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Article de revue

L'invention du mythe des « anges rebelles »

Pages 31 à 50

Notes

  • [1]
    La Bible juive, d’écriture totalement hébraïque, appelée de manière simplifiée Tanak, comporte au total vingt-quatre livres. Elle ne retient pas les textes tardifs maintenus dans le canon catholique, que sont les livres de Judith, de Tobie où apparaît l’ange Raphaël), et des Maccabées, ainsi que les fragments grecs et araméens du livre de Daniel. On appelle « massorètes » les docteurs juifs habilités qui ont travaillé à la formulation et à l’édition du texte officiel de la Bible. Sur la question des « anges » dans la tradition juive, voir l’article d’A. Abécassis dans L’Ange et l’Homme, Paris, Albin Michel, 1978, coll. « Cahiers de l’Hermétisme ».
  • [2]
    On appelle Pseudo-Denys l’auteur d’un ouvrage, Les Hiérarchies célestes, qui fut la référence incontournable de toutes les descriptions angélologiques jusqu’aux temps modernes et l’ordonnateur de la doctrine chrétienne sur les anges. Il s’agit d’un écrivain chrétien de Syrie, dont les œuvres ont été rédigées entre 482 et 530, très influencé par les leçons de Jamblique et de Proclus, philosophes néo-platoniciens, qui insiste sur le rôle des intermédiaires, dont il établit le classement et les fonctions entre Dieu et l’humanité.
  • [3]
    yahvé parle directement à Abram (Gn., 15,1-6) pour lui annoncer sa nombreuse postérité. Il utilise un message (malakh en hébreu, angelos en grec, qui veut aussi dire « messager ») dans l’annonce faite à Agar (prototype possible de la scène évangélique de l’annonce faite à Marie), servante d’Abraham, déjà enceinte de ses œuvres, pour lui signifier l’importance de sa descendance (Gn., 16,7-15). La même intervention se reproduit dans l’épisode de l’« agonie » d’Agar au désert où l’« Ange » lui fait découvrir un puits pour étancher sa soif (Gn., 21,15-19). L’annonce faite à Marie, dans le canon chrétien, reprend à la fois, de l’épisode qui concerne Agar, le statut de « servante » (Agar l’est d’Abraham et Marie, de Dieu, aucune n’étant épouse légitimée) et son initiation par intermédiaire « angélique ».
  • [4]
    L’exégèse chrétienne a vu dans cette manifestation de Dieu en trois personnes un indice annonciateur de la Trinité. Le texte (Gn., 18,1-8) parle successivement, mais sans lien évident de cause à conséquence, d’une « apparition » (Ce ne peut être qu’une « manifestation » non visuelle de présence) de yahvé et de la rencontre (Cette fois-ci, c’est bien une apparition, mais sans rien de surnaturel) des trois hommes.
  • [5]
    Le mot « ange » est, à notre sens, abusivement utilisé dans certaines versions françaises de traducteurs chrétiens, comme celles d’A. Crampon, de L. Segond, ou de la Bible dite « de l’École de Jérusalem » (Paris, Cerf, 1956), en se substituant au message (malakh) envoyé à Agar, pour lui annoncer la naissance d’Ismaël, ainsi que pour les deux jeunes gens envoyés à Sodome. La remarque vaut également pour d’autres cas. Un lecteur moderne, influencé par les Anges chrétiens, y voit spontanément un être anthropomorphe pourvu d’ailes et distinct de Dieu, alors qu’il s’agit de paroles, avertissements ou conseils d’un Dieu qui se fait entendre, mais ne se donne jamais à voir.
  • [6]
    Ézéchiel, 1,3-28. On trouvera un commentaire de cette description des figures du « char de yahvé », qui a donné lieu à la tradition de représentation des « anges » sous forme de têtes humaines à six ailes, dans Chaîne (J.) et Grousset (R.), Littérature religieuse, Paris, A. Colin, 1949, pp. 141-144. Il s’agit en fait de motifs décoratifs « chimériques » à mettre en rapport avec les piliers d’entrée des jardins royaux d’Assyrie ou de Mésopotamie ornés de tels Keroubim.
  • [7]
    Le daïmôn qui sert parfois de conseiller intime ou d’inspirateur à Socrate se situerait plutôt dans la lignée païenne des génies familiers ou protecteurs, si du moins on lui accorde une existence propre, car on peut y lire aussi la voix d’une conscience intime intérieure au sujet. C’est une voix de la conscience objectivée.
  • [8]
    Si Satan était un « démon », sa présence au Ciel, près de Dieu, parmi la troupe des Anges, « Fils de Dieu » (Job, 1,6-11), poserait un sérieux problème : comment un réprouvé a-t-il pu revenir en ce lieu sacré ? Pourquoi Dieu traite-t-il cet interdit de séjour avec une telle familiarité et une telle confiance ? Les poètes chrétiens, comme d’Aubigné, supposent que « l’esprit immonde, Satan, se glissa dans la presse » en intrus qui a peur d’être démasqué (Tragiques, V, 37-39). On est ici en pleine fiction épique et dans la tradition anachronique du christianisme. « Le Satan » de la Bible hébraïque (racine hébraïque stn, contester) joue, au tribunal de Dieu, et avec son assentiment, le rôle du procureur ou de l’accusateur. Cf le Psaume 109,6, où il est évoqué pour faire entendre la parole de vérité contre les calomniateurs de David, en « se dressant à droite » de l’accusé (place habituelle de l’accusateur public) face aux calomniateurs, et Zacharie, 3,1, où l’on retrouve « le Satan » dans son rôle d’accusateur.
  • [9]
    Le mot Lilith apparaît deux fois dans la Bible (Isaïe, 34,14 et Job, 18,15). Ce mot, emprunté à la mythologie mésopotamienne, est mis en rapport avec Lillake, nom sumérien de la Grande Déesse Ishtar, ou avec Lilitu, démon femelle pourvu d’ailes et au corps de reptile, associée au serpent cosmique. Dans la Bible hébraïque, il n’a d’autre spécificité que son caractère nocturne et dangereux (une sorte de rapace ou d’oiseau de nuit).
  • [10]
    La tradition chrétienne et l’art ont tellement vulgarisé l’idée que la voix du Serpent (alors que les animaux ne parlent pas, sauf habités par la voix de Dieu) est celle du Démon (qui n’existe pas dans la Bible juive canonique) qu’il est très difficile de revenir sur cette idée fortement enracinée dans l’imaginaire collectif. Nous évoquons l’hypothèse inverse, d’une voix venue directement de yahvé, avec ses conséquences, en même temps que d’autres interprétations de ce texte qui a soulevé de nombreux commentaires, dans notre ouvrage Mythologies de l’Occident, chap. II, « Les mythes anthropogoniques », et IX « Archétypes de la féminité » (Paris, Ellipses, 2007).
  • [11]
    On trouvera une traduction française de ce texte, dans La Bible : écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Pléiade », section « Pseudépigraphes de l’Ancien Testament », pp. 462-625. L’épisode de la révolte des anges se situe dans I Hénoch, VI-XIII.
  • [12]
    L’Apocalypse de Jean parle de « deux témoins » qui viendront prophétiser avant la catastrophe finale (Ap., 11,3). Les herméneutes bibliques y ont vu soit Josué et zorobabel (d’après Zacharie 3,1-7 et 4,6b-10a), soit Moïse et Élie (témoins de la Transfiguration). Le choix d’Hénoch et d’Élie se développe aux XVe et XVIe siècles, et se fonde sur leur rapt au ciel qui a fait penser à leur survie céleste et à leur retour terrestre.
  • [13]
    L’hermétisme alexandrin fait de la création de l’univers l’acte conjoint d’une « divinité en trois personnes » : Noûs, le concepteur, Logos, le programmateur, qui verbalise le projet, et Demiourgos, l’exécuteur ou Démiurge. Le Demiourgos, sous l’influence du dualisme oriental, est parfois assimilé au mauvais ouvrier ou à un serviteur rebelle qui sème le mal dans l’univers. Cette conception d’un « maître du monde » usurpateur et pervers est reprise dans certains courants de la « Gnose » contemporaine des premiers siècles du christianisme.
  • [14]
    Marcion, né vers 95 dans le Pont (au nord-est du plateau anatolien), est très influencé par la pensée de Paul, qu’il radicalise à l’extrême, en niant toute continuité entre le Dieu des Juifs et celui de Jésus.
  • [15]
    Mani ou Manès (216-177) fut élevé dans une forme orientale du christianisme, l’elkasaïtisme, très répandu en Orient. Il subit par ailleurs une forte influence du zoroastrisme persan, très vivant sous les Sassanides, qui prônait un dualisme fondamental. Il en dégagea une synthèse, une sorte de « Gnose » où les symboles de la lumière et des ténèbres développent sous forme imagée l’antagonisme des deux puissances qui gouvernent l’univers. Il prônait une libération du mal par l’appel de la lumière.
  • [16]
    L’interprétation ordinaire du mythe d’Esther, dont les bases historiques sont quasiment nulles, et dont l’extrême violence de la fin montre le caractère fictif, consiste en un traitement symbolique, qui en fait une parabole sur la gloire de yahvé et de son peuple. C’est l’expression, présentée sous forme d’un récit pseudo-historique, d’un « crépuscule des dieux » élamites, Vasthi et Haman, qui doivent céder la place aux dieux babyloniens, Ishtar et Mardouk (dont l’affinité avec les noms des protagonistes, Esther, Mardochée, Aman, est visible), annonce de la future ascension du Dieu des Juifs sur les dieux babyloniens suivant le même schéma « crépusculaire ».
  • [17]
    Cette influence est manifeste dans le récit d’exorcisme de l’« homme sauvage », qui hante les cimetières, dont l’« esprit impur » qui le possède s’appelle « Légion » (Marc, 5,1-22). Le mot grec légiôn du texte original est en fait une forme hellénisée du latin « legio », au sens militaire. Les incongruités de ce récit de miracle ont fait penser qu’il pourrait s’agir d’une parabole cryptée à sens symbolique : la possession du pauvre hère signifierait l’aliénation identitaire du peuple juif occupé par les légions romaines.
  • [18]
    Le texte grec des Évangiles synoptiques (Marc, 3,22-27 ; Matthieu, 12,22-28 ; Luc, 11,14-21) orthographie « Beezeboul », nom d’origine cananéenne où l’on reconnaît « Baal » ou « Bel » qui désigne un dieu : il s’agit d’un « dieu-prince » cananéen, que Matthieu comprend, en faisant des dieux étrangers des démons, comme « prince des démons » et qu’il associe à Satan. La Vulgate traduit par « Beelzeboub », ce qui signifie « le dieu des mouches » ou « le dieu des fumiers », qui marque une dépréciation nouvelle. La forme « Belzébuth » donne à la finale une apparence hébraïque, à une époque où les Juifs sont accusés de connivence diabolique.
  • [19]
    Telle est la réponse d’un des « diables » de Loudun à son exorciste.
  • [20]
    Le symbolisme de la quaternité a été étudié par C.G. Jung, Psychologie et religion, Paris, Buchet-Chastel, 1958, chap. II « Le dogme et les symboles naturels » ; on trouvera également nombre de références dans le recueil jungien, L’Homme et ses symboles, Paris, Laffont, 1954, art. « Quadrilogie », p. 318.
  • [21]
    Apoc., 13,18.
  • [22]
    Le personnage de Marie-Madeleine, dans la tradition chrétienne occidentale, est forgé, de manière artificielle, par la superposition de trois personnages distincts dans les Évangiles, une femme anonyme citée par Luc, Marie de Béthanie et Marie de Magdala. Les églises chrétiennes orientales ont maintenu la distinction. (cf. nos Femmes hérodiennes, Bordeaux, L.A.P.R.I.L.-Bordeaux-III, 1996, coll. « Eidôlon », n°47, p. 97 n.)
  • [23]
    « Sprenger dit (avant 1500) : ‘Il faut dire l’hérésie des sorcières, et non des sorciers; ceux-ci sont peu de choses’, – et un autre, sous Louis XIII : ‘pour un sorcier, dix mille sorcières’ » (Jules Michelet, La Sorcière, introduction).
  • [24]
    Suivant la théorie de « l’horizon d’attente » émise par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (t.f.), Paris, Gallimard, 1978.
  • [25]
    L’exploitation esthétique du thème de « la tentation de saint Antoine » correspond à des périodes d’effervescence de la peur du diable et des chasses aux sorcières (Cf. Frédérick Tristan, Les Tentations, Paris, Balland/Massin, 1981).
  • [26]
    Un catalogue humoristique de ces rites de pénitence et de purification a été dressé par Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, Gallimard,1974, coll. « Folio », p. 166-168 et 336-337.
  • [27]
    « Et la nuit se partage, étant sinistre et sainte / Entre Iblis, l’Ange noir, et Christ, l’Homme étoilé » (Victor Hugo, « Spectres » dans Dernière Gerbe, 1876).
  • [28]
    « Les litanies de Satan », dans Les Fleurs du mal, CXX (d’autres textes de la section « Révolte » sont de même inspiration.)
  • [29]
    « Je suis l’esprit qui toujours nie », dit Méphistophélès dans le Faust de Goethe. C’est le rôle de « contestataire » dévolu au Satan de Job, mais qui prend un sens épistémologique général : la connaissance a besoin de sens critique et de mises en question pour avancer.
  • [30]
    Hans Weyer (Jean Wier), auteur de De Praestigiis daemonum (1563) traduit en français en 1567. Ce médecin allemand mettait en cause la santé psychologique des juges, déséquilibrée par leur fanatisme inquisiteur, et y voyait, ironiquement, l’influence du diable.
  • [31]
    C’est le vers final de La Fin de Satan, vaste poème épique sur la naissance, l’avenir et la résorption du Mal dans l’histoire de l’univers.

De la messagerie biblique à l’angélologie chrétienne

1Le lecteur de la Bible juive (ou hébraïque), dans le texte élaboré et transmis par les massorètes [1], aurait bien du mal à y trouver des anges tels que les a transmis la tradition littéraire et iconographique chrétienne, dans ces belles figures d’éphèbes pourvus d’ailes, imberbes, au sexe indifférencié et au corps immatériel et imperméable aux ravages du temps, comme des Hermès, des Amours ou des Victoires antiques, « vêtus de probité candide et de lin blanc », dont le sourire, gravé dans la pierre de Reims, « est comme le soleil à la fin d’un beau soir ». Le Pseudo-Denys, ce moine syrien du vie siècle que l’on a longtemps pris pour le disciple de Paul à Athènes, Denys l’Aréopagite, n’avait pas encore fait le recensement complet de leurs noms, de leur hiérarchie et de leurs fonctions [2]. Les scènes illustres de la mythologie chrétienne, où l’Ange tient une place de choix, comme l’Annonce faite à Marie ou l’Agonie de Gethsémani, n’avaient encore trouvé ni leur Angelico ni leur Lebrun, et moins encore le prophète Mahomet, l’Ange Gabriel pour le soutenir dans sa lecture du Livre de Dieu. C’est dire par là qu’il y a une préhistoire à l’avènement des anges dans l’histoire du monothéisme occidental.

2Les manifestations premières de Dieu aux hommes s’opèrent, dans la Bible juive, la plupart du temps par des messages directs. Dieu parle en tête-à-tête, à Adam, à Noë, à Abraham, à Jacob, à ceux qu’il a choisis pour leur parler. Il n’a besoin ni de porte-voix ni de porte-messages. Sa présence est pourtant sensible à ses interlocuteurs. Est-elle visible ? On reste sur ce point dans le doute. En tout cas, elle est audible. Mais en admettant qu’il se montre, il ne nous est jamais montré. Il ne laisse percevoir sa présence que par le sentiment qu’en ont ses interlocuteurs humains ou par la parole qui leur est adressée. La Parole, le Logos, est ici plus que ce qu’en feront les théologiens trinitariens du christianisme : plus que consubstantielle, elle est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste substantiellement, par ses messages. Lorsque la Bible a été traduite en grec, le même mot, angelos, a transcrit indistinctement « message » et « messager », favorisant ainsi le glissement de sens de l’un à l’autre, et donnant un nom générique à ce qui n’était qu’une fonction. La formation des anges pourrait ainsi venir de la polysémie d’un mot grec, introduit ensuite sans autre explication dans le latin angelus, qui ne signifie plus qu’« ange » dans le sens et dans les formes où il est entendu dans les pays de la latinité chrétienne.

3Une approche visuelle progressive, mais toujours limitée et sujette à caution, de la divinité est toutefois sensible dans l’élaboration chronologique des œuvres. Dieu, qui refuse de se faire voir, refuse aussi parfois de parler directement, notamment quand le message s’adresse à une femme [3]. Pour mettre à l’épreuve son interlocuteur, il peut recourir à des intermédiaires à forme visible pour faire passer son message. L’épreuve est de savoir si on en reconnaîtra la provenance divine : il serait donc absurde d’envoyer des messagers aussi typés que des anges pourvus d’ailes et d’une beauté apollinienne, qui dénonceraient immédiatement leur origine surnaturelle. Les porteurs de messages prennent l’apparence d’hommes ordinaires et ne révèlent qu’à la fin de l’épreuve, si elle est réussie, un indice qui sort du naturel. On ne saurait donc les confondre avec les anges des textes juifs, appelés par les Chrétiens « intertestamentaires », apocryphes et tardifs, et naturellement avec ceux du christianisme. La mise en scène favorite de confrontation est la rencontre fortuite avec un inconnu qui délivre un message. Ainsi en va-t-il pour les trois voyageurs énigmatiques, rencontrés par hasard sous le chêne de Mambré, auxquels Abraham donne l’hospitalité, après avoir perçu la présence de yahvé [4]. Ils n’ont qu’apparence d’hommes ordinaires, ils mangent la galette de froment et dégustent la viande de veau qui leur est offerte. Abraham ayant bien accompli ses devoirs, ils lui annoncent en partant qu’il sera père d’un enfant de son épouse Sarah, malgré son âge (Genèse, 18,1-9). Ils transmettent ainsi la réponse inattendue de yahvé à son vœu abandonné de paternité. Ils se manifestent comme « messagers » : mais peut-on parler d’« anges » ? Les jeunes gens qui se rendent à Sodome sont bien des jeunes gens, et c’est bien leur beauté physique et tangible d’éphèbes qui entraîne les sollicitations dont ils sont l’objet. Les Bibles chrétiennes [5], qui représentent ces « messagers » sous la forme et avec l’emploi du mot « anges », commettent un abus de sens, en faisant du simple rôle de facteur céleste celui d’une mission angélique qui en élargit anachroniquement la portée et en transforme fallacieusement la représentation.

4L’inconnu sans nom, sans visage ni forme définie, qui lutte toute une nuit avec Jacob (Genèse, 32,23-33), et dont la tradition chrétienne a fait un « ange » immortalisé par le tableau de Delacroix à Saint-Sulpice, ne se manifeste dans la nuit que par sa force physique, l’objectif probable de ce combat énigmatique étant l’imposition à Jacob d’un nom, celui d’Israël, d’origine divine et non humaine, pour signifier sa différence des autres nations, dont les noms sont humains. Son identité n’est pas dévoilée et sa nature est assimilable à une « force », sans forme ni nom, émanée de yahvé.

5Dieu apparaît visuellement à Moïse sous la forme symbolique du « buisson ardent » (Exode, 3,1-11), mais c’est encore une fois le « message » qui importe en révélant la manière dont on peut humainement nommer Dieu. Il avertit ultérieurement (Nombres, 12,6-8) qu’il utilisera désormais pour s’exprimer le moyen de « visions » ou de « songes », mais sans jamais se mettre personnellement en scène, sauf par des moyens métaphoriques ou symboliques (comme le roi de gloire d’Isaïe, 6,1). C’est cette tradition des visions ou des songes comme nouvelles formes des messages divins qui sera utilisée par le courant prophétique. C’est encore un homme, un temps invisible, porteur d’une épée nue, qui est envoyé à Balaam (Nombres, 22,22-35), reviviscence du Keroub, qui garde la porte de l’Eden après l’expulsion du premier couple. Le Keroub, emprunté à l’architecture mésopotamienne, désignait le portail orné de figures fantastiques, notamment de chimères ailées à têtes humaines, qui marquait l’entrée des parcs ou jardins royaux. Ézéchiel reprend les motifs ornementaux de ces constructions architecturales dans sa description apocalyptique et visionnaire du « char de Dieu » [6]. Si les ailes d’aigle et les têtes humaines dont ils sont dotés ont pu influencer la nature morphologique des futurs « anges », ces chimères sont plus proches de leur origine que de leur descendance angélique inattendue. Isaïe évoque les Serafim, les « brûlants », issus de la mythologie babylonienne des serpents ailés et des dragons volants, qui chantent un hymne et touchent la bouche du prophète avec une braise pour lui faire entendre le message de Dieu (Isaïe, 6,2-3). C’est bien là l’origine des futurs « Chérubins » et « Séraphins » de l’espèce angélique évoluée, au temps des Pères de l’Église chrétienne et du Pseudo-Denys, mais il ne sont que des ancêtres primitifs de ces derniers, plus loin d’eux que ne le sont des hommes d’aujourd’hui, leurs ancêtres hominidés présumés de la préhistoire.

6En somme, si les « messages » ou les « messagers » de Dieu n’affectent pas, dans la Bible juive, l’aspect qu’ils prendront ultérieurement, tout est en place pour pouvoir élaborer une théorie sur leur création, leur place et leur fonction dans l’univers, et leur rapport aux humains. Mais il n’est pas possible, sans anachronisme, de voir en ces modes divers de manifestation de la parole divine, des « anges » tels que nous les a transmis la tradition chrétienne : c’est là un mode de projection fait après coup sur des textes dont il convient de maintenir le caractère premier, sans interférence anachronique, ni lecture rétroactive où l’hystéron devient protéron, où les derniers nés prêtent imaginairement leurs habits aux premiers venus.

L’inexistence biblique des « démons » et du « Diable »

7Si la mention des « fils de dieu », des « dieux » ou des « messagers de Dieu » a pu ultérieurement, dans la littérature rabbinique et chrétienne, les faire percevoir comme des êtres individualisés, nommables et visibles, appelés les « anges », on ne trouvera dans les textes canoniques de la Bible juive, aucune mention, absolument aucune, de ces inventions si importantes dans le christianisme (et dans l’Islam) que sont les « démons ». Leur nom, emprunté au grec [7], est sans rapport avec la culture judaïque. Il est en outre dévié de son sens originel, qui n’a rien à voir avec un être spirituel, un ange, devenu hostile. Quant à leurs hordes et à leur chef, le « Diable » (le Diviseur), appelé Satan ou Lucifer, il n’y en a pas la moindre trace.

8Sans doute, le Livre de Job, de rédaction postérieure de plusieurs siècles aux textes que nous avons cités, nous montre-t-il Yahvé, entouré de ses « fils », à la manière dont Isaïe l’avait représenté avec ses « Séraphins ». L’un d’entre eux est nommé : il s’appelle, dans la version grecque, ho Satanas, « le » Satan. L’article semble ici indiquer que le nom renvoie à la fonction. La racine hébraïque stn veut dire « discuter » ou « contester ». On peut donc considérer le Satan comme un de ces « fils de Dieu » qui constituent le premier cercle de la cour divine. Son rôle est de se faire le contrôleur de ce qui se passe chez les hommes pour en faire le rapport à Dieu. C’est en effet le rôle qui lui est donné par l’auteur du récit introductif de Job [8] : le Satan a visité le peuple, il rapporte ce qu’il a vu et il conteste le jugement de Dieu qui voit en Job un excellent serviteur qu’il a eu raison de récompenser par ses richesses. Dieu propose alors au « contestataire » de se faire le « testateur » de la fidélité de Job. Contestant, puis testant, le missionnaire de Dieu va opérer par une mise à l’épreuve, que l’on peut assimiler à une « tentation ». Le Satan, obéissant à l’injonction divine, teste Job en lui envoyant des malheurs. Parce que les moyens utilisés peuvent apparaître injustes, cruels ou pervers, d’un point de vue humain, le glissement de sens de la contestation à la testation, puis de la testation à la tentation, a pu agir pour la transformation de cet « ange », fidèle servant de son maître, en serviteur félon. Mais il s’agit d’une évidente distorsion de sens. Le Satan reste le « fils » fidèle, exécutant des ordres de son « père », et n’agissant que sur autorisation divine. Il n’y a vraiment pas là de quoi en faire un diable.

9La Bible juive comporte des références à des créatures monstrueuses, qui ne peuvent en aucune manière être considérées comme des « démons », agissant avec un dessein pervers caractérisé. Il s’agit plutôt de l’équivalent biblique des monstres de la mythologie païenne, grecque, égyptienne ou mésopotamienne. Béhémoth et Léviathan, dont il est fait état dans le Livre de Job sont des créatures naturelles dangereuses. Leur description renvoie assez clairement à une configuration fantastique de ces deux animaux qui peuplent les eaux du Nil, l’hippopotame et le crocodile (Job, 40,15 à 41,26).

10Lilith, destinée à avoir une si luxuriante et luxurieuse destinée dans la littérature talmudique et kabbalistique, n’est en fait que mentionnée deux fois, dans les textes canoniques, sans autre spécification que celle de la terreur inspirée par la nuit [9]. L’idée banalisée, selon laquelle le « serpent » de la Genèse, qui tente ève, en l’incitant à cueillir la pomme de l’arbre interdit, est habité par le Démon, est une reconstruction tardive, postérieure à l’invention de la fable des anges révoltés. ève d’ailleurs ne devrait pas être nommée ève, mais seulement « l’Humaine » ou « l’Hominée » (Ishsha). Ce nom d’ève (la transmission de « la vie », Havvah) ne lui sera donné qu’après l’expulsion de l’Éden. Il n’est pas question de « pomme », mais seulement d’un « fruit ». C’est la traduction latine, qui joue sur le triple sens de malum (fruit, pomme, et mal) contaminée avec l’histoire païenne de la pomme de discorde donnée par Pâris à Aphrodite, qui aboutira à l’introduction de pommes sur cet arbre sans désignation botanique précise. Enfin, dans la Bible juive, contrairement à une idée reçue, les animaux ne parlent pas. Il n’y a qu’un seul cas (outre le Serpent) d’animal doté de voix : c’est l’ânesse de Balaam (Nombres, 22,28-31). Or l’ânesse ne parle qu’avec la voix empruntée de yahvé. Il conviendrait logiquement d’émettre la même hypothèse pour le Serpent, ou à la rigueur (mais c’est déjà un anachronisme) de le faire parler par « le » Satan, non pas celui qu’il est devenu dans les textes chrétiens, mais celui qu’il est dans le Livre de Job, l’exécutant de la volonté divine, venant tester et tenter la créature pour éprouver sa fidélité et rapporter la réponse à Dieu. Le Diable, le chef des Démons, Satan ennemi de Dieu, totalement étranger à la Bible juive, n’a rien à faire dans cet épisode qui ne concerne que les relations directes de Dieu à l’Humanité, symbolisée par le couple d’Ish et d’Ishsha, d’un côté, et de l’autre la voix, directe ou empruntée, de yahvé. Le Diable, qui n’existe pas dans les textes canoniques, n’a rien à faire en ce lieu [10].

Les anges devenus démons, enfants bâtards d’une littérature apocryphe

11Les premières mentions écrites concernant l’histoire d’une révolte des anges se trouvent dans des textes juifs apocryphes, datés au plus tôt de l’époque hasmonéenne, à partir du iie siècle avant J.C. Cette époque, celle de la civilisation hellénistique, a créé une mondialisation culturelle des religions méditerranéennes et orientales. Seuls les Docteurs juifs de la Loi essaient de maintenir en sa pureté les caractéristiques de la religion ancestrale. Ils y arrivent avec difficulté, et doivent se regrouper en des « sectes », suivant l’expression de Flavius Josèphe, comme les Pharisiens ou les Esséniens, et plus tard les zélotes, pour maintenir l’acquis sans contamination externe. Une littérature parallèle fleurit, qui véhicule soit des idées déjà connues, mais non agréées par l’orthodoxie du Temple, soit des nouveautés qui sentent l’influence étrangère. Le Livre d’Hénoch, dont on n’a longtemps connu que des versions fragmentaires en grec, en syriaque ou en copte, avant que des fragments de la version originale en araméen eussent été découvertes dans les grottes de Qumran [11] est un de ces écrits non reconnu comme recevable dans le canon des Écritures. La première section de cet ouvrage recomposé est entièrement consacrée au récit de la transgression sexuelle et de la chute d’un groupe d’anges estimé au nombre de deux cents. Le récit constitue un développement romanesque détaillé d’un texte reconnu comme canonique, mais dont le contenu énigmatique a donné lieu à des supputations aussi étranges que variées. Il est dit dans ce texte (Genèse, 6,1-4) que « les fils de Dieu » voulurent s’unir aux « filles des hommes ». De cette union inattendue naquirent les Nephilim ou Géants, « héros du temps jadis, hommes fameux ». Après un hiatus apparent dans le récit, le texte reprend sur la corruption des mœurs de l’humanité et la préparation du Déluge universel. Historiquement, cette mention est comprise, comme l’union des deux lignées, jusqu’ici séparées, des descendants de Caïn et de Seth. Prophétiquement, ces géants, pourtant « héros du temps jadis », auraient donné naissance à des générations d’hommes corrompus, qui auraient provoqué la colère de yahvé et sa décision d’anéantissement par les eaux. Culturellement, le texte semble reprendre des légendes populaires babyloniennes, qui évoquent des êtres mythiques, analogues aux Titans et aux Cyclopes de la mythologie gréco-latine, fils de la terre, ou au Minotaure et aux Géants barbares, nés d’une union contre-nature avec une mortelle. Il s’agit en fait d’un mythème que l’on retrouve dans la plupart des mythologies polythéistes comme mode de naissance de créatures hors du commun, maléfiques ou bénéfiques.

12Le récit d’Hénoch fournit une interprétation particulière de ce texte canonique. Des « fils de Dieu », ouvertement désignés comme « anges », s’éprennent des filles des hommes mortels, et veulent s’assurer par elles une postérité. Leur chef s’appelle Shéméhaza, « les Cieux du Voyant », confondu par la suite avec Samiel ou Samaël, « les Cieux de Dieu ». Ils sont deux cents en tout et les noms des vingt premiers sont indiqués. Presque tous portent un nom en finale « el », qui rappelle leur filiation divine, et le radical renvoie à une fonction de gardien cosmique. Quatre autres meneurs d’anges, Michel, Sariel, Gabriel et Raphaël dénoncent l’attitude de la bande à Shéméhaza. Dieu réagit en envoyant sur terre ses quatre archanges pour punir les fauteurs. Après quoi, Dieu transforme les Géants nés de cette union illicite en esprits malfaisants. Hénoch, dont le nom n’est cité qu’en un seul bref passage de la Bible canonique (Genèse, 5, 18-24), et dont nous savons seulement de sa biographie qu’« il marcha avec Dieu », possède le grand avantage, pour la constitution de son histoire future, de disparaître sans mourir en étant enlevé de terre par Dieu. C’est ce qui en fera, avec Élie, une figure fondamentale de la tradition messianique juive, et même chrétienne, la réapparition d’Hénoch et d’Élie devant précéder les derniers jours de l’univers [12]. Le Livre d’Hénoch raconte comment le prophète visionnaire est chargé de transcrire cette histoire, et de rapporter les visions qu’il a des demeures du ciel.

13On peut conclure de ces données que la révolte des anges se situerait plusieurs générations après la création du monde, l’expulsion de l’Éden et le meurtre fratricide de Caïn. Une vision d’Hénoch reprend, sur un mode d’expression de type apocalyptique, le même récit. Un astre, puis plusieurs autres, tombent du ciel dans une prairie où se trouve un troupeau de bovins. Les astres chus du ciel prennent une forme animale et saillissent les femelles. Quatre êtres blancs à apparence humaine retirent le prophète de ce lieu, pour le faire assister à la défaite des astres jetés dans un abîme entr’ouvert dans le sol. C’est ce mythe des anges cosmiques qui va être utilisé pour la formation de la légende de « Lucifer », l’ange porte-lumière qui a chu de sa grandeur céleste pour devenir le roi des abîmes souterrains. Un texte d’Isaïe (Isaïe, 14,12), qui n’a apparemment aucun rapport logique avec celui-ci, puisqu’il s’agit d’un texte d’invectives contre un tyran déchu, contient ces deux versets : « Comment as-tu pu tomber du ciel, astre du matin, porteur de lumière, fils de l’Aurore ». Le texte d’Isaïe s’inscrit dans la tradition littéraire des mashal : c’est une satire contre un roi mésopotamien (des exégètes ont pensé y voir Sargon II ou Sennachérib), auquel auraient été rajoutés ultérieurement des attributs désignant un roi babylonien, et même plus précisément Nabuchodonosor II. Le texte fait donc vraisemblablement allusion, dans l’« étoile du matin », à l’astre brillant de Vénus, appelée Ishtar en Babylonie, qui disparaît du ciel pour laisser place au soleil. Ishtar, déesse particulièrement révérée à Babylone, doit laisser place au Dieu des juifs, plus puissant qu’elle, comme le tyran déchu signe la faiblesse des puissants de ce monde face à la gloire de yahvé. La traduction latine de « porte-lumière » est lucifer, mot à valeur adjective qui devient un nom propre avec majuscule pour donner un autre nom à Shéméhaza, lui-même nom à signification cosmique, lequel va de plus se confondre avec Satan. C’est ainsi que le nom du Diable, Shéméhaza, Samiel, Lucifer et Satan, a pu naître dans ce chaudron linguistique, où sont touillés les langues, leurs mots et les sens de ces mots, qui s’amalgament, se superposent, se combinent entre eux pour composer ces noms dans cette étrange fabrique de sorcellerie langagière.

14Le Livre des Jubilés, sans doute légèrement postérieur à Hénoch (on y lit des allusions au règne de Jean Hyrcan, roi asmonéen, qui s’étend de 134 à 104) reprend le texte biblique canonique de Genèse 6, en y joignant des commentaires présentés comme des compléments d’information (on y découvre le nom d’une fille d’Adam ou la date de la création des anges). Le texte original, écrit en hébreu, dont on a retrouvé des fragments à Qumran, s’était perpétué dans les mémoires par des traductions en grec, en syriaque et en latin. Le Livre des Jubilés raconte, en termes plus condensés qu’Hénoch, l’union des anges et des femmes mortelles, et la naissance des géants. Il signale la corruption des mœurs qui s’ensuit, affectant l’ensemble de l’humanité. Dieu réagit en enfermant les anges rebelles dans les profondeurs de la terre et en exterminant leurs descendants.

15Tels sont les premiers documents écrits qui font ouvertement mention du mythe de la révolte des anges. Leur caractère apocryphe, qui les rend suspects, n’empêche pas qu’ils constituent un témoignage intéressant sur l’évolution non écrite d’une doctrine qui donne une place plus considérable aux intermédiaires et institue une sécession d’anges pervertis destinée à fournir une explication nouvelle à la présence du mal. Parallèlement, on constate un développement des préoccupations concernant une vie de l’au-delà, qui suppose un tri des âmes et un jugement pour rétablir les injustices subies en cette vie. Ces préoccupations, absentes dans les textes les plus anciens de la Bible, se heurtent aux positions traditionnelles des Sadducéens, mais sont bien accueillies dans l’option inverse d’une résurrection finale des morts prônée par le groupe des Pharisiens, qui s’est formé au iiie siècle. Les créatures intermédiaires, dotées d’une vie excédant les limites humaines, aussi bien anges que démons, manifestent par là leur utilité pour accueillir et trier les âmes humaines selon leurs œuvres. Le christianisme recueillera cet héritage adventice. Par ailleurs l’idée d’une bonté naturelle de Dieu se raffermit aux dépens d’une justice plus archaïque, qui peut apparaître contraire aux intérêts apparents du peuple. La clémence de Dieu devient plus lisible et tend à définir la totalité de son action : dès lors, il faut trouver une explication à l’existence du mal dans ce monde. Les religions orientales, dualistes, l’avaient trouvée. Les religions monothéistes nées du judaïsme vont la formuler d’une manière un peu différente, pour réserver malgré tout à Dieu seul la puissance, la gloire et le dernier mot. Mais avant l’arrivée de la dernière échéance, l’existence d’un univers démoniaque et infernal sera très utile pour l’explication de cette énigme : pourquoi le Mal, si Dieu est bon, court-il toujours par le monde ? Il ne peut désormais plus émaner de fléaux envoyés par Dieu, qui est devenu d’une bonté sans ambages. Il faut trouver sa source ailleurs. C’est cet ailleurs que vient peupler l’invention des anges rebelles transformés en génies malfaisants.

Vie et métamorphoses du mythe des anges révoltés

16Le mythe des anges révoltés interfère, dans les premiers siècles du christianisme, avec les doctrines éclectiques et syncrétiques rassemblées sous le terme de « Gnoses ». L’idée générale de la Gnose, d’essence dualiste, est que nous vivons dans un univers de ténèbres, gouverné par les forces hostiles à l’humanité, mais que nous avons en nous des vestiges de la lumière du vrai dieu, qu’il convient d’exploiter et de développer pour s’abstraire de la puissance des ténèbres. Le néo-platonisme tardif et l’hermétisme, issu de la contamination entre les diverses croyances qui se rencontraient et s’amalgamaient dans le creuset intellectuel qu’était Alexandrie, avaient mis en avant l’idée d’un « Démiurge », créateur de l’univers matériel, associé parfois à la divinité du Mal de la religion zoroastrienne [13]. L’idée selon laquelle l’univers sensible est sous le gouvernement des forces du Mal se retrouve dans plusieurs courants du christianisme naissant : Marcion [14] voyait en yahvé, le dieu des Hébreux, l’équivalent du Démiurge, et en Jésus l’envoyé du vrai Dieu venu pour détromper les hommes et les détacher de l’emprise de l’imposteur ; Mani et le manichéisme [15] réintroduisent dans le christianisme l’idée, venue de Perse, d’une force du Mal maîtresse de l’univers visible. Dans l’orthodoxie chrétienne, qui va s’élaborer peu à peu, l’existence des anges devenus démons permet de trouver une réponse appropriée à la question du gouvernement critiquable et défectueux de l’univers visible sans abandonner le monothéisme originaire qui maintient l’idée d’un seul dieu totalement bon. Ni sa puissance ni sa bonté ne sont affectées par ses opposants. Ceux-ci ne peuvent agir que sur la faiblesse humaine. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre quelques formules caractéristiques qui instituent, dans la doctrine chrétienne qui deviendra orthodoxe, une vie spirituelle à double étage : saint Paul dit que le Chrétien est « dans le monde », mais n’est pas « du monde » ; saint Augustin distingue la cité terrestre de la cité de Dieu, dont la séparation définitive ne peut intervenir qu’à la fin de l’histoire ; la prière à Dieu qui deviendra universelle pour les Chrétiens demande que le règne de Dieu « arrive » (il n’est donc pas présent dans l’univers humain) et appelle à l’aide pour ne pas « succomber à la tentation » et être délivré du mal. Sans doute la théorie de la faute originelle pourrait-elle suffire à expliquer cet état tragique lié à la condition humaine, sans recourir à des pressions et tentations diaboliques. Le Diable et sa puissance sont néanmoins très utiles pour restreindre la responsabilité humaine tout en la préservant, et pour combler le vide laissé dans la théologie judaïque entre Dieu et les hommes. Les Anges et les Diables, créatures intermédiaires, comblent ce vide et associent la tragédie de l’homme à une tragédie cosmique et métaphysique, qui affecte l’ensemble de la création en ses trois niveaux, céleste, terrestre et infernal.

17L’invention des anges révoltés, devenus démons, et de leur descendance dénuée de repères moraux avait pour objectif de détailler les raisons qui avaient conduit Dieu à adopter une attitude de rigueur pour en finir avec la corruption. Le Déluge n’apparaît plus ainsi comme le résultat d’une colère divine, mais d’une politique pensée et menée à son terme. Le silence qui sépare le texte consacré à la naissance des Nephilim et celui qui amorce, sans transition, l’histoire du Déluge se trouve comblé par ce « récit transitionnel », qui ne veut laisser aucune place vide dans le fil narratif : les commentateurs, emplisseurs de vides, ne veulent laisser ni hiatus ni casus ni lapsus, mais substituer à un saltus dans le vide du texte une passerelle explicative entre les textes séparés. L’objectif est d’établir une continuité narrative, même s’il faut y introduire des personnages issus d’une interprétation hasardeuse, à partir des indices fragmentaires du texte canonique. Les textes « intertestamentaires » ouvrent la voie à ce qu’on pourrait appeler une approche « scolastique » de l’interprétation qui veut faire le plein du sens, ne laisser aucune question sans réponse et réaliser la continuité de tout ce qui existe dans l’univers. Il s’agit de développer, par des moyens rationnels, même à travers des récits de fiction, pourvu qu’ils maintiennent une cohérence et une logique, tout le non-dit du texte qui fait l’objet d’un remplissage et d’une glose développée en légendes parallèles. A la limite, il faut, à partir du texte originel, montrer qu’il explique tout, qu’il n’y a ni lacune ni absence dans l’explication générale du monde. C’est pourquoi les créatures « intermédiaires », comme les anges et les démons, vont peupler le silence des mots et le vide de la nature, car le texte comme la nature ont tous deux horreur, l’un de la discontinuité, et l’autre du vide.

18Le mythe des anges déchus est la forme prise, à l’intérieur d’un monothéisme qui n’admet pas, comme le polythéisme, la lutte intergénérationnelle des dieux anciens et des dieux nouveaux, par le thème général du « crépuscule des dieux » ou de la déchéance des dieux anciens. La déchéance des anges reprend le même schéma dynamique que la déchéance des dieux anciens du polythéisme. La Bible utilise ce principe de déchéance en l’appliquant au genre humain : expulsion de l’Eden, destruction diluvienne de l’humanité. Les dieux du paganisme font de même en détruisant les générations humaines qui tournent mal, depuis les hommes de l’âge d’or jusqu’à ceux de l’âge de fer. La Bible utilise aussi le principe païen de la déchéance des dieux en empruntant ses exemples aux civilisations étrangères. Le Livre d’Esther, qui n’a aucun fondement historique, est en réalité une fable qui reprend l’histoire du refoulement des dieux élamites par les dieux nouveaux de Mésopotamie. Elam est une province rattachée à la Perse, sur le versant occidental du plateau iranien, lorsqu’il rejoint la basse Mésopotamie. Vashti et Aman étaient des noms de dieux élamites. Ils deviennent dans le récit, des personnages hostiles au peuple et au dieu des Juifs. Ishtar et Mardouk sont les noms des deux principales divinités mésopotamiennes de l’époque babylonienne. On reconnaît aisément leurs noms camouflés sous ceux d’Esther et de Mardochée, représentants des défenseurs du peuple et du dieu d’Israël [16]. Le thème du refoulement des dieux anciens d’Elam par ceux de Babylone est une référence annonciatrice de celui des dieux étrangers par la montée de yahvé.

19De la même manière, les anges déchus vont revêtir les oripeaux des dieux déchus. Les « démons » qui prennent possession des corps et des esprits dans les récits évangéliques sont des « génies » maléfiques importés des paganismes voisins, soit gréco-latin [17] (la fuite des démons dans des corps de porcs montre leur origine étrangère), soit mésopotamien ou cananéen (le seul démon nommé, Belzébuth [18], ou Belzeboul, contient en son nom le Bel ou Baal des religions orientales). Les descendants des anges déchus, d’origine interne, les rejoignent dans ce rôle d’usurpateurs des biens substantiels et intimes de l’homme, que sont le corps et les facultés intellectuelles. Il est également question dans le texte des quatre Évangiles canoniques de « Satan ». On peut s’interroger sur la nature de Satan, qui vient tenter (ou tester ?) le « fils de l’Homme » comme épreuve initiatique préalable à son ministère public, et réapparaît avant la dernière épreuve, en s’insinuant dans le corps de Judas. Rien n’interdit de penser qu’il s’agit « du » Satan biblique, du messager spécial et fidèle du Père envoyé au Fils pour éprouver comment il réagit en sa condition d’homme, par deux fois, au début et à la fin de son parcours d’épreuves terrestres. Cette interprétation donne même un sens plus élevé à cette rencontre entre des forces qui dépassent l’humaine condition dans le drame théologique qui se joue ici entre instances supérieures. Mais la tradition chrétienne y a vu l’« Ennemi », l’Ange de Dieu devenu son opposant. Comment s’est opérée cette déchéance, du Livre de Job aux Évangiles ? Aucun écrit intertestamentaire ne signale Satan parmi les anges révoltés. C’est donc par une interprétation négative de sa fonction originelle qu’il est devenu, de serviteur fidèle, vassal félon entrant en rivalité avec Dieu par désir de puissance. Quant à Ishtar, l’étoile du matin, la déesse babylonienne, transposée en Vénus chez les Latins, à son tour déchue par la cosmologie christianisée, qui en fait le génie malfaisant habitant la planète, elle a pris nom de Lucifer, changeant ainsi de sexe et de nature. Les deux noms se sont ensuite confondus en une seule personne diabolique. C’est ainsi que par des effets de déplacement des sens et de condensation des attributs, étonnants tours acrobatiques d’alchimie du verbe, le Satan biblique et Ishtar-Lucifer se sont trouvés réunis dans la fabrication du diable chrétien d’expression latine, Lucifer. Il restait à donner à ce nouveau-né une forme représentable : on lui a accordé les attributs anatomiques et vestimentaires des dieux déchus du paganisme. Il a emprunté à Diane son croissant frontal pour en faire ses cornes, à Pan et aux Faunes ses pieds de chèvre, à Neptune son trident, devenu fourche et aux Priapes et aux Dragons sa queue animalisée, simple et discret rappel, par déplacement anatomique, de l’origine sexuelle, qui sera de plus en plus occultée comme trop triviale, du péché originel des anges. Il restait encore à identifier et à nommer ses comparses : le réservoir des noms bibliques, revus et amplifiés par les spéculations talmudiques et kabbalistiques, servira donc pour intégrer dans la troupe les Astaroth, Béhémoth, Belzébuth, Léviathan, Lilith (seul démon femelle, qui apparaît dans la gueule du Serpent dans la scène de la « tentation d’ève » sur un porche de Notre-Dame de Paris) et autres anonymes qui ont « perdu leur nom dans la lessive » [19]. Tous ces soldats perdus des troupes célestes se retrouvent en une armée composite de mercenaires, sous la conduite d’un Spartacus dévoyé, spécialistes des pillages et razzias dont la race humaine fait les frais et fournit même, dans les actes de sorcellerie, des complices.

Quand le Diable existe, il faut faire avec

20Ce nom de « diable » vient lui aussi du grec : ho diabolos signifie « le diviseur ». Son chiffre est pair, symbole de partition : deux, quatre, six. Deux pour rappeler sa « duplicité » et la manière de se masquer pour cacher son identité, de mentir pour séduire (diaballein signifie « calomnier »). Il existe dans la Bible un usage positif de la binarité, lorsqu’elle est d’origine divine et se manifeste en opération analytique de distinction. C’est ainsi que l’acte créateur de Dieu procède par « séparation » : la lumière et les ténèbres, le ciel et la terre, la terre émergée et la mer, les eaux du dessus et du dessous, l’homme et la femme. Mais il s’agit d’une séparation dans laquelle les deux parties séparées restent en rapport dans la constitution d’un couple. Son usage négatif, d’origine humaine, la sécession et la division, crée une opposition irréductible et une fracture irrémédiable : c’est aussi l’acte originel de rébellion et de sécession qui fonde l’univers diabolique, et remet en cause le principe unitaire, signature divine de tous les monothéismes. Deux est aussi le chiffre de la féminité, selon la symbolique de la Kabbale. Quatre, dans la même symbolique, est le chiffre de la matérialité, associée elle aussi au féminin [20]. On trouve son alliance avec le diable dans l’expression populaire « faire le diable à quatre ». Six est le chiffre de la Bête, d’essence diabolique, utilisé dans l’Apocalypse de Jean [21].

21Cette alliance tacite de la féminité et du diabolisme, dans leur symbolisme respectif, rappelle que le point de départ de la rébellion des anges est d’ordre sexuel. Elle permet également de réinterpréter, dans un déficaractérisé à la nature du texte original et à la date de naissance des démons, la scène originelle de la « tentation » dans l’Éden : le Diable est placé dans la bouche du Serpent, et « ève », dont le nom porte en lui sa prochaine « déchéance », en est une proie désignée par ses faiblesses et sa complicité, puisque tous les deux sont placés sous signe binaire. Ce sont les « filles des hommes, belles et avenantes », dit le Livre d’Hénoch, qui constituent l’appas et déclenchent le désir transgressif des « anges ». Cette origine triviale a été occultée lorsque le Diable a pris des lettres de noblesse : on lui préférera la volonté de puissance, la libido dominandi, l’Orgueil, se substituant à la libido sentiendi, la Luxure. Néanmoins le caractère luxurieux de l’engeance démoniaque réapparaît sous d’autres formes : les femmes sont plus facilement possédées que les hommes. Sept démons ont été expulsés du corps de Marie de Magdala (dont la légende, inventée par contamination avec d’autres cas, sous le nom de Marie-Madeleine, fera, sans preuve scripturaire explicite, une prostituée) [22]. Lorsque se manifesteront, dans l’histoire, des crises aiguës de démonophobie, notamment dans la grande « chasse aux sorcières » qui s’étend du quinzième au dix-septième siècle dans l’Europe occidentale, celles-ci s’accompagnent de signes évidents de misogynie et les femmes seront plus souvent accusées, comme le remarque Michelet, que les hommes [23]. Le « Sabbat » des sorcières, selon les manuels d’Inquisition, comporte une part d’érotisme frénétique et dévoyé. En donnant au Diable une motivation plus sérieuse – celle d’un grand seigneur méchant ange – que ce vulgaire « rapt de Sabines » qui en est l’origine exprimée, on ne peut empêcher le « retour d’un refoulé » qui s’exprime par des fantasmes délirants dont les corps, et spécialement le corps féminin, seraient l’appas de choix, tant il est vrai que la scène originaire, reconstruite après coup, de « la tentation d’ève » par le Démon caché dans le Serpent s’enracine profondément dans l’imaginaire des peuples encadrés par un clergé, fondamentalement composé d’hommes, qui maintient en l’état ou fortifie cette croyance. Désormais il faudra faire avec cette idée que le Diable a partie liée à la sexualité, et que tout ce qui tient du sexe est voué à l’Enfer.

22Pour que l’univers des démons puisse maintenir son existence, il convient qu’il y ait dans la société un « horizon d’attente » qui en constitue le tremplin et permette à la croyance de s’ériger en hypothèse recevable [24]. C’était manifestement le cas en Palestine au premier siècle. Lorsque les Évangiles canoniques se réfèrent à « Satan », on peut à la rigueur voir en lui l’Ange testateur du Livre de Job. Lorsqu’il est question d’ho diabolos, on peut dans l’allégorie de la division, lire un simple esprit de chicane destiné à semer de petites zizanies. D’autres références montrent cependant que « l’esprit immonde », qui vient avec sept acolytes (Matth., 12,43-44) ou « le fils du Mauvais », appelé pour commenter la parabole du bon grain et de l’ivraie (Ibid., 13,36-43) appartiennent bien à la catégorie des esprits malfaisants, incarnant la force de résistance au Royaume de Dieu ou l’intrusion des génies impurs des religions voisines idolâtres. Les ennemis de Jésus évoquent « le Prince des démons » (3,22) et Luc reprend l’expression (11,15) en la plaçant dans la bouche de Jésus. Descendants des anges rebelles ou génies malfaisants issus des religions extérieures, les démons existent. Leur existence et leurs pouvoirs se renforcent dans les débuts du christianisme, sous l’influence conjuguée des religions dualistes orientales, et du rôle donné à un Démiurge hostile aux hommes, dans la Gnose. L’attente apocalyptique, renforcée par une croyance aux efforts redoublés des forces du Mal dans des « derniers temps » vécus comme tout proches, sont à la base de récits comme la vie de l’ermite Antoine au désert racontée par saint Athanase [25]. Le Diable existe : il faut en tenir compte. Sa puissance devient telle qu’on peut par moments songer qu’il est vraiment le Maître du monde d’en-bas.

23Il faut donc préserver le monothéisme chrétien de cette emprise d’idées gnostiques, à fondement dualiste, qui peuvent « écorner » (le terme est littéralement pertinent) les pouvoirs du Dieu unique et tout-puissant. L’existence, désormais acquise, du Diable pouvait apparaître comme un moyen d’exonérer les hommes de leurs responsabilités. La Bible juive, qui méconnaît son existence, reporte entièrement la responsabilité des fautes sur les hommes. Les fléaux venus d’en Haut ne sont que des réponses aux inconséquences et aux infidélités du peuple. Renan évoque ce sentiment de culpabilité qui pesait sur certains Pharisiens, qui marchaient courbés sous le poids des péchés d’Israël, sans que le sac et la cendre dont ils se couvraient ni les gémissements de repentance n’arrivent à laver la tache originelle [26]. Il ne fallait pas que ce déplacement de responsabilité sur le Diable éliminât toute culpabilité humaine. Il s’ensuivit une série de dosages des forces contradictoires et de limitations de l’emprise diabolique mises au point (quoique sans cesse remises en question) par les théologies du salut et de la grâce, propres au christianisme.

24L’emprise du Diable s’exerce sur la faiblesse humaine. Le Démon peut posséder le corps et l’esprit, mais il y a dans l’âme humaine un territoire qui lui est interdit et qu’il ne peut envahir qu’avec l’accord de son détenteur. Ce territoire préservé est le « libre-arbitre », la possibilité de choisir sa voie dans la connaissance du bien et du mal. La foi dans le Christ est le meilleur paravent contre les attaques diaboliques. Mais la faiblesse et l’ignorance de l’homme sont telles et les manœuvres du Diable si savantes que les risques de séduction demeurent entiers. Il convient donc qu’à la force de résistance humaine, limitée et sujette à erreurs, s’ajoute un don spécifique de Dieu appelé « la grâce ». Nous n’entreprendrons pas de développer ici les discussions qui se sont installées sur les rapports du libre-arbitre humain, de la foi et de la grâce divine. Elles sont à l’origine de débats fameux entre Pélage et saint Augustin, Érasme et Luther, Molinistes et Jansénistes, établissant un éventail de positions qui vont de compositions modérées à des extrêmes dans les deux sens, du « libre-arbitre » pélagien au « serf-arbitre » luthérien ou calviniste. Nous retiendrons seulement l’idée d’un dosage savant entre les pouvoirs octroyés à l’homme, par le libre-arbitre, et les dons gratuits de la divinité qui seuls peuvent limiter l’importance de l’emprise diabolique. Puisque le Diable existe, il faut faire avec et trouver les remèdes intellectuels et pratiques adéquats pour calmer la fièvre obsidionale et préserver la citadelle où Dieu peut s’installer encore en chaque homme. Elle n’est pas imprenable, mais elle est défendable. Ainsi, l’élaboration mesurée d’une doctrine démonologique propre au christianisme, avec ses poids et ses contrepoids étudiés, instaure un jeu complexe dans les rapports du péché et de la grâce, dont on peut admirer aussi bien l’équilibre que la puissance dynamique. La conscience devient une arène métaphysique, lieu et enjeu terrestre du combat céleste entre des forces surnaturelles. Le vers de Victor Hugo : « C’est ici le combat du jour et de la nuit » y trouverait son plein emploi, puisque la conscience humaine, reflet du grand univers, se partage « entre Iblis, l’Ange noir, et Christ, l’homme étoilé » [27]. Aux Deo gratias, il faudrait presque joindre un « Merci à Satan » (ce qu’a fait Baudelaire [28] ), sans lequel l’Homme, en sa double composante sexuée, serait condamné à vivre sa plate éternité dans un état de béatitude végétative à l’intérieur d’un Eden où il ne se passe rien.

Conclusion : le Diable a-t-il un futur ?

25Ce « merci à Satan » n’est pas à prendre à la légère. C’est bien lui, si l’on admet désormais qu’il était la voix du Serpent, qui a donné une « chiquenaude initiale » à la conscience humaine, pour la forcer à entrer dans une vie enfin sensible et dans une histoire enfin en marche, en provoquant à la fois la prise de conscience de ses désirs latents et l’existence de ses manques et de ses limites, et en ouvrant la route accidentée où peuvent s’affronter les deux termes de la contradiction : désir-et-absence. Le rôle positif de « celui qui toujours nie » [29] est à mettre en rapport avec la conception d’un progrès à démarche dialectique, qui donne un rôle créatif à la négativité. Le cri de la première épître de Jean : « Le voilà, l’Antichrist ! » (I, 2,22) pourrait alors être perçu comme l’avènement de la deuxième force, l’antithèse, de la démarche trinitaire de la dialectique. L’affirmation sans contestation est certitude incomplète. Il ne peut y avoir de conscience du bien sans l’expérience de son inverse. Il ne peut y avoir d’entrée dans la rationalité (qu’on pourrait appeler aussi le symbolique ou la capacité à symboliser) sans la mise en incertitude des fausses certitudes qui transforment imaginairement en évidences, des préjugés, et en impossibles réalités, des perceptions illusoires.

26Si l’on admet que Satan, ou le principe de contestation, entre dans le jeu dynamique d’une dialectique, le pire des crimes (à qui l’imputer, au Diable ou à l’intelligence humaine mal éclairée ?) serait de vouloir en bloquer le principe. C’est par fixation dans cette phase binaire en état d’inachèvement que s’installent les adeptes de cultes sataniques, les adulateurs de l’anti-histoire, les prescripteurs de la frénésie, de la mania et de l’ekstasis volontairement aliénantes, du wüten ou du furor extatiques, les profanateurs de toutes les sépultures et dépôts de mémoire de l’humanité suppliciée. Cette attitude n’est pas antithétique, mais parallèle, et pour ainsi dire homologue, à ceux qui pourchassent le Diable en tous les repaires où, dans leur phobie paranoïaque, ils le voient se lover : juges et inquisiteurs, dont Hans Weyer [30] disait qu’ils étaient plus possédés de la fièvre démoniaque que les possédés qu’ils prétendaient exorciser, allumeurs de bûchers qui mettraient le feu à la planète pour en détruire quelques impuretés, maniaques du pur qui en appellent à tous les lavages (de cerveaux), purifications (ethniques) et autres formes d’épuration en tous genres, sans arriver à laver, dans un somnambulisme digne de Lady Macbeth, la petite tache ineffaçable qu’ils ont sur les mains et la petite araignée qui trotte dans leur tête.

27S’il y a une prière à adresser au Diable, ou à ceux qui en ont proposé la création et le développement dans l’histoire de notre culture, c’est d’aller jusqu’au bout de leur tâche, qui n’est pas de le faire rester en l’état de négativité où on voudrait le confiner, mais de le pousser à poursuivre son évolution vers la phase terminale de la dialectique, celle où le mal et le bien s’aboliraient dans une synthèse qui nous ramène au sens de l’humanité, ni ange ni bête, sans sous-hommes ni surhommes, sans Anges gardiens ni Diables tentateurs venus on ne sait d’où, rien qu’hommes avec leurs tares et leurs qualités, leurs limites et leurs faiblesses et la force de les accepter. On peut l’exprimer ainsi, sous forme d’espérance, et transformer l’espérance en un vers qui la réaliserait imaginairement : « Satan est mort ! Renais, ô Lucifer céleste » [31]. Ce serait une manière de donner enfin aux flammes de l’Enfer (cette prison à perpétuité qui dénie tout droit et défie les règles humanitaires les plus élémentaires), une fonction utile, celle d’éclairer, comme les torches d’un tableau de Georges de La Tour, le nouveau-né d’un nouvel âge, l’enfant Humanité, Ish et Ishsha recréés, innocentés et libérés en leur berceau d’espérances.

Notes

  • [1]
    La Bible juive, d’écriture totalement hébraïque, appelée de manière simplifiée Tanak, comporte au total vingt-quatre livres. Elle ne retient pas les textes tardifs maintenus dans le canon catholique, que sont les livres de Judith, de Tobie où apparaît l’ange Raphaël), et des Maccabées, ainsi que les fragments grecs et araméens du livre de Daniel. On appelle « massorètes » les docteurs juifs habilités qui ont travaillé à la formulation et à l’édition du texte officiel de la Bible. Sur la question des « anges » dans la tradition juive, voir l’article d’A. Abécassis dans L’Ange et l’Homme, Paris, Albin Michel, 1978, coll. « Cahiers de l’Hermétisme ».
  • [2]
    On appelle Pseudo-Denys l’auteur d’un ouvrage, Les Hiérarchies célestes, qui fut la référence incontournable de toutes les descriptions angélologiques jusqu’aux temps modernes et l’ordonnateur de la doctrine chrétienne sur les anges. Il s’agit d’un écrivain chrétien de Syrie, dont les œuvres ont été rédigées entre 482 et 530, très influencé par les leçons de Jamblique et de Proclus, philosophes néo-platoniciens, qui insiste sur le rôle des intermédiaires, dont il établit le classement et les fonctions entre Dieu et l’humanité.
  • [3]
    yahvé parle directement à Abram (Gn., 15,1-6) pour lui annoncer sa nombreuse postérité. Il utilise un message (malakh en hébreu, angelos en grec, qui veut aussi dire « messager ») dans l’annonce faite à Agar (prototype possible de la scène évangélique de l’annonce faite à Marie), servante d’Abraham, déjà enceinte de ses œuvres, pour lui signifier l’importance de sa descendance (Gn., 16,7-15). La même intervention se reproduit dans l’épisode de l’« agonie » d’Agar au désert où l’« Ange » lui fait découvrir un puits pour étancher sa soif (Gn., 21,15-19). L’annonce faite à Marie, dans le canon chrétien, reprend à la fois, de l’épisode qui concerne Agar, le statut de « servante » (Agar l’est d’Abraham et Marie, de Dieu, aucune n’étant épouse légitimée) et son initiation par intermédiaire « angélique ».
  • [4]
    L’exégèse chrétienne a vu dans cette manifestation de Dieu en trois personnes un indice annonciateur de la Trinité. Le texte (Gn., 18,1-8) parle successivement, mais sans lien évident de cause à conséquence, d’une « apparition » (Ce ne peut être qu’une « manifestation » non visuelle de présence) de yahvé et de la rencontre (Cette fois-ci, c’est bien une apparition, mais sans rien de surnaturel) des trois hommes.
  • [5]
    Le mot « ange » est, à notre sens, abusivement utilisé dans certaines versions françaises de traducteurs chrétiens, comme celles d’A. Crampon, de L. Segond, ou de la Bible dite « de l’École de Jérusalem » (Paris, Cerf, 1956), en se substituant au message (malakh) envoyé à Agar, pour lui annoncer la naissance d’Ismaël, ainsi que pour les deux jeunes gens envoyés à Sodome. La remarque vaut également pour d’autres cas. Un lecteur moderne, influencé par les Anges chrétiens, y voit spontanément un être anthropomorphe pourvu d’ailes et distinct de Dieu, alors qu’il s’agit de paroles, avertissements ou conseils d’un Dieu qui se fait entendre, mais ne se donne jamais à voir.
  • [6]
    Ézéchiel, 1,3-28. On trouvera un commentaire de cette description des figures du « char de yahvé », qui a donné lieu à la tradition de représentation des « anges » sous forme de têtes humaines à six ailes, dans Chaîne (J.) et Grousset (R.), Littérature religieuse, Paris, A. Colin, 1949, pp. 141-144. Il s’agit en fait de motifs décoratifs « chimériques » à mettre en rapport avec les piliers d’entrée des jardins royaux d’Assyrie ou de Mésopotamie ornés de tels Keroubim.
  • [7]
    Le daïmôn qui sert parfois de conseiller intime ou d’inspirateur à Socrate se situerait plutôt dans la lignée païenne des génies familiers ou protecteurs, si du moins on lui accorde une existence propre, car on peut y lire aussi la voix d’une conscience intime intérieure au sujet. C’est une voix de la conscience objectivée.
  • [8]
    Si Satan était un « démon », sa présence au Ciel, près de Dieu, parmi la troupe des Anges, « Fils de Dieu » (Job, 1,6-11), poserait un sérieux problème : comment un réprouvé a-t-il pu revenir en ce lieu sacré ? Pourquoi Dieu traite-t-il cet interdit de séjour avec une telle familiarité et une telle confiance ? Les poètes chrétiens, comme d’Aubigné, supposent que « l’esprit immonde, Satan, se glissa dans la presse » en intrus qui a peur d’être démasqué (Tragiques, V, 37-39). On est ici en pleine fiction épique et dans la tradition anachronique du christianisme. « Le Satan » de la Bible hébraïque (racine hébraïque stn, contester) joue, au tribunal de Dieu, et avec son assentiment, le rôle du procureur ou de l’accusateur. Cf le Psaume 109,6, où il est évoqué pour faire entendre la parole de vérité contre les calomniateurs de David, en « se dressant à droite » de l’accusé (place habituelle de l’accusateur public) face aux calomniateurs, et Zacharie, 3,1, où l’on retrouve « le Satan » dans son rôle d’accusateur.
  • [9]
    Le mot Lilith apparaît deux fois dans la Bible (Isaïe, 34,14 et Job, 18,15). Ce mot, emprunté à la mythologie mésopotamienne, est mis en rapport avec Lillake, nom sumérien de la Grande Déesse Ishtar, ou avec Lilitu, démon femelle pourvu d’ailes et au corps de reptile, associée au serpent cosmique. Dans la Bible hébraïque, il n’a d’autre spécificité que son caractère nocturne et dangereux (une sorte de rapace ou d’oiseau de nuit).
  • [10]
    La tradition chrétienne et l’art ont tellement vulgarisé l’idée que la voix du Serpent (alors que les animaux ne parlent pas, sauf habités par la voix de Dieu) est celle du Démon (qui n’existe pas dans la Bible juive canonique) qu’il est très difficile de revenir sur cette idée fortement enracinée dans l’imaginaire collectif. Nous évoquons l’hypothèse inverse, d’une voix venue directement de yahvé, avec ses conséquences, en même temps que d’autres interprétations de ce texte qui a soulevé de nombreux commentaires, dans notre ouvrage Mythologies de l’Occident, chap. II, « Les mythes anthropogoniques », et IX « Archétypes de la féminité » (Paris, Ellipses, 2007).
  • [11]
    On trouvera une traduction française de ce texte, dans La Bible : écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Pléiade », section « Pseudépigraphes de l’Ancien Testament », pp. 462-625. L’épisode de la révolte des anges se situe dans I Hénoch, VI-XIII.
  • [12]
    L’Apocalypse de Jean parle de « deux témoins » qui viendront prophétiser avant la catastrophe finale (Ap., 11,3). Les herméneutes bibliques y ont vu soit Josué et zorobabel (d’après Zacharie 3,1-7 et 4,6b-10a), soit Moïse et Élie (témoins de la Transfiguration). Le choix d’Hénoch et d’Élie se développe aux XVe et XVIe siècles, et se fonde sur leur rapt au ciel qui a fait penser à leur survie céleste et à leur retour terrestre.
  • [13]
    L’hermétisme alexandrin fait de la création de l’univers l’acte conjoint d’une « divinité en trois personnes » : Noûs, le concepteur, Logos, le programmateur, qui verbalise le projet, et Demiourgos, l’exécuteur ou Démiurge. Le Demiourgos, sous l’influence du dualisme oriental, est parfois assimilé au mauvais ouvrier ou à un serviteur rebelle qui sème le mal dans l’univers. Cette conception d’un « maître du monde » usurpateur et pervers est reprise dans certains courants de la « Gnose » contemporaine des premiers siècles du christianisme.
  • [14]
    Marcion, né vers 95 dans le Pont (au nord-est du plateau anatolien), est très influencé par la pensée de Paul, qu’il radicalise à l’extrême, en niant toute continuité entre le Dieu des Juifs et celui de Jésus.
  • [15]
    Mani ou Manès (216-177) fut élevé dans une forme orientale du christianisme, l’elkasaïtisme, très répandu en Orient. Il subit par ailleurs une forte influence du zoroastrisme persan, très vivant sous les Sassanides, qui prônait un dualisme fondamental. Il en dégagea une synthèse, une sorte de « Gnose » où les symboles de la lumière et des ténèbres développent sous forme imagée l’antagonisme des deux puissances qui gouvernent l’univers. Il prônait une libération du mal par l’appel de la lumière.
  • [16]
    L’interprétation ordinaire du mythe d’Esther, dont les bases historiques sont quasiment nulles, et dont l’extrême violence de la fin montre le caractère fictif, consiste en un traitement symbolique, qui en fait une parabole sur la gloire de yahvé et de son peuple. C’est l’expression, présentée sous forme d’un récit pseudo-historique, d’un « crépuscule des dieux » élamites, Vasthi et Haman, qui doivent céder la place aux dieux babyloniens, Ishtar et Mardouk (dont l’affinité avec les noms des protagonistes, Esther, Mardochée, Aman, est visible), annonce de la future ascension du Dieu des Juifs sur les dieux babyloniens suivant le même schéma « crépusculaire ».
  • [17]
    Cette influence est manifeste dans le récit d’exorcisme de l’« homme sauvage », qui hante les cimetières, dont l’« esprit impur » qui le possède s’appelle « Légion » (Marc, 5,1-22). Le mot grec légiôn du texte original est en fait une forme hellénisée du latin « legio », au sens militaire. Les incongruités de ce récit de miracle ont fait penser qu’il pourrait s’agir d’une parabole cryptée à sens symbolique : la possession du pauvre hère signifierait l’aliénation identitaire du peuple juif occupé par les légions romaines.
  • [18]
    Le texte grec des Évangiles synoptiques (Marc, 3,22-27 ; Matthieu, 12,22-28 ; Luc, 11,14-21) orthographie « Beezeboul », nom d’origine cananéenne où l’on reconnaît « Baal » ou « Bel » qui désigne un dieu : il s’agit d’un « dieu-prince » cananéen, que Matthieu comprend, en faisant des dieux étrangers des démons, comme « prince des démons » et qu’il associe à Satan. La Vulgate traduit par « Beelzeboub », ce qui signifie « le dieu des mouches » ou « le dieu des fumiers », qui marque une dépréciation nouvelle. La forme « Belzébuth » donne à la finale une apparence hébraïque, à une époque où les Juifs sont accusés de connivence diabolique.
  • [19]
    Telle est la réponse d’un des « diables » de Loudun à son exorciste.
  • [20]
    Le symbolisme de la quaternité a été étudié par C.G. Jung, Psychologie et religion, Paris, Buchet-Chastel, 1958, chap. II « Le dogme et les symboles naturels » ; on trouvera également nombre de références dans le recueil jungien, L’Homme et ses symboles, Paris, Laffont, 1954, art. « Quadrilogie », p. 318.
  • [21]
    Apoc., 13,18.
  • [22]
    Le personnage de Marie-Madeleine, dans la tradition chrétienne occidentale, est forgé, de manière artificielle, par la superposition de trois personnages distincts dans les Évangiles, une femme anonyme citée par Luc, Marie de Béthanie et Marie de Magdala. Les églises chrétiennes orientales ont maintenu la distinction. (cf. nos Femmes hérodiennes, Bordeaux, L.A.P.R.I.L.-Bordeaux-III, 1996, coll. « Eidôlon », n°47, p. 97 n.)
  • [23]
    « Sprenger dit (avant 1500) : ‘Il faut dire l’hérésie des sorcières, et non des sorciers; ceux-ci sont peu de choses’, – et un autre, sous Louis XIII : ‘pour un sorcier, dix mille sorcières’ » (Jules Michelet, La Sorcière, introduction).
  • [24]
    Suivant la théorie de « l’horizon d’attente » émise par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (t.f.), Paris, Gallimard, 1978.
  • [25]
    L’exploitation esthétique du thème de « la tentation de saint Antoine » correspond à des périodes d’effervescence de la peur du diable et des chasses aux sorcières (Cf. Frédérick Tristan, Les Tentations, Paris, Balland/Massin, 1981).
  • [26]
    Un catalogue humoristique de ces rites de pénitence et de purification a été dressé par Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, Gallimard,1974, coll. « Folio », p. 166-168 et 336-337.
  • [27]
    « Et la nuit se partage, étant sinistre et sainte / Entre Iblis, l’Ange noir, et Christ, l’Homme étoilé » (Victor Hugo, « Spectres » dans Dernière Gerbe, 1876).
  • [28]
    « Les litanies de Satan », dans Les Fleurs du mal, CXX (d’autres textes de la section « Révolte » sont de même inspiration.)
  • [29]
    « Je suis l’esprit qui toujours nie », dit Méphistophélès dans le Faust de Goethe. C’est le rôle de « contestataire » dévolu au Satan de Job, mais qui prend un sens épistémologique général : la connaissance a besoin de sens critique et de mises en question pour avancer.
  • [30]
    Hans Weyer (Jean Wier), auteur de De Praestigiis daemonum (1563) traduit en français en 1567. Ce médecin allemand mettait en cause la santé psychologique des juges, déséquilibrée par leur fanatisme inquisiteur, et y voyait, ironiquement, l’influence du diable.
  • [31]
    C’est le vers final de La Fin de Satan, vaste poème épique sur la naissance, l’avenir et la résorption du Mal dans l’histoire de l’univers.
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