Notes
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[1]
« Temps de l’effraction, temps de la gestation », in Le temps, l’urgence et les périodes de la maladie, Actes du 3e colloque de Pédiatrie et psychanalyse, Paris, Ed. P.A.U., 1997, pp. 22-35.
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[2]
Freud S., O.C. Psychanalyse III, Paris, P.U.F., 1989, p. 275.
-
[3]
Freud S., O.C. Psychanalyse XIII, Paris, P.U.F., 1988, p. 272.
-
[4]
L’enfant donné pour mort, Paris, Dunod, 1989, pp. 82-85,2e édition remaniée, Paris, Es Hel, 2001.
-
[5]
J’ai développé cette thématique dans L’enfant donné pour mort, op. cit.
-
[6]
Paris, Galilée, 2000, p. 69.
-
[7]
À ce soir, Paris, Gallimard, 2001, pp. 27-28.
-
[8]
Paris, P.O.L., 2000, pp. 208-209.
-
[9]
Coll. Points, Seuil, 1999.
1Les blessures inscrites dans le corps depuis l’enfance, notamment les blessures chirurgicales, laissent des traces vivaces et insidieuses. Leur parcours ne peut se confondre avec celui des cicatrices.
2On pourrait croire qu’il s’agit surtout de l’inscription de la douleur et de la persistance de son souvenir après effacement de la sensation. Mais la douleur psychique se substitue à la douleur physique. Ainsi, certains enfants gardent-ils un souvenir amer et une rancune tenace à l’égard d’un chirurgien brutal qu’ils rendent responsable d’une blessure n’ayant pourtant pas laissé ni trace visible ni séquelle. C’est ce dont deux écrivains célèbres — Michel Tournier et Michel Leiris — ont rendu compte, estimant l’un et l’autre avoir pâti des effets tardifs d’une amygdalectomie subie dans leur enfance, à une époque où l’intervention se pratiquait sans anesthésie.
3Monique Schneider s’est intéressée à leurs témoignages qu’elle commenta longuement : « L’événement, écrit-elle, [1] qui n’est pas parvenu à s’inscrire dans un cadre temporel qui l’insérerait dans des processus d’anticipation et de reprise bascule en quelque sorte dans un hors temps, ce qui tend à lui conférer une portée oraculaire : « Ce souvenir, note Michel Leiris, est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d’enfance. [...] Toute ma représentation du monde en est restée marquée. » [...]»
« Une jonction analogue, poursuit Monique Schneider, s’établit, dans l’itinéraire que campe Michel Tournier dans Le vent paraclet, jonction entre une intervention éclair et une éternisation du souvenir, comme si l’effraction avait fait voler en éclats les cadres temporels appelés à le contenir. (p. 27) »
5L’expression « portée oraculaire », qu’emploie Monique Schneider, souligne l’impact traumatique de la blessure au sens où elle parvient presque à constituer une origine pour le sujet qui en témoigne. Ainsi la blessure d’enfance s’inscrit-elle comme blessure d’une vie. Cette voie de passage de l’enfance à la vie tout entière acquiert la valeur d’un souvenir-écran, d’un souvenir-couverture, selon la traduction de l’équipe de Jean Laplanche. [2]
« Dans la plupart des scènes d’enfant significatives et d’ordinaire irrécusables, lit-on dans l’article que Freud consacre aux « Souvenirs-couverture », on voit dans le souvenir sa propre personne comme enfant, dont on sait qu’on est soi-même cet enfant; mais on voit cet enfant comme le ferait un observateur en dehors de la scène. [...] Il est désormais clair que cette image mnésique ne peut pas être la répétition fidèle de l’impression reçue jadis. On se trouvait en effet en plein dans la situation et on ne faisait pas attention à soi mais au monde extérieur. »
7L’accent que porte Freud sur ce paradoxe permet de comprendre l’impact de ces images mnésiques ancrées dans le corps. Elles ne sont pas « la répétition fidèle de l’impression reçue jadis », car elles ont subi une transformation. À l’instar d’un souvenir-couverture, les images mnésiques de la blessure du corps ne s’altèrent pas. Elles ont plutôt tendance à absorber toute l’énergie mémorielle sur le modèle du complexe mélancolique dont Freud dit « qu’il se comporte comme une blessure ouverte, attire de tous côtés vers lui des énergies d’investissement... » [3]
8Si le deuil de l’événement ne se fait pas, c’est en raison de l’éclatement et du débordement auxquels l’épisode a donné lieu. Mais par quoi l’enfant se laisse-t-il donc tant déborder dans l’indifférence du temps qui passe ? Ce ne peut être par la seule blessure corporelle qui, elle, cicatrise. C’est par la blessure affective, essentielle qui l’accompagne. Si cette blessure dure aussi longtemps, c’est parce que quelqu’un l’a laissé faire, l’a peut-être même organisée, agencée.
9Dans l’esprit de l’enfant, l’adulte est l’agent de ce qui lui arrive. Ce quelqu’un en qui toute la confiance était mise et qui déçoit pour toujours ne peut être que la mère, elle qui est le premier et inaltérable objet d’amour.
10La mère dont il s’agit en pareil cas ne peut être que la mère intérieure, celle que tout enfant garçon et fille, construit sur les bases de la mère réelle et qui est l’objet de ses rêveries les plus folles, dont il fait l’alpha et l’oméga de son histoire.
11Si le souvenir de la blessure du corps résiste à toute domestication comme à toute inscription dans un cadre temporel précis, et si sa composante mélancolique est perceptible, c’est parce que ce souvenir entretient un lien inconscient avec la mère des origines. Le sujet, en état d’érection mémorielle, se trouve dans une sorte d’excitation analogue à celle de l’insomniaque. Il résiste à l’oubli comme au sommeil pour éviter les effets d’effacement du moindre endormissement.
12Cette forme de mélancolie qu’est la résistance à l’oubli se rencontre également chez les mères d’enfants guéris de cancer et, dans une moindre mesure, chez les enfants eux-mêmes.
13En son temps, à l’époque de l’écriture de L’enfant donné pour mort, [4] j’ai comparé la résistance à l’oubli, à l’accomplissement déguisé d’un désir. « L’oubli, disais-je, entraîne trop de conséquences sur le plan psychique, des conséquences bien plus importantes que celles qui résultent des soucis et des inquiétudes que créent les pensées relatives à la maladie. [...] Il n’en reste pas moins que la plainte participe de la résistance à l’oubli; aussi ce qui est déprimant vaut-il mieux que ce qui a disparu sans laisser de trace. »
14Inoubliable, impossible à inscrire dans un cadre temporel : telles sont aussi les caractéristiques des blessures de la maternité.
15Intimement blessée dans sa chair et dans son corps par la maladie grave de son enfant de même que par la menace de mort qui pèse sur lui, aucune mère ne peut réagir rationnellement. Confrontée à ce qu’elle considère comme une défaillance majeure de son être-mère, elle a l’impression que tout son être n’est qu’une plaie ouverte. Puisse-t-elle n’être jamais née ! : telle est la pensée qui la domine. Cette pensée reflète un désespoir, celui de l’enfant qu’elle fut dont elle a perdu le souvenir et qui refait surface en elle, sous l’effet de cette pensée radicale. Elle souhaite rétrospectivement n’avoir jamais vu le jour. Autant dire qu’elle est sous l’emprise d’un « vœu d’infanticide ». C’est elle-même enfant dans le ventre de sa mère que vise le vœu d’infanticide de la femme blessée dans sa maternité. [5]
16La blessure d’une mère atteinte dans sa chair par le destin de son enfant de chair, est d’essence mélancolique et infantile, au sens où elle contribue à faire resurgir le radicalisme des vœux de l’enfance.
17Les nombreux témoignages que l’on trouve dans la littérature ancienne ou contemporaine permettent de constater combien l’affliction d’une femme blessée dans son être-mère fait d’elle un être blessé pour la vie dans son cœur et dans son corps. La longue plainte des enfants blessés dont il a été question plus haut répond en écho à ces blessures maternelles : dans un cas comme dans l’autre, la plainte met en cause la mère des origines qui n’a pu ni su protéger l’enfant d’une blessure inouïe dont témoigne la mémoire du corps.
18Trois exemples de femmes en mal d’enfants éclaireront mon propos. Ils sont empruntés à la littérature moderne. J’évoquerai, enfin, l’histoire d’une petite fille dont le devenir femme fut compromis par la blessure de sa mère; une mère que l’auteur du livre, dépeint comme un être en fuite après la perte accidentelle et inoubliable de ses deux fils adolescents.
19Hélène Cixous, dans Le jour où je n’étais pas là, [6] raconte ce qu’elle nomme « son commencement sans fin » : « Mais naturellement quand on se met en route, on ne sait pas quand et comment va se terminer cette épreuve. Tout étant déjà décidé, on n’a plus qu’à aller longuement, lentement, finir sans idée et sans opinion.
« D’ailleurs lorsque l’enfant Georges était déjà décédé et enterré dans le cimetière juif de Saint-Eugène, mon fils continuait à m’être vivant tout le temps que la nouvelle de l’événement ne m’était pas encore parvenue, ce qui se produisit juste avant la naissance de mon fils vivant. « Il y a juste quinze jours », dit ma mère, en arrivant juste à temps pour le suivant. Il y a une quinzaine de jours, dix ou quatorze, qu’importe, on est à la croisée, déjà mort toujours vivant toujours un peu moins mort que mort, mais sur le livret de famille, terme conseillé : décédé. Tout de suite après la nouvelle, mon fils, le suivant, entre dans le petit livre déchiqueté. Mais même alors. Jusqu’à ce matin, je n’ai jamais lu le livre. Je n’avais jamais lu la nouvelle. Il n’y avait pas de date. [...]»
« J’ai un fils et un autre fils. Celui qui parle et celui à qui je n’ai jamais dit je. [...] De tous mes enfants, il est la seule personne. Le héros de la famille. La clé de ma synagogue intérieure, l’instructeur de ma foi. Et cela sans un mot. »
22À sa manière, tout aussi intemporelle, Laure Adler rend compte du même drame intérieur : « Ceci n’est pas un récit, annonce-t-elle [7]. C’est une tentative de raccommodement avec le monde. Les mots vont-ils rendre possible le rapprochement du soi avec le je. [...]»
« Je me place dans la zone sombre. Pourquoi écrire aujourd’hui alors que chacun tente d’oublier, de ne pas dire ? Parce que le temps ne fait rien à l’affaire, n’efface aucune blessure. Parce que la souffrance peut aussi devenir une morale. Parce que la douleur n’est pas une compagne, mais une ennemie sans fierté qui tente toujours de vous séduire par le bas. »
« Vivre avec la mort de l’enfant. Ne plus la cacher. Ne pas l’exhiber non plus. Comment trouver la mesure ? »
25Quel que soit le talent littéraire de l’écrivain, on voit combien il est difficile de mettre en mots cette blessure non cicatrisable qu’est la mort de l’enfant, tant elle affadit le reste de la vie, y compris dans ce qu’elle comporte de sexuel. De là à se demander s’il est encore envisageable de maintenir une vie de femme jouissant de sa sexualité, il y a quelques pas à franchir auxquels de rares auteurs se risquent. Camille Laurens est l’une d’entre eux. « C’est pour que vous compreniez », écrit-elle dans Dans ces bras-là [8] : elle a deux filles qu’elle aime passionnément. Mais cet enfant-là, celui qui manque et manquera toujours à tous les bras, c’est le sien aussi. Elle a un fils. C’est lui.
« Il a voyagé tout le jour mais il arrive trop tard : l’enfant est déjà né, l’enfant est déjà mort. [...] Quand ils faisaient l’amour, des mois plus tôt — c’était au bord de l’abîme, ils confondaient leurs bouches, leurs doigts, leurs ventres, ils mêlaient leurs visages et leurs membres, et leur jouissance criait au miracle : ils faisaient un enfant. »
« Nous sommes tous hantés, dit-on, par deux instants inconnus : celui de notre origine et celui de notre fin. »
28Trop souvent oubliée, du moins laissée de côté, la sexualité culpabilise davantage la femme blessée dans sa maternité que l’homme.
29Mais comment l’avenir se présente-t-il pour les enfants ? Pour ceux qui sont toujours là, vivants, « passionnément aimés », comme le dit Camille Laurens, ou pour ceux qui naissent après le drame ?
30Ici encore la littérature nous vient en aide et en exemple.
31John Irving dans son livre intitulé Une veuve de papier [9] retrace l’histoire d’une petite fille, conçue après la mort accidentelle de deux frères aînés. On la voit s’efforcer de devenir femme et écrivain, en se démarquant d’une mère décrite comme une très belle femme et qui s’essaye à l’écriture, en se démarquant également de son père, auteur de livres pour enfants et grand amateur de femmes. Le jour de l’accident, les parents se trouvaient dans une voiture un soir d’hiver et de neige, conduits par l’un de leurs fils adolescent lorsqu’une collision se produisit avec un camion au cours de laquelle les deux garçons qui étaient à l’avant du véhicule trouvèrent la mort. La mère ne se remit jamais de la disparition de ses garçons dont elle emplit la maison de photos sans jamais en parler. Ce sont ces photos qui permettront à la petite fille de connaître l’histoire de ses frères. La mère n’aura, après leur mort, qu’un seul rapport sexuel avec son mari dont Ruth, l’héroïne du livre, naquit.
32Le livre commence à l’époque de la petite enfance de Ruth, et au moment où le père engage comme secrétaire un jeune homme, Eddie, dont l’âge correspond à celui qu’auraient ses fils à l’époque. Ce jeune homme, deviendra — ce que présuma le père quand il le vit — l’amant passionné de Marion, la mère des deux garçons, jeune femme aux cheveux roux que ses trente-sept ans embellissent.
33Une nuit, la petite fille dont le sommeil est souvent perturbé vient chercher sa mère qu’elle surprend en train de faire l’amour avec Eddie. « Ne hurle pas mon poussin, dit la mère, c’est Eddie et moi, c’est tout, retourne te coucher ». La phrase est surprenante de nonchalance. Son impact ne se dessine qu’à la fin.
34Peu de temps après cette scène, la mère quitte mari, fille et amant sans avertissement préalable, et sans jamais plus donner de ses nouvelles. Elle reparaît environ trente-deux ans plus tard. Son retour annonce la fin du livre.
35Les retrouvailles entre la mère et la fille devenue mère se font par l’entremise de l’amant d’autrefois. Il annonce à Marion l’existence de son petit-fils de quatre ans :
« À quoi il ressemble, demande-t-elle ? [...] – Graham ressemble à sa mère assura Eddie.
Mais ce n’était pas non plus ce que Marion voulait dire. Elle voulait savoir auquel de ses deux fils il ressemblait, s’il ressemblait à l’un ou à l’autre.
Le chagrin de la perte d’un enfant ne meurt jamais; c’est un chagrin qui laisse un répit bien mince, et au bout de longtemps.
– Sois précis Eddie, je t’en prie. Est-ce que tu dirais qu’il ressemble plus à Thomas ou à Timothy ? Il faut seulement que je me mette en condition. [...]
Ruth apparut. Elle venait de se laver les cheveux. « Salut », dit-elle à Eddie. C’est alors qu’elle vit sa mère. [...]
Il est des moments où le temps s’arrête. Il faut ouvrir l’œil pour qu’ils ne nous échappent pas.
– Ne pleure pas, mon poussin, dit Marion à sa fille unique. C’est Eddie et moi, c’est tout. »
37Le livre se termine sur cette scène et sur ces mots, ceux-là mêmes que prononça Marion lorsque Ruth, sa petite fille, la surprit nue avec son jeune amant.
38« C’est Eddie et moi, c’est tout » se présente dès lors comme le signifiant de la mère entière, comme le substitut de la blessure restée vive entretenue et masquée par le leurre de la fusion que crée l’union des corps dans l’amour.
39Sans doute fallait-il être un homme — John Irving, je le rappelle, est l’auteur du livre — pour avoir l’idée de placer ces quelques mots, ces mêmes mots qui marquèrent pour toujours la petite enfance de sa fille, dans la bouche de cette femme marquée par les années certes, et néanmoins intemporelle aux yeux comme aux oreilles de sa fille.
40La répétition de ces mots, dans l’instant des retrouvailles après une si longue absence inexpliquée, inaugure aux yeux du lecteur, l’inscription, à ce moment de l’existence, de la blessure d’une vie dont la petite fille a durablement ressenti l’empreinte, jusque dans son corps par identification avec la blessure du corps de sa mère.
41Jamais, en effet, Ruth ne parvint consciemment à reconnaître le rôle qu’Eddie tint pour sa mère, quoi qu’elle connût sa proximité en âge avec ses frères morts. Jamais, elle ne surmonta le barrage de ce refoulement de pensée que Marion, à l’encontre de son mari, ne se soucia pas de contribuer à lever.
42Ainsi, voit-on cohabiter en la mère, l’image d’une femme châtrée en manque d’enfant et l’image d’une femme accouplée avec un adolescent. Cette image dédoublée que Ruth porte indéfectiblement en elle atteste la survivance d’une blessure ouverte, attirant de toutes parts les énergies d’investissement.
Mots-clés éditeurs : Résistance à l'oubli, Souvenir-couverture, Lien inconscient à la mère des origines, Blessure du corps, Blessures de la maternité, Plaie mélancolique
Notes
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[1]
« Temps de l’effraction, temps de la gestation », in Le temps, l’urgence et les périodes de la maladie, Actes du 3e colloque de Pédiatrie et psychanalyse, Paris, Ed. P.A.U., 1997, pp. 22-35.
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[2]
Freud S., O.C. Psychanalyse III, Paris, P.U.F., 1989, p. 275.
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[3]
Freud S., O.C. Psychanalyse XIII, Paris, P.U.F., 1988, p. 272.
-
[4]
L’enfant donné pour mort, Paris, Dunod, 1989, pp. 82-85,2e édition remaniée, Paris, Es Hel, 2001.
-
[5]
J’ai développé cette thématique dans L’enfant donné pour mort, op. cit.
-
[6]
Paris, Galilée, 2000, p. 69.
-
[7]
À ce soir, Paris, Gallimard, 2001, pp. 27-28.
-
[8]
Paris, P.O.L., 2000, pp. 208-209.
-
[9]
Coll. Points, Seuil, 1999.