Couverture de IMIN_018

Article de revue

La famille Cravate à l'épreuve de la réalité

Pages 155 à 167

Mes remerciements à Tom Holman pour la traduction.

1Céline a onze ans. Nous sommes à la septième séance de psychothérapie. Elle est en train de confectionner une petite cravate en papier... Elle commente : « Pourquoi on appelle ça des cravates ? Pourquoi pas des couvates, puisque ça se met autour du cou. Beaucoup de choses m’intriguent : ce que vous aviez fait tout à l’heure (avec l’enfant précédent dont elle a rencontré la mère en salle d’attente). Il y a tellement de choses qui m’intriguent que je ne sais plus quoi dire. » Je lui dis que c’est vrai, des fois ça intrigue tellement que ce n’est pas facile de le dire, mais qu’ici on peut parler de tout, poser des questions. Tout en parlant de choses et d’autres, elle découpe, colle et scotche six petites cravates sur la grosse. Me laissant porter par ma rêverie sur ce qu’elle est en train de faire, je m’exclame spontanément : « Ma parole ! Mais c’est la famille Cravate ?! » - « Oui, répond Céline, la famille Cravatos, c’est leur nom de famille. » Elle les colorie et commente. « Le papa en vert, la maman en rouge, le grand-père … le grand frère en bleu, la grande sœur en rose, la petite sœur en jaune, et le petit bébé, un petit frère, en violet. » Je reprends : « Tu as dit, le grand-père ? » - « Je voulais que ce soit la grande cravate, dit-elle, finalement la grande cravate c’est la maison. »

2Et Céline, emportée elle aussi par cette rêverie commune autour de ce qu’elle est en train de nous donner à voir, raconte : « Là, ils sont tous scotchés dans leur lit. C’est leur couverture. Ça veut dire, ils dorment profondément. C’est des scotchés du lit. Quand ils dorment, ils sont tous scotchés du lit, ils se scotchent à leurs rêves. »

3Ainsi donc, par ce collage et le récit qu’elle fait, Céline m’apprend qu’il est des familles toutes scotchées, qui se scotchent à leurs rêves, qu’il est des rêves qui scotchent et que c’est ainsi qu’elle se représente sa famille.

4Le père de Céline est en prison depuis qu’elle a six ans, coupable d’abus sexuels répétés sur la grande demi-sœur de Céline, Estelle. Mme M. la mère de Céline, a peur des questions de sa fille, décrite par ailleurs comme rêveuse en classe et agitée, dans une difficulté constante à se concentrer. Quand madame M. est venue seule une première fois, me parler de Céline et de la situation familiale, je me suis demandée comment cette enfant pouvait penser, rêver, parler, élaborer, si elle avait l’espace et les moyens suffisants pour métaboliser le passage à l’acte incestueux du père et ses conséquences dans le fonctionnement familial.

5Moi qui aime proposer aux enfants et aux adultes que j’accompagne en psychothérapie ou en cure analytique de dire par des images tout autant que par des mots, je me suis demandée comment Céline allait pouvoir passer d’un rêve qui la scotche, l’immobilise, la lie dans une sidération à l’inceste et à sa famille, à un rêve qui la libère, qui la mette en mouvement, qui lui permette de grandir, d’aborder la sexualité et l’adolescence. Je me suis engagée avec Céline dans cette construction et elle s’y est engagée elle aussi de façon touchante. « Ici, j’ai appris à dessiner, à imaginer, à me concentrer. »

6Il s’agit donc ici de décrire le petit bout de chemin que Céline et moi avons parcouru pour tenter de passer d’un imaginaire immobile et coupé de la réalité à un imaginaire en mouvement qui puisse la relier à sa réalité. Cependant, je dois préciser que le suivi de Céline n’a duré que 3 mois. En effet, Mme M. qui disait pourtant tenir à ce que je reçoive sa fille après avoir vu des psychiatres, a arrêté la psychothérapie au bout de trois mois pour problèmes financiers, problèmes auxquels je m’étais quand même adaptée, pour poursuivre la prise en charge au CMP. Ce que je peux dessiner du chemin de Céline, c’est donc surtout sa situation au début de la thérapie, et pour l’avenir ce sont donc surtout des hypothèses.

7Lors de notre premier entretien, en l’absence de Céline, Mme M. me confie qu’elle craint les questions de sa fille concernant le motif de l’incarcération du père, qu’il lui a simplement été dit que son père avait fait avec Estelle quelque chose qu’on fait normalement avec une femme et qu’il l’a forcée. Céline a vu deux fois son père en prison et correspond avec lui par courrier. Elle pose peu de questions (« est-ce que tu as vu papa ? Quand est-ce qu’il sort de prison ? Est-ce qu’il reviendra habiter à la maison ? »), ce qui arrange Mme M. car elle craint que si elle y répond, d’autres questions ne surgissent, et que Céline n’en soit perturbée. L’inquiétude de Mme M. est centrée sur la scolarité difficile de sa fille (agitation, difficulté à se concentrer) et sur ce qui se passera à la sortie de prison de M.P. entre lui et sa fille, Céline aura alors 19 ans. Cependant, l’enquête à l’époque des faits a bien montré que Céline n’avait pas été victime d’inceste de son père, elle n’a donc pas eu à subir de sa part de mauvais traitements, et la relation à lui n’est pas présentée comme mauvaise. J’ai cherché au maximum avec Céline à ouvrir un espace où elle puisse poser son questionnement, où elle sache que tout peut être dit et pensé, mais je n’ai pas dans le temps de cette prise en charge, nommé l’acte délictueux du père, j’y reviendrai. Ce fut je crois d’abord pour elle le temps de rejoindre un lieu interne, et le temps d’une mise en mouvement.

Premier temps de la rencontre avec Céline : Le temps du clivage et de l’éblouissement

8D’emblée, dès notre première rencontre, Céline plante le décor : « Ce que j’imagine toujours, dit-elle quand je lui propose de dessiner quelque chose qu’elle imagine, c’est de vivre sur les nuages. » Et elle dessine effectivement un monde coupé en deux (figure 1) : « En haut, sur les nuages, les gens ne volent pas, ne meurent pas en tout cas ne se font pas tuer, il ne pleut jamais. En bas, il pleut. Les gens d’en haut, quand ils veulent descendre, ils arrêtent l’hélice d’une espèce de petit véhicule à moteur. » Le dessin se poursuit sur la deuxième séance, elle y rajoute une girafe derrière des grilles (c’est un parc zoologique), les gens d’en haut (au-dessus des nuages) viennent la voir. Il y a aussi une femelle singe avec son petit. Ce parc est gardé par des cousins, dont le père est méchant. Le rôle de ce père est un peu confus, mais on comprend qu’il n’aime pas ses animaux, « il les tape, son tigre (qui n’est pas représenté non plus), c’est le préféré, mais il le tape quand même pour le rendre méchant. Il passe pour être gentil mais finalement il n’est pas gentil. Mais une fée arrive et lui jette de la poudre. » Ce personnage de la fée qui jette de la poudre, on le retrouvera plus tard, elle l’a emprunté à la fée de Patte-Noire (test qu’on avait fait rapidement à la première séance). Elle emprunte également la mère de Patte Noire, et Patte-Noire qui tête sa maman, qu’elle représente dans un deuxième dessin, (figure 2) dans un prolongement peut-être de la maman singe avec son petit. Elle raconte un rêve où elle était au Parc de La Tête d’Or (grand parc avec un jardin zoologique), avec d’autres enfants. « On trouvait plus nos parents. Les gens du Parc disaient qu’ils allaient nous emmener au commissariat, qu’on surveillait pas nos parents, qu’on regardait pas où ils étaient ». Elle associe à ce moment-là sur le fait qu’elle a observé à quoi elle rêvait en classe : « J’ai vu des petites poussières qui volaient, des petites saletés, je me suis dit que c’étaient des voitures ». Elle rajoute alors la fée sur le dessin de Patte-Noire, « Tu as fait quelques bêtises mais je vais les réparer », dit la fée. Je lui demande si elle trouve que c’est embêtant de penser à autre chose à l’école, elle répond oui, et ajoute sur le dessin une princesse dans son lit en train de rêver. Elle enchaîne sur ses propres cauchemars : « Ma maman tombe du Niagara. On la pousse, c’est un meurtre. » Je demande qui la pousse. « Je ne sais pas, j’essaie de voir, je crois avoir vu c’est mon beau-père, le copain à ma mère. Mais je ne crois pas l’avoir vu, je ne sais pas. » Je lui demande où elle est, elle, dans ce cauchemar : « De l’autre côté ». Le jeu associatif amène aux questions qu’elle se pose et auxquelles elle ne trouve pas de réponses : « Par exemple, le Niagara, et pourquoi mon papa est allé en prison » mais dit qu’elle ne pense pas à en parler avec sa maman. On repart sur le rêve de la princesse. La princesse est dans une ferme où elle apprend la vie des cochons. Ça ne lui plait pas, ils deviennent immenses, elle commence à rêvasser, elle se réveille, les cochons sont immenses. « Ron ron, attention, je grandis, je grandis, je vais exploser ». Elle propose une deuxième version simultanée : « Laisses-en un peu pour tes frères, ils n’en auront plus », ramenant ici clairement à la mère en train de faire téter Patte-Noire.

figure im1

figure im2

9Sur la troisième séance, elle complètera avec les deux autres cochons qui pleurent et ne veulent pas téter : « Un monsieur méchant voulait les faire engraisser, les manger, mais la fée le transforme en carotte qui parle, il est enfermé dans la carotte. La fée lance un truc pour le rendre gentil, il ne se souvient plus de rien. Elle le transforme en homme normal, et il sauve les petits cochons enfermés. »

10J’ai fait le choix de raconter en détail ces trois premières séances, pour rendre compte de toute la richesse fantasmatique et associative de Céline, richesse qui est me semble-t-il très liée à mes sollicitations. En effet, nous sommes là en phase d’évaluation, et je reprends beaucoup ce qu’elle dit, je questionne, elle s’en empare, ainsi que du matériel proposé, par exemple les images et personnages du Patte-Noire, avec plaisir d’ailleurs, puisqu’elle dit, « à partir d’un cochon on peut faire plein de choses. »

11A l’issue de cette séance, je propose avec l’accord de Céline, un suivi hebdomadaire pendant trois mois, comme un lieu où on peut venir rêver, qui est fait pour ça. J’envisage une première phase de trois mois parce que Mme M. à ce moment-là est déjà en difficulté de pouvoir se situer dans une certaine durée, il me parait donc intéressant de situer une durée limitée à l’issue de laquelle on fera le point.

12E n r e l i s a n t l e s n o t e s d e c e s p r e m i è r e s s é a n c e s, j ’a i é t é s a i s i e p a r l a r i c h e s s e e t l’a b o n d a n c e d u m a t é r i e l, q u i m ’i n d i q u e u n g r a n d i n v e s t i s - sement de Céline déjà dans notre relation, ainsi qu’une disponibilité rapide de tout un matériel fantasmatique resté jusqu’à maintenant sous scellés. C e s c o n t e n u s p r é c o n s c i e n t s p e u v e n t m ê m e p o u r C é l i n e d e v e n i r v i t e envahissants, à l’image de ce cochon qui grossit, à la limite de l’explosion. I l s e n v a h i s s e n t s o n e s p a c e d e p e n s é e e t m e t t e n t à m a l s a c a p a c i t é d’attention et les processus cognitifs.

13Que peut-on comprendre de ces trois premières séances ? J’ai parlé de clivage. En effet, Céline se situe dans un monde coupé en deux, elle veut se situer dans un monde préservé d’une réalité violente, désignée par le meurtre, le méchant qui tape, les bêtises. Tous ses efforts vont se concentrer sur la manière dont elle pourrait neutraliser cette réalité, neutraliser l’idée que son père pourrait être mauvais et lui vouloir du mal, à l’image de ce « père des cousins » dans le jardin zoologique, qui a l’air gentil mais ne l’est pas, à l’image de ce « bonhomme-carotte ». Et comment neutraliser l’idée qu’elle peut être elle aussi mauvaise, par indentification à ce père ? Elle y parvient temporairement par une mise à distance, une idéalisation, une réparation magique de la souffrance, grâce au personnage de la fée. Mais la fée jette de la poudre, c’est de la poudre aux yeux, pourrait-on dire, ça éblouit. Il est certain que Céline est dans le même mouvement d’évitement de la mère qui impose implicitement le silence à sa fille, paralysée par le fait qu’il faudrait nommer quelque chose qui évoquerait l’inceste. Madame M. est aussi dans la souffrance de n’avoir rien vu, de s’être laissée éblouir et de n’avoir pas vu ce qui se passait, comme on le constate dans tant de situations incestueuses. Elle peut se vivre légitimement comme incapable de protéger ses enfants, ce qui se retrouve dans le rêve du Parc où les enfants perdent leurs parents. Dans ce rêve, les enfants sont « accusés » au commissariat de ne pas bien surveiller leurs parents. Qui doit surveiller qui ? Céline aurait-elle dû protéger sa demi-sœur ? Il y a là une confusion des places. Madame M. donc n’avait rien vu, elle est tombée de haut, comme dans le cauchemar de Céline. Elle est tombée de haut, précipitée par son compagnon, du monde d’en haut au monde d’en bas, franchissant ainsi d’une façon catastrophique le chemin entre « l’au-dessus des nuages » et l’en dessous, entre l’idéal et le réel. « C’est un meurtre », dit Céline. Revoilà le meurtre, c’est le meurtre peut-être qui permet de ne pas nommer tout en le désignant, son compère diabolique de toujours, l’inceste. C’est aussi le meurtre des illusions, le meurtre de l’enfance d’Estelle, le meurtre des fantasmes par l’effraction de l’agir incestueux, le meurtre de ce couple auquel Mme M. avait rêvé après un premier divorce. Elle ne peut pour l’instant se situer que de l’autre côté, à l’écart, mais elle est spectatrice impuissante, et en même temps elle est complètement prise dans les mouvements d’angoisse et de déni de sa mère.

14L’image maternelle apparaît énorme, envahissante, fée toute-puissante qui efface magiquement, mère nourricière qui déborde du rêve. La princesse « rêvasse », se réveille. Où est le rêve, la réalité ? Les imagos vont-elles exploser ? Céline me montre là toute la puissance et l’importance de ses mécanismes de défense, avec lesquels je dois travailler.

15Ce rêve de la Tête d’Or pourrait être entendu du coup d’une autre façon, dans un scénario où Céline essaierait de se libérer justement de ces parents envahissants, ce père « à la Tête d’Or », figure idéalisée, magnifique, qui, comme le « bonhomme-carotte », oublierait qu’il a fait du mal. Mais qu’y a-t-il derrière l’or ? Céline dit ressembler à son père par le visage, elle dit aussi souffrir qu’on lui dise « mon garçon ». Porterait-elle sur elle cette figure, avec joie, ou avec douleur ?

16Je me suis beaucoup interrogée sur le terme qui convenait pour désigner cette séparation en deux mondes : clivage, refoulement, négation, dénégation, déni ? Il est tentant de parler de clivage, mais un Moi clivé peut-il se représenter clivé d’une façon aussi nette que le fait Céline ? Le propre du clivage et du déni, qui renvoient tous deux à des mécanismes psychotiques, n’est-il pas justement de rendre inaccessible la représentation rejetée ? Céline n’est pas psychotique, ni fétichiste, notions pour lesquelles Freud a eu recours au concept de déni. Mais il dit aussi que ce déni n’est ni rare ni dangereux dans la vie psychique de l’enfant. (1, p. 127). Je conserverai les concepts de déni et de clivage dans le cas de Céline, pour les raisons suivantes; s’il s’agissait d’un simple refoulement névrotique, cela renverrait à un mécanisme de défense contre le ça, contre des représentations refoulées, contre du pulsionnel. Il s’agit du conflit entre deux instances psychiques, processus dont l’aboutissement est la formation d’un compromis. On pourrait l’évoquer ici par rapport au refoulement de l’amour œdipien de Céline envers son père. Or Céline doit faire face surtout à une réalité traumatique, celle du délit incestueux du père contre sa demi-sœur, celle de son emprisonnement ainsi que de la séparation entre elle et son père que cela entraîne. Et elle doit y faire face seule, car sa mère est en difficulté pour l’accompagner psychiquement. On peut donc parler de tentatives de déni de la réalité, de tentatives de neutralisation de celle-ci; cependant Céline a une soif de pensée et de représentation, et à partir du moment où un espace s’ouvre pour penser et rêver en sécurité et en présence d’un autre, elle peut ouvrir les vannes, et tel un Niagara furieux, déverser le flot de représentations qui cherchent à lier la réalité traumatique.

17Cette importance de la présence d’un autre me paraît fondamentale. Tant qu’elle est seule, Céline se tient à distance, de la réalité, mais aussi d’elle-même. A deux, elle peut s’étayer sur le cadre interne de la thérapeute.

18Lors des séances suivantes, les mêmes thèmes vont se décliner à nouveau : des personnages en pâte à modeler transformés par un magicien en personnes réelles et qui deviennent menaçants, puis sont neutralisés car enfermés dans une cabane; un petit extra-terrestre en pâte à modeler qui descend sur terre, et se lie avec une petite fille, puis doit la quitter pour aller aux Etats-Unis rejoindre d’autres ET. Il revient chaque année voir la petite fille, qui était triste au début qu’il soit parti. Céline essaie donc de faire circuler ce petit personnage, qui représente à la fois son père dont elle est séparée, et à la fois son propre imaginaire qu’elle essaie de faire descendre plus près de la réalité, réalité qui rend triste. Cette capacité à déprimer me semble un bon indicateur d’une évolution du déni et du clivage vers une meilleure prise en compte des représentations et des affects désagréables... Apparaîtrait ainsi un deuxième temps possible, celui de l’ambivalence, qui pourrait s’énoncer de différentes façons : « J’aime bien mon père, mais je suis séparée de lui. J’aime bien mon père mais il a été méchant avec ma sœur. Mon père est en prison, mais je l’aime. Mon père m’aime mais peut-être pourrait-il me faire aussi du mal. etc…»

19Cependant, à la séance suivante, après un petit chat dessiné rayuré comme un bagnard, apparaît la famille Cravate (figure 3). Je l’ai placée de façon centrale dans cette présentation, tant elle me parait condenser les problématiques de Céline : cette famille toute scotchée ensemble, déjà, dans une « couvate », (ce qui n’est pas sans évoquer la couvade), pourrait être un mouvement défensif, régressif devant la tristesse d’être séparés, que l’on pourrait énoncer ainsi : « qu’est-ce qu’on est, qu’est-ce qu’on était bien ensemble !! » On peut repenser ici au rêve de la Tête d’Or, qui pourrait être aussi une tête qui dort, ou une tétée d’or, ou qui dort… Mais il faut bien aussi représenter, sinon l’inceste, du moins ses contours, ses conditions et ses effets : l’objet cravate déjà, attribut masculin et symbole sexuel, qui évoque la carotte du deuxième dessin. La famille Cravate est une « scotchée du lit », le lit où l’on dort, où l’on s’absente de la réalité, où l’on ne voit rien, mais le lit aussi du délit, de ce que M. P. a fait subir à Estelle et qui sidère la psyché. En arrière-fond de cette scène, le grand-père paternel apparaît puis disparaît, à travers des lapsus, à travers la grande cravate qui sert de fond, et qui devient finalement la maison de la famille. Je sais par Madame M. que le père de Céline a été victime lui-même d’inceste « du côté paternel », sans en dire plus. Céline trouve donc là un moyen d’évoquer la problématique trans-générationnelle.

20Le terme de « couvate » inventé par Céline évoque la couvade, rituel décrit par les ethnologues et par extension ensemble de symptômes, qui renvoie à un enfantement par le père. Cela rejoint des contenus qui apparaîtront dans les séances ultérieures et que je ne peux détailler ici, à travers des scénarios où des enfants s’accrochent au cou de leur père. Cela peut évoquer une position défensive de Céline pour mettre à distance la masculinité du père et par là le risque incestueux, mais ce déni de la différence des sexes est bien corrélative du fonctionnement familial qui peut permettre l’inceste, en lien avec le déni de la différence des générations.

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21Céline se ressent donc comme « cravatée » au sens familier, c’est-à-dire, prise au cou, attrapée. Cravatée par l’impensable, mais aussi par un imaginaire dans lequel elle cherche à fuir, comment peut-elle passer à un imaginaire qui soit au service de la prise en compte de la réalité, un imaginaire qui dé-scotche ? Et comment puis-je moi, l’aider dans ce chemin ? D’un point de vue technique, s’est posée à moi sans cesse pendant cette courte prise en charge la question du qui, quand et comment se dirait quelque chose de plus précis sur la réalité de l’abus sexuel : était-ce à moi de le dire seule avec elle en entretien ? Devais-je renvoyer sur sa mère ? Où était-ce à l’occasion d’un entretien à trois qu’il convenait de mettre des mots ? Je savais que si cette prise en charge se poursuivait, il y aurait bien un moment où il faudrait évoquer les actes et l’interdit, clairement. J’aurais pu prendre le parti d’emblée dès le premier entretien avec elle, de poser cartes sur table. J’ai choisi de lui permettre de dire ses rêves, de les déployer, avec le risque de me tenir uniquement au-dessus des nuages avec elle. Mais je tends régulièrement des perches, pour faire le lien avec sa réalité quotidienne, perches qu’elle peut saisir, mais relâcher bien vite. Je choisis donc de respecter ses défenses, pour ne pas la violenter avec des révélations (j’ai d’ailleurs moi-même peu à révéler, car je ne sais pas grand-chose) qu’elle ne serait pas prête à entendre.

22La fin de ces trois mois de prise en charge me semble témoigner d’une bonne relation thérapeutique : sur les deux dernières séances, alors que nous ne savons ni l’une ni l’autre ce que Mme M. va décider quant à la poursuite de la psychothérapie avec moi, Céline fait mon portrait. Ce dessin peut apparaître comme un cadeau, un souvenir d’elle quand elle ne sera plus là. Elle cherche aussi à parler de moi, à connaître ma vie familiale, prétend m’avoir vue dans la rue avec ma fille. En essayant de rentrer dans mon intimité, elle interroge aussi ma fonction maternelle. Pour ma part, j’évoque avec Céline une poursuite possible du travail au CMP, elle sait que je l’autorise à y tisser de nouveaux liens thérapeutiques. J’ai su par la psychiatre du CMP que le suivi s’est continué là-bas, et je suppose que la confrontation à la réalité y aura été abordée de façon plus directe, dans un suivi au long cours.

23Mais voilà que surgit dans mes associations personnelles un autre lieu, d’autres enfants, aux prises avec des réalités familiales tout aussi difficiles : alcoolisme, inceste, maltraitance, ou tout simplement insuffisance parentale, ce que Maurice Berger appelle des « parents inadéquats ». Dans cette maison d’enfants à caractère social où j’interviens auprès de deux équipes éducatives, en analyse de la pratique, des jeunes filles de 12-15 ans sont en errance. Au début, on a parlé de fugues, mais le terme est vite devenu inadapté : à la fin de l’année scolaire, sur un groupe de vie, seule la moitié des jeunes est présente, l’autre moitié erre à la station de métro, au centre commercial, passe dans des squats. Elles réapparaissent périodiquement dans l’établissement pour prendre des affaires ou narguer les éducatrices impuissantes... Il ne s’agit plus d’une fugue d’adolescente rebelle, mais d’une déscolarisation, d’une désocialisation, d’une déréalisation, d’une incapacité à s’inscrire dans une réalité vécue comme intolérable. Elles sont passées dans un autre monde, elles ont basculé dans un hors-lieu, hors-temps, idéalisé, où elles sont dans une illusion de liberté. J’emprunte à Céline sa métaphore : ces jeunes aussi sont scotchées à leurs rêves, figées, dans un monde qui tourne sur lui-même, malgré l’illusion de mouvement que leurs départs et retours de l’établissement pourrait donner. Leur passage à l’acte d’allers et venues masque un immobilisme psychique profond.

24Dans son ouvrage L’échec de la protection de l’enfance (2), Maurice Berger met l’accent sur les modalités particulières par lesquelles l’objet (le parent inadéquat) est présent dans la psyché de l’enfant : l’on attend de l’enfant qu’il « fasse son deuil », qu’il renonce définitivement à ce parent qui ne sera jamais satisfaisant, qui ne comprendra jamais ses besoins. Or l’enfant ne renonce pas, et persiste dans cette attente permanente qui le fait souffrir. Je cite M. Berger qui se réfère lui-même à un texte de Paul Denis : (3) : « Cette attente interminable de l’enfant, lorsque ce parent ne donne pas signe de vie ou lorsqu’il en est séparé, évoque la position nostalgique décrite par Denis, « ni deuil ni dépression », même si elle associe des éléments de l’un et de l’autre. C’est un usage particulier du souvenir qui fait que l’objet (le parent) n’est ni réellement ni définitivement perdu. Il est gardé intérieurement à portée d’évocation immédiate. Le sujet est dans l’attente du passé. » (p. 47) Il s’agit donc pour l’enfant, d’après Maurice Berger, non pas de faire un travail de deuil, de perte, mais de séparation, de différenciation entre « ce qui vient de lui, et ce qui est une partie de lui totalement identifiée, soumise aux parents ». Encore plus intéressantes dans cette description sont les caractéristiques que M. Berger relève chez cet objet : « Cet objet qui manque a une caractéristique, il est immuable : si l’enfant peut faire évoluer l’image interne qu’il a de ses parents, ceux-ci, dans un certain nombre de situations, ne modifient pas d’un iota l’image qu’ils ont de leur enfant et la relation qu’ils ont avec lui. Ce que nous appelons travail de séparation est donc un travail psychique interne concernant un objet « fixé » en l’état, en particulier concernant les traces laissées en l’enfant par cet objet. La question est alors la manière dont le sujet est envahi par l’objet-parent, qui vit en lui sous la forme d’images traumatiques, quasi hallucinatoires. » (p. 48)

25Ce détour par la clinique des enfants en situation de placement du fait de parents inadéquats rejoint les processus déjà décrits pour Céline, c’est-à-dire, déni, idéalisation et clivage, et surtout ce qui me paraît particulièrement parlant, cette caractéristique de fixation, d’immuabilité, de scotchage. Céline doit, elle aussi, se détacher d’imagos parentales envahissantes, à la fois menaçantes et idéalisées, et s’inscrire dans une réalité qui deviendrait enfin plus supportable. Se pose également pour elle la question de l’identification sexuelle : être fille, c’est risquer de séduire le père et d’être séduite. Mais être garçon comme le père, c’est être prise dans une identification d’où elle pourrait ne pas sortir entière, mais de façon parcellaire : c’est être le mauvais garçon qui fait des bêtises, ou bien être la tête d’or idéalisée et inatteignable. C’est dans ce sens que je peux percevoir son dernier dessin, mon portrait, comme un miroir possible pour elle d’identification féminine.

26Je laisse le mot de la fin au poète, inspiré lui aussi par la forme et le symbole de la cravate. Guillaume Apollinaire publie en 1918 les Calligrammes, dont ce poème intitulé « la Cravate ». « La cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne o civilisé ôte-la si tu veux bien respirer. » (4)

figure im4

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. FREUD S., (1925) « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », in La Vie Sexuelle, P.U.F., Bibliothèque de Psychanalyse. (édition 1997)
  • 2. BERGER M., (2004) L’échec de la Protection de l’Enfance. Dunod, collection « Enfances », deuxième édition augmentée.
  • 3. DENIS P., (1997) « Nostalgie : entre deuil et dépression » in Monographie de la Revue Française de Psychanalyse, Le Deuil.
  • 4. Apollinaire G., (1966) Calligrammes. Poésie, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : Idéalisation, Parents inadéquats, Immobi- lismemise en mouvement, Clivage, Déni

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/imin.018.0155

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