U.F., 1974.
  • [5]
    August Aichorn, Jeunes en souffrance, Ed. du Champ social, 2000. 30250 Lecques
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