Notes
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[1]
Il apparaît que c’est également le cas dans d’autres mythologies, notamment la mythologie Amérindienne dans laquelle, comme le note Boas, les épreuves sous forme d’énigmes demeurent exceptionnelles. C. Lévi-Strauss (1973) explique cette rareté en établissant un rapport entre l’énigme et l’inceste : « Comme l’énigme résolue, l’inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés : le fils s’unit à sa mère, le frère à la sœur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre la question. » Nous reviendrons ultérieurement sur ce rapprochement en ce qui concerne Œdipe.
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[2]
Il s’agit bien du personnage de la Sphinge dans le propos de Jung mais la distinction sémantique avec le Sphinx n’était pas encore effectuée en 1953, date de la première parution.
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[3]
« Le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (Lacan, 1966). On pourrait croire cette citation faite pour illustrer cette scène de la victoire d’Œdipe sur la Sphinge. Ce n’est pas le cas, mais ce propos vient néanmoins éclairer une anecdote qui n’est pas sans rapport avec le mythème. Rappelons qu’il s’agit du jeu du “fort-da”, un jeu d’un enfant d’un an et demi, un des petits-fils de Freud qu’il observa en l’absence de sa mère. Pour Freud, ce jeu de la bobine signifie la séparation avec sa mère, que l’enfant reproduit afin de supporter son sentiment d’abandon. Quant à Lacan, il considère cette observation comme une situation paradigmatique, dans le sens où le signifiant vient occuper la place de la chose elle-même, actualisant ainsi la perte de l’objet originaire en tant que tel. On peut donc considérer cet épisode du mythe d’Œdipe comme une allégorie du rôle de la fonction symbolique, en tant que processus de symbolisation du Réel de la Chose.
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[4]
Il semble que D. Anzieu ait tendance à déprécier le genre même de l’énigme qui était, selon M. Delcourt, devenue un jeu de société très prisé chez les grecs où l’on aimait faire la démonstration de sa finesse d’esprit, avec des conséquences parfois extrêmes : Homère se serait donné la mort pour ne pas être parvenu à éclairer une plaisanterie de marins.
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[5]
On peut notamment se référer à un vase en albâtre à figures noires, Ve siècle av. J.-C. (Museo Nazionale Tarente), à un relief sur un sarcophage romain, IIIe siècle (Musée du Vatican) ou encore à l’intérieur d’une coupe à figures rouges, 470-460 av. J.-C. (Musée du Vatican).
1Comment s’opère le processus de subjectivation du sujet au sein de la relation intersubjective ? Il nous est apparu que le mythème de la lutte entre Œdipe et la Sphinge offrait un remarquable matériau permettant de traiter cette problématique. Ce face à face est incontestablement un moment clé du mythe d’Œdipe, mais curieusement cette péripétie n’a pas été véritablement retenue par Freud qui n’y fait que quelques brèves allusions. Il est vrai que son analyse du mythe est basée sur Œdipe-Roi, et Sophocle ne mentionne lui-même le personnage de la Sphinge qu’en de rares passages. Cette confrontation n’est d’ailleurs racontée nulle part dans la littérature grecque antique, y compris chez Euripide, car si l’argument des Phéniciennes expose bien la formulation de l’énigme et la réponse d’Œdipe, il n’évoque pas le contexte du dialogue entre les deux protagonistes. Probablement ce récit était-il présent chez Eschyle, dans La Sphinge, mais cette pièce n’est malheureusement pas parvenue jusqu’à nous.
2L’originalité de cet épisode tient au fait qu’il se distingue très nettement de la structure commune d’un certain nombre de mythes (cf. Bellérophon, Persée, Thésée), dans laquelle le héros triomphe d’un monstre par la force et épouse une princesse. Or Œdipe vainc la Sphinge par son esprit, en résolvant des énigmes. Il s’agit d’un cas unique dans la mythologie grecque [1], qui met en évidence une problématique psychique spécifique. Nous faisons l’hypothèse que cette scène vient éclairer l’avènement de la subjectivation de l’infans, au cœur du lien noué avec la mère, et dont les vicissitudes apparaissent, notamment en clinique infantile, sous la forme de symptômes tels que l’inhibition et le mutisme. Nous avançons l’idée que ces troubles révèlent l’emprise d’une figure imaginaire chez l’enfant, dont la Sphinge serait une représentation caractéristique.
Sources littéraires et iconographiques de la Sphinge
3Que sait-on au juste sur la Sphinge ? Il est difficile d’être exhaustif à son sujet, car ses sources sont multiples et disparates. La plus ancienne référence se trouve dans la Théogonie d’Hésiode qui évoque un monstre portant le nom de Phix et séjournant sur le mont Phikion, aux alentours de Thèbes. Elle fait partie de la progéniture de parents monstrueux et incestueux, en la personne d’Échidna, une femme-serpent, et de son propre fils Orthros, un chien à deux têtes. Selon une autre variante, elle a été conçue par Échidna et Typhon, qui est lui-même le fruit de l’inceste, puisqu’il est né de Gaïa et de son fils aîné Pontos. Pausanias évoque une toute autre généalogie puisqu’elle est une fille de Laïos qui lui avait confié l’oracle delphique délivré à Cadmos, le fondateur de Thèbes. Lorsque ses frères venaient parlementer avec elle au sujet de leur droit à la succession, elle les mettait à l’épreuve en les interrogeant sur leur connaissance de l’oracle et les tuait s’ils ne pouvaient répondre, jusqu’à la venue d’Œdipe dont l’oracle lui avait été révélé en rêve.
4La Sphinge est représentée comme un être hybride, mi-humain, mi-bête, avec une tête et un buste de femme sur un corps de lion pourvu d’une paire d’ailes de rapace. Il lui est parfois aussi ajouté une queue de serpent, rappelant ainsi ses origines maternelles. D’après M. Delcourt (1981), cette représentation de la Sphinge est originaire de la vallée de l’Euphrate, puis a migré vers la Crète et Mycènes. Elle emprunte son aspect au Sphinx égyptien qui a également un aspect léonin mais qui est de sexe mâle, avec une tête de pharaon. Il importe donc de distinguer ces deux entités mythologiques, car le Sphinx égyptien est un emblème du pouvoir royal et une figure du dieu solaire, alors que la Sphinge grecque a, quant à elle, une nature malfaisante. Selon P. Legendre (1988), son nom provient de « sphiggô », signifiant « serrer, lier étroitement, nouer » : elle est littéralement « l’Étrangleuse ».
5D’après Euripide, la Sphinge venait d’Éthiopie et avait été envoyée par Héra afin de punir les thébains qui l’avaient outragée en fermant les yeux sur l’enlèvement de Chrysippos, fils du roi Pélops, abusé sexuellement par Laïos et conduit au suicide. Asclépiade précise que les thébains étaient conduits à se réunir chaque jour en assemblée afin d’essayer de résoudre l’énigme que leur posait la Sphinge, afin qu’elle cesse de les enlever un par un pour les dévorer. Créon, qui perdit ainsi son fils Hémon, promit d’offrir la main de la reine Jocaste, veuve de Laïos, à celui qui pourrait les débarrasser de ce fléau semant la terreur parmi la population.
6Le grand apport de l’étude de M. Delcourt (1981), au sujet de la Sphinge, est d’avoir analysé précisément son iconographie à partir de compositions picturales et plastiques (vases, bas-reliefs, statuettes) datant de l’antiquité. Il apparaît que ce que l’on pouvait prendre, au premier abord, comme des scènes de poursuite et de rapt, sont en fait des actes d’accouplement sexuel de la Sphinge avec des hommes presque toujours jeunes, contraints à une position de soumission ; ce qui fait dire à M. Delcourt que la Sphinge est une incube, une femme lascive, avide d’une sexualité violente. Cette dimension érotique est confirmée par le fait que les prostituées étaient alors appelées des sphinges dans le langage populaire. La Sphinge est une figure de la “mangeuse d’hommes”, une “femme fatale” ayant un pouvoir de vie et de mort sur les hommes qu’elle tient à sa merci. Elle est l’inspiratrice des « démons opprimants » qui sont présents dans le folklore européen, telle la Serpolnica que G. Roheim (2000) décrit comme une femme sauvage hideuse, partant à la recherche de jeunes gens qu’elle éprouve d’abord avec une question, avant de les rosser et de leur introduire sa langue dans leur bouche. On retrouve aisément dans cette description la posture sexuelle dominatrice qui caractérise l’attitude de la Sphinge avec ses victimes.
7M. Delcourt souligne aussi que la Sphinge est presque toujours juchée sur une colonne, à laquelle il faut attribuer un caractère funéraire. Elle en déduit que la Sphinge, qui hante les lieux où reposent les morts, incarne l’esprit d’un défunt et doit être considérée comme une « âme en peine », d’où la présence des ailes qui symbolisent sa dimension spirituelle. Dans la mesure où Sophocle et Euripide décrivent la Sphinge comme chantant en vers, à la manière d’un aède, M. Delcourt l’apparente aux Sirènes qui ravissaient les hommes par leur mélodie et se jetaient du haut de leur rocher si elles ne parvenaient pas à les ensorceler. Le suicide est un élément confirmant le rapprochement avec la Sirène puisque la Sphinge, une fois vaincue par Œdipe, se précipite également dans le vide. M. Delcourt note toutefois qu’il s’agit d’une mythopée plus récente, comprenant l’ajout de l’énigme, alors que la version ancienne montre Œdipe affrontant physiquement la Sphinge, ce qui lui fait dire que « l’énigme se serait donc substituée à la lutte, celle-ci étant déjà le substitut d’une possession sexuelle » (Delcourt, 1981).
8Quoiqu’il en soit, la Sphinge est double, selon M. Delcourt : elle se présente sous la forme d’une « réalité physiologique », en tant que bête féroce, doublée d’une spécification « d’ordre religieux », relative à l’esprit désespéré qu’elle incarne. Ce qui nous apparaît le plus significatif dans cette symbolique est l’idée d’une dualité de la Sphinge que nous allons tâcher de développer, pour notre part, en privilégiant l’hypothèse de l’inconscient.
La Sphinge comme Autre-Chose
9Depuis les débuts de la psychanalyse, on ne manque pas de s’interroger sur l’identité de la Sphinge. Plusieurs réponses ont déjà été avancées : la première est celle de Freud (1994), qui considère qu’il s’agit de la figure paternelle puisque sa mort permet à Œdipe d’avoir accès à la reine-mère. Il est à noter que ce point de vue ne s’est pas imposé puisque depuis, selon J. Bergeret, de nombreux auteurs ont effectué des rapprochements, mais entre la Sphinge et Jocaste. Il s’avère néanmoins difficile de poursuivre dans ce sens, d’autant que les Tragiques ont donné au personnage de Jocaste une dimension réaliste qui nous paraît incompatible avec le caractère primaire, voire originaire, de la Sphinge. Plus pertinente est l’approche de C.G. Jung (1987), selon nous, quand il écrit que « le sphinx [2] est une représentation […] de l’imago maternelle que l’on peut appeler la “mère terrible” ». Il s’agirait d’un fantasme de mère archaïque, mobilisatrice d’angoisses d’anéantissement en raison de son penchant à dévorer ses victimes. Mais là encore, ce point de vue n’est guère développé.
10Nous proposons, pour notre part, de considérer la Sphinge comme étant l’Autre-Chose, une représentation inconsciente duale, à la fois Chose et Autre, sur les registres du Réel et du Symbolique. Il nous est apparu que ces concepts lacaniens étaient à même de nous aider à penser la signification de cette figure énigmatique.
11« …das Ding, c’est le secret véritable » (Lacan, 1986). Le mystère de la Chose provient du fait qu’elle est à la fois ce qu’il y a paradoxalement de plus proche et de plus étranger au sujet, ce qui conduit Lacan à forger le néologisme d’« extimité » pour la caractériser. Rappelons que Lacan a tiré le concept de « Chose » de l’Esquisse d’une psychologie scientifique de Freud, dans laquelle la « chose » est décrite comme ce qui, au sein de l’appareil neuropsychique, constitue le « noyau du moi », sa partie immuable, associée à une configuration neuronale qui demeure variable quant à ses investissements. Freud précise cette distinction en considérant l’expérience originelle de satisfaction d’une part, et d’autre part la dynamique pulsionnelle visant à renouveler cette expérience selon l’identité de perception, c’est-à-dire sur un mode hallucinatoire. Le besoin, d’ordre organique, a fait place au désir, en tant que détermination psychique constituée d’images mnésiques, mais ce changement occasionne inévitablement une perte, car l’objet du désir outrepasse l’objet du besoin. C’est en quelque sorte ce résidu, sur lequel Lacan va porter toute son attention, qui porte le nom de « Chose ».
12Ce qui nous apparaît comme étant le plus caractéristique de la Chose est son rapport à la jouissance ; elle est plus précisément corrélative du « plus-de-jouir », principe générant un excédent libidinal de même nature que ce résidu originel dont Freud a fait le pivot du processus primaire. La Chose n’est donc pas un objet – la langue allemande fait d’ailleurs une distinction entre « das Ding » (la chose) et « die Sache » (l’objet, au sens matériel du terme) – mais une orientation qui, de manière significative, se caractérise par sa dimension mortifère. Lacan la désigne sous le terme de « tendance à retrouver » et l’identifie à la compulsion de répétition, que Freud avait désignée comme le principe explicatif des réactions thérapeutiques négatives. C’est pourquoi, « das Ding est […] ce qui dans la vie peut préférer la mort » (Lacan, 1986), dans le sens où elle aspire à l’au-delà du principe de plaisir, cette « tension optima au-dessous de laquelle il n’y a plus ni perception ni effort » (ibidem).
13La Chose, qui est recherchée inconsciemment comme l’ultime objet des retrouvailles n’a, en fait, pas été perdue puisqu’elle n’a jamais été rencontrée : « elle est […] ce qui, du réel primordial, dirons-nous, pâtit du signifiant » (Lacan, 1986). Autrement dit, elle est de l’ordre du « hors-signifié », en tant que pôle exclu de l’appareil psychique que le langage n’a jamais symbolisé. La Chose renvoie à cet impensable de l’origine qui caractérise la rencontre avec le Réel, lieu où s’abolit le manque et dont la mise à distance chez le sujet est précisément la condition de l’émergence de sa parole. Il en résulte que « la Chose […] sera toujours représentée par un vide » (Lacan, 1986).
14Puisque la Chose est vide, elle ne peut être que représentée par autre chose. C’est précisément ce qui permet de constituer la Mère comme tenant lieu de la Chose, d’où la nécessité de l’interdit de l’inceste. La place de la Chose peut également être occupée par une figure mythique et c’est précisément le cas de la Sphinge. De par sa composition quadripartite (mélange d’humain, de lion, d’aigle et de serpent), elle est un assemblage contre-nature, un agrégat hétéroclite qui n’a aucune homogénéité. La Sphinge est donc vide elle aussi, car son absence de cohésion interne rend inconcevable l’attribution d’un Soi unitaire. De plus, la Sphinge est, à l’instar de la Chose, inimaginable, innommable même, car d’un point de vue fantasmatique, elle est la figure de la jouissance, d’une jouissance indicible : nous avons vu précédemment comment la Sphinge conduit sa proie humaine à se faire l’objet de ses pulsions, à la fois sadiques et sexuelles, abusant d’elle dans un corps à corps monstrueux dans lequel les organisations orale et génitale sont totalement confondues.
15Mais si la Sphinge représente la Chose, nous avançons l’idée qu’elle est aussi du côté de l’Autre, au sens où le définit Lacan (1966) : « le lieu d’où peut se poser à lui (le sujet) la question de son existence ». L’Autre n’est pas seulement l’ordre du langage mais le lieu de l’accès à la subjectivation, de l’avènement du sujet comme être sexué et mortel. Or cette parole de vérité, la vérité sur ses origines, la Sphinge la délivre à Œdipe, selon nous, à travers le sens des énigmes.
L’énigme des origines
16La tradition mentionne l’existence de deux énigmes. La première, la plus connue, est rapportée en ces termes dans l’argument des Phéniciennes d’Euripide (1950) : « Il est sur terre un être à une voix, ayant deux et quatre et trois pieds ; seul il change parmi ceux qui vont sur le sol, en l’air et dans la mer ; mais quand il marche en s’appuyant sur plusieurs pieds, c’est alors que son corps a le moins de vigueur. » Cette formulation, considérée comme la version canonique, est en fait inspirée de celle d’Asclépiade avec laquelle elle présente une certaine parenté, sauf en ce qui concerne la fin qui est plus précise : « Quand il va appuyé sur trois pieds, c’est alors que de ses membres la vitesse est la plus faible ». T. Gantz (2004) qui la cite en extension, note que « la tradition manuscrite hésite entre “trois” et “le plus grand nombre de” » Nous verrons plus loin que cette variante a toute son importance. Une autre énigme – beaucoup plus tardive puisque mentionnée par Théodecte de Phasélis au IVe siècle, d’après M. Delcourt (1981) – lui fait suite : « Quelles sont les deux sœurs qui s’engendrent l’une l’autre ? »
17Représentons-nous la scène : Œdipe fait face à la Sphinge et, terrifié par son aspect, il est tenté de fuir. Mais quand celle-ci se met à chanter ces énigmes inspirées des Muses, Œdipe se sent gagné par un vertige, car la mélopée distille dans son esprit un effet hypnotique qui l’empêche de se mouvoir. Il s’efforce de se ressaisir car il sait ce qui l’attend s’il succombe à cet ensorcellement : le viol d’abord, la mort et la dévoration ensuite. Alors il se plonge dans une intense méditation, afin de continuer à lutter contre le sortilège de la Sphinge et la tentation de s’abandonner à elle.
18Enfin il découvre la solution.
19Puis il parle : « ô chanteuse des morts au vol sinistre, écoute malgré toi notre voix qui met fin à tes crimes. C’est l’homme qui petit, étant sorti du sein, a d’abord quatre pieds lorsqu’il se traîne à terre ; puis vieux, comme un troisième il appuie son bâton, quand sous le faix de l’âge, il tient courbée la nuque » (argument des Phéniciennes d’Euripide, 1950). Le visage de la Sphinge se fait grimaçant : elle a échoué dans sa tentative d’envoûter sa proie. Peu lui importe la réponse d’Œdipe, car sa parole révèle avant tout que le charme n’a pas agi. Désespérée, elle se jette dans le vide et vient mourir aux pieds d’Œdipe [3].
20On a généralement vu dans cette victoire le triomphe de l’intelligence, puisque Œdipe a vaincu (apparemment) la Sphinge grâce à la pertinence de son raisonnement. C’est à l’évidence une réponse logique qui résulte de la prise en compte du paradoxe inhérent à la nature de cet être qui change et ne change pas, c’est-à-dire reste le même malgré ses transformations. La solution est découverte quand ce qui est présenté dans l’énigme comme une antinomie (permanence/devenir), se révèle à la réflexion comme une interdépendance : le devenir (métaphorisé par l’évolution du mode de locomotion) n’est perçu que s’il y a une permanence de la conscience (la parole) pour l’appréhender ; seul l’homme en est capable, car il ne peut se représenter sa finitude que parce qu’il est un animal doué de raison grâce à son aptitude langagière. Quant à la deuxième énigme, la réponse est : le jour et la nuit (les deux mots sont féminins, en grec), et elle s’apparente à la première dans le sens où elle est relative au cycle du soleil et de la lune et relève donc d’une chronologie.
21Œdipe a dû emprunter une démarche subtile pour résoudre ce qui apparaît comme de simples devinettes. Au regard du prix à payer en cas d’échec, cette joute intellectuelle semble, il est vrai, bien dérisoire. Peut-être ce contraste est-il la raison pour laquelle D. Anzieu (2000) considère que « les deux énigmes qu’une tradition tardive a attribuées à la sphinx sont futiles » [4] mais nous sommes loin de partager ce point de vue, car elles ont non seulement un sens manifeste conscient mais aussi une signification latente inconsciente qu’il importe d’élucider.
22Freud (1987), le premier, a donné une interprétation au sujet de la première énigme ; il considère qu’elle est une évocation de la question : « D’où viennent les enfants ?, sous un aspect déformé qu’on peut aisément rectifier ». Ce commentaire est assez déconcertant, car le rapprochement est loin d’être évident, d’autant que Freud ne livre aucune des clés l’ayant amené à cette conclusion. Il semble cependant que cette approche, considérant l’énigme de la Sphinge comme la formulation d’un fantasme originaire relatif à la scène primitive, ait convaincu, car il a été repris par bon nombre d’auteurs. G. Roheim (2000) cite T. Reik, qui s’appuie sur l’ambiguïté de l’identité sexuelle du monstre (mâle quand il s’agit du Sphinx égyptien, femelle quand c’est la Sphinge grecque) pour affirmer qu’il est la représentation qu’Œdipe se fait du couple de ses parents, comme un être à la fois homme et femme. Roheim poursuit cette idée en avançant que « le sphinx en soi est donc l’être qui a un nombre indéfini de jambes, le père et la mère réunis en une seule personne, en un mot un représentant des deux tendances fondamentales de la situation œdipienne, tendances qui sont éveillées dans l’enfant par l’observation de la scène originaire ». L’argumentation s’appuie sur l’étude de matériaux ethnologiques, notamment ceux de Aarne, un spécialiste du folklore finnois, qui a recueilli un certain nombre d’énigmes relatives à la question des jambes. L’une d’elles évoque à l’évidence les rapports sexuels puisqu’il y est question, dans un lit, de quatre jambes, puis de deux et enfin d’une qui « disparaît de façon mystérieuse ».
23On ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec le concept kleinien de la « figure des parents combinés », fantasme du jeune enfant se rapportant à un coït parental fusionnel, une scène menaçante dans laquelle des parents amalgamés se nourrissent et se détruisent tout à la fois. M. Klein précise que cette angoisse provient d’une projection de l’agressivité que le bébé éprouve envers ses parents à l’idée d’être exclu. Dans ce sillage, A. Green (1969) considère que la Sphinge est une « figure de condensation » : « du meurtre du père il évoque le retour de celui-ci qui tourmente le fils par le cauchemar » ; « de l’union avec la mère, il suggère le rapport érotique imprégné des dangers qui guettent l’enfant d’être sous l’emprise de la mère ». D. Anzieu (2000) parvient à peu près à la même conclusion, puisqu’il estime que « la victoire du Héros Œdipe sur la sphinx […] signifie la maturation décisive de la petite enfance, la fin de la soumission passive à l’imago de la mère phallique », comme figure archaïque antérieure à la distinction des genres.
24Toutefois, une question demeure : si la réponse à l’énigme est la Sphinge elle-même, comme le considèrent les auteurs susmentionnés – M. Delcourt rapporte également certaines légendes dans lesquelles la victime doit deviner le nom de son tortionnaire –, pourquoi la Sphinge se suicide-t-elle, puisque la réponse d’Œdipe est fausse ? Cette interrogation est la plupart du temps laissée dans l’ombre. Pour notre part, nous avons proposé l’idée que la réaction de la Sphinge trouve son explication dans l’échec de sa tentative de séduction, ce qui ne signifie pas que l’énigme n’ait pas son importance. Elle s’adresse même tout particulièrement à Œdipe, dans la mesure où elle est relative à une problématique motrice qui le concerne directement comme en témoigne son nom qui évoque – ainsi que celui de ses ascendants, Laïos et Labdacos – « une difficulté à marcher droit » (Lévi-Strauss, 1958). Plus précisément, l’énigme fait référence à la bipédie (dipous, en grec) qui renvoie à une partie du nom (Oidipous). Or il importe de se rappeler qu’Œdipe est un estropié ; comme le montrent les quelques portraits de son personnage qui nous sont parvenus depuis l’antiquité [5], il est presque toujours affublé d’un bâton qui parait faire office de canne. C’est également avec ce bâton qu’il assomme Laïos, dans la version de Sophocle, car Œdipe est infirme depuis que son père lui a percé les chevilles pour lui passer des lanières à travers les pieds et le suspendre à un arbre sur le mont Cithéron, d’où son nom de « Pied enflé ». Œdipe n’est donc pas le dipous – vraisemblablement ne l’a-t-il jamais été –, mais le tripous : il est en quelque sorte le vieillard qu’il mentionne dans sa réponse. De plus, la formulation de l’énigme, dans la version d’Asclépiade, insiste sur le handicap qu’entraîne la marche à trois “pieds”, en évoquant notamment la lenteur. On comprend donc que cette énigme le touche au plus près ; elle est véritablement une épreuve, mais une épreuve plus psychique qu’intellectuelle dans la mesure où elle actualise la douleur narcissique de se savoir diminué physiquement, atteint dans son intégrité corporelle. On remarque d’ailleurs que dans sa réponse, Œdipe ne mentionne pas la posture sur deux jambes, comme s’il voulait oublier qu’il n’est pas un homme comme les autres.
25Cette singularité, c’est précisément ce que la Sphinge tente de lui faire reconnaître. Quand l’énigme précise, dans la version d’Euripide, que plus l’homme a de pieds, moins son corps a de vigueur, la Sphinge fait allusion à ce qu’Œdipe a subi pendant sa prime enfance, le vœu de mort de ses parents qui ont profité de son impuissance motrice pour lui faire subir les pires cruautés. La Sphinge essaie donc de lui transmettre, implicitement, des bribes de son passé mais Œdipe n’entend pas le message. Sa réponse, l’homme en tant qu’espèce et non pas lui-même en tant qu’homme, doit être comprise comme le signe d’un processus d’intellectualisation, afin de demeurer dans le déni de sa propre histoire. Ce mécanisme de défense ménage sa fragilité narcissique mais l’expose aussi inévitablement à un risque de passage à l’acte aux conséquences dramatiques, quand cette vulnérabilité se trouve trop fortement réactivée. C’est notamment ce qui donna lieu à une réaction violente, quand il ne voulut pas céder le passage à Laïos, le roi de Thèbes, et que les chevaux de ce dernier lui écrasèrent les pieds (selon la version d’Euripide), réveillant la blessure originelle, ce qui entraîna le meurtre de son père.
26Le moment du déchiffrage des énigmes s’effectue entre le parricide et l’inceste : si la première énigme renvoie au passé d’Œdipe, la seconde est davantage orientée vers l’avenir et tient lieu de présage. La difficulté de sa résolution tient au fait qu’il existe, à première vue, une impossibilité à nouer simultanément un lien de fratrie et de filiation avec une même personne… sauf pour celui qui commet l’inceste avec un de ses ascendants. C’est précisément le cas d’Œdipe qui, en ayant quatre enfants de Jocaste : Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone, crée une configuration familiale dans laquelle il est à la fois leur père et leur frère. L’énigme des sœurs qui s’engendrent le désigne donc de manière sibylline, ou plutôt elle est le destin qui l’attend s’il ne parvient pas à dévoiler le sens de la première énigme. Il est à noter que le contenu de cette énigme donne un nouveau visage à la Sphinge qui prend dès lors une dimension oraculaire que lui attribuait déjà la version de Pausanias. La Sphinge, monstre sanguinaire, est aussi la dépositaire d’une révélation mystérieuse, la garante d’un rite initiatique permettant d’accéder à la sagesse du « connais-toi toi-même », la devise inscrite au fronton du temple d’Apollon. Mais Œdipe ne souhaite pas connaître le secret de sa propre existence et préfère réduire la Sphinge au silence. Ce faisant, en tuant le monstre incestueux – plus exactement l’enfant de l’inceste – il est devenu lui-même celle qu’il voulait faire disparaître, le paria qui se tiendra par la suite à l’écart de la cité, comme elle, une fois le scandale découvert ; car l’inceste est, comme nous le rappelle P. Legendre (1989), considéré comme une « impiété », un défiadressé aux dieux puisque seuls ces derniers peuvent se permettre un tel outrage. En effet, l’inceste n’est rien de moins qu’un « attentat contre l’ordre de la filiation », dans la mesure où il vient totalement bouleverser un ordre généalogique qui garantit la différence intergénérationnelle. La Sphinge, qui représentait l’externalisation de la menace pulsionnelle, s’est à nouveau internalisée : elle est devenue l’inconscient d’Œdipe.
27Nous voici à présent en mesure de décrypter le dénouement de la confrontation entre Œdipe et la Sphinge. Nous proposons de considérer cette scène comme une allégorie du lien mère-enfant, puisque la Sphinge exerce une tentative de séduction à l’encontre d’Œdipe, par l’intermédiaire de la formulation de l’énigme dont nous avons vu qu’elle est relative à ses origines. Or toute séduction est mortelle, car l’enfant encourt le risque d’être forclos du registre du Symbolique, dans le sens où il ne peut advenir en tant que sujet s’il demeure sous l’emprise maternelle, comme objet de sa jouissance. Dans ce contexte psychique, la victoire d’Œdipe sur la Sphinge représente l’avènement de la subjectivation de l’infans, en tant que processus de constitution d’un espace psychique différencié permettant de s’adresser à la mère comme personne distincte de lui, et dont le dialogue représente le moment fondateur. Mais si la réponse verbale d’Œdipe cause la perte de la Sphinge – l’objet originaire des pulsions de l’enfant –, en engendrant sa symbolisation, elle ne permet pas la découverte du sens véritable de l’énigme et rend impossible une appropriation totale de sa propre histoire. Ce passage du mythe semble ainsi indiquer que l’accès à la subjectivation a un prix qui se règle par une certaine méconnaissance de ses origines. Il va de soi que cette contribution ne prétend pas à en épuiser le sens, car le mythème garde une part de son mystère ; mais en nous confrontant à l’énigme de l’homme, il révèle néanmoins un autre aspect de son universalité.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- LACAN J. (1986) Le Séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse. Paris : Le Seuil.
- LACAN J. (1966) Écrits. Paris : Le Seuil.
- LEGENDRE P. (1988) Leçons VII : Le désir politique de Dieu. Paris : Fayard.
- LEGENDRE P. (1989) Le crime du caporal Lortie. Paris : Flammarion.
- LEVI-STRAUSS C. (1958) Anthropologie structurale. Paris : Plon.
- LEVI-STRAUSS C. (1973) Anthropologie structurale deux. Paris : Plon.
- ROHEIM G. (2000) L’énigme du Sphinx. Paris : Payot.
Mots-clés éditeurs : Sphinge, Œdipe, Subjectivation, Lien mère-enfant
Mise en ligne 29/04/2008
https://doi.org/10.3917/imin.020.0109Notes
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Il apparaît que c’est également le cas dans d’autres mythologies, notamment la mythologie Amérindienne dans laquelle, comme le note Boas, les épreuves sous forme d’énigmes demeurent exceptionnelles. C. Lévi-Strauss (1973) explique cette rareté en établissant un rapport entre l’énigme et l’inceste : « Comme l’énigme résolue, l’inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés : le fils s’unit à sa mère, le frère à la sœur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre la question. » Nous reviendrons ultérieurement sur ce rapprochement en ce qui concerne Œdipe.
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Il s’agit bien du personnage de la Sphinge dans le propos de Jung mais la distinction sémantique avec le Sphinx n’était pas encore effectuée en 1953, date de la première parution.
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« Le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (Lacan, 1966). On pourrait croire cette citation faite pour illustrer cette scène de la victoire d’Œdipe sur la Sphinge. Ce n’est pas le cas, mais ce propos vient néanmoins éclairer une anecdote qui n’est pas sans rapport avec le mythème. Rappelons qu’il s’agit du jeu du “fort-da”, un jeu d’un enfant d’un an et demi, un des petits-fils de Freud qu’il observa en l’absence de sa mère. Pour Freud, ce jeu de la bobine signifie la séparation avec sa mère, que l’enfant reproduit afin de supporter son sentiment d’abandon. Quant à Lacan, il considère cette observation comme une situation paradigmatique, dans le sens où le signifiant vient occuper la place de la chose elle-même, actualisant ainsi la perte de l’objet originaire en tant que tel. On peut donc considérer cet épisode du mythe d’Œdipe comme une allégorie du rôle de la fonction symbolique, en tant que processus de symbolisation du Réel de la Chose.
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Il semble que D. Anzieu ait tendance à déprécier le genre même de l’énigme qui était, selon M. Delcourt, devenue un jeu de société très prisé chez les grecs où l’on aimait faire la démonstration de sa finesse d’esprit, avec des conséquences parfois extrêmes : Homère se serait donné la mort pour ne pas être parvenu à éclairer une plaisanterie de marins.
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On peut notamment se référer à un vase en albâtre à figures noires, Ve siècle av. J.-C. (Museo Nazionale Tarente), à un relief sur un sarcophage romain, IIIe siècle (Musée du Vatican) ou encore à l’intérieur d’une coupe à figures rouges, 470-460 av. J.-C. (Musée du Vatican).