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Article de revue

À qui appartient le malheur des autres ?

Pages 27 à 36

Notes

  • [1]
    Bettati M., Le droit d’ingérence, Odile Jacob, Paris, 1996.
  • [2]
    Agi M., René Cassin, Perrin, Paris, 1998.
  • [3]
    Glucksmann A., Ouest contre ouest, Plon, Paris, 2003.
  • [4]
    Éd. des Nations Unies.

1A-t-on le droit d’empêcher les massacres ? Comment préserver les minorités ? Comment faire jaillir l’émotion parfois capable de protéger les survivants ?

2Nous étions trop jeunes pour la Seconde Guerre mondiale, mais nous avons fait des progrès depuis les années 1960. À l’époque, les États totalitaires ne redoutaient guère le jugement de leurs contemporains. Les despotes pouvaient tranquillement commettre toutes les hécatombes domestiques qu’ils souhaitaient. Fallait-il laisser mourir les opprimés ? « Oui », répondaient les monstres froids et les juristes internationaux. « Non ! » hurlaient les militants. Mais le droit étouffait les indignations.

3En septembre 1933, à la Société des Nations, un citoyen juif allemand, M. Berheim, protesta contre les pogroms nazis. Le représentant du Reich, Joseph Gœbbels, déclara sans être sanctionné : « Messieurs, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un État souverain. Laissez-nous faire comme nous l’entendons avec nos socialistes, nos pacifistes et nos Juifs [1]. » Et les nazis firent comme ils l’entendaient. Il n’y a pas d’espoir dans le silence des autres. René Cassin, impuissant, était là. Le premier, il s’indigna du « droit régalien au meurtre ». Il pensait sans doute, déjà, au droit d’ingérence [2].

4Il y eut la Shoah, et ceux qui savaient ne protestèrent pas. Après le conflit de 1939-1945, notre génération voulut réagir. Ainsi se créa – avec la guerre et la torture en Algérie, le Viêt-nam, les convulsions du communisme, puis les débuts d’Amnesty – ce qu’André Glucksmann appela un « humanisme de la mauvaise nouvelle » [3]. Nous n’attendions plus la mise en images des tueries pour nous élever contre elles. Depuis les années 1950, nous étions en alerte devant les injustices et les massacres sur les cinq continents, à l’intérieur des frontières d’États reconnus. Nous n’en pouvions plus d’indignation et d’impuissance.

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5 C’est à Gorée, petite île au large de Dakar, qu’étaient embarqués les esclaves destinés au continent américain.

6La Maison des Esclaves, son escalier à double volute et ses couleurs intenses présentent une beauté sombre et prenante dans un silence où résonne le souvenir de la traite négrière.

7Y pénétrant, les esclaves pouvaient voir, à l’extrémité d’un obscur couloir en pente, se détacher – lumineuse – la mer…

8Ingérence : le mot faisait peur, il semblait synonyme de viol. Pourtant, rien n’est plus consenti, dans la mesure où l’intervention répond toujours à un appel au secours. L’inverse relève de la non-assistance à personne en danger. La réponse des États, toujours la même, était claire : « Nous sommes chez nous, passez votre chemin. » Comment réagir à la détresse des blessés et des malades, aux violations flagrantes et systématiques des droits de l’Homme ? Qui était juge, puisqu’il s’agissait, à chaque fois, d’enfreindre la règle qui régit le droit international : la souveraineté des États ? Il fallait présenter à l’opinion publique plus qu’un savoir livresque ou un point de vue juridique : une dimension sensible, une vision humaine qui faisait défaut. Les maîtres de cette puissance terrible furent ces centaines de milliers de regards d’enfants croisés dans les camps, dans les centres de regroupement, dans les familles abandonnées à même la terre, au hasard des chemins. Il fallait donner à voir cela au monde. Pour changer la loi, il nous fallait devenir illégaux. Ce fut le début du « sans frontiérisme » et des French doctors.

9Il me revient une histoire.

10Un jour, André Malraux dit à Emmanuel d’Astier :

11

« Vous étiez un hors-la-loi : en juin 1940, vous avez commencé la Résistance seul.
– Pas seul, répondit d’Astier, avec un boucher, un employé du gaz et un maquereau, dans un bordel de Collioure. Nous l’avons fait et nous n’en avions pas le droit. Nous étions des enfants, nous nous sentions trahis par le monde des adultes. Nul n’est plus aventureux qu’un enfant.
– Je ne parlerais pas d’aventure, reprit Malraux, je parlerais de risque et de morale. Et de la rencontre du Mal : zone d’ombre et de fraternité. »

12C’était en 1967. Sortant du grand bureau doré de Malraux au Palais-Royal, j’écoutais d’Astier me parler de l’interdit et de sa transgression. Jeune médecin, je me demandais comment faire évoluer les secours internationaux.

13Le droit humanitaire s’enseignait à l’intérieur du droit de la guerre, lui-même inscrit dans le cadre du droit international. La possibilité d’aider les victimes dépendait de l’organisation juridique du conflit. Les indignations des civils restaient inutiles. Dans la guerre officielle entre Etats ou pire à l’intérieur des Etats, les secours n’étaient possibles qu’avec l’assentiment des gouvernements concernés. C’était à cette seule condition que la Croix-Rouge internationale pouvait intervenir. Il faudra de longues années d’activisme pour imposer la défense des droits de l’Homme qui, à l’époque, semblaient un concept facultatif, à usage strictement interne. Pas de droits de l’Homme à l’échelle internationale : « charbonnier est maître chez soi » !

14Lorsque avec Max Récamier nous avons pensé l’ingérence, au Biafra, entre 1968 et 1970, les États possédaient une souveraineté absolue et disposaient du droit de vie et de mort sur leurs sujets. Protéger un peuple ou une communauté sur son propre sol, de l’autre côté d’une frontière, demeurait interdit et, souvent, impossible. Avec quelques amis, nous avons tenté de le faire il y a plus de trente ans, en créant Médecins sans frontières. C’était en 1971. Les politiques se montraient indifférents et les juristes nous cherchaient querelle. De longues années se sont écoulées, années difficiles pendant lesquelles les médecins, souvent en grand péril, bravaient les interdits dans les faits en se rendant illégalement sur les territoires en guerre, sans que le droit ne progresse. Nous étions partout : du Liban au Viêt-nam, du Salvador au Kurdistan, du Moyen-Orient à l’Afrique, de l’Afghanistan à la mer de Chine.

15Si le devoir d’ingérence, soutenu par l’opinion publique, gagnait du terrain, le droit d’ingérence, lui, stagnait. Les Français brocardaient cette invention française, avec ce masochisme si fréquent dans notre pays. Si nous voulions protéger, prévenir et non seulement guérir, les actions humanitaires de la société civile ne suffisaient pas. Il convenait de passer en politique.

16Il fallut donc l’effort d’un gouvernement – celui de Michel Rocard –, d’un président de la République – François Mitterrand – et la création d’un secrétariat d’État à l’Action humanitaire pour que les victimes obtiennent un statut international, une personnalité juridique. Il était indispensable qu’elles puissent parler en leur propre nom, sans laisser cette prérogative à leurs gouvernements, censés les protéger, capables, tout aussi bien, de les assassiner en toute quiétude. Cette évolution fut rendue possible par l’adoption de deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies : en décembre 1988, la 43 131, qui garantissait le droit d’accès des sauveteurs aux victimes; puis, en 1990, la 45 1100, qui établissait les corridors humanitaires d’accès aux populations.

17Depuis, ces deux textes, le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies ont voté plus de deux cents résolutions allant dans le même sens que la résolution 688 du Conseil de sécurité. Rappelons qu’en 1991 celle-ci avait institué le droit d’ingérence afin de protéger les Kurdes d’Irak d’extinction de Saddam Hussein en leur permettant de continuer à vivre à l’intérieur d’un État souverain, devenu interdit de crime. Son texte avait été rédigé chez Sadrudin Aga Khan, à Genève, par cinq personnes : Sadrudin lui-même, Perez de Cuellar, Stephan de Mistoura, Jean-Maurice Ripert et moi.

18Lors de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1999, Kofi Annan posa cette question essentielle : « Si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face aux situations dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, que devons-nous faire face à des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’Homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels repose notre condition d’êtres humains ? » L’interdit était franchi. Le gouvernement du Canada et un groupe de grandes fondations créèrent une « Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États » (CIISE), dans laquelle figuraient des adversaires du droit d’ingérence, comme l’ancien patron du CICR, Cornelio Sommaruga, ou le Russe Vladimir Lukin. Après un très long travail de consultation, mené à travers le monde, la commission vota le texte à l’unanimité.

19Récemment, le document de Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, La Responsabilité de protéger [4], a été discuté pendant deux jours au Conseil de sécurité. La diplomatie garde ses pudeurs : elle préfère parler d’« intervention de protection humanitaire » et de « responsabilité de protéger » que de droit d’ingérence. Il n’empêche : c’est exactement la même chose. Hélas, lors du dernier combat de coqs au Conseil à propos de l’Irak de Saddam Hussein, chacun oublia ces avancées que nous souhaitions définitives.

20On le voit : la mutation n’est pas achevée. Mais Mohamed Sahnoun, Gareth Evans et leurs amis ont transgressé les conformismes diplomatiques en publiant ce texte important. La « responsabilité de protéger » est désormais le nom pudique accordé à un instrument de prévention des massacres de masse. Le droit d’ingérence inventé par les French doctors a pris place parmi les grands instruments juridiques de la communauté internationale. Il y a peu la Cour Européenne des Droits de l’Homme condamnant la conduite des soldats russes en Tchétchénie : ingérence juridique.

21Un État – la République de Timor-Oriental – est né de l’ingérence, ce qui était improbable et même impossible à envisager il y a seulement dix ans, cinq ans, hier. Les souffrances du Kosovo et de la Bosnie provoquèrent une guerre internationale – qui fut initialement illégale, avant d’être entérinée par les Nations Unies.

22De nombreux exemples nous persuadent de l’efficacité de l’ONU. Pourtant, dans le domaine de la protection des populations, rien n’est jamais acquis. Même le Proche-Orient, qui nous désespérait, entame un mouvement vers la paix, avec la récente initiative de Genève, les signatures israéliennes de « La Paix maintenant » et les développements consécutifs à la mort de Yasser Arafat.

23Je rends hommage à ceux qui ont cru qu’aucun drame n’était hors de portée de leur indignation, hors de portée de leur volonté. Leur action ne fut pas un alibi, mais un acte de courage, une autre façon de faire de la politique. Je pense à ceux qui se sont dévoués au point d’en perdre la vie, à ceux qui ont sacrifié leur confort occidental pour venir en aide à des hommes, à des femmes et à des enfants, et qui parfois furent assassinés pour ce qui nous fait vivre : agir sur place, sur le terrain, auprès des gens, sans relâche, pour que le monde soit moins stupide, moins sanglant. Ils sont morts comme ils avaient vécu, avec courage, avec talent, avec lucidité aussi, tentant d’établir un dialogue, d’amorcer des réconciliations, d’empêcher tout fanatisme, au service d’une communauté internationale oublieuse, versatile et ingrate.

24Ce sont de drôle de gens qui vivent loin de chez eux d’amour violent, d’espoir fou, de dégoûts prononcés et de missions difficiles. Mi-baroudeurs, moitié dandys, ils ressemblent aux « aventuriers de l’Arche perdue ». Une barbe de quelques jours et des vestons bien coupés : ils semblent se pavaner dès la sortie de leurs sacs de couchage dans des hôtels aux draps parfois douteux. Ils ont fait des études de sciences politiques dont la pratique des mandats de paix leur a appris la vanité. Les femmes insistent sur l’élégance, elles entretiennent loin de leurs bases leur mise et leur maintien. L’éloignement les rend toutes désirables.

25Ils sautent d’un poste à un autre, quelques fois avant la fin d’une semaine, abandonnant parfois des projets importants au milieu du chemin. Ces exilés préfèrent souvent le déracinement antérieur : on s’attache à la moindre habitude, à des amis, à un morceau de liaison. Capables d’excès de boisson répétitifs pour pallier la difficulté des jours de travail et retrouver les illusions enfouies, ils ne manquent jamais le jour de travail suivant, ordinateurs allumés sur des textes importants que peu de gens lisent et qu’ils s’obstinent à terminer.

26Ils aiment toutes les fêtes internationales, l’Aïd, Yom Kippour, les fêtes chrétiennes et les festivités bouddhistes, occasions de repos et prétextes à chansons.

27Lorsque l’un d’entre eux meurt, d’une longue maladie ou d’un bref attentat, ils se retrouvent là, dans un amphithéâtre, sur une place glacée, dans une ville de pierre sèche balayée de vent chaud, écoutant un air de folk à la guitare ou les mots déchirés qu’il faut alors prononcer à la mémoire d’un mort de trop, encore un, en avalant ses larmes.

28On les appelle expatriés. On dit « expats » dans le jargon des volontaires et des fonctionnaires internationaux. Il convient de souligner la différence qui s’accentue entre eux. Dans les ONG, à côté d’un encadrement aux postes permanents très recherché, les volontaires ne connaissent aucune sécurité d’emploi. Ils aiment les autres et tentent d’enchaîner les missions, emploi précaire et très peu rétribué, parfois pas du tout. L’exercice n’est pas sans risque. Il n’existe pas de bourse à l’emploi humanitaire. J’ai connu de vrais pionniers, des femmes et des hommes qui furent acclamés par des villages entiers pour d’indispensables travaux accomplis, qui après quelques années se retrouvaient sans ressources, presque à la rue, leur métier antérieur devenu impraticable. Il n’y a pas de reconnaissance de l’État pour services humanitaires rendus hors des frontières. Faut-il inventer une forme de soutien aux vieux baroudeurs de la société civile ? Je ne songe pas à une énarchie humanitaire, mais à une reconnaissance des mérites passés. Le contraire de l’oubli habituel. Pour l’heure, ceux que la vocation humanitaire ou le goût du développement taraudent, se retrouvent souvent seuls, après quelques années productives, sans retraite, sans travail avec une famille bancale qui a fini par se lasser.

29Les autres, les fonctionnaires internationaux, courent parfois les mêmes risques, mais ils sont mieux rétribués, correctement assurés, et reçoivent une pension pour leurs vieux jours. Que l’on n’espère pas pour autant m’entendre entonner les refrains connus contre les bureaucrates onusiens. D’abords parce qu’ils se trouvent dans leurs officines moins souvent que nos bureaucrates nationaux et tous passent du temps sur le terrain. J’ai appris à connaître beaucoup de ces fonctionnaires et à en aimer d’autres qui occupaient dans des villages perdus des fonctions plus modestes mais indispensables, loin de leurs familles, de leurs amis, de leur pays.

30Grâce à eux, le devoir d’ingérence s’impose aujourd’hui au Conseil de sécurité. Par la détermination de KofiAnnan, ce débat – inimaginable il y a peu ! – a eu lieu. Demain, Auschwitz et les crimes des Khmers rouges seront plus difficiles à accomplir.

31Je crois en l’ONU, je crois en la globalisation contrôlée des démocraties et en ces droits de l’Homme parfois raillés par nos diplomates. Une conscience de notre responsabilité universelle se forge peu à peu. Je suis certain que l’Europe peut exiger davantage – en existant davantage, en affirmant ses valeurs.

32Contre les frayeurs de la mondialisation et les simplismes de ses adversaires, contre un libéralisme naïf et un gauchisme archaïque, construisons des réponses crédibles, des alternatives exaltantes, des mouvements militants. Nos slogans électoraux sonnent creux. Dommage : c’est un bien beau thème de campagne. La France a inventé l’ingérence; hélas, ses dirigeants ont longtemps boudé une proposition qui est exactement à la mesure de notre pays. Ils devraient s’en saisir et la proposer à une jeunesse en mal d’enthousiasme.

33Rien d’automatique ni de facile dans le concept d’intervention. La protection des faibles s’avère, à l’usage, une difficile et dangereuse aventure, vécue d’abord contre soi-même, contre la facilité du renoncement. Il s’agit d’une épopée nécessaire et formidable, dont on ne ressort jamais indemne.

34Le génocide arménien, la Shoah, le goulag, le génocide des Khmers rouges, celui du Rwanda, les épurations ethniques de Saddam Hussein : les tueries majeures de l’Histoire ne s’impriment pas toutes dans les consciences. Dans nos sociétés de mémoire télévisée, d’images qui défilent et s’effacent, rares sont les blessures dont la durée de vie dépasse quelques jours, sauf dans la mémoire enfouie des victimes.

35Nous étions quelques-uns que le malheur des autres ne laissait pas inactifs. Médecins sans frontières, Médecins du monde, Aide médicale internationale, French doctors, nous avions conjugué nos efforts sous des latitudes extrêmes auprès de gens différents, dont nous découvrions les douleurs semblables et les plaintes univoques. Médecin : cette profession présente l’avantage d’une utilité sans frontière et l’intérêt d’une éthique universelle. Si les patients, les souffrants, les malheureux, nous appelaient, nous arrivions, surtout si c’était interdit, parfois si c’était impossible.

36Les victimes ne choisissent pas les mains qui se tendent, elles les saisissent toutes.

37Cette activité charitable est profondément politique. Tenter d’empêcher les massacres, de prévenir les génocides, de protéger les plus fragiles, n’est-ce pas le but et la noblesse du politique ? Si le respect des droits de l’Homme n’est plus le domaine réservé des États, l’intrusion de la société civile, des intellectuels et de l’opinion publique contraint les États.

38Ces idées, venues des militants et de la société civile, ont lentement progressé dans les cercles dirigeants. Puisqu’il faut souvent battre les lois en brèche pour les améliorer, les juristes étaient en retard, mais de multiples thèses, colloques et ouvrages, édifiaient progressivement une théorie des préventions et des interventions collectives. Devoir accompli des militants, le droit d’ingérence ne provoquait plus les sarcasmes des responsables politiques.

39Je respecte la souveraineté des États lorsqu’elle est respectable, pas quand elle devient prétexte aux massacres des minorités. Je respecte la loi; mais parfois il faut lui préférer la justice, même si je sais les dangers de la subjectivité.

40Étudiants nous n’avions pas le droit de parler des tortures en Algérie. Militants de l’indépendance, nous avons publié nos indignations, de vive force. Quarante ans après, dans la France qui s’ennuie, on fait, un peu tard et pour de mauvaises raisons, procès au triste généralAusaresse.

41Nous n’avions pas le droit de jeter une bouée aux boat people vietnamiens qui, fuyant le goulag, n’avaient pas le statut de réfugiés et « appartenaient » encore au Viêt-nam communiste. Nous l’avons fait et la loi de la mer a été modifiée.

42Nous n’avions pas le droit de franchir, à pied, par la montagne, les frontières de l’Afghanistan, pour venir en aide aux populations envahies par les troupes soviétiques. Nous l’avons fait au risque de nos vies et de nos libertés. Et maintenant, après la mort de Massoud, des ministres empressés se ruent sur le moindre micro qui se tend dans les rues de Kaboul.

43L’histoire de la bataille pour l’ingérence reflète cette nécessité. Pour changer la loi il faut être « hors-la-loi » : passage obligé de l’autre côté du miroir, éloge de l’illégalité féconde.

44Nous avons pratiqué pendant quarante ans cette quête opiniâtre d’une fraternité humanitaire quelquefois entrevue, nous avons inventé le devoir puis le droit d’ingérence humanitaire. Il fallait bien résister à l’évidence : chaque homme est une bataille, un tueur inachevé qui souhaite nuire sans en avoir toujours les moyens. On tue pour exister, pour se croire immortel. On tue parce que les hommes s’ennuieraient dans l’existence sans avoir de vies à supprimer.

45Nous avons tenté d’énoncer des principes, d’ébaucher une méthode, de codifier les mécanismes de l’ingérence. Avec la Bosnie, puis le Kosovo et le Timor-oriental, nous avions le sentiment d’avancer. Grâce à l’ONU, nos convictions militantes devenaient réalité. Enfin se dessinait une nouvelle forme de diplomatie de l’ingérence que je considère comme la véritable globalisation positive et humaine, la globalisation des espérances.

46Puis vint l’Irak. Au droit d’ingérence porté, encadré, exercé par la communauté internationale au nom de principes communs, les États-Unis ont substitué le pouvoir d’ingérence. Nous n’avons pas fini d’en comprendre et d’en subir les conséquences.

47À chaque génération son génocide. Nous étions trop jeunes pour nous révolter contre Auschwitz. Le Biafra, le Cambodge, le Rwanda, les Balkans : contre les grands massacres de notre époque, nous nous sommes mis en mouvement. Nous avons inventé l’action humanitaire, une solidarité de la main à la main. Nous rêvions de défendre les groupes humains et les minorités avant qu’on les meurtrisse. Nous avions l’ambition d’intervenir contre les dictatures assassines. Empêcher l’extermination des minorités, cela exige une volonté politique au-delà des bons sentiments.

48Nous n’abandonnerons jamais. Nous poursuivrons. Nous sommes obstinés.

Bibliographie

  • On lira avec intérêt :
  • Kouchner Bernard, Les guerriers de la paix, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris.
  • Kouchner Bernard, Le premier qui dit la vérité, Robert Laffont, Paris.
  • Guillemoles Alain, Bernard Kouchner, la biographie, Bayard, Paris.

Mots-clés éditeurs : Génocides, Médecins sans frontière, Action humani- taire, Rwanda, ONG, Massacres, Kosovo, Boat people, Solidarité, French doctors, Cambodge, Biafra

https://doi.org/10.3917/imin.015.0027

Notes

  • [1]
    Bettati M., Le droit d’ingérence, Odile Jacob, Paris, 1996.
  • [2]
    Agi M., René Cassin, Perrin, Paris, 1998.
  • [3]
    Glucksmann A., Ouest contre ouest, Plon, Paris, 2003.
  • [4]
    Éd. des Nations Unies.
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