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Article de revue

Réalités et constructions imaginaires de la famille migrante

Pages 235 à 246

Notes

  • [1]
    Lettre de Freud à Fliess du 11 septembre 1897.
  • [2]
    Sa mère étant algérienne, ce qui rend les deux couples (celui de ses parents et le sien) symétriques. Ses filles ont actuellement 15 et 14 ans.
  • [3]
    Nous comprenons alors la manipulation exercée par la famille d’accueil sur les enfants.

Introduction

1Essayons, pour commencer, de nous porter vers l’ailleurs, vers les pensées multiples de ces mondes différents du nôtre, ici. Comment les familles migrantes peuvent-elles questionner nos théories et nos dispositifs ? Ces familles des pays de l’Afrique de l’ouest, du Nigeria au Sénégal en passant par le Mali, la Côte-d’Ivoire, sans oublier le Maghreb, toutes nous conduisent à partir de leur discours, à tenir compte de la différenciation des mythes et de leur dimension symbolique. Dans ces pays, penser l’individu à partir des mythes ne peut qu’entraîner tristesse et mélancolie.

2Chaque Africain reconnaît un dieu créateur mais aucun ne le vénère comme un dieu unique. Au sud du Bénin, voici comment on pense la création : au début, Olodumaré était seul et le seul, tout et le tout et la tristesse régnait dans l’univers. Pour apporter de la vie, Olodumaré a procédé au premier sacrifice : il s’est coupé lui-même en deux parties. Il a ainsi donné naissance à deux mondes, mais alors le désordre a pris la place de l’ennui. Comme le désordre était plus détestable que l’ennui, Olodumaré a donné naissance aux sept premières divinités, créant ainsi le multiple (Nathan & Hounkpatin, 1996 : 164).

3C’est ainsi qu’en ethnopsychiatrie nous prenons délibérément le parti d’envisager les patients à partir de leurs attachements : attachements multiples à des langues, à des lieux, à des divinités, à des ancêtres… La pensée ethnopsychiatrique accepte le défi d’être modifiée par leurs attachements qui constituent leurs théories. Cependant, le danger est que cette pensée reste fixée dans sa multiplicité, et afin quelle demeure en mouvement, il devient nécessaire de traduire, interpréter, donner du sens à toutes ces parties. C’est le rôle du tiers dans les thérapies.

4Quand nous accueillons un patient au Centre Georges Devereux, nous le recevons en tant que sujet porteur de son groupe, à partir duquel nous allons l’entendre et le prendre en charge. Notre travail consiste à comprendre l’apparition du désordre et de la souffrance à travers son discours et celui de son groupe. En les déconstruisant, nous tentons de penser les théories (par exemple liées à la sorcellerie) qui les animent. Les récits produits par les différents thérapeutes du groupe, qu’ils so i e n t r é e l s o u i m a g i n a i r e s, p e r m e t t e n t e n s u i t e a u p a t i e n t d e m o d i f i e r s e s o p t i o n s a n t é r i e u r e s, d e construire un nouveau récit, lui aussi réel ou imaginaire.

Quelques définitions

5N o u s o p p o s o n s, d a n s n o t r e t i t r e, “ r é a l i t é ” e t “ i m a g i n a i re ” e t n o u s allons essayer de démontrer à partir d’un cas clinique, la place de chaque notion.

6Une dé f i ni t i on e s t né c e s s a i r e : “de s r é al i t é s ” s ont de s c hos e s vr a i e s de l’ordre du manifeste, qui existent et qui peuvent avoir comme origine des éléments du réel.

7“ D e s c o n s t r u c t i o n s i m a g i n a i re s ” s o n t d e s c h o s e s i n v e n t é e s, d e s illusions qui n’existent pas dans la réalité et sont invérifiables.

8P o u r “ l e s f a m i l l e s m i g r a n t e s ”, p r i s e s e n c h a rg e a u C e n t r e G e o rg e s Devereux, l’arrivée et l’installation en France sont des étapes difficiles, souvent traumatisantes, qui entraînent une vulnérabilité certaine. Les rêves qui ont autorisé “l’abandon” du pays et de la famille permettent de faire face à des réalités insurmontables, mais doivent se maquiller en tableaux imaginaires, capables de supporter les désillusions.

9La relation avec le passé ne peut s’oublier, les souvenirs réels et imaginaires s’interposent devant l’expérience, projetant leur ombre sur la réalité. « Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut réapparaître dans certaines circonstances favorables », précise Freud (1971 : 11).

10En changeant de pays, en tentant de s’adapter à une nouvelle vie, une nouvelle culture et une nouvelle langue, le migrant élabore des projets et imagine des scénarios successifs pour les réaliser. Cependant, malgré les constructions imaginaires bâties avant d’immigrer, les traumatismes subis et non élaborés entraînent une recrudescence de constructions imaginaires qui viennent occuper la place de l’objet manquant (tout ce qui a été abandonné) et modifier les réalités.

11Pour Bachelard (1938, in conclusion), « la faculté de déformer les images fournies par la perception est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images …», car l’imagination renouvelle les images plus qu’elle ne les conserve. C’est ainsi que l’imaginaire fait irruption dans la perception du réel.

Quelques éléments de la littérature

12Dans la littérature, nous pouvons trouver de nombreuses définitions et utilisations de ces mots qui se modifient en fonction des théories utilisées. Nous ne mentionnerons que quelques pensées de chercheurs pour étayer notre propos sans trop nous en éloigner.

13En effet, ce sont les philosophes comme Bergson, Sartre, Bachelard, les anthropologues comme Dumézil, Lévi-Strauss, pour ne citer que les plus connus, qui ont tenté de donner des modèles de la pensée occidentale et de la philosophie française quant à l’imaginaire, défini comme, (Durand, 1992 : 15) « une tradition de dévaluer ontologiquement l’image et psycho - l o g i q u e m e n t l a f o n c t i o n d’i m a g i n a t i o n “ m a î t re s s e d’e r re u r e t d e fausseté” ».

14L’auteur poursuit cette réflexion et reprend les pensées de Sartre à partir de ses deux livres : L’Imaginaire (1940) et L’Imagination (1950) et relève la contradiction entre le fonctionnement spécifique de l’imagination et le comportement perceptif et mnésique qui aboutit à « une dévaluation ne correspondant nullement au rôle effectif que joue l’image dans le champ des motivations psychologiques et culturelles ».

15Pour Jung, (in Durand, 1922 : 25), « toute pensée repose sur des images générales, des archétypes, … qui façonnent inconsciemment la pensée », c’est-à-dire des symboles universels appartenant à l’inconscient collectif. Après Jung, de nombreux psychologues semblent se placer dans cette perspective symbolique pour étudier les constructions imaginaires.

16L’imagination, selon les psychanalystes, (ibid. : 36), « est le résultat d’un conflit entre les pulsions et leur refoulement social », mais elle apparaît aussi comme, « le résultat d’un ac cord entre les désirs et les objets de l’ambiance sociale et naturelle ».

17Pour Lacan, la notion d’imaginaire est théorisée à partir du stade du miroir car, (Pontalis : 195) « l’auteur met en évidence l’idée que le moi du petit humain, du fait en particulier de la prématuration biologique, se constitue à partir de l’image de son semblable ».

18L’imaginaire fait partie, pour Lacan, des trois registres essentiels du champ psychanalytique, avec le réel et le symbolique, en précisant que dans la cure analytique, il importe de ne pas confondre les deux registres, l’imaginaire et le symbolique.

19Pour lui, toute conduite, toute relation imaginaire, est essentiellement vouée au leurre.

20En conclusion, Durand reprend à son compte les thèses de Bachelard q u i p e n s e q u e ( i b i d. : 2 6 ), « [... ] b i e n l o i n d’ê t re f a c u l t é d e “ f o r m e r ” d e s i m a g e s, l’i m a g i n a t i o n e s t p u i s s a n c e d y n a m i q u e q u i “ d é f o r m e ” l e s copies pragmatiques fournies par la perception, et ce dynamisme réform a t e u r d e s s e n s a t i o n s d e v i e n t l e f o n d e m e n t d e l a v i e p s y c h i q u e t o u t entière [...] ».

21Il n’y a pas appauvrissement de la pensée par l’image et nous allons essayer de le montrer à partir d’une étude de cas.

Quelques éléments de l’étude de cas

22Nous prendrons appui sur les événements les plus visibles de l’histoire d’un couple mixte (mère algérienne, père marocain), suite à un mariage arrangé par les parents de Mme B. (que nous nommerons Zahia), tandis que M. B. (que nous nommerons Abdès) suivait les conseils de sa sœur.

23Cette union, uniquement civile, tourne très vite au conflit; Abdès est alcoolique et souvent très violent. Un drame renforce bientôt les reproches dans le couple : le père de Zahia, très jaloux, tue sa femme d’un coup de fusil. La fracture s’accentue dans le jeune couple car Zahia a peur de ce mari qui boit et qui la frappe.

24Pour Zahia, à cette époque, la réalité relaie l’imaginaire. En effet, son père a tué sa mère, c’est la réalité, mais face aux reproches de son mari jaloux, face à la violence dont il fait preuve quand, sous l’emprise de l’alcool, il la bat, elle imagine le pire. Ses constructions imaginaires seront le contre-point de ces actions.

25Pour se protéger, Zahia reste le plus longtemps possible à son travail et avec ses amies, mais ses retards ne font qu’exaspérer son mari qui soupçonne des infidélités.

26Peut-on penser que la naissance de leur première fille avait pour but de resserrer les liens dans le couple ? Chacun dit avoir été amoureux de l’autre, même si Zahia ajoute qu’elle ne souhaitait pas se marier et qu’elle a cédé à la pression familiale.

27Ce premier enfant naît sans que Zahia puisse être aidée par sa mère. L’enveloppe familiale qui pouvait se renforcer autour de cette enfant n’existe pas. Zahia doit composer avec la réalité : supporter un mari jaloux et violent qui la suit au travail et à qui elle ne peut confier l’enfant. Réfugiée avec sa fille, dans une chambre d’hôtel, Zahia a beaucoup de difficultés à faire face : elle doit travailler pour assurer le quotidien, donner l’enfant en nourrice et quand elle est enceinte une deuxième fois, la peur de ne pouvoir faire face seule, s’installe de plus en plus.

28Le monde autour de Zahia devient un grand cauchemar. Les enfants e t e l l e - m ê m e n e s o n t p l u s e n s é c u r i t é ? I l a r r i v e q u ’A b d è s l e s l a i s s e dehors.

29Le drame vécu par cette famille laisse des marques indélébiles dans la mémoire. En fonction de la charge affective de l’imagination, face aux r e p r é s e n t a t i o n s q u e Z a h i a g a r d e d u d r a m e d e s e s p a r e n t s, l’i m a g i n a i r e remporte et empêche toute organisation sereine de la réalité.

30F r e u d é c r i t [1] q u ’i l e s t d i ff i c i l e d e f a i r e l a p a r t e n t r e l a r é a l i t é e t l e f a n t a s m e c a r ( Q u i n o d o z : 3 6 ), « i l n ’e x i s t e d a n s l’i n c o n s c i e n t a u c u n “indice de réalité” de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre, la vérité et la fiction investie d’affect ».

31Le s s e r vi c e s s oc i a ux l ui pr opos e nt a l or s de pl a c e r l e s de ux f i l l e s e n pouponnière afin de les soustraire à la maltraitance du père. Zahia ressent c e p l a c e m e n t c o m m e u n d é c h i r e m e n t, d’a u t a n t p l u s f o r t q u e l e c o u p l e est en instance de divorce et qu’Abdès évolue vers une clochardisation. Il en rend sa femme responsable, voudrait qu’elle accepte à nouveau une vie commune, ce qu’elle refuse.

32À ce moment difficile, qui est le passage d’une femme et d’un homme a u s t a t ut de mè r e e t de pè r e, s ’a j out e l a r e nc ont r e a ve c l e s i ns t i t ut i ons, et dans les deux cas, les constructions imaginaires participent à la métamorphose d’un état à un autre et au travail de réaménagement.

Quelques éléments de la prise en charge

33Lors de la première consultation en groupe au Centre Georges Devereux, quand Abdès aborde le drame des parents de Zahia comme la raison de l’échec de son couple, cette dernière proteste vivement, disant que ce récit est toujours rappelé (car il est horrible), mais que pour elle, ce n’est pas la raison essentielle. D’ailleurs, son père n’est resté que deux ans en prison, elle est allée le voir pour comprendre son geste, et les enfants aiment beaucoup ce grand-père très attentif. Cependant, la perte d’une mère est un deuil difficile à élaborer, car c’est un double deuil : le deuil de Toi et le deuil de Soi, selon l’expression de Jean-Claude Métraux.

34- Le deuil de Toi correspond à la perte de la personne chère. Zahia a perdu sa mère en se mariant, contre son gré, mais en cédant à la pression familiale. Elle la perd une deuxième fois quand elle est tuée. La douleur lors de ces événements et le manque à la naissance de ses enfants est un vide de sensations. La perception de sa mère se métamorphose en souvenir et cette création mnésique originale, car propre à elle-même, nourrit la construction du futur. Pouvait-elle rester en couple alors que son mari est aussi jaloux que son père ? Pouvait-elle accepter de subir ses violences dues à l’alcool et à la jalousie ?

35- Le deuil de Soi correspond à la liquidation de l’investissement, auparavant dévolu à l’être perdu. La mort de sa mère implique à la fois la perte dans la réalité de cette mère (qui peut se définir comme un objet externe) et l’investissement pour sa mère au sein du psychisme (ou objet interne), investissement souvent qualifié de narcissique. Sa tristesse se caractérise par le retrait de la libido dirigée sur sa mère et par conséquent le deuil de sa mère représente d’abord un deuil d’elle-même en tant que mère, mais surtout en tant que femme car c’est la femme et non la mère que le père a tuée.

36Cependant, son rôle de mère, qu’elle essaie de maintenir envers et contre tous, ne peut être qu’altéré par cette perte, l’union imposée et la dégradation de son mari.

37Si ce drame n’est pas la seule cause des difficultés de cette famille, il a cependant constitué un traumatisme s’ajoutant à la violence d’Abdès et aux difficultés de Zahia de faire face dans une chambre d’hôtel avec deux enfants en bas âge, tout en devant travailler pour les entretenir, puis en étant au chômage.

38Quand Zahia évoque cette période en thérapie individuelle, elle ressent beaucoup de colère contre les services sociaux et même envers sa famille qui n’a pas su lui proposer de l’aide et qu’elle n’a pas osé solliciter, mais qui depuis s’étonne du placement des enfants, alors que chaque membre aurait pu l’aider. Le placement des deux bébés (de 20 mois et 9 mois) en pouponnière s’est avéré un moment de répit, même si Zahia allait les voir toutes les semaines, mais le transfert ensuite en famille d’accueil lui a été imposé par les services sociaux, quand ses filles ont eu 4 et 5 ans. Elle ne le souhaitait pas et elle a été mise devant le fait accompli sans oser s’y opposer, plus exactement sans avoir les moyens de refuser.

39Les fantasmes concernant le retour de ses filles ont habité Zahia pendant des années. Chaque année elle espérait leur retour, faisait des projets pour améliorer sa situation matérielle pour prouver qu’elle est une bonne mère, capable de se comporter mieux que sa propre mère. Elle obtient ainsi un travail sûr et bien rémunéré et un logement assez grand pour y héberger ses filles.

40Pendant plusieurs années, alors que ses filles sont placées dans la famille d’accueil, une certaine paix s’installe malgré la jalousie qui sourd entre les deux “mères”. Zahia aimerait que ses filles soient élevées comme elle a été élevée, c’est-à-dire d’une façon très stricte, alors que de plus en plus elle reçoit en week-end des pré-adolescentes habillées de façon indécente, dit-elle, parfois maquillées, parfois insolentes, et qui lui refuse toute vie de femme, alors qu’elles tolèrent le remariage de leur père et la naissance d’un garçon.

Quelques effets des prises en charge au Centre et des audiences au tribunal

41En permettant à Zahia de confier au groupe et à sa thérapeute son désir de plus en plus fort d’élever ses filles, sa demande est enfin entendue par les services sociaux et le juge pour enfants.

42Mais si Zahia parvient à imaginer un monde idéal auprès de ses filles, en les inscrivant au collège, au centre aéré, en modifiant son appartement et en faisant le sacrifice de sa relation avec son ami, la réalité s’avère bien différente.

43Dans cette mise en acte, une partie d’elle-même échappe au naufrage dû à l’absence de ses filles, tandis que l’autre partie moulée dans l’imaginaire fabrique un monde où ses filles ne peuvent prendre que la place qu’elle leur assigne.

44La fabrication d’un monde seulement à l’image du fantasme ne résout rien, la réalité est nécessaire. Zahia ne peut penser la perte d’un monde que ses filles ont construit depuis dix ans, monde dans lequel elle bénéficie d’une place de mère privilégiée en les recevant pendant deux week-ends par mois et la moitié des vacances.

45En effet, ces moments sont pensés, imaginés d’une rencontre à l’autre et tout ce qui peut faire plaisir à ses filles est mis en œuvre par Zahia. Pendant de longues années, elle joue le rôle de la bonne mère, accueillante, disponible, cherchant à leur faire plaisir.

46Suite à l’audience au cours de laquelle le juge comprend que le réfèrent du placement familial a manipulé les enfants qui ont ainsi mis en échec un retour possible chez leur mère, une solution provisoire est ordonnée : placement dans un foyer et scolarisation dans un collège proche du domicile de Zahia, les week-ends et les vacances étant répartis comme au temps du placement.

47Mais, c’est le départ d’une série de conflits que Zahia n’avait jamais pu imaginer : coups portés sur elle par ses deux filles, dégradation de ses vêtements et de l’appartement, puis fugue à la sortie du collège pour retourner dans la famille d’accueil. Ramenées au foyer, l’aînée des filles s’adapte et veut passer les week-ends chez sa mère, tandis que la plus jeune a dû être hospitalisée pour anorexie.

Réalité et imaginaire dans la thérapie individuelle

48Devant tant de confusion de la part des services du placement familial, qui n’a pas joué correctement son rôle, de la part des différents juges, qui auraient dû ordonner le retour des enfants chez leur mère avant qu’il ne soit trop tard, de la part de la famille de Zahia, présente mais seulement si elle la sollicite, la réalité dépasse la fiction. Comment Zahia pouvait-elle imaginer un tel comportement de ses filles qui disaient : « Maman, on t’aime beaucoup, on ne te laissera jamais ».

49Zahia avait imaginé que ses filles reviendraient chez elle, ce qui nous oblige à penser, comme le remarque E. Morin (1973 : 110) que, « l’imaginaire fait irruption dans la perception du réel et que le mythe fait irruption dans la vision du monde. Désormais, ils vont devenir à la fois les produits et les coproducteurs du destin humain ».

50Zahia ne supportait plus le retour de ses filles dans la famille d’accueil après le week-end passé ensemble, et les pleurs des enfants, qui voulaient rester chez elle, rejoignaient sa plainte quand elle se retrouvait seule : « j’ai besoin d’elles, elles ont besoin de moi, elles grandissent, nous sommes plus complices ».

51Zahia aménage alors ses horaires pour rester de plus en plus longtemps avec ses filles. Elle demande des heures supplémentaires pour leur offrir, soit le restaurant, le sauna, des vêtements et chaque année des vacances à la mer. Toutes ses actions ne sont orientées que vers un seul but, le retour de ses enfants.

52« Quand elles partent, j’ai leur odeur dans la maison, je pense qu’elles sont parties mais qu’elles vont revenir. Maintenant qu’elles sont grandes, je ressens leur absence comme un manque fou. »

53Comment combler ce manque ? Zahia construit pour ses filles et elle, une autre vie : elle leur apprendra l’arabe, elle fera un voyage au Maroc où est né son père [2], elle modifiera leur éducation pas assez conforme à celle qu’elle aurait aimé leur donner… Elle est même prête à renoncer à cet ami algérien, qui souhaite l’épouser, car ses filles ne le trouvent pas beau !

54La femme tuée par son père est morte en elle : ne reste que la mère parée de toutes les vertus.

55Elle rêve plusieurs fois que sa maison est inondée, mais c’est de l’eau claire, qui porte bonheur.

56Le refus des adolescentes de revenir chez leur mère [3], déclaré lors de l’audience, laisse Zahia sans force. Elle pleure, ne comprend pas, ne sait plus comment agir, se sent complètement dépossédée de ce qui l’habitait et la maintenait en vie. Elle rappelle que lors du décès de sa mère, elle est restée bloquée sans pouvoir pleurer ni manger pendant quinze jours. L’anorexie mentale est la riposte de la plus jeune des filles pour la faire céder. Son hospitalisation renvoie Zahia à toutes ses constructions imaginaires qui s’écoulent les unes après les autres. L’aînée de ses filles tente de la rassurer, mais en reconnaissant son impuissance à aider sa sœur.

Dans l’attente d’un dénouement

57Nous avons souhaité discuter avec vous des réalités et constructions i m a g i n a i r e s d e l a f a m i l l e m i g r a n t e, m a i s e n r é f l é c h i s s a n t a u t o u r d’u n e d’entre elles, qui s’avère très particulière, (mais toutes le sont bien sûr), nous ne pouvons pas généraliser. Cependant, il nous semble possible de dire que si, « l’imagination se révèle comme une disposition affective et i n t e l l e c t u e l l e i r r é c u s a b l e, q u i re j a i l l i t s u r l’e n s e m b l e d e s a c t i v i t é s t h é o r i q u e s e t p r a t i q u e s … », l e s c o n s t r u c t i o n s i m a g i n a i r e s, q u i o n t a i d é Z a h i a à v i v r e e t e s p é r e r p e n d a n t q u i n z e a n s, n e p e u v e n t p l u s ê t r e c o n s i d é r é e s, ( Wu n e n b e rg e r, 1 9 9 1 : 2 1 ), « c o m m e l a m è re d e t o u s l e s vices ».

58Même si ces constructions l’ont détournée d’une vérité difficile à supporter, elles lui ont permis d’exprimer sa sensibilité, sa finitude humaine. Zahia a ainsi pu pendant de longues années, accompagnée de ses filles, s’émanciper de la nécessité inhérente au réel et lui opposer un autre monde, ce qui n’empêche pas quand le moment est venu de comprendre celui-ci. C’était sa liberté face au quotidien.

59Ces constructions imaginaires sont la condition et l’accomplissement de tout dépassement de soi, (Durand, 1964 : 114) : « dynamisme projectif qui, à travers toutes les structures du projet imaginaire, tente d’améliorer la situation de l’homme dans le monde ».

60Psychologue, thérapeute Chercheur au Centre Georges Devereux (Centre universitaire d’aide psychologique aux familles migrantes)

BIBLIOGRAPHIE

  • BACHELARD G., (1938). La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard.
  • DURAND G., (1964). L’imagination symbolique, Paris, P.U.F.
  • FREUD S., (1971). Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F.
  • LAPLANCHE J. & PONTALIS J.-B., (1967). Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1976.
  • METRAUX J.-C., (2004). Deuils collectifs et création sociale, Paris, La Dispute.
  • MESMIN C., (2001). La prise en charge ethnoclinique des enfants de migrants, Paris, Dunod.
  • MORIN E., (1973). Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil.
  • NATHAN T., HOUNKPATIN L., (1996). La parole de la forêt initiale, Paris, Éditions Odile Jacob.
  • WINNICOTT D. W., Jeux et réalité.
  • WUNENBERGER J.-J., (1991). L’imagination, Paris, P.U.F., Que sais-je ?

Mots-clés éditeurs : Prise en charge, Famille migrante, Construction imaginaire, Réalité

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/imin.018.0235

Notes

  • [1]
    Lettre de Freud à Fliess du 11 septembre 1897.
  • [2]
    Sa mère étant algérienne, ce qui rend les deux couples (celui de ses parents et le sien) symétriques. Ses filles ont actuellement 15 et 14 ans.
  • [3]
    Nous comprenons alors la manipulation exercée par la famille d’accueil sur les enfants.

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