Notes
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[1]
L’inconscient de Descartes, Bayard, 2003.
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[2]
D’où l’idée d’autisme généralisé puisque nous finirions par croire en la réalité de nos propres fantasmes au seul motif qu’ils sont réalisables !
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[3]
Ce qui n’est justement pas le cas dans les pathologies émergentes où la personne s’assimile totalement aux miroirs que lui tend le technicien.
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[4]
Legba, grande divinité du panthéon vaudou, intermédiaire entre les hommes et le surnaturel, est représentée en Haïti comme un vieillard boiteux, appuyé sur une béquille; on l’appelle par dérision pied cassé; ses manifestations sont d’une terrible brutalité; ceux qu’il possède sont souvent projetés sur le sol où ils gisent inanimés comme s’ils avaient été frappés par la foudre : Métraux A., Le Vaudou haïtien, Paris, 1958.
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[5]
« Cyclopes : ceux dont l’œil est entouré d’un cercle. Corporation de forgerons du bronze de l’Hellade primitive. On leur tatouait probablement des cercles sur le front en l’honneur du soleil, source des feux de leurs fourneaux : Julien N., Le dictionnaire des Mythes, Alleur, Marabout, 1992, 601 p.
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[6]
J’insiste sur la fonction fondamentale du masque ici, qui antécède la notion de « masquage » bien évidemment nécessaire au patient et au thérapeute dans le temps du transfert, comme le relève Berruyer-Lamoine B., « Des masques pour le dire : le rêve-éveillé analytique », in Les Cahiers du Girep, 40,21,2001.
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[7]
Bleakley R., Masques africains, Éditions Chêne, 1978.
« Le Descartes auquel je rêve, celui qui cache son émotion, voire son angoisse, sous le masque des concepts, m’entraîne selon un fil rouge dont j’ignore encore ce qu’il tisse mais dont je suis sûre qu’il me mènera au cœur de quelque connaissance intime. »
1 – Aux sources du monstrueux humain
1D’un point de vue psychique, les êtres humains n’échangent pas vraiment comme les membranes. Ce qui les caractérise le plus, au contraire, c’est l’apprivoisement du miroir et de son complément indissociable, le masque.
2En effet, l’image vue dans le miroir est la représentation d’une clôture à soi. L’image est figée, en ce sens qu’elle est circonscrite en boucle. Le masque quant à lui, capture l’image réfléchie, et initie à un espace de projections intimes. Du point de vue des relations humaines, le masque est mis en avant, puisqu’il a, certes, valeur de protection – voir sans être vu –, mais il permet surtout d’élaborer une profondeur où la part supposée inconnue de l’autre se transmue, pour l’observateur, en espace de prospection personnelle. Tel est le paradoxe dans la connaissance de soi : l’observateur doit se connaître en captant les échos dont l’autre est à l’origine. Pourtant, l’identification recherchée n’entraîne jamais la connaissance de soi. Par contre, la construction psychique du lien forge peu à peu et indissolublement l’illusion d’une identité. Ainsi, le monde référentiel n’existe pas en tant que tel, mais se construit et se modèle dans l’espace élargi du lien. Je crois que c’est dans cet espace angoissant que survient « l’inquiétante étrangeté » sous toutes les formes connues de l’histoire humaine. L’invention du démon n’aura pas suffi à résorber la demande d’identité adressée à l’autre. L’hystérique fait l’expérience d’incorporation de la part inconnue de l’autre en soi afin de se donner enfin une identité aliénante. Depuis au moins un siècle pourtant, l’hystérie s’est déplacée de la personne charismatique vers la technique. La technique est devenue le fantasme d’une forme de dépersonnalisation inconsciemment souhaitée ! La technique est sensée se nourrir du fantasme d’elle-même, car on veut qu’elle recèle les règles de fonctionnement des objets. Elle se débarrasse peu à peu de l’histoire et de sa propre histoire, contrairement à la pensée scientifique. L’utilisateur se plie et se fond à l’objet. On souhaite ainsi que l’existence de l’objet ne soit plus subordonnée aux conceptions et aux fabrications humaines : il doit émerger d’une série de combinaisons physico-chimiques au regard desquelles les tâtonnements humains doivent être perçus comme bien primitifs ! De ce point de vue mythique, la vraie réalité nous resterait encore masquée à cause de notre humaine condition excessivement lente dans la compréhension des phénomènes.
3On pressent à quel point l’émergence du monstrueux est déjà là. Et pourtant, c’est la technique qui, depuis les Lumières, a apparemment le mieux nivelé les disparités entre les êtres humains. Peu à peu, les grands mythes humains verticaux ont été déplacés vers le centre de la matière nanométrique. Ils continuent à nous hanter en ce sens que nous les valorisons puisque nous croyons au pouvoir de la technique. Les rapports verticaux qui organisaient la famille se sont déplacés progressivement en Occident, et de manière brutale et catastrophique, vers les pays où la technique était moins présente. Malgré les excès d’individualismes, l’être humain assume, par l’individuation, d’autant mieux sa part monstrueuse.
4Mais on pourrait affirmer tout autant que la représentation des fondements du monstrueux est un non-sens puisque le Monstre est la part inconnue de chacun, cherchée au travers du retranchement de l’autre. À moins que l’angoisse devant l’impossibilité de la représentation, ne serve de terreau aux peurs. Devant l’indécision, la réalité est travestie d’un commun accord [2] afin d’éloigner la pulsion de mort. Or, tout travestissement est un je(u) où le plaisir décharge et se décharge de l’angoisse. J’en veux pour preuve le théâtre, lieu par excellence de la démonstration du plaisir qui dissipe l’angoisse sans jamais apporter une compréhension de l’autre qui soit décisive. Dans le jeu vidéo de la théâtralité contemporaine, le marionnettisteprogrammeur est également retranché pour permettre à l’observateur d’entrer dans la réalité travestie qui doit être la plus réaliste possible, à défaut d’être vraie. D’où la course aux performances liées aux résolutions d’écrans, aux restitutions musicales... La restitution parfaite d’un environnement est devenue l’étape préliminaire en vue d’une modification subtile de l’environnement. Puisque les guerres de cannibalisation de l’esprit de l’autre ont tour à tour échoué, il faut rendre parfaite et crédible la réalité travestie [3].
5Dans ce champ clos de la réalité reconstituée apparaissent les monstres éternellement humains qui percent et infiltrent les codes des représentations.
2 – Monstres ou sortilèges ?
6Au risque d’une explication psycholinguistique de la perpétuelle résurgence du monstrueux, voici à titre d’exemple, deux mots en concurrence au XIIe siècle, qui nous permettent d’apprécier le continuum de la modification mentale des attitudes. « Issere » perd du terrain par rapport à « sortire ». Or ces deux verbes, le premier signifiant « issu de », le second « aller hors de », caractérisent une vision diamétralement opposée de la vie. La première implique que le monde est fait pour l’individu et que ce monde s’offre à lui. On retrouve encore des traces de cette sensation en anglais par exemple : « the issue » qui est « la question » et non pas « la réponse ». Comme l’être humain veut surtout des réponses, il cesse à certaines périodes-pivots de l’histoire de regarder vers le passé et de se contempler comme en étant « issu », et choisit de se tourner vers l’avenir aussi incertain soit-il ! Il considère qu’il peut tout autant créer le monde « sorti » de son imaginaire pour être créateur de soi. La famille linguistique de « sortire » se regroupe autour de « sorte », « sortilège », « sorcière »... Liseur ou liseuse de sorts sont la rançon du refoulement de l’ancienne vision du monde. La part de mystérieux réside sous le masque ou la masque, (« masco », étant la « sorcière » en provençal moderne). Les masques, ou la masque, incarnés sont « l’absente présence » de la séduction d’un corps fantomatique ancestral. Le masque « séduit », c’est-à-dire, « retire de côté » l’image du miroir et crée l’enveloppe du monstrueux à venir : préalable nécessaire à la mise en place progressive de la notion contra-phobique du jeu. Le jeu qui prend en compte la capacité de distanciation par rapport à la réalité intègre évidemment le stade du miroir. Mais, contrairement au miroir, il agit sous le masque comme un filtre dont les mailles contiennent l’angoisse diffusée dans un cadre aux règles strictes.
7Si l’humain a tourné le dos à la profondeur de l’inconnu qui lui était dévolue, son refoulement s’inscrit dans un questionnement qui continue à faire écho dans le mystère des choses rencontrées et en particulier dans le regard. C’est du brassage de cet inconnu au-dessous des masques de chacun que le monstrueux réapparaît, perpétuellement apprivoisé.
3 – Le cas : L’apprivoisement de la force obscure par un « Jedi », entre 11 et 15 ans
« J’ai pensé aux attentats du 11 septembre : un avion devait aller sur le Pentagone. Les gens s’étaient débattus à l’intérieur contre les terroristes. J’avais l’impression que j’étais dedans. Je faisais la guerre. Je tuais des gens. J’arrivais par derrière un gars : je lui ai craqué la nuque. Plus de tête ! Je me suis déporté dans le jeu électronique... Je me suis réveillé. »
9Tel est le rêve nocturne rapporté par un garçon de 14 ans, trois ans après le début de la thérapie. Ce rêve caractérise l’enchevêtrement des coïncidences entre événements sociaux, familiaux et personnels... Mais revenons à l’arrivée, pour la première fois, de J. à mon cabinet.
10Fin janvier 1999, J. est accompagné de ses parents. Il a 11 ans. La mère est blanche, le père est noir et originaire de la Martinique. La mère occupe un poste aux relations extérieures dans un hôpital, le père exerce dans le domaine paramédical.
11J. est en 6e depuis 5 mois. La mère rapporte que son fils doit être stimulé fréquemment par les enseignants. Il souffre, en outre, de problèmes articulaires et se fait périodiquement des entorses en éducation physique qui lui a été interdite depuis la rentrée. Comme les parents ne m’en disent guère plus, mon questionnement se porte alors vers la naissance de J. J’apprends que l’accouchement a duré plus de 15 heures. Deux fausses couches étaient survenues avant la conception de J. Les parents auraient bien aimé avoir un second enfant, mais le pédiatre (qui porte le même prénom que le père de J.), le leur a déconseillé : « Je l’appelle “tonton” », ajoute J.
12Lors de la séance inaugurale, J. se dessine à côté de sa mère, finit par allonger les bras de ses parents afin que tous les trois se tiennent par la main. La problématique du lien est bien figurée.
13De plus, en se dessinant, J. distord la partie supérieure de son tronc pour la rapprocher de sa mère qui a une cicatrice sur le corps. Il s’affuble d’un nez négroïde, mais différencie peu les parents. Cela conforte mon hypothèse de la tache aveugle du symptôme.
14Il y a trois ans, J. est allé en Martinique. Son grand-père paternel a passé l’été dernier en métropole. La fratrie du grand-père est nombreuse : 12 enfants. « Mes grands-parents ont été sévères avec mon père, autrefois. » À ce moment-là, J. se frotte les yeux et pense avoir « quelque chose dans l’œil. »
15J. voit surtout un oncle, frère jumeau du père et homozygote. Il vit en région parisienne, en est à son 3e mariage « Il aime les femmes qui ont de l’argent », selon J., qui ajoute : « Vous ne le direz pas à mes parents ? » Le comportement de l’oncle est des plus volubiles et des plus intéressés vis-à-vis des femmes blanches. En rêve-éveillé, J. revit violemment la naissance du père et de l’oncle : « Ça se passe au Moyen Âge. C’étaient des jumeaux, frères. Ils sont nés attachés ensemble. C’était comme des voleurs : on leur a coupé à tous les deux la main. En tout cas, ça pisse le sang ! » Le sens du dessin inaugural, où les mains qui devraient unir les parents et J. ont été amputées, est bien inscrit. J. se considère comme un enfant flasque et « pissé » : sans doute une allusion inconsciente à l’accouplement parental qui n’aurait pas dû se produire !
16Quant à la branche maternelle, la mère, située en troisième position, est redevenue la cadette, suite à la mort d’un dernier frère à la naissance; malheureusement, l’âge de la mère lors de l’événement et la cause de la mort du petit frère, me resteront inconnus. Lors du décès de sa propre mère, elle avait 22 ans. Elle apprécie peu sa belle-mère.
17J. me semble extrêmement protégé par une mère qui a un rôle de prise de décision prédominant au foyer, ce qui est bien signalé en rêve-éveillé : « Je monte l’ascenseur avec mon père. Ma mère prend les escaliers. Arrivé en haut, je vois la ville au-dessus des nuages (J’entends « nus âges » sans doute en référence à la souffrance maternelle dont J. souhaite se désengager radicalement, en renaissant au-dessus de « l’enfer »). Il y a des pauvres. Le double de ma mère arrive et me dit : « Tu es bon pour ce soir ! » Je tombe dans le vide. Il y avait une mère gentille et une méchante. Et pour échapper à la méchante qui voulait me saisir, plutôt que de la frapper, j’ai préféré sauter dans le vide. »
18Pourtant, la mère de J. a demandé à une amie de la grand-mère maternelle de devenir la nourrice de son fils. Mais le rêve-éveillé révèle les sentiments de J. à son égard : « Une mémé, ventre tout découpé : on lui a arraché un rein (terme qui renvoie à la sphère uro-génitale, mais dont la paronomase inconsciente « rien », reflète indéniablement la pulsion de mort à l’œuvre). Car il s’agit bien pour J. de permettre à sa violence imaginaire de détruire une forme de monstruosité liée à sa naissance : « C’est l’histoire de Jean et d’Aline (Le prénom sera repris de nombreuses fois, par ailleurs, sous forme de « Alien ». C’est la mère vécue ici en adolescente qui est figurée). Je m’appelle Jean. On arrive à une maison. On rentre. Il y a une vieille dame au bord du feu. On lui demande : « Est-ce que vous n’auriez pas une lumière ? Si, dit-elle, ça vient de la cheminée. » C’est une sorcière. Elle jette Aline dans le panier. Elle est prête à me sauter dessus. Je la pousse dans le feu. Elle brûle, elle meurt sur le coup. Je délivre Aline. Quand on sort, la maison disparaît. »
19L’évocation de la destruction correspond à l’élaboration d’un attachement qui n’a pu véritablement avoir lieu dans la petite enfance entre J. et sa mère. Mais la destruction est aussi et déjà une demande de détachement. Ces deux demandes sont simultanées. Leurs tensions opposées déracinent un peu plus le développement d’« un enfant qui se fait des entorses ». Au fond de soi, J. est flottant. Il est en recherche d’une enveloppe qui le séparera ensuite de ses parents. Il doit d’abord les avoir identifiés. Au cours du rêve-éveillé suivant, la demande de lois, de normalité, et de repères est extrêmement soutenue. Contrairement aux enfants livrés à eux-mêmes, J. est docile et veut se lier par-delà les difficultés rencontrées aussi par les parents : « Des gars veulent voler les plantes carnivores et leur injecter quelque chose pour qu’elles mangent les humains. Je défends les plantes. La fléchette atteint la plante carnivore... Ça se déploie... Et maintenant, ça peut manger les humains. Elle en mange un. Je coupe la plante avec un couteau suisse. Je casse la nuque au voleur. Dans les journaux du lendemain : « Mystère des plantes carnivores : une plante a mangé un homme ! » Ceux qui l’ont pris veulent qu’elle mange encore d’autres personnes. Je les en empêche. La police me dit que j’ai réussi à attraper les malfaiteurs. On me nomme commissaire privé. » La dévoration n’aurait pas de sens sans la perforation de la peau des plantes et des hommes.
20La peau, en effet, est un organe d’exception dans l’imaginaire de J. puisqu’elle situe la fonction « membranaire » des échanges professionnels de la mère au quotidien. La peau incarne aussi le lien qui unit le père à ses propres origines : pourquoi en effet, a-t-il fait le choix de vivre si loin de la Martinique en déraciné ? Enfin, comme je l’ai décrit précédemment, sur cette peau, achoppe en permanence, le questionnement de la qualité du désir d’union des parents. Si J. est le fruit d’une conception honteuse, comment peut-il se lier aux autres s’il refuse le lien parental ?
3.1 – La peau électronique
21J. finit par trouver l’astuce qui devra le lier à l’autre et à soi. Friand de jeux vidéo (Je vois), J. va se fondre aux personnages qu’il va diriger avec ses « manettes de jeu » (Dans le prolongement de ses mains, comme dans le dessin inaugural). Comme nombre d’enfants, J. « fait de la prose, sans le savoir », entendons : « fait du rêve-éveillé instinctivement ». De fait, chaque séance est précédée d’un rêve-éveillé en station allongée, rêve illustré, à la suite, par le dessin ou le modelage.
22J. demande à renouer avec le corps ancestral. Ainsi, en rêve-éveillé : « Un nid plein d’œufs gluants. Les yeux de la créature s’éveillent. (Relevons la quasi-homophonie de « yeux » et de «œufs » et la proximité des deux mots dans le rêve-éveillé. Les premiers monstres réalisés en terre sont ovoïdes et leur unique œil est concave ou convexe mais toujours extrêmement globuleux). Sa bouche fait comme des gros doigts (lèvres négroïdes ?) ». J. doit par conséquent se débarrasser de sa mère et inventer une mère noire : « Dans le couloir, je suis à côté du mort. On est ? (naît) tous les deux le pistolet dans la tête. (La liaison phonétique me fait penser à « naît ». On imagine à quel point J. est obligé de prendre le risque de se tuer pour s’arracher aux deux corps en fusion). Ma mère est prise en otage : je lui tire une balle entre les deux yeux. (Quiproquo inconscient sur la personne visée. J. s’autorise indirectement l’agressivité contre la mauvaise mère, refoulée plus haut en sautant dans le vide et exprimée indirectement en jetant la sorcière dans le feu.)
23Au cours de ses aventures, J. ne tue jamais véritablement symboliquement son père. Au contraire, à 12 ans, il a besoin de se frotter à sa force : « Là je suis dans le ventre de ma mère. Papa est en train de parler sur moi. Comme il m’a dit que je ne bougeais pas beaucoup dans le ventre de maman, juste à ce moment-là, quand il met l’oreille sur le ventre de ma mère, je lui mets un coup de pied dans l’oreille ! » Serait-ce un indice de régression archaïque qui se drape d’Œdipe ?
24L’autre est identifié dans son apparence, c’est-à-dire sous la surface du masque où s’élabore le fantasme : « Je vois une femme avec une peau de serpent. Chaque fois qu’on touche la queue, les gens se transforment en pierre. Elle commence à me toucher. Avec son dard. Je le tranche avec mon épée. La sorcière (lapsus pour : la femme) m’attrape le pied. Je commence à courir, je lui coupe la tête, je lui enfonce l’épée au fond de la tête. Elle explose en mille morceaux. Comme le dard continue à bouger, je le prends et le mets dans mon sac. Deux géants me courent après. Je leur mets ce que j’ai dans mon sac, dans les yeux : ils se transforment en pierre ! » La femme à peau de serpent, est une mère au contact froid qui pétrifie; elle est, en revanche, transformée en pierre tombale c’est-à-dire en une enveloppe stérile.
3.1.1 – La lente élaboration filiale
25J. évoque rarement la sorcellerie : « On m’en a parlé : mon oncle Jean-Paul, s’était marié avec ma tante, et après, cette dame l’avait envoûté pour le récupérer. Les trucs vaudous, c’est dégueulasse. J’y crois un peu. Si je savais le maîtriser... Ça sert à défaire les couples, à rendre fou. » Il laisse, en cela, la négativité de la mère à son père. Ce n’est plus son affaire à lui...
26J. commence à s’entretenir avec son père : « Je dis à mon père : – Comment tu as pu te marier avec une meuf pareille ? Il m’a répondu : – chacun ses goûts ! J. lui rétorque : – Moi, je ne me marierais jamais avec ma mère. » J. s’est-il enfin séparé de sa mère ou bien assistons-nous de manière déguisée, à un conflit œdipien avec le père ?
27Un an et demi après le début de la thérapie, J. a bien extrapolé la problématique familiale au plan existentiel : « Je suis dans un parc. Je vois un petit oiseau qui a une aile cassée. Je l’emmène chez le vétérinaire. Il me dit que c’est pas grave. Je lui achète une cage. Le vétérinaire me dit qu’il est guéri. Par contre, je ne le vois pas s’envoler. Je dis au vétérinaire que j’ai un problème : le petit oiseau revient toujours à la maison. Je le jette par la fenêtre. Un jour, j’ai fermé la fenêtre. Et comme il avait l’habitude que la fenêtre soit ouverte, il s’est pris la fenêtre. Je l’emmène chez le vétérinaire qui me dit que l’oiseau m’aime beaucoup. Un an après, il se transforme en condor. J’ouvre la fenêtre, il s’envole, il part. Voilà. Après, je ne peux plus le voir. Il va peut-être aller en Afrique. Il vole, il va créer une famille, après, il va mourir. Comme il va faire des oisillons, son espèce ne sera pas en voie de disparition. »
28Il ajoute : « Imaginez que les enfants qui ne sont pas aimés deviennent des monstres ! » Puis, il dessine un zombie qui, sorti de terre, a moisi : « Il avait la peau blanche : elle est devenue verte, des cheveux en bataille. »
3.1.2 – Le monstrueux au service de la thérapie
29Si J. parvient à se vivre en incorporant les monstres et à se vêtir de peaux électroniques, c’est aussi parce qu’il a eu « souvent envie d’écrire une histoire d’horreur. » Contrairement à d’autres personnes que je peux suivre en cabinet, J. ne perçoit pas l’environnement en animiste. Il a été élevé dans un monde rationnel. Pourtant, l’irruption des personnages violents n’est pas engendrée par la seule adaptation de personnages virtuels issus du monde électronique : « Je me vois dans un jeu vidéo. Je me transforme en Devil avec de grandes ailes quand je tombe dans le vide ». En effet, J. entend son père parfois parler créole. On connaît en Amérique Centrale l’importance du Vaudou pour les populations [4]. Plus généralement, le fonds ancestral psycho-logique commun évoqué dans le premier chapitre, hante les êtres humains. Ce fonds commun est simplement réadapté aux goûts contemporains. J. apprécie particulièrement les Cyclopes [5]. Il en modèle quelques-uns en séance. L’œil profondément enfoncé dans l’orbite, évoque le lieu vulvaire d’une renaissance solaire. Le rêve-éveillé suivant situe psychologiquement J. dans sa famille : « J’habite dans un grand château. Il y a toute ma famille, enfin... mon papa, ma maman et Zoé (la chatte). Là, je suis en train de faire mes devoirs dans le grand salon. Je vois un vieux-vieux tableau. Je regarde derrière (Ce qui signifie « au verso du tableau », mais aussi « dans le temps passé », comme si le tableau devenait un masque à soulever). Je vois un bouton secret derrière le tableau. Ça ouvre un passage ( ? « pas sage », car J. se réfère inconsciemment à une culpabilité refoulée. En d’autres termes : il doit être sage pour ne pas brouiller davantage aux regards de la société une trinité instable.) Je descends : il fait tout noir. Il y a plein de squelettes par terre, un grand serpent. Je me bats contre lui. Je lui tranche la tête. Je monte dans une grande barque. Sur le rebord, il y a une espèce de cyclope. Je lui coupe une main. Elle tombe par terre. Il la regarde. Je lui coupe la tête... Un trésor, plein de pièces d’or. J’en ramène chez moi. Je vois un gros rat à trois têtes. Je combats : j’en coupe une, une autre, la troisième. » (Voici que réapparaît la chimère tricéphale qui renvoie au dessin inaugural où J. dans un second temps, s’est efforcé de lier ses parents et lui-même).
30Le dessin s’humanise : le blaireau devient loup bipède. Ce monstre à une robe rayée de noir et de blanc. Il sort d’une grotte. (Rappel du vêtement du bagnard et de l’esclave.) Afin que la peur du monstre soit apprivoisée, J. doit pouvoir renaître en ces lieux : « Dans une grotte, je suis avec papa. Une péniche est échouée, qui me rappelle le Titanic » (Rappel d’une histoire d’amour inventée autour d’un naufrage à l’issue duquel une relation amoureuse se brise. Ébauche d’une relation amoureuse œdipienne, dont il constate la fin parce qu’il est « avec papa »...) Pour J., l’union parentale est vraiment trop monstrueuse : « Un zombie : il n’a qu’un œil... pas de peau. Les cheveux pleins de peaux, plein de vers. » Au cours du modelage, J. me demande si on dit « une monstre ».
31Dans un autre rêve-éveillé : « Une trappe s’ouvre. Une fille allait tomber. Je la retiens. Je la remonte. On voit un cercueil : c’est un vampire, le mec. Il se réveille, il nous attrape. On lui donne plein de coups dans le ventre. » J. rattrape sans doute la relation avec la femme, compromise par la problématique archaïque et œdipienne. Quant au vampire, on peut avancer qu’il s’agit du bébé dont la relation exclusive avec la mère est ressentie désormais par J. comme négative et monstrueuse.
32Car tous ces monstres sont bien humains et constituent des réponses au questionnement du miroir, c’est-à-dire à une recherche d’identité élaborée sous le masque de la peau perforée, moisie, remodelée...
3.1.3 – Du miroir au masque : ou l’identification d’un visage
33Le rêve-éveillé suivant résume la situation : « Je suis à la porte d’un cimetière. J’avance dans le cimetière, et tout d’un coup, je vois quelqu’un qui commence à courir. Je lui cours après, je m’approche de plus en plus. Je l’attrape. Je lui demande pourquoi il court. Il me répond que le diable arrive. Je ne comprends pas. Dès que je veux sortir, la porte du cimetière se referme. Je marche, je vois quelqu’un avec une cape noire, un visage : pas un vrai visage : un miroir. Il me donne un coup de couteau. Il lâche le couteau. Je lui balance le couteau dans son visage en miroir. Derrière, il n’a pas de visage. Je mets un couteau dans le drap noir. Rien. Je monte au grillage du cimetière. Je vois une lumière dans une tombe : un passage secret. Là, je revois le gars avec quelqu’un. Il a quatre bras, deux têtes, quatre pieds et quatre jambes. Je descends, je commence à me battre avec celui qui n’était pas humain. Je lui mets, pendant qu’il est en l’air, un coup de pied dans le ventre. Il est prêt à mourir, mais me lance un couteau dans la jambe. Je le retire. Les barrières du cimetière s’ouvrent. Je vois une lumière blanche. Je suis guéri. Je me sens tout léger : je peux voler. Je n’ai plus mal où il m’a touché avec le couteau empoisonné. Ça fait tout bizarre : je suis en blanc. »
34Il est clair que cet homme sans visage représente dans le psychisme de J. la force ancestrale à apprivoiser [6]. L’action se situe, certes, dans un terrain où les corps transitent, celui qui depuis les civilisations les plus anciennes, est propice aux rites chamanistes de récupération du corps fantomatique. Or, toute reco-naissance passe par le jeu du miroir translucide : celui qui laisse pénétrer du regard intérieur l’habitacle utérin situé sous le masque. Alors, « les forces vitales de la nature participent au mystère de l’univers tel qu’il est vécu par l’homme à l’intérieur du contexte tribal [7]. » Nous savons que le masque n’est pas essentiellement la copie ou la représentation d’un visage, ou d’un personnage, mais la tentative de ré-appropriation d’un monde disparu sous l’apparence de la personne. La cure implique un choc psychologique terrifiant pour arracher le chercheur au monde des surfaces et le projeter dans le monde duquel il est « issu ». Bien évidemment, l’acquisition du corps « issu », se manifeste souvent par la danse; on dira que ce n’est pas le danseur qui danse, mais « l’esprit qui le chevauche ». Le masque, en ce sens, a donc une fonction d’intégration d’un corps ancestralement éclaté devenu, par conséquent, source de déséquilibres sociaux.
35Fait remarquable, les enfants qui façonnent leur masque sont souvent peu effrayés devant l’inconnu qu’ils recherchent, bien au contraire. L’intrusion violente des images d’horreur préfabriquées et commercialisées qu’ils n’ont pas toujours choisi de voir, rend leur recherche plus tortueuse. C’est sans doute le cas pour J. qui réussit néanmoins à créer le camouflage adéquat pour se forger un monde au contact des autres : « Le soir, je rentre chez moi. Je commence à avoir la peau qui vire au violet. Je me transforme en mutant. Le type me dit que je vais mourir dans 24 heures. L’antidote, dit-il, se trouve dans un entrepôt chimique du nord de la ville. C’est un pouvoir qui me permet de courir très très vite. Je deviens visible. Je suis très fatigué, mais quand j’utilise mon camouflage optique, je deviens visible. »
36Au cours de la thérapie, J. mute et « se fait posséder » en rêve-éveillé, par le jeu de tiraillements qui se résolvent dans la possibilité d’être le désir avorté d’une fille pour la mère : « Je me vois, moi et ma mère, en train de combattre des virus qui ont une forme humaine. Une fille-virus a une robe rouge et une sorte de cagoule qui lui remonte jusqu’à la nuque. » À d’autres moments, J. m’apporte des images, un insigne rond sur lequel figure un être masqué d’une cagoule noire, à la main griffue devant le visage. Cette main devrait pouvoir aussi déchirer le masque pour faire apparaître l’identité du personnage. « Psychomantis, est une personne dont tu ne vois pas la tête : plein de sang, recouvert par une espèce de masque : quand t’aspires de l’air avec un composant chimique qui peut te tuer... Ça le transforme en oxygène... Il peut lire dans les pensées des amis. »
37J. a d’ailleurs commencé à modeler des visages trois mois après le début de nos rencontres. La première image de personnage métissé, apparaît deux mois plus tard. L’angoisse de mort prend dans ces moments-là, le dessus sur le je(u). Il modèle la tête de W., un ami, fixée sur un buste : « W. n’a pas de père. Sa maman est très malade : elle peut mourir du jour au lendemain. » L’angoisse de mort éprouvée dans l’évocation de l’événement douloureux, est bien évidemment le pendant du désir de « mort thérapeutique » sous-tendu par les relents d’agressivité à l’encontre de la mauvaise mère.
38Un an et demi après le début de la thérapie, J. examine la peau du métis recouverte de noir : « Je ne me souvenais plus qu’en dessous, c’est moi. » Au cours du mois suivant il « relifte » ses personnages en terre : il décolle la pâte molle et applique une pâte marron, plus solide. Il réalise pour la première fois un « visage-mutant », mais apparemment tout à fait humain... qu’il expose ! Il en réalise un autre qu’il place au centre de la boîte tenue entre ses cuisses ! Quatre mois après, J. reprend la sculpture située dans la boîte, enlève les moisissures, car les personnages restés enfermés dans la boîte ont moisi. Il va les laver dans les toilettes. Puis, il coupe le monstre bicéphale en deux et en réalise un nouveau, lui met des pattes, une queue. Il est moins monstrueux, plus phallique. Un mois plus tard, je relève un lapsus dont il rit beaucoup : « J’ai joué en réseau avec des copains. Une guerre contre des monstres : « L’année des tes nègres ». (lapsus pour « ténèbres »).
3.2 – Bilan thérapeutique transférentiel
39J. a remarquablement accepté le rêve-éveillé qui correspondait à sa sensibilité : « J’ai envie d’écrire une histoire : Les contes du Chat Noir Perché».
40Dès le troisième mois de thérapie, J. passe une partie de la séance, allongé. Et dans un second temps, illustre sur papier ou par le modelage le rêve qu’il vient de décrire, effectué quelquefois dans le prolongement de rêves nocturnes.
41À l’issue de la troisième année de thérapie, la libido de J. semble bien orientée : « Cassandra m’a demandé si je pouvais l’inviter à dormir. Ma mère était pas très chaude. J’avais envie de coucher avec elle, pour faire ma première fois. J’ai dit à ma mère qu’il se passerait rien. Ma mère a accepté. Cassandra est venue samedi. Elle a dormi dans le canapé. À un moment, j’étais en train de dormir : je lui ai mis une droite ! » Pulsion amoureuse et pulsion de mort et possiblement l’image brutale du coït, s’enchevêtrent bien chez un adolescent qui gère ses chocs émotionnels. Ainsi, après avoir entendu une chanson qui l’a beaucoup ému : « Je me suis demandé si j’existe réellement ! Est-ce qu’on peut réellement mourir ? Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que je vais apporter quelque chose sur la terre. » Bien évidemment, la mort dont parle J. concerne à présent le corps réel identifié au sein duquel le corps fantomatique a pris un sens. De manière contiguë, J. prend goût à l’étude. Il apporte un rêve nocturne à ce sujet : « Avec mes parents, on partait vers la Martinique. Je vais chercher un livre à « Art de Vivre », un livre pour ne pas m’ennuyer dans l’avion. On m’a montré une caisse de jouets. Mais je lui ai dit que je voulais des livres ! J’ai fini par trouver des livres. »
42Enfin quel cadeau plus précieux pour un psychanalyste rêve-éveillé que le dernier rêve en date : « Je suis dans une casse toute noire. Je suis enfermé. Pourquoi ? Il fait nuit... non... jour. Je suis recroquevillé dans un coin... J’entends des bruits de pas... Pas de réponse. J’essaie de trouver la porte. Il y a une fenêtre avec des barreaux. On me dit : « Moins de bruit ! » J’essaie de tirer les barreaux de la petite fenêtre. Je les enlève, je me retrouve dehors. Le soleil. Le bruit de la porte qui s’ouvre... Quelqu’un rentre. Je ne connais pas. Il donne l’alerte. Je disparais. Je remonte, j’arrive sur une place. Dans une église... J’essaie de me cacher. À la nuit, je sors de l’église : je me transforme en loup garou. Je deviens violent. Je casse des voitures. Personne dehors. Je ne fais pas de mal aux gens... Uniquement des dégâts matériels. Je redescends, j’enfonce une porte. Je vois plein de gens. L’endroit où on m’avait enfermé. Je demande pourquoi. On me dit que j’étais un loup garou, que c’était pour une expérience. Le gars m’a administré le sérum. Je redeviens normal. Ils effacent de ma mémoire tout ce qui s’était passé. Je redeviens un adolescent normal qui va au lycée. »
43L’acquis transférentiel est exprimé en termes de choix décisifs. Dans l’espace-temps transitionnel du cabinet, J. a pu habiller les miroirs imaginaires de ses propres fantasmes. Je lui ai servi de passeur vers le monde du mort fantomatique : « Dans la salle où il y a les pièces d’or, au plafond, il y a une grande frise (? cheveux crépus de J.). Partout dans la pièce, il y a des miroirs. Moi, je me vois dedans. Je vois aussi la photo de Louis XIII. En vrai, c’est un mécanisme qui déplace l’image de Louis XVI dans un autre tableau. De l’autre côté, il y a celle de Marie-Antoinette. » D’ailleurs, dès les premiers mois de la thérapie, J. a voulu m’apporter un coquillage qui lui avait été offert par son grand-père paternel.
4 – Conclusion
44J. a donc dû se nourrir des fantasmes contemporains pour accéder à son corps-fantôme ancestral vécu comme une menace. Il a dû devenir un chevalier de la Guerre des Étoiles recouvert d’une peau électronique habillant tous les possibles. Peu à peu, les rêves-éveillés lui ont susurré que la « force obscure » était en lui. Les monstres sortaient à profusion sous le masque et J. pouvaient à volonté les projeter sur ses parois mentales. La reconstitution de la grotte utérine, si fréquente en cure, lui a permis d’élaborer modelage après modelage une peau qui le différentie des parents et de leur histoire. J. se nourrit des propres désirs d’un corps réinvesti. Toutes les conditions sont requises pour qu’il devienne un homme.
cheval de mer
cheval de mer
Notes
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[1]
L’inconscient de Descartes, Bayard, 2003.
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[2]
D’où l’idée d’autisme généralisé puisque nous finirions par croire en la réalité de nos propres fantasmes au seul motif qu’ils sont réalisables !
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[3]
Ce qui n’est justement pas le cas dans les pathologies émergentes où la personne s’assimile totalement aux miroirs que lui tend le technicien.
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[4]
Legba, grande divinité du panthéon vaudou, intermédiaire entre les hommes et le surnaturel, est représentée en Haïti comme un vieillard boiteux, appuyé sur une béquille; on l’appelle par dérision pied cassé; ses manifestations sont d’une terrible brutalité; ceux qu’il possède sont souvent projetés sur le sol où ils gisent inanimés comme s’ils avaient été frappés par la foudre : Métraux A., Le Vaudou haïtien, Paris, 1958.
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[5]
« Cyclopes : ceux dont l’œil est entouré d’un cercle. Corporation de forgerons du bronze de l’Hellade primitive. On leur tatouait probablement des cercles sur le front en l’honneur du soleil, source des feux de leurs fourneaux : Julien N., Le dictionnaire des Mythes, Alleur, Marabout, 1992, 601 p.
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[6]
J’insiste sur la fonction fondamentale du masque ici, qui antécède la notion de « masquage » bien évidemment nécessaire au patient et au thérapeute dans le temps du transfert, comme le relève Berruyer-Lamoine B., « Des masques pour le dire : le rêve-éveillé analytique », in Les Cahiers du Girep, 40,21,2001.
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[7]
Bleakley R., Masques africains, Éditions Chêne, 1978.