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Article de revue

Le voyage à Moscou ou les impatients des jours du Messie

Autour du livre de François Furet, Le Passé d'une Illusion

Pages 81 à 92

Notes

  • [1]
    Dans les mains des politiciens, les desseins grandioses ne produisent rien d’autre que de nouvelles formes de l’antique misère.
  • [2]
    François Furet, Le Passé d’une Illusion, essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995.
  • [3]
    Comme la présente (et bien modeste) contribution, mutatis mutandis, renvoie au mien. Je souscris pleinement à cet égard aux derniers mots de la préface de François Furet : « À quarante ans de distance, je juge mon aveuglement d’alors sans indulgence mais sans acrimonie. Sans indulgence, parce que l’excuse qu’on tire souvent des intentions ne rachète pas à mes yeux l’ignorance et la présomption. Sans acrimonie, parce que cet engagement malheureux m’a instruit […] et vacciné contre l’investissement pseudo-religieux dans l’action politique. »
  • [4]
    C’est moi qui souligne.
  • [5]
    François Furet, op. cit., p. 14.
  • [6]
    La Havdala est la courte prière qui marque la fin (la « sortie ») du Shabbat.
  • [7]
    Gershom Scholem. Sabbataï Tsevi, Le Messie mystique – 1626-1676, Verdier, 1984. Heureuse coïncidence, s’il en existe, c’est François Furet qui fit la critique, au reste extrêmement élogieuse, de la traduction du livre en français, dans le Nouvel Observateur daté du 20 janvier 1984.
  • [8]
    Isaac Bashevis Singer, La Corne du Bélier, Stock, 1998 (la première édition date de 1933).
  • [9]
    Beit Midrash, ou Beth HaMidrash, maison d’étude, autre institution indispensable à la vie juive.
  • [10]
    Elie Wiesel, Tous les fleuves vont à la mer, Seuil, 1994.
  • [11]
    On estime entre huit et dix mille le nombre de prisonniers politiques de l’empire tsariste au moment de la révolution de 1905. Beaucoup trop, sans nul doute. Mais la comparaison avec les années qui suivirent celle de 1917 se passe de commentaire.
  • [12]
    Schlomoh Brodowicz, L’Âme d’Israël - Les origines la vie et l’œuvre de Menahem M. Schneerson Rabbi de Loubavitch, Ed. du Rocher, 1998.
  • [13]
    La Tcheka, faut-il le préciser, désigne l’appareil de répression policier et judiciaire mis en place par Lénine en 1917. Elle avait pour objectif de combattre les « contre-révolution-naires », catégorie qui, par nature pourrait-on dire, et en tant que facteur explicatif des échecs, était destinée à s’élargir sans limites.
  • [14]
    Au cours de la seconde guerre mondiale, et devant le même farouche ennemi, les pertes soviétiques en soldats tués représentent environ le quart des effectifs engagés, contre moins de 10 % pour l’armée américaine par exemple.
  • [15]
    François Furet, op.cit., p. 394.
  • [16]
    André Gide, Retour d’URSS, Gallimard, 1936.
  • [17]
    Maria-Antonietta Macchiocchi, De La Chine, Seuil, 1971.
  • [18]
    Le film de Joris Ivens (1898-1989), « Comment Yu-Kong déplaça les montagnes » (1976), mériterait une étude à lui seul. Il reste un exemple sans équivalent de la manière dont un documentariste de talent peut se tromper, être trompé du tout au tout, et se faire finalement l’obligeant complice de l’oppression.
  • [19]
    Simon Leys, Les habits neufs du Président Mao, Paris, 1971. Voir aussi, du même remarquable auteur, Ombres chinoises et Revo. Cul. Dans la Chine Pop, formant une trilogie, briseuse d’illusions s’il en fut.
  • [20]
    Benoît Peeters, Hergé, Fils de Tintin, Flammarion, 2002. Hergé finira par professer, dans son dernier album, Tintin et les Picaros (Casterman, 1978), une sorte de relativisme quelque peu désabusé, renvoyant dos-à-dos gauche et droite, dictature et révolution.
  • [21]
    Hergé, Tintin au pays des Soviets, Casterman, 1930 (réédité en 1997).
  • [22]
    Serge Tisseron, Tintin chez le psychanalyste, Aubier, 1985.
  • [23]
    On peut ici mettre en lumière le cas emblématique, mais non exceptionnel, de Margarete Buber-Neumann, veuve d’un dirigeant du PC allemand, qui résuma en sa chair la barbarie du XXe siècle. Déjà captive du Goulag, juive bien entendu, elle fut livrée aux Nazis par Staline, avec d’autres communistes allemands réfugiés en URSS, en application du pacte d’août 1939. Elle survécut au camp de Ravensbrück. Cf Margarete Buber-Neumann, Under Two Dictators, traduit par Fitzgerald (éd.), New York, Déportée en Sibérie, Le Seuil, 1949; Déportée à Ravensbrück, Le Seuil, 1988.
  • [24]
    Ou seulement sous la forme de vestiges marginaux, et, sauf aux Etats-Unis, sous des déguisements rendus indispensables par le rejet universel dont le nazisme fait l’objet. Ces lambeaux ne peuvent attirer dès lors que des personnalités qui recherchent délibérément cette marginalité et ce rejet.
  • [25]
    Sans évoquer le cas incroyable du Cambodge, encore dirigé par un parti, certes dissident des Khmers rouges, mais communiste pour autant.
  • [26]
    Les régimes communistes se sont parfois choisis des dirigeants bien peu charismatiques. Après Staline, Enver Hodja et Kim Il Sung, qui eût songé à rendre un culte à Leonid Brejnev, ou au général Jaruzelski ?
  • [27]
    Yéhouda Léon Askénazi (Manitou), Ki Mitsion, Notes sur la paracha, Fondation Manitou, Jérusalem, 1997.
  • [28]
    Yéhouda Léon Askénazi (Manitou), op.cit.
  • [29]
    Cantique des cantiques, II,6. Droite et gauche correspondent, dans la tradition juive, aux deux attributs divins de justice et de miséricorde.
  • [30]
    Vassili Grossmann, Tout passe, Livre de poche, 1984. Vassili Grossmann, qui fut le témoin de la bataille de Stalingrad, de la libération d’Auschwitz et de la chute de Berlin, est également l’auteur de Vie et destin, que Furet cite abondamment, et tient à juste titre pour « un des grands romans de ce siècle ».
  • [31]
    Pas même le passionnant ouvrage dirigé par Stéphane Courtois, Le Livre Noir du Communisme, qui prend finalement l’aspect d’un déprimant martyrologe. Mais je confesse aussi, sans me donner la peine de justifier ce point de vue très subjectif, que je préfère Grossmann à Soljenitsyne. Je préfère le juif revenu de l’illusion au russe blanc qui jamais ne s’aveugla.
« A la longue, une vérité nuisible est préférable à un mensonge utile. »
Thomas Mann
« In the hands of politicians, grand designs achieve nothing but new forms of the old misery. » [1]
John Le Carré
« Back in the USSR You don’t know how happy you are, boys »
John Lennon

1Le grand historien disparu François Furet laisse une œuvre abondante et riche, où la révolution française, on le sait, occupe une place centrale, mais où le XXe siècle est en revanche peu traité.

2Dans son dernier livre important [2], il aborde pourtant une question qui renvoie sans aucun doute à son itinéraire personnel [3]. Il n’y écrit pas une histoire du, ou plutôt des mouvements et des régimes communistes, mais une épopée de l’idée communiste, de « la relation imaginaire des hommes du XXe siècle » avec elle.

3Que cette idée soit un mensonge, un rêve, et même un aveuglement criminel, Furet, dès le titre, ne nous laisse pas en douter. Mais il ajoute aussi qu’elle « a été inséparable d’une illusion fondamentale, dont son cours a longtemps paru valider la teneur avant de la dissoudre. »

4Et il précise encore : « Je ne veux pas dire simplement par là que ses acteurs ou ses partisans n’ont pas su l’histoire qu’ils faisaient, et qu’ils ont atteint d’autres objectifs que ceux qu’ils s’étaient assignés […] J’entends plutôt que le communisme a eu l’ambition d’être conforme au développement nécessaire de la raison historique. »

5L’illusion politique particulière que fut le communisme se distingue ainsi en ce qu’elle est revêtue d’un caractère scientifique : « Illusion d’une autre nature que celle qui peut naître d’un calcul de fins et de moyens, ou même de la simple croyance en la justesse d’une cause, puisqu’elle offre à l’homme perdu dans l’histoire, en plus du sens de sa vie, les bienfaits d’une certitude[4]. »

6L’illusion communiste n’a donc pas été une simple « erreur de jugement, qu’on peut, à l’aide de l’expérience, repérer, mesurer, corriger; mais plutôt un investissement psychologique comparable à celui d’une foi religieuse, bien que l’objet en fût historique [5]. »

Un contrat à durée indéterminée

7L’histoire se passe au shtetl, la bourgade juive de Pologne, d’Ukraine ou de Biélorussie. Moshé le schnorrer, le mendiant, le clochard est une figure traditionnelle et moralement indispensable à cet univers désormais disparu.

8Et voilà que Moshé veut travailler. Il s’adresse au Rabbin, comme il se doit : « Rabbi, trouve-moi un travail ». Mais Moshé ne sait rien faire, et le rabbin lui répète jour après jour qu’il n’a pas de travail à lui donner. Moshé pourtant revient à la charge, sans se décourager : « Rabbi, trouve-moi un travail ».

9De guerre lasse, le rabbin finit par dire à Moshé : « Bien Moshé, je vais te donner un emploi ! Tu iras te poster à l’entrée du village, et tu y attendras l’arrivée du Messie. Lorsqu’Il viendra, tu courras avertir tout le monde ! »

10Moshé se montre très intéressé par ce travail, qui lui semble bien être à la mesure de ses talents… et de s’informer : « Oï, merci Rabbi, mais dis-moi : quel sera mon salaire ? » Le rabbin répond sans hésiter : « Oï, mais rien du tout, aucun salaire ! » Et mesurant la déception de Moshé, il ajoute : « Tu ne devrais pas te plaindre : au moins, tu es assuré d’un travail stable ! »

11C’est bien ainsi : d’un monde où règneront ensemble Miséricorde et Justice, Paix et Vérité, l’attente est à durée indéterminée.

12La tradition juive insiste sur l’interdiction de chercher à « hâter les jours du Messie ». On ne doit pas non plus « compter les jours du Messie ». Autrement dit, on ne doit pas se livrer à des spéculations sur l’heure de Sa venue.

13Les Maîtres du Talmud invitent cependant à la patience, non à l’inaction.

14Ce qui fera venir le Messie, ce sont les bonnes actions des hommes : leur étude minutieuse de la volonté divine, leur attachement concret à la compassion, à la vérité, à la justice et à la paix. Une image en est donnée qui mène au bord du désespoir : si tous les juifs observaient une seule fois complètement le Shabbat, le Messie viendrait avant la Havdala [6] !

15Toute autre voie est vaine, et dangereuse. Tout rac courci mène au désastre.

16L’histoire du peuple juif a connu de ces tragédies, restées en quelque manière internes, pour leur plus grande part. La plus célèbre est peut-être la funeste aventure de Shabbtaï Zvi [7] (1626-1676), dont les lointaines et tragicomiques conséquences sont malicieusement évoquées dans le premier roman d’Isaac Bashevis Singer, La Corne du Bélier[8].

17Pourquoi tant de juifs se sont-ils mêlés de bolchevisme ? L’interrogation est partagée par Elie Wiesel : « […] le phénomène du juif religieux optant pour le communisme continue de me fasciner. Comment un juif imbu de Moïse et d’Isaïe pouvait-il épouser les théories – ou la foi – de Karl Marx et Joseph Staline ? […] Je découvris qu’il y en avait jusque dans ma petite ville. […] Eh oui, ces étudiants talmudistes se réunissaient la nuit dans un obscur Beit Midrash [9] et y analysaient Lénine et Engels avec la même ferveur religieuse qu’ils manifestaient pendant la journée en étudiant l’enseignement de Maïmonide [10]. »

18L’illusion communiste a quelque chose à voir avec cette impatience, ce désir enfantin, généreux, et finalement cruel, de hâter la venue du messie.

19Pour faire justice à Zinoviev, à Rosa Luxembourg, à Léon Trotski, et à tant d’autres, il faudrait peut-être rendre compte des souffrances inouïes que les Tsars, les Boyards, les Cosaques, les évêques allemands, ont imposées aux Juifs, des siècles durant…

20Peut-être auraient-ils pu soupçonner que la Tcheka serait bien pire que l’Okhrana [11] ? Les plus sages d’entre eux, comme en témoigne la biographie du Rabbi de Loubavitch [12], l’avaient prévu.

21Mais tout à leurs folles espérances, tout à leur ivresse prométhéenne, tout à leur généreux aveuglement, de nombreux juifs se sont jetés dans les bras d’un démon qui n’attendait que cette occasion pour les dévorer, et n’a pas manqué de le faire !

22Qui se souvient aujourd’hui de l’abominable Yevsektia, la section juive de la Tcheka [13], essentiellement composée de juifs, et chargée de « l’éducation idéologique » des « masses juives », mais en vérité de la profanation officielle et systématique du Judaïsme en tant que tradition religieuse ?

23Tout raccourci mène au désastre.

Le voyage à Moscou

24Dans l’entre-deux guerres, aller en Union Soviétique est une activité politico-littéraire qui prend un caractère régulier, quasi rituel. Elle se prolonge même après la guerre mondiale, d’où l’URSS sort couronnée des lauriers d’une victoire acquise au prix de fleuves de sang russe, au prix de l’exorbitante souffrance de millions d’hommes, de femmes, d’enfants d’Ukraine, de Biélorussie, de l’Oural ou du Kazakhstan. Que ces souffrances ne soient pas seulement dues aux nazis, mais aussi à l’incroyable incompétence, à la stupéfiante inefficacité, au mépris total de la vie des soldats comme des civils du système stalinien [14], c’est ce qu’on veut ignorer, ce que presque personne n’ose seulement évoquer. Furet appuie sur cette blessure en expliquant notamment pourquoi, après l’invasion allemande et le passage de l’URSS dans le camp des alliés, on a oublié le pacte germano-soviétique, le cynique dépeçage de la Pologne, l’annexion brutale des états baltes, l’agression de la Finlande : « c’est que les guerres, et plus que toutes, cette guerre-là […], simplifient à l’extrême les choix. Elles alignent le passé sur le présent. Elles ne connaissent que deux camps, sous les drapeaux desquels viennent se mettre en ordre de combat non seulement les combattants et les passions, mais aussi les idées et même les souvenirs [15]. »

25Mais, avant-guerre, c’est un pèlerinage vers la Jérusalem du monde moderne, libérée, dit-on, de toute illusion religieuse, désintoxiquée de l’opium du peuple. Ceux-là ignorent que c’est vers Babylone qu’ils pèlerinent, et qu’on ne les promène pas en Russie soviétique, on les balade ! Le Bolchoï, le métro de Moscou, le musée de l’Ermitage, les camps de pionniers, les « grandes réalisations de la science, de l’industrie et de la culture soviétiques », voilà ce qu’ils ont le privilège de voir. Pour quelques rares élus, on va plus loin encore. Romain Rolland rencontre le Petit Père des Peuples en personne !

26Gide [16] perçoit l’absence de liberté dans l’art, et cette « courbure des esprits » qu’il ne peut cautionner, mais il ne soupçonne pas la dimension de ce qu’on lui cache, c’est-à-dire l’ampleur démesurée de la répression, et la criminalisation de la société.

27Plus tard d’autres feront le voyage de Pékin. Il serait trop long, et peut-être trop facile de pointer ici du doigt leurs ridicules. Que reste-t-il des inconséquences d’une Maria-Antonietta Macchiocchi [17], des montagnes de pellicule d’un Joris Ivens [18].

28Face à eux, dans le vacarme maoïste, et les échos bruyants de la « grande révolution culturelle prolétarienne », le sinologue belge Simon Leys proposait un moment de paix, teinté d’humour et de sens du tragique, et justement intitulé : Les habits neufs du Président Mao[19].

L’envers du décor

29Il est un personnage, belge lui aussi, qui fait le voyage de Moscou et qui, bien qu’appelé à une gloire mondiale, ne figure pas dans le livre de François Furet. Il porte un sobriquet sonore qui témoigne d’une identité incomplète : Tintin !

30Tintin, on le sait, est reporter au « Petit Vingtième », supplément pour la jeunesse d’une publication catholique belge, fortement marquée à droite. Nous sommes en janvier 1930. Le danger, pour la droite chrétienne, c’est le bolchevisme, tandis que la gauche et nombre d’intellectuels se rangent sous la bannière de « l’antifascisme », qui permettra de justifier ici ce dont on s’indigne là.

31C’est pourquoi le jeune Hergé nous intéresse : il manifeste les préjugés d’une époque, à l’état brut, pourrait-on dire, et met en scène les peurs des chrétiens et du « peuple de droite » face au bolchevisme. D’autre part, il n’a pas la notoriété qu’il connaîtra ensuite, et qui le contraindra à se montrer plus prudent, plus consensuel [20], au point qu’il s’opposera de son vivant à toute réédition de Tintin au pays des Soviets[21].

32Ce premier Tintin, au trait noir et blanc encore hésitant, n’y va cependant pas de main morte ! On lui montre des usines qui tournent à plein régime, fumée des cheminées, grondement des machines. Mais on voit tout cela d’un peu trop loin pour la curiosité et l’inépuisable énergie de Tintin : il faut y voir de plus près. Qu’est-ce que c’est que ce bolchevisme là ? Quel mensonge, nécessairement, nous dissimulent ces apparences ? Tintin se glisse donc à l’envers de ce qui, bien sûr, n’est qu’un décor : derrière des façades en carton-pâte, quelques commissaires font brûler de la paille pour simuler la fumée, tandis que d’autres entrechoquent des tôles et des barres de fer, pour produire le bruit des machines !

33Cette recherche constante du dévoilement de la vérité est une caractéristique de Tintin dont Serge Tisseron a brillamment montré qu’elle prend racine dans l’histoire d’Hergé, marquée par des secrets et des mensonges [22].

34Mais là n’est pas à présent la question. Ce qui reste, malgré la candeur, c’est une magnifique métaphore de tous les systèmes communistes, dont Hergé ne soupçonnait probablement ni la justesse, ni la pérennité.

35Produits d’une illusion, ces régimes n’ont pu se survivre à eux-mêmes qu’au prix d’un mensonge perpétuel. De là leur nature universellement criminelle : le dévoilement le plus ténu ne peut aboutir qu’à la mort pour celui qui en est l’agent. Dans leurs formes les plus folles, il n’est pas nécessaire de dévoiler quoi que ce soit. Il suffit d’être vaguement qualifié pour le faire. Au Cambodge des Khmers rouges, porter des lunettes équivalait à savoir lire, et savoir lire était un crime puni de mort.

Le chemin du retour

36Autre perplexité : pourquoi François Furet suscite-t-il chez moi non seulement l’intérêt intellectuel, non seulement même l’admiration, mais une véritable affection.

37C’est sans doute à cause du retour.

38Qu’est-ce que le retour ? N’est-ce pas le renoncement à l’illusion ? La tradition juive appelle cela « Téchouva ». Elle affirme qu’à l’égal de la Torah elle-même, le Retour fait partie des choses qui ont été créées avant le monde. On peut même faire l’hypothèse que le monde n’a été créé que pour le retour.

39J’aime les hommes qui sont revenus. Epuisés, exsangues, passés parfois si près de la mort, et pour beaucoup d’entre eux, ayant bel et bien séjourné en enfer [23]. Mais revenus, c’est-à-dire capables du récit que nous attendons dans un monde où règne l’illusion que tout est dévoilé : d’où reviens-tu ?

40Qu’as-tu pris pour réalité qui n’était que buée, qu’as-tu tenu pour vrai qui n’était qu’artifice, qu’as-tu pris pour justice qui n’était que crime et transgression de Loi ?

41Ce que montre Furet, c’est à quel point le communisme n’a cessé de produire de tels retours, de Boris Souvarine à Furet lui-même, en passant par Orwell, Koestler, Annie Kriegel, Alexandre Adler, ou Benny Lévy, et tant d’autres qui n’ont laissé aucun nom dans l’histoire.

42Là encore, la tradition juive propose un aperçu inattendu. Sur l’échelle du salut, là où se tient l’homme qui a fait retour, le juste parfait, celui qui n’a jamais péché, ne peut se tenir. Plusieurs commentaires expliquent cet enseignement d’une façon limpide : qui n’a pas connu le goût du péché, a peut-être moins de mérite que celui qui, s’en étant enivré, a été capable d’y renoncer !

Malgré des fleuves de sang…

43Il reste à expliquer un autre phénomène, que François Furet met en évidence. C’est une caractéristique frappante du nazisme, que de n’avoir pas survécu une journée à son diabolique inventeur [24].

44En revanche, on ne peut nier qu’après bientôt un siècle de crimes et d’oppression, le communisme garde une vitalité certaine. De récentes élections françaises ont montré qu’une part non négligeable de l’électorat ne répugne pas à voter pour des organisations qui se réclament de Lénine, de Trotski et de la « dictature du prolétariat ». Encore la France n’a-t-elle jamais eu à souffrir d’un véritable régime communiste, libre de ses choix politiques. Mais que dire de la survivance de partis communistes relativement puissants dans les pays de l’Europe centrale et orientale [25] ?

45Le Judaïsme est connu pour son rejet presque obsessionnel de l’idolâtrie. Le protestantisme, voulant rompre avec les compromis que l’église catholique avait su faire avec les cultes païens, a tenté de renouveler l’incandescente interdiction du Pentateuque.

46Mais dans une ère où l’on ne fabrique plus guère de statues de Baal ou d’Astarté pour s’agenouiller devant « l’œuvre de nos mains », de quoi parle-t-on ?

47Je ne crois pas que le fameux « culte de la personnalité » constitue le péché le plus grave. Le communisme y a eu abondamment recours, jusqu’au comble du ridicule tragique, mais il a aussi montré qu’il savait s’en passer [26].

48C’est que l’idolâtrie consiste à mettre une valeur au-dessus de toutes les autres.

49Le nazisme ne fait pas problème sur ce plan. Il a donné la primauté à une valeur universellement inacceptable : une race est désignée pour dominer toutes les autres, et s’autorise dans la poursuite de ses buts l’usage d’une violence sans limites. En germe dans cette idolâtrie se trouve donc sa propre destruction : même en accumulant la plus fantastique puissance, on ne peut faire la guerre au monde entier. C’est impossible.

50Mais les fleuves de sang, les dizaines de millions de destins bouleversés, de consciences corrompues, de vies brisées ne semblent avoir qu’en partie entamé l’espoir que le communisme a fait naître.

51N’est-ce pas parce que la valeur que cette idolâtrie met au-dessus de toutes les autres, c’est la justice universelle ?

52Le péché du communisme n’est donc pas contenu dans les valeurs qu’il promeut, comme c’est le cas du nazisme, mais bien dans le fait qu’il introduit un déséquilibre dans leur hiérarchie. Est-ce qu’en effet, la justice universelle n’est pas le bien le plus élevé auquel l’humanité puisse aspirer ? Au nom du but de justice que nous nous sommes fixés, tout ne doit-il pas être mis en œuvre ?

53L’histoire des patriarches éclaire cette difficulté. « Abraham est le juste de la vertu de charité ( ‘hessed ), Isaac celui de la vertu de justice absolue ( din ), et Jacob le juste de l’unité des vertus, la vertu de vérité ( émet ) » enseigne Léon Ashkénazi [27]. Car ces deux valeurs, l’amour, la compassion, la miséricorde d’une part, la rigueur, la justice d’autre part sont « absolument nécessaires à la vérité de l’être, mais entre elles incompatibles et absolument contradictoires. En effet, lorsque l’homme est occupé à la conduite de la charité, et en cela il est le fils d’Abraham, il viole par là-même, absolument, la conduite de justice. Lorsque l’homme se conduit suivant la justice stricte – et en cela il est le fils d’Isaac – il viole absolument celle de charité. Et tout se passe comme si la conduite de vérité morale était en quelque sorte inaccessible à l’homme [28] ».

54Cette synthèse impossible, exprimée dans le magnifique verset du Cantiques des cantiques « Sa gauche soutient ma tête et sa droite m’étreint [29] », l’homme ne doit jamais croire l’avoir accomplie. Il doit toujours la rechercher.

55Mais par dessus tout, dans ce chemin, même s’il est transitoirement obligé de préférer l’une à l’autre, il ne doit pas faire une maxime de sa préférence passagère.

56Pascal ne dit peut-être pas autre chose, en affirmant que « qui veut faire l’ange fait la bête ».

57Il fait la bête et se croit ange, il se croit un sauveur mais il n’est qu’un bourreau : voilà ce que fut l’illusion communiste. Elle s’empara de millions d’hommes, et en fit périr autant.

58En vérité, comme il arrive souvent, c’est à l’issue de l’exercice que je m’avise de son but initial : peut-être ne lira-t-on pas le grand livre de François Furet. Puisse-t-on seulement lire un petit livre, un seul, écrit au crépuscule de sa vie par un homme qui fut un acteur pathétique et un témoin exceptionnel des désastres du vingtième siècle. Cet homme est Vassili Grossmann. Son chef d’œuvre s’appelle Tout Passe[30]. Si la fiction romanesque est ce qui soumet la loi générale à l’expérience particulière, c’est un roman d’exception. Aucun livre ne parle ainsi de la tragédie communiste [31]. Aucun livre, peut-être, ne peut faire si complètement justice de l’illusion qui en fut la cause.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • LEYS S., Les habits neufs du Président Mao, Paris, 1971.
  • MACCHIOCCHI M-A., De La Chine, Seuil, 1971.
  • PEETERS B., Hergé, Fils de Tintin, Flammarion, 2002.
  • SCHOLEM G., Sabbataï Tsevi, Le Messie mystique – 1626-1676, Verdier, 1984.
  • TISSERON S., Tintin chez le psychanalyste, Aubier, 1985.
  • WIESEL E., Tous les fleuves vont à la mer, Seuil, 1994.

Notes

  • [1]
    Dans les mains des politiciens, les desseins grandioses ne produisent rien d’autre que de nouvelles formes de l’antique misère.
  • [2]
    François Furet, Le Passé d’une Illusion, essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995.
  • [3]
    Comme la présente (et bien modeste) contribution, mutatis mutandis, renvoie au mien. Je souscris pleinement à cet égard aux derniers mots de la préface de François Furet : « À quarante ans de distance, je juge mon aveuglement d’alors sans indulgence mais sans acrimonie. Sans indulgence, parce que l’excuse qu’on tire souvent des intentions ne rachète pas à mes yeux l’ignorance et la présomption. Sans acrimonie, parce que cet engagement malheureux m’a instruit […] et vacciné contre l’investissement pseudo-religieux dans l’action politique. »
  • [4]
    C’est moi qui souligne.
  • [5]
    François Furet, op. cit., p. 14.
  • [6]
    La Havdala est la courte prière qui marque la fin (la « sortie ») du Shabbat.
  • [7]
    Gershom Scholem. Sabbataï Tsevi, Le Messie mystique – 1626-1676, Verdier, 1984. Heureuse coïncidence, s’il en existe, c’est François Furet qui fit la critique, au reste extrêmement élogieuse, de la traduction du livre en français, dans le Nouvel Observateur daté du 20 janvier 1984.
  • [8]
    Isaac Bashevis Singer, La Corne du Bélier, Stock, 1998 (la première édition date de 1933).
  • [9]
    Beit Midrash, ou Beth HaMidrash, maison d’étude, autre institution indispensable à la vie juive.
  • [10]
    Elie Wiesel, Tous les fleuves vont à la mer, Seuil, 1994.
  • [11]
    On estime entre huit et dix mille le nombre de prisonniers politiques de l’empire tsariste au moment de la révolution de 1905. Beaucoup trop, sans nul doute. Mais la comparaison avec les années qui suivirent celle de 1917 se passe de commentaire.
  • [12]
    Schlomoh Brodowicz, L’Âme d’Israël - Les origines la vie et l’œuvre de Menahem M. Schneerson Rabbi de Loubavitch, Ed. du Rocher, 1998.
  • [13]
    La Tcheka, faut-il le préciser, désigne l’appareil de répression policier et judiciaire mis en place par Lénine en 1917. Elle avait pour objectif de combattre les « contre-révolution-naires », catégorie qui, par nature pourrait-on dire, et en tant que facteur explicatif des échecs, était destinée à s’élargir sans limites.
  • [14]
    Au cours de la seconde guerre mondiale, et devant le même farouche ennemi, les pertes soviétiques en soldats tués représentent environ le quart des effectifs engagés, contre moins de 10 % pour l’armée américaine par exemple.
  • [15]
    François Furet, op.cit., p. 394.
  • [16]
    André Gide, Retour d’URSS, Gallimard, 1936.
  • [17]
    Maria-Antonietta Macchiocchi, De La Chine, Seuil, 1971.
  • [18]
    Le film de Joris Ivens (1898-1989), « Comment Yu-Kong déplaça les montagnes » (1976), mériterait une étude à lui seul. Il reste un exemple sans équivalent de la manière dont un documentariste de talent peut se tromper, être trompé du tout au tout, et se faire finalement l’obligeant complice de l’oppression.
  • [19]
    Simon Leys, Les habits neufs du Président Mao, Paris, 1971. Voir aussi, du même remarquable auteur, Ombres chinoises et Revo. Cul. Dans la Chine Pop, formant une trilogie, briseuse d’illusions s’il en fut.
  • [20]
    Benoît Peeters, Hergé, Fils de Tintin, Flammarion, 2002. Hergé finira par professer, dans son dernier album, Tintin et les Picaros (Casterman, 1978), une sorte de relativisme quelque peu désabusé, renvoyant dos-à-dos gauche et droite, dictature et révolution.
  • [21]
    Hergé, Tintin au pays des Soviets, Casterman, 1930 (réédité en 1997).
  • [22]
    Serge Tisseron, Tintin chez le psychanalyste, Aubier, 1985.
  • [23]
    On peut ici mettre en lumière le cas emblématique, mais non exceptionnel, de Margarete Buber-Neumann, veuve d’un dirigeant du PC allemand, qui résuma en sa chair la barbarie du XXe siècle. Déjà captive du Goulag, juive bien entendu, elle fut livrée aux Nazis par Staline, avec d’autres communistes allemands réfugiés en URSS, en application du pacte d’août 1939. Elle survécut au camp de Ravensbrück. Cf Margarete Buber-Neumann, Under Two Dictators, traduit par Fitzgerald (éd.), New York, Déportée en Sibérie, Le Seuil, 1949; Déportée à Ravensbrück, Le Seuil, 1988.
  • [24]
    Ou seulement sous la forme de vestiges marginaux, et, sauf aux Etats-Unis, sous des déguisements rendus indispensables par le rejet universel dont le nazisme fait l’objet. Ces lambeaux ne peuvent attirer dès lors que des personnalités qui recherchent délibérément cette marginalité et ce rejet.
  • [25]
    Sans évoquer le cas incroyable du Cambodge, encore dirigé par un parti, certes dissident des Khmers rouges, mais communiste pour autant.
  • [26]
    Les régimes communistes se sont parfois choisis des dirigeants bien peu charismatiques. Après Staline, Enver Hodja et Kim Il Sung, qui eût songé à rendre un culte à Leonid Brejnev, ou au général Jaruzelski ?
  • [27]
    Yéhouda Léon Askénazi (Manitou), Ki Mitsion, Notes sur la paracha, Fondation Manitou, Jérusalem, 1997.
  • [28]
    Yéhouda Léon Askénazi (Manitou), op.cit.
  • [29]
    Cantique des cantiques, II,6. Droite et gauche correspondent, dans la tradition juive, aux deux attributs divins de justice et de miséricorde.
  • [30]
    Vassili Grossmann, Tout passe, Livre de poche, 1984. Vassili Grossmann, qui fut le témoin de la bataille de Stalingrad, de la libération d’Auschwitz et de la chute de Berlin, est également l’auteur de Vie et destin, que Furet cite abondamment, et tient à juste titre pour « un des grands romans de ce siècle ».
  • [31]
    Pas même le passionnant ouvrage dirigé par Stéphane Courtois, Le Livre Noir du Communisme, qui prend finalement l’aspect d’un déprimant martyrologe. Mais je confesse aussi, sans me donner la peine de justifier ce point de vue très subjectif, que je préfère Grossmann à Soljenitsyne. Je préfère le juif revenu de l’illusion au russe blanc qui jamais ne s’aveugla.
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