Notes
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Compte rendu d’intervention lors de la XIIIe journée d’étude organisée par le GIREP, sur le thème « le passage à l’acte », 4 décembre 2004. Nous remercions Patricia Bouvier pour le travail de retranscription de cette journée d’étude.
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Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée (AFIREM).
1J’ai d’abord hésité à accepter cette aimable invitation à exposer le travail spécifique que nous menons au Centre des Buttes-Chaumont et puis j’ai pensé aux liens entre l’approche systémique, la victimologie et les travaux de Sandor Ferenczi, autour des mineurs victimes de violences. Je viens du domaine social, j’ai commencé en 1975 à exercer en tant qu’éducatrice spécialisée, et trois mois après mes débuts, je rencontrais ma première victime d’inceste. À cette époque, il n’y avait aucune recherche dans le domaine de la maltraitance sexuelle en France, à peine l’émergence d’une association, l’AFIREM [2], qui s’intéressait de façon spécifique à la maltraitance physique, celle qui laisse des traces, par exemple, le fameux syndrome de Sylverman, (traces anciennes de fractures multiples que l’on décèle à la radio).
2Ce jour-là, j’avais été appelée par une école pour venir en aide à une élève qui menaçait de se jeter par la fenêtre, si on la renvoyait chez elle . Cette jeune fille vivait dans une famille d’accueil, et elle était suivie par l’Aide Sociale à l’Enfance pour laquelle je travaillais. En allant la chercher à l’école et en lui demandant pourquoi elle voulait se jeter par la fenêtre, je parviens à comprendre que son père l’aurait violée. Comme on ne m’avait pas préparée à ces situations d’inceste, je réfléchis à la marche à suivre, estime que c’est du ressort du Tribunal pour Enfant, décide d’appeler le juge des enfants en lui expliquant brièvement ce que cette jeune fille vient de me dire. Le magistrat me propose de venir immédiatement. Un quart d’heure d’autoroute et le juge me reçoit derrière un grand bureau, le Code Pénal bien en vue, ouvert devant lui. Après que je lui ai reformulé mes observations, le magistrat me lit solennellement l’article concernant la non-dénonciation de crime : « Toute personne qui a connaissance d’un crime est passible de poursuite judiciaire si elle ne le dénonce pas ». Devant ce paradoxe, j’ai la mâchoire qui se décroche puisque je suis là, dans son cabinet, justement pour évoquer ce cas. Le magistrat me demande alors si j’ai la preuve de ce que j’avance. Je lui réponds que la souffrance de cette enfant me paraît authentique. Il poursuit : Savez-vous ce qu’est un parapluie ?
3Devant mon étonnement, il m’explique le bon usage des systèmes hiérarchiques qui aurait du selon lui, filtrer ma démarche. Il me fait sortir, puis il reçoit la jeune fille. Quelques années plus tard, j’ai appris qu’elle ne s’était pas ratée, je n’avais rien pu faire, elle avait été renvoyée dans sa famille. Si j’avais reçu une formation suffisante, j’aurais changé de porte au Tribunal et me serais adressée au Substitut Chargé des Mineurs auquel j’aurais expliqué la même chose. C’est lui qui a l’opportunité des poursuites, et non pas le juge des enfants. Ça m’a beaucoup interpellée et quand je suis arrivée à Paris, le hasard a mis sur ma route Pierre Sabourin, médecin et psychanalyste et nous avons participé aux premières réflexions sur la thérapie familiale face à l’inceste. En 1982, le terme de « thérapie familiale » signifiait qu’on recevait tout le monde ensemble pour traiter de toutes les pathologies, et il me semblait que j’étais un peu comme Monsieur Jourdain, faisant de la thérapie familiale depuis toujours, sans le savoir.
4Aux Etats-Unis, à la même époque, la question des maltraitances sexuelles était étudiée. Il y avait déjà des centres de thérapie familiale spécialisés, notamment à Palo-Alto. Nous nous sommes donc inspirés de ce travail et avons co-fondé le Centre des Buttes-Chaumont en 1986 après que les médias aient mis sur notre chemin, Eva Thomas, la première victime d’inceste à avoir osé parler, à visage découvert, dans Les dossiers de l’écran de l’inceste qu’elle avait subi adolescente. Éva était venue nous voir avec son premier ouvrage Le viol du silence et nous avions commencé à réfléchir ensemble aux moyens d’améliorer la protection des enfants victimes. Je suis alors partie au Québec avec elle voir comment ils faisaient. J’ai été atterrée quand j’ai vu qu’on mettait tout le monde obligatoirement ensemble, les groupes de mères, les groupes d’enfants, les groupes d’agresseurs. Le criminologue qui recevait les hommes suspectés d’être des agresseurs sexuels incestueux, faisant signer un protocole de thérapie qui leur évitait ainsi d’être sanctionné ! Cela s’appelait la déjudiciarisation. Pour les victimes, ce travail en groupe entraîne une véritable contamination psychique, je trouve ça extrêmement dangereux et les Québécois ne disent pas assez que c’est un échec absolu. Je pense qu’il faut vraiment accepter l’idée d’ouvrir bien sûr la parole mais ensuite d’accepter que ça se referme et que ça devienne un travail vraiment individuel. Par contre, les agresseurs bénéficient au mieux de ce travail de groupe. Nous ne partageons pas en Europe, certains points de vue de l’Amérique du Nord et cela vaut mieux.
5En 1986, en France, c’était la confusion sémantique complète. Il n’y avait pas de mot pour désigner un enfant victime d’inceste, on disait « enfant incestueux ». Nous avons créer un groupe de recherche autour d’Éva Thomas, avec des avocats, des magistrats, des experts auprès des tribunaux, mes amis psychanalystes et moi-même, éducatrice formée à la thérapie familiale, afin d’améliorer la communication dans ce domaine. L’enfant d’un psychanalyste, troublé de voir le clip de Serge et Charlotte Gainsbourg Lemon incest avait réagit en disant le mot « incesté ». Nous avons décidé de garder ce mot pour bien montrer l’effet de soumission, de passivité qu’il y a dans l’inceste, ce qui permet de faire la différence entre l’enfant incestueux, c’est-à-dire né de l’inceste et l’enfant incesté, victime d’inceste. Ensuite, on s’est demandé comment ça fonctionnait dans une famille maltraitante pour que surviennent ces passages à l’acte transgressifs. On s’est rendu compte que la mère (par exemple dans l’inceste père-fille) avait une place non négligeable et que c’était un drame qui se vivait à minima à trois. En explorant plus précisément, nous avons constaté que ça se vivait sur plusieurs générations et qu’il y avait vraiment une transmission transgénérationnelle des triangulations incestueuses.
6Quand on soigne un système familial maltraitant, on s’aperçoit que sur la lignée maternelle ou la lignée paternelle, on retrouve souvent ce type de comportements abusifs. Il y a, au sein de ces familles, des jeux instigatoires secrets, pour reprendre le modèle de Mara Selvini, brillante systémicienne italienne. Nous avons donc appelé ces mères, des mères incestigatrices, au sens où elles instiguent l’inceste. Mais il y a aussi des pères incestigateurs, au Centre des Buttes-Chaumont, nous recevons des mères incestueuses, des femmes qui agressent leurs enfants. Nous commencions à en savoir un peu plus.
7Ensuite, nous nous sommes penchés sur les textes de loi et nous nous sommes rendu compte qu’ils n’étaient pas du tout favorables aux victimes, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas vraiment de possibilité, pour ces enfants victimes de leurs parents, de déposer plainte contre ceux qui détiennent l’autorité parentale. C’était complètement paradoxal. Il a fallu réfléchir à l’élaboration d’un Protocole d’Intervention Sociale, Judiciaire et Thérapeutique, qui permette de redonner des droits aux enfants, de sanctionner les auteurs et d’ainsi changer le mode de fonctionnement de la famille. C’est de la prévention pour les générations à venir. On est assez loin du concept de neutralité bienveillante. On est obligé d’être dans une position thérapeutique active quand on travaille avec des victimes, et également d’être dans une position thérapeutique active quand on travaille avec des agresseurs.
8Dans ces familles, les enfants sont envahis psychiquement par la génitalité transgressive de leurs parents et grands-parents. Il faut véritablement rentabiliser le temps thérapeutique de façon efficace pour obtenir un changement. L’enfant présumé agressé, est souvent retiré de sa famille et placé dans une famille d’accueil ou dans un foyer. On invite alors les partenaires sociaux, les psychologues de l’établissement, les psychanalystes ou les psychiatres à participer à la séance de thérapie de réseau qui se fait à deux thérapeutes, en général, et le plus souvent, un homme et une femme pour favoriser le plus possible, les transferts. Les premières minutes des séances sont très importantes. On observe avec beaucoup d’attention, parce que, dans les familles maltraitantes, ce qui est interdit, ce n’est pas la maltraitance, ce n’est pas l’inceste, ce qui est interdit, c’est de ressentir et de parler de ce qu’on ressent. Il y a donc une suprématie du langage non-verbal sur la parole. Ce sont des enfants qui obéissent véritablement au doigt et à l’œil, le doigt qui blesse et l’œil qui terrifie et menace. C’est dans les cinq premières minutes que vous devez, en tant que thérapeute réussir à entrer en relation avec eux. Puis, nous faisons ce que nous appelons de la surestimation prédictive du potentiel d’évolution de l’enfant. Nous avons une position thérapeutique affirmée, à savoir : c’est possible que ça change. Nous savons qu’il est possible d’obtenir une évolution, c’est possible que cessent la violence, les coups, les viols, c’est possible que l’enfant apprenne à l’école et retrouve un espace psychique libéré qui lui permette de jouer à nouveau. Un enfant violé, c’est un enfant qui ne joue plus.
9J’ai eu la chance de connaître la position thérapeutique de Ferenczi très tôt. J’ai commencé à m’intéresser à la psychanalyse par ses écrits. J’ai lu ses traductions et il y avait énormément de choses qui me parlaient, notamment son texte La confusion des langues entre les enfants et les adultes, par rapport au passionnel de l’adulte et à la tendresse demandée par l’enfant, ou bien les dissociations post-traumatiques, qu’il appelle « fragmentations psychiques » ou « atomisation de la pensée. » Nous avons élaboré des ponts entre la thérapie familiale systémique et la psychanalyse et avons essayé de fabriquer un schéma appelé « systémalytique » qui permet de bien mettre en évidence ce qui se passe dans ces familles pour entraîner chez les victimes, cet autosacrifice de la pensée et son cortège de troubles de la vie psychique.
10L’intervention en réseau auprès des systèmes maltraitants, c’est une intervention qui intègre la référence à la loi : Protection de l’Enfance, et la référence au pénal : sanction des auteurs. Le problème, c’est qu’il y a encore trop peu de gens formés à naviguer entre ces deux pôles d’interventions. Il y a encore de grandes catastrophes en France alors qu’on est censé avoir tout fait pour protéger les enfants. Dans le domaine des maltraitances, aider l’enfant ou l’adolescent à retrouver son espace psychique, c’est d’abord lui énoncer ses droits pour obtenir une démocratisation des règles familiales maltraitantes.
11Nous sommes régulièrement sollicités par les pouvoirs publics dans l’élaboration de nouvelles lois qui concourent à la Protection de l’Enfance, où au traitement des agresseurs sexuels, c’était le cas en 1993, en 1998, en 2004 et encore en 2005. Il y a aujourd’hui une loi en préparation qui va faire entrer le mot « inceste » dans le code pénal en spécifiant par exemple si l’agression sexuelle est incestueuse ou non. C’est devenue une infraction spécifique.
12Il existe aujourd’hui un levier de démocratisation efficace, bien qu’encore ignoré de la plupart, c’est l’administrateur ad hoc. C’est-à-dire une personne mandatée par un juge des enfants ou d’instruction, qui va représenter les droits de l’enfant en justice, tout au long de la procédure pénale, en permettant la désignation d’un avocat. Ce faisant, il va faire émerger ainsi un véritable débat contradictoire, dans lequel le thérapeute va tout à fait pouvoir s’impliquer. Car le thérapeute doit vraiment tout traduire; le langage non-verbal, ce que disent les enfants sans dire, leurs dessins, leurs comportements, leurs symptômes spécifiques, comme par exemple, les masturbations compulsives et répétitives, avec l’aide de l’administrateur ad hoc, souvent un intervenant social, et de l’avocat pour obtenir une réelle protection de l’enfant et une reconnaissance de son statut de victime qu’ensuite les petits patients seront en mesure d’abandonner. Aujourd’hui, quand une famille incestueuse arrive au Centre, le parent désigné par l’enfant comme agresseur est souvent incarcéré, nous recevons donc la fratrie, les personnes protectrices et puis, pas toujours mais le plus souvent, la mère, qui a été complice inconsciente de ces pratiques ou de ces sévices. Je pense, par exemple à une petite fille d’environ cinq ans, qui avait dessiné dès son arrivée en séance de thérapie de réseau, une série de saucisses de taille croissante, il y en avait quatre, une petite à l’horizontale, une plus grande qui commençait à se lever puis une encore plus grande et encore une bien plus grande. La petite saucisse, représentait son frère qui n’était pas dangereux pour elle, celle qui était en train de se redresser, son père, qui n’était pas passé à l’acte sur le plan du viol mais qui commettait des attouchements, la saucisse un peu plus grande et complètement verticale, le grand-père qui l’avait violée. Puis, la très très grande, la représentait elle, la petite fille qui, dans sa mégalomanie post-traumatique, devenait elle-même une saucisse géante. C’était la représentation de ce qu’elle avait vécu, de ce qu’elle vivait et de ce dont elle n’arrivait pas à se défaire. Après avoir fait ces dessins très rapidement, cette enfant avait pris le feutre avec lequel elle avait dessiné, les gros feutres qui vont sur les paperboard, et a commencé à l’introduire rythmiquement dans sa bouche en regardant le thérapeute homme de façon extrêmement érotisée. L’intervention, dans ce temps thérapeutique, a consisté à ce que je la regarde, moi, thérapeute femme, en lui disant : « ça peut s’arrêter ». L’enfant a immédiatement retiré le feutre de sa bouche. « Ça peut s’arrêter » renvoie au fait que son excitation post-traumatique peut cesser, renvoie au fait que ça peut s’arrêter qu’elle soit à nouveau en danger d’être violée et que ça peut s’arrêter que sa mère, elle-même victime du grand-père ne puisse la protéger. C’est une attitude extrêmement directive mais fructueuse. Cette enfant ensuite a joué avec un poupon qu’elle a appelé « bébé-beurk ». Ce poupon était l’enfant fantasmé de l’inceste qu’elle avait subi de son grand-père.
13Dans le travail de thérapie, nous favorisons un passage transitoire de haine légitime de la victime vis-à-vis de l’agresseur, plus précisément des faits commis par l’agresseur. L’agresseur n’est pas toujours qu’un violeur. Peuvent coexister, chez lui, des attitudes tout à fait protectrices et adaptées, qu’il est important de préserver. La thérapie passe dans ce premier temps par la recherche de surnoms, là, le grand-père incestueux, avait été surnommé « gros pépère beurk ». La fratrie s’était concertée devant nous pour trouver un mot de façon à ne pas dire « papy » qui a une connotation tendre, alors qu’on travaille à les aider à déconfusionner les différents registres relationnels. Cette enfant qui était en grande difficulté, dans l’incapacité de se concentrer et d’apprendre à l’école a, par la suite, après les différents procès, évolué de façon remarquable, entamer une thérapie individuelle et je crois que nous lui avons évité la psychose.
14Dans les thérapies de réseau, nous parlons de la distorsion de ce qui nous est montré. Surtout les manifestations psychosomatiques, par exemple ce que nous appelons les larmes invisibles chez les patients; des espèces de traînées rouges qui descendent autour des yeux et de la bouche. Parfois, c’est la moitié du visage qui se colore en rouge, l’autre partie reste blanche, ou bien, ce que nous appelons, le teint vampirisé, c’est-à-dire un teint extrêmement blême, qu’avec l’évolution thérapeutique, l’on voit se recolorer. Ce sont les témoignages de l’ancienne emprise hypnotique sous laquelle ces victimes restent parfois des années après le dernier passage à l’acte sexuel. Nous devons leur dire ce que nous voyons, ce que leur corps nous montre pour les aider à en prendre conscience. C’est tout à fait spectaculaire de voir l’évolution sur les enfants. Dans ces familles, il y a ce que j’appelle un gel du temps psychique, qui est visible également dans les arrêts de croissance des enfants. Nous avons d’ailleurs une toise à laquelle les enfants adorent aller se mesurer, aller vérifier d’une séance à l’autre, à un mois d’intervalle, leur croissance. On a beaucoup évolué en France en ce qui concerne la compréhension de ces retards de croissance, dus à la maltraitance psychique, physique, sexuelle.
15Nous travaillons aussi beaucoup avec ce que nous apporte le DSM-4 même s’il est beaucoup critiqué. Et avec ce qu’en systémie, on appelle la résonance, car lorsqu’on s’affronte à des systèmes maltraitants, il y a une résonance très forte qui s’exerce sur l’intervenant qu’il faut pouvoir analyser. Ce n’est pas seulement une question de transfert/contre-transfert, c’est vraiment une résonance. Prenons par exemple, le cas d’une jeune femme métisse qui avait été violée régulièrement par sa mère quand elle était enfant et qui avait fait une analyse ou la question de l’inceste maternel n’avait pas été abordée. Désespérée et en grande difficulté, elle était venue aux Buttes-Chaumont. C’est une patiente qui avait des problèmes avec la drogue et des comportements de déviance sexuelle. Intelligente et cultivée, elle n’arrivait pas à trouver de travail. Rien ne marchait sentimentalement. Comme souvent les victimes de violences sexuelles maternelles, elle ressentait de l’effroi à l’idée d’avoir des enfants. A une séance, alors que ça faisait trois jours qu’elle était restée couchée dans son lit à ne plus pouvoir sortir de chez elle, je cherchais ce qui avait pu déclencher cette régression. Elle m’explique que sa mère l’avait appelée pour lui dire de regarder la télévision immédiatement, ce qu’elle avait fait à l’instant. Surprise, elle avait vu son ancien amant, professeur d’Université, qui présentait son dernier livre. Cet ancien compagnon l’avait tabassée pendant des années, ce que savait pertinemment sa mère. Le choc avait été effrayant, l’avait remise sous l’emprise de sa mère maltraitante. Tandis que je lui propose cette interprétation, la patiente change de comportement et me foudroie du regard. Elle m’évoque alors de façon stupéfiante La Ménine de Vélasquez et son expression de dédain. Je revenais du musée Guggenheim de Bilbao et j’avais été frappée par une série d’œuvres d’un artiste, Manara, en hommage à Vélasquez. Il avait créé un nombre incalculable des statues de Ménines en bois, en chiffons, en tableaux, et c’était extraordinaire de voir comment un artiste peut transformer des morceaux assez ingrats de tissu, de papier, de carton, et de bois pour en faire des œuvres si magnifiquement évocatrices de ce célèbre tableau. Je dis à ma patiente : « vous me faites penser à la Ménine de Vélasquez. » « C’est normal », me répond-elle, « j’ai eu ce portrait devant mon lit, toute mon enfance. » Je ne fais pas de commentaire, la séance se termine et elle revient à la séance suivante en me disant qu’elle commence à avoir peur parce qu’elle pense que je suis une sorcière. En fait, la reproduction du tableau de Vélasquez était devant le lit où se passaient les abus et dans les moments de dissociation psychique dus aux attaques sexuelles maternelles, elle s’évadait en fixant cette enfant, cette princesse hautaine et dédaigneuse à laquelle dans le même temps, elle s’identifiait. Le comportement non-verbal, absolument essentiel à observer, est entré en résonance avec mon émotion esthétique par rapport à ce tableau, dont elle était devenue en un instant une incarnation impressionnante.
16En guise de conclusion; dans notre dernier livre Quand la famille marche sur la tête, nous avons repris le cas de deux petites patientes incestées que nous avions vues il y a une quinzaine d’années et qui avaient fait en séance des dessins très parlants, dont on peut voir les reproductions dans notre premier ouvrage La violence impensable. C’est une succession de dessins spontanés qui montraient l’envahissement psychique par les attaques sexuelles. Toutes les deux avaient subi des fellations, style d’abus assez banal qui ne laisse pas beaucoup de traces physiques. L’une de ces petites patientes dessinait ce qu’on appelle des maisons phalliques, la deuxième des poissons de forme phallique. Abusée par son père, celui-ci avait immédiatement reconnu les faits, ce qui avait protégé sa fillette, condamné il avait fait ensuite un travail de thérapie sur lui-même. Pour l’autre patiente, la justice n’ayant pu la protéger, les faits n’ont pas été reconnus, elle avait donc immanquablement été obligée de revoir son père, ce qui n’est bien sûr pas le cas de l’autre enfant. Aujourd’hui, l’une d’entre elle fait des études de psychologie tandis que l’autre est attirée par les milieux sectaires. Laquelle ? On peut être certain qu’au niveau du choix amoureux, celle qui a bénéficié, à la fois de la reconnaissance par la justice de son statut de victime, de la sanction de son agresseur et du travail de thérapie, n’est plus exposée aux abus. Elle rencontrera probablement quelqu’un qui n’aura pas trop de potentiel à agresser des enfants, contrairement à l’autre jeune fille pour laquelle on ne peut assurer qu’elle ne choisira pas un partenaire qui aura un potentiel pédocriminel.
Notes
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Compte rendu d’intervention lors de la XIIIe journée d’étude organisée par le GIREP, sur le thème « le passage à l’acte », 4 décembre 2004. Nous remercions Patricia Bouvier pour le travail de retranscription de cette journée d’étude.
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Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée (AFIREM).