Notes
-
[1]
Lurie A. (1991) Ne le dites pas aux grands. Rivages, Paris/Marseille, p. 29. Elle ajoute, p. 43 : « Il existe un lien caché entre les contes merveilleux et le roman contemporain, entre l’une des formes les plus anciennes de la littérature et l’une des plus récentes. Plus souvent que nous ne le pensons, les situations-types du conte, en particulier les personnages féminins, réapparaissent dans les romans dont nous sommes aujourd’hui les lecteurs. »
-
[2]
Pernusch S. (1991) Une amie géniale. Paris : Rageot, collection « Cascade », p. 11.
-
[3]
Pernusch S. (1991) Une amie géniale. Op. cit., p. 11.
-
[4]
Dufeutrel M. (1991) L’été Jonathan. Paris : Rageot, collection « Cascade », p. 26.
-
[5]
Sauvard J. (1994) Le ballon de Yacine. Paris : L’Harmattan, p. 43.
-
[6]
Noguès J.C. (1988) Mon pays sous les eaux. Paris : Castor Poche Flammarion. Première édition chez G.P., Paris, 1971. p. 120.
-
[7]
Gripari P. (1976) Histoire du prince Pipo. Paris : Grasset, p. 80.
-
[8]
Honaker M. (1995) Erwan le maudit. Paris : Rageot, collection « Cascade Pluriel », p. 13.
-
[9]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Paris : Robert Laffont, p. 148.
-
[10]
Gudule. (1994) Vie à reculons (La). Paris : Hachette, collection « Le livre de poche jeunesse ». p. 42.
-
[11]
Murail M.A. (1993) Continue la lecture, on n’aime pas la récré. Paris : Calmann-Lévy, p. 145.
-
[12]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 252 à 270.
-
[13]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 271.
-
[14]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 271.
-
[15]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 150-153.
-
[16]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 268.
-
[17]
« Bettelheim est tellement persuadé de l’omniprésence de l’Œdipe, qu’il parle comme allant de soi d’un complexe d’Œdipe de la fille, sans signaler un instant que ce parallélisme n’a rien d’évident et que l’application à la fille – sous une forme inverse évidemment de ce que Freud a cru saisir des conflits inconscients du garçon avec les images parentales – n’a toujours été qu’un point très discutable : largement critiqué du vivant même de Freud, carrément refusé par un courant contemporain de la psychanalyse qui a tenté une approche moins phallocentrique de la sexualité. » Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Robert Laffont, p. 87.
-
[18]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 87.
-
[19]
Dans la théorie freudienne, le fils désire sa mère et veut la prendre pour femme, alors que la fille veut simplement être désirée par le père. Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 88.
-
[20]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 91.
-
[21]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina. Paris : Bordas, collection « Aux quatre coins du temps », p. 42.
-
[22]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina. Op. cit., p. 14.
-
[23]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 84.
-
[24]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina, Op. cit., p. 94.
-
[25]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 93.
-
[26]
Perrot J. (1995) L’attrait de l’origine, in Écriture féminine et littérature de jeunesse, collectif sous la direction de Jean Perrot et Véronique Hadengue, Institut international Charles Perrault/La Nacelle, Paris, p. 87.
-
[27]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 153.
-
[28]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 93.
1Est-ce parce que « les contes populaires constituent la littérature enfantine la plus ancienne et la mieux connue » [1] que de nombreux éléments appartenant à ce genre se retrouvent dans les romans jeunesse ? Ou est-ce parce que ces éléments font si bien partie de notre imaginaire qu’ils resurgissent spontanément jusque dans les histoires les plus réalistes ? Ou encore, plus prosaïquement, sont-ils indispensables aux rebondissements d’un récit ? Il nous sera difficile de répondre à ces questions. Nous pouvons cependant constater que trois éléments propres au conte merveilleux reviennent régulièrement dans la littérature de jeunesse contemporaine : le caractère « cheveux blonds »; le thème de l’attente; le thème de la fuite et de la solitude.
Blonde... comme qui ?
2« Moi, je suis petite, mince, très blonde, peau blanche, yeux bleu foncé, deux taches de rousseur sur la joue gauche, cinq sur la joue droite. Port de princesse, ça, c’est grand-père qui le dit ! Jambes maigres pas belles. Traits réguliers. Mignonne, du genre passe-partout. » [2]
3La blondeur est-elle le signe d’une beauté « passe-partout », c’est-à-dire qui plaît au plus grand nombre, qui rencontre la plus grande adhésion de la part de notre inconscient collectif et ce, que nous appartenions au sexe masculin ou au sexe féminin ? Pauline, la narratrice de Une amie géniale, a parfaitement intégré l’équation blondeur/beauté. Elle accepte aussi de jouer un jeu : celui des rapports hommes/femmes. Le regard masculin, en l’occurrence, est celui de son grand-père. Et celui-ci ne s’y trompe pas : il fait référence à la princesse. Or, dans notre imaginaire collectif occidental, ce sont bien les princesses qui sont blondes. Les princesses et les fées. Blondes et dotées d’une foule de qualités au premier rang desquelles vient la beauté. Dans ce passage, on dénote un double-jeu de la part de la narratrice : avec le regard de l’homme représenté par son grand-père, d’une part; avec le lecteur/lectrice supposé, d’autre part.
4Cette description est plus qu’un simple portrait. Pauline accepte et apprécie que la première perception que l’on a d’elle soit physique; mais c’est parce qu’elle est sûre d’avoir le beau rôle : celui de princesse et c’est ainsi qu’elle sera regardée.
5Situé en début de roman, ce passage est suivi d’une seconde description qui concerne cette fois Stella, la meilleure amie de Pauline : « Stella est grande, très brune, un peu lourde, peau mate, beaux yeux marron foncé légèrement bridés, traits anguleux, archi crispés. À croire qu’elle porte un masque de cire figé dans la peur. Sauf quand elle dort. Les traits sereins, un bras en demi-cercle au-dessus de sa tête, avec beaucoup de grâce. » [3]
6Difficile de trouver dans ce portrait le charme et la grâce qui émanent du premier. « Grande » pourrait être une qualité; mais le fait de l’associer à « un peu lourde » élimine cette possibilité. Les cheveux sont très bruns et la peau mate. Décidément, Stella n’a rien d’une princesse si ce n’est son nom, bien en désaccord avec le portrait qui est fait d’elle. Plus encore : le stéréotype de la jeune fille blonde à la peau blanche remonte sans doute au Moyen Âge et à l’amour courtois. C’étaient les jeunes filles nobles qui possédaient et cultivaient ces qualités alors que les paysannes qui travaillaient en plein air avaient nécessairement la peau hâlée. Les princesses de nos contes de fées, souvent situés dans un Moyen Âge fictif, sont peut-être les cousines de ces jeunes filles de la noblesse d’autrefois dont les poètes chantaient la beauté. Cela ne laisse aucune chance à Stella qui a la peau mate des paysannes ou, pire encore, celle des Sarrasins, des ennemis, des infidèles, bruns eux aussi. D’ailleurs si ses yeux marron sont beaux, ils n’en sont pas moins légèrement bridés, terme qui contrebalance l’adjectif précédent et réfère, lui aussi, à un monde inconnu qui n’est pas celui de nos princesses.
7Dans le roman jeunesse, le caractère « cheveux blonds » n’a rien de passepartout. Il réfère à la princesse, à la fée, et les comparaisons qui sont associées à la blondeur sont révélatrices de tout un monde de références.
8« Elle est très belle ma mère, elle a une grande tresse blonde, des yeux très bleus. » [4]
9« Douce et très jolie... avec de longs cheveux blonds. » [5]
10« Car elle était très belle. Aucun voile ne cachait ses cheveux en cette heure nocturne; ils étaient dénoués sur les épaules et blonds comme jamais ne furent blonds des cheveux dans la lumière. » [6]
11« Sur ce lit, en travers, une jeune fille s’est jetée. Ses cheveux blonds, couleur d’or, se répandent sur le velours bleu marine. » [7]
12« Elle était grande, élancée, et ses longs cheveux couleur de miel dansaient sur ses épaules à chacun de ses mouvements. Il aimait lire dans ses yeux clairs et transparents comme une source. » [8]
13La blondeur des cheveux n’est pas un caractère physique simplement destiné à aider le lecteur à imaginer le personnage. C’est un attribut qui renvoie à une image mythique : celle de la princesse des contes de fées, qui est aussi la femme idéale à laquelle rêvent les jeunes princes.
Attendre... encore et toujours
14Les contes de fées proposent souvent l’exemple d’un petit garçon que rien, apparemment, ne prépare à accomplir de grands exploits. Il quitte pourtant son foyer, vit des aventures, tue des dragons, résout des énigmes jusqu’au jour où il délivre une belle princesse et l’épouse [9]. Dans ces histoires, le petit garçon est un personnage actant. Ce sont ses aventures que l’on conte, tout en sachant que, quelque part, une belle princesse l’attend. Aucun doute, ils doivent se rencontrer. Mais c’est le petit garçon qui « fait le chemin », qui parcourt le monde, qui terrasse, qui devient un héros. La petite fille se contente d’être belle. Pendant toute l’histoire, elle est en position d’attente; lorsque le héros arrive, il n’a plus qu’à la cueillir.
15Aboutissement de la quête du prince, la fille en devient une sorte de fairevaloir. Si elle n’existait pas, à quoi rimerait tous les exploits du jeune homme ? Quel serait son but ? Là, il est clair : quelque part dans un château endormi ou sous une cloche de verre ou au fond d’un souterrain, une princesse attend. Elle est à l’abri, en dehors des combats et du danger et elle regarde – même si ce regard doit franchir des paupières fermées ou des murailles de pierre. C’est parce qu’elle existe que le héros peut agir et vivre. C’est le fait d’être regardé par celle qu’il lui faut conquérir qui donne sa valeur aux actions que le héros entreprend et qui confirme le petit garçon dans ses choix.
16« Blottie dans sa cachette, Elsa ne perd rien de la scène. Elle retient sa respiration. Les dames du Moyen Âge devaient ressentir la même chose qu’elle, quand leur chevalier entrait en lice pour un tournoi. Et le fait qu’elle ressemble à un page plutôt qu’à une princesse ne change rien à l’affaire » [10].
17Cette situation que l’on observe dans les contes de fées est aussi celle d’un grand nombre de personnages féminins de la littérature de jeunesse. Comme Pénélope dans la mythologie grecque, comme les princesses des contes de fées, les fillettes de papier des romans contemporains attendent le retour du héros. Aux uns l’aventure, l’inconnu, l’espace, la liberté, la découverte du monde; aux autres le huis clos, l’enfermement, l’attente; l’essentiel étant que la femme soit là lorsque l’homme est de retour. Le mythe d’Ulysse n’est pas mort. Les personnages féminins ne passent plus leur temps à broder ou à tisser, mais l’espace et le rôle qui leur sont attribués n’ont pas changé.
Fuir... dans la solitude
18Il faut se méfier des petites filles. Héroïnes de contes de fées, on croit qu’elles n’ont que deux possibilités :
- être princesse et attendre bien tranquillement qu’un héros masculin survienne, bouscule dragons et enchanteurs dans le seul but de fonder une famille;
- être une jeune fille défavorisée mais méritante et, à force de courage, de vertu et de chance, parvenir au même résultat avec un prince de passage.
19Mais « les petites filles, on les croit là, bien sages. Elles n’y sont pas. Les petites filles, ça s’échappe. » [11] Et c’est bien ce qui se passe dans les romans jeunesse. Entre les lignes directrices jetées par la famille et la société, sur le chemin quotidien qui conduit de l’école à la maison ou de la maison à l’école, on trouve la trace d’une ligne de fuite que n’hésitent pas à emprunter certaines de nos petites filles.
20Il existe un lien troublant entre les romans jeunesse qui mettent en scène ce type de comportement et les contes de fées dans lesquels des fillettes errent dans la forêt.
21Bruno Bettelheim a donné une interprétation psychanalytique de ces errances. Pour lui, le temps que passe Blanche-Neige dans la forêt correspond à une période de croissance au cours de laquelle la jeune fille devra résoudre les problèmes qui se posent à elle, notamment la question de la puberté [12]. L’ensemble du conte constitue une initiation : les trois gouttes de sang provenant du doigt de la mère de Blanche-Neige lorsqu’elle se pique avec une aiguille symbolisent la première menstruation et la rupture de l’hymen, alors que la neige sur laquelle ces gouttes tombent représentent l’innocence sexuelle de la jeune fille. Plus tard, l’attitude de la belle-mère de Blanche-Neige est une mise en garde contre les dangers du narcissisme. Enfin, la triangulaire père, belle-mère, fille permet de mettre en scène le conflit œdipien.
22De même, les fantaisies du Petit Chaperon Rouge qui s’éloigne du chemin bien tracé pour cueillir les plus belles fleurs montre une enfant en lutte avec les problèmes de la puberté [13]. Quant à l’histoire de Boucles d’Or qui surgit de la forêt – et y retourne – elle permet d’aborder « la lutte au sein des situations œdipiennes, la recherche de l’identité et la jalousie fraternelle. » [14]
23Pour Bruno Bettelheim, ces passages dans la forêt seraient donc un moyen de résoudre le conflit œdipien; une période d’éloignement nécessaire pour que la petite fille accepte son état de future femme et, par là même, celui qui deviendra son mari et qui, bien sûr ne peut pas être son père, comme le confirme l’histoire de Peau d’Âne. Ces contes aideraient la fillette à s’imaginer sous les traits d’une belle jeune fille (une princesse) dans l’attente d’un beau jeune homme (un prince) qui, un jour, viendra la prendre dans ses bras [15].
24Mais cela revient aussi à dire que ces contes enseignent qu’il n’y a qu’un avenir pour la petite fille, le mariage : « L’histoire de Blanche-Neige nous apprend qu’il ne suffit pas d’atteindre la maturité physique pour être prêt, intellectuellement et affectivement, à entrer dans l’âge adulte, en tant qu’il est représenté par le mariage. L’adolescent doit encore grandir, et il faut encore beaucoup de temps avant que soit formée une personnalité plus mûre et que soient intégrés les vieux conflits. C’est à ce moment-là seulement qu’on est prêt à accueillir le partenaire de l’autre sexe et à établir avec lui les relations intimes qui permettent à la maturité adulte de s’accomplir. » [16]
25On ne parle là que d’un accomplissement sexuel qui passe par le fait qu’il faut avoir été « trouvée » ou « reconnue » par un prince. Mais alors qu’en est-il de la « re-connaissance » de soi-même en tant qu’individu ? Et n’est-ce pas là une interprétation réductrice ?
26C’est aussi la question que pose Pierre Péju. Relevant tout d’abord la non-évidence d’un complexe d’Œdipe de la fille [17], il refuse de « concevoir filles et femmes comme de purs objets sexuels de la consommation mâle » [18] et note d’ailleurs ce que cette confirmation de l’activité masculine et de la passivité féminine peut avoir aujourd’hui de périmé [19]. Il montre ensuite qu’il y a peut-être « d’autres états du désir » et que le conte est aussi un formidable espace imaginaire, fenêtre sur « les secrets d’un monde ouvert » [20].
27Puis il en vient à la notion d’« être-petite-fille », c’est-à-dire qui refuse d’attendre passivement qu’un prince vienne la séduire; celle qui a du mal à trouver sa place dans les schémas sociaux et qui refuse les valeurs dominantes. Pour celle-ci, la forêt devient alors la seule alternative. Ces petites filles-là refusent de se soumettre au jeu de la séduction. Elles refusent l’avenir tracé par la société et refusent de vivre dans l’attente d’un mari avec qui elles devraient fonder une famille pour recommencer le cycle. Elles refusent d’attendre comme le font les princesses des contes de fées. Est-ce parce que le mari choisi pour elles ne leur convient pas, comme c’est le cas dans certains contes de fées ? Certainement pas. Leur quête est plus profonde, plus radicale et elle ne peut s’accomplir que dans la fuite. Plus qu’un refuge, la forêt devient un lieu de découverte, d’expérience, de réflexion, et c’est là que nos héroïnes de papier retrouvent les petites filles des contes.
28« Dans l’obscurité de mes pensées, les étoiles de mes quinze ans scintillent. J’ignore sur quel étonnant chemin je vais me diriger ou me trouver projetée. » [21]
29Stellina ne serait-elle pas une autre Boucles d’Or ? Pour tout bagage, elle ne possède qu’un petit ours en peluche. Symbole ? Peut-être. Car elle comprendra, tout comme la fillette aux cheveux de lumière, qu’elle n’a pas sa place dans les schémas familiaux et sociaux bien établis qu’elle croise sur son chemin. Le « prince » qu’elle doit épouser a été choisi par son père qui n’hésite pas à lui tracer une ligne de conduite : « Tu as sept frères et sœurs, je veux que tu me donnes autant de petits-enfants » [22]. Alors Stellina s’enfuit, sans argent, sans rien, vers la frontière franco-italienne. Elle erre le jour et dort la nuit dans les fossés, ou l’inverse. Elle est blessée, soignée, chassée. Elle s’est mise au ban de sa tribu en refusant le poids de la tradition, la société la rejette parce qu’elle est une gitane. Il lui faudra longtemps pour comprendre que le but qu’elle s’est fixé n’en est pas un. Pour les filles de son espèce, la frontière n’est qu’une ligne fictive mise en place par les hommes. C’est le même univers qui se trouve de l’autre côté et il suffit de « passer la fenêtre » pour se fondre à nouveau dans la forêt. « La petite Boucles d’Or nous évoque quelque chose qui se situe aux antipodes de la vie de famille : elle n’est pas égarée, elle est une errante. » [23] Comme elle, Stellina est une vagabonde sans attaches, solitaire et détachée, dont le destin est devant. Une fois passée la frontière, elle réalise que tout ne fait que commencer : « À cet instant, je comprends que mon voyage à pied n’est pas terminé et que toute la vie est un long voyage. » [24]
30Nous n’avons pas, dans la littérature de jeunesse, d’équivalent masculin à ce type de personnage féminin, comme il n’y en a pas non plus dans les contes. Abandonné dans la forêt, le Petit Poucet sème des cailloux pour conserver un lien avec sa maison; constamment, il cherche à se repérer en grimpant aux arbres [25]. La petite fille en rupture de ban suit les traces de Blanche Neige : elle court droit devant elle; elle veut se fondre dans la forêt. Elle ne laisse pas de traces. Si elle a quitté le chemin imposé, c’est justement pour qu’on ne la retrouve pas. Comme le dit Jean Perrot, elle devient « reine de l’aventure » et dénonce par la fugue « les positions intenables du patriarcat. » [26]
31La nature, symbolisée par la forêt, est la seule ouverture pour ces jeunes filles qui refusent les règles. À l’intérieur, à la maison, à l’école, règnent l’autorité, les lois, les coutumes, tout un non-dit qui trace une voie bien gardée sur laquelle elles n’ont qu’à s’engager pour devenir adultes. Mais socialement, la seule façon d’accéder au statut d’adulte est de devenir femme. La nature propose autre chose : « la totalité de ce qui est ». Au milieu des plantes et des bêtes, la jeune fille devient un être humain, libre.
32Pour ces personnages, l’important n’est pas dans le regard des autres mais dans celui qu’ils sont capables – ou pas – de porter sur eux-mêmes. Et la condition pour y parvenir passe par la fuite, car ils doivent d’abord échapper au regard des autres. « Lorsque les filles se mettent en chemin, c’est en général pour échapper et non pour conquérir. » [27] Échapper, cela signifie se mettre en marge et ce n’est que dans la solitude la plus totale, celle qui n’admet aucun compromis, que ces personnages trouveront leur chemin.
33À chacune sa voie; dans les bois, les sentiers sont nombreux et « la forêt... n’est pas seulement un refuge provisoire mais un lieu d’expériences riches où quelque chose de très important se passe, quelque chose de positif et non de régressif. » [28] Mais au bout de la route, c’est l’âge adulte qui attend la fillette, avec les choix qu’il faudra faire. L’option du prince charmant est trop facile et surtout, elle n’offre pas d’alternative. Pourtant, elle sert souvent de conclusion aux contes de fées. Par contre, pour nos petites filles de papier qui ont su aller jusqu’au bout des bois, une telle situation est inconcevable. Reste à ouvrir les yeux et à les poser sur les autres, à devenir le narrateur de sa propre histoire, à exprimer ses choix, ses pensées, ses idées en mots et en actions. Que de chemin à parcourir.
34Car nous le savons, les personnages féminins restent bien souvent confinés dans un univers de non-dit.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- BETTELHEIM B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Paris : Robert Laffont.
- DUFEUTREL M. (1991) Été Jonathan (L’). Paris : Rageot, collection « Cascade ».
- GRIPARI P. (1976) Histoire du prince Pipo. Paris : Grasset.
- GUDULE. (1994) Vie à reculons (La). Paris : Hachette, collection « Le livre de poche jeunesse ».
- HONAKER M. (1995) Erwan le maudit. Paris : Rageot, collection « Cascade Pluriel ».
- JAYAT S. (1978) Longue route d’une Zingarina (La). Paris : Bordas, collection « Aux quatre coins du temps ».
- LURIE A. (1991) Ne le dites pas aux grands. Paris/Marseille : Rivages.
- MURAIL M-A. (1993) Continue la lecture, on n’aime pas la récré. Paris : Calmann-Lévy.
- NOGUÈS J-C. (1988) Mon pays sous les eaux. Paris : Castor Poche Flammarion. Première édition, Paris : G.P., 1971.
- PÉJU P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Paris : Robert Laffont.
- PERROT J. et HADENGE V. (dir.). (1995) Écriture féminine et littérature de jeunesse. Paris : Institut international Charles Perrault/La Nacelle.
- PERSNUSCH S. (1991) Une amie géniale. Paris : Rageot, collection « Cascade ».
- SAUVARD J. (1994) Ballon de Yacine (Le). Paris : L’Harmattan.
Notes
-
[1]
Lurie A. (1991) Ne le dites pas aux grands. Rivages, Paris/Marseille, p. 29. Elle ajoute, p. 43 : « Il existe un lien caché entre les contes merveilleux et le roman contemporain, entre l’une des formes les plus anciennes de la littérature et l’une des plus récentes. Plus souvent que nous ne le pensons, les situations-types du conte, en particulier les personnages féminins, réapparaissent dans les romans dont nous sommes aujourd’hui les lecteurs. »
-
[2]
Pernusch S. (1991) Une amie géniale. Paris : Rageot, collection « Cascade », p. 11.
-
[3]
Pernusch S. (1991) Une amie géniale. Op. cit., p. 11.
-
[4]
Dufeutrel M. (1991) L’été Jonathan. Paris : Rageot, collection « Cascade », p. 26.
-
[5]
Sauvard J. (1994) Le ballon de Yacine. Paris : L’Harmattan, p. 43.
-
[6]
Noguès J.C. (1988) Mon pays sous les eaux. Paris : Castor Poche Flammarion. Première édition chez G.P., Paris, 1971. p. 120.
-
[7]
Gripari P. (1976) Histoire du prince Pipo. Paris : Grasset, p. 80.
-
[8]
Honaker M. (1995) Erwan le maudit. Paris : Rageot, collection « Cascade Pluriel », p. 13.
-
[9]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Paris : Robert Laffont, p. 148.
-
[10]
Gudule. (1994) Vie à reculons (La). Paris : Hachette, collection « Le livre de poche jeunesse ». p. 42.
-
[11]
Murail M.A. (1993) Continue la lecture, on n’aime pas la récré. Paris : Calmann-Lévy, p. 145.
-
[12]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 252 à 270.
-
[13]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 271.
-
[14]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 271.
-
[15]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 150-153.
-
[16]
Bettelheim B. (1976) Psychanalyse des contes de fées. Op. cit., p. 268.
-
[17]
« Bettelheim est tellement persuadé de l’omniprésence de l’Œdipe, qu’il parle comme allant de soi d’un complexe d’Œdipe de la fille, sans signaler un instant que ce parallélisme n’a rien d’évident et que l’application à la fille – sous une forme inverse évidemment de ce que Freud a cru saisir des conflits inconscients du garçon avec les images parentales – n’a toujours été qu’un point très discutable : largement critiqué du vivant même de Freud, carrément refusé par un courant contemporain de la psychanalyse qui a tenté une approche moins phallocentrique de la sexualité. » Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Robert Laffont, p. 87.
-
[18]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 87.
-
[19]
Dans la théorie freudienne, le fils désire sa mère et veut la prendre pour femme, alors que la fille veut simplement être désirée par le père. Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 88.
-
[20]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 91.
-
[21]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina. Paris : Bordas, collection « Aux quatre coins du temps », p. 42.
-
[22]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina. Op. cit., p. 14.
-
[23]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 84.
-
[24]
Jayat S. (1978) La longue route d’une zingarina, Op. cit., p. 94.
-
[25]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 93.
-
[26]
Perrot J. (1995) L’attrait de l’origine, in Écriture féminine et littérature de jeunesse, collectif sous la direction de Jean Perrot et Véronique Hadengue, Institut international Charles Perrault/La Nacelle, Paris, p. 87.
-
[27]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 153.
-
[28]
Péju P. (1981) La petite fille dans la forêt des contes. Op. cit., p. 93.