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Article de revue

Mot et image. L'enfant-télé

Pages 57 à 68

1L’histoire de Robin (4 ans) nous offre un exemple particulièrement inquiétant du pouvoir envahissant de l’image sur un enfant très jeune. On verra que cet envahissement a été un des facteurs importants de graves difficultés à utiliser les mots comme moyen de communication avec autrui.

2À notre première rencontre, sa maman me raconte que Robin a été mis dès l’âge d’un an, toute la journée, devant la télévision jusqu’à l’âge d’environ 2ans, parce qu’elle ne pouvait pas s’occuper de lui : elle avait toujours autre chose à faire, son travail seul l’intéressait et il lui était « impossible » d’investir son fils, sur le plan affectif. Selon elle, le père de Robin, bien que très affectueux, n’arrivait pas à jouer un rôle suffisant de substitut. Une jeune sœur de la mère et la grand-mère maternelle se sont occupées de lui de leur mieux en donnant beaucoup d’affection à Robin, mais elles avaient peu de temps à lui consacrer. Les stimulations infraverbales qu’il a pu avoir étaient insuffisantes; il était aimé et câliné, mais de façon assez anarchique. Les stimulations verbales étaient empreintes de confusion. On lui parlait un dialecte berbère, mélangé de français, et sa principale source langagière provenait des émissions de télévision. Il était avec sa « nourrice télé » la plupart du temps. Sa mère, très culpabilisée de n’avoir pu s’en occuper à l’époque (et qui essaie maintenant de « réparer » par tous les movens) me résume la situation en disant : « Il a été imbibé de télé », il s’est identifié à « une mère télé ». Je pense alors à une sorte de phénomène d’indifférenciation entre une partie de lui-même et la télévision.

3Lorsque je l’ai reçu, il était envoyé par la directrice de l’école maternelle qu’il fréquentait. Cette dame s’inquiétait énormément de l’attitude de Robin dans la cour, où il errait comme un « zombie », sans jouer avec quiconque. Sa maîtresse elle aussi s’affolait, car en classe il se couchait au milieu de la pièce, ne participait à rien, et récitait des mots sans suite.

4La première consultation a été pour moi un véritable choc.

5Je vois arriver un petit garçon souriant, aimable, affectueux qui semble à première vue aller très bien. À peine entré dans la pièce où se trouvent les jouets, Robin s’installe au milieu, prend un air absent et commence un discours tout à fait incompréhensible, fait de mots inventés mêlés à des morceaux d’annonce de jeux télévisés :
À 20 h 50 La roue de la fortune, bravo, bravo, les chevaliers du ciel, la dune djarette, la roue de la fortune, dans un instant le jacky show, la parade djeveur, la walipette ératré, les dedus, le tapis vert à 21 heures avec Michel Legrand, le mirat des deux coutes, etc.

6Je cite de mémoire sans être tout à fait sûre de l’exactitude de ce que je transcris. C’est un torrent continu que personne ne peut arrêter. C’est un monologue d’où l’autre est exclu. On a le sentiment que Robin éprouve une exaltation très forte à parler ainsi (sans que l’auditeur puisse saisir le moindre sens à son discours), mêlée à une immense angoisse que l’on peut percevoir presque de manière tangible, à la détresse de son regard, à son attitude totalement figée, à son impossibilité d’arrêter cette logorrhée. Je pense que Melanie Klein (8) aurait décrit ce comportement comme une défense maniaque. Robin multiplie les « bravo, bravo », est-ce pour faire comme les spectateurs, est-ce pour se rassurer ? Son pouvoir de concentration est extraordinaire. Il colle à son discours sans aucune distance. C’est sa façon de maîtriser de façon absolue sa propre réalité.

7Sa solitude est impressionnante.

8Non moins impressionnants sont les efforts inutiles de la mère pour ramener Robin à la réalité. Elle lui pose sans arrêt des questions auxquelles il ne répond pas, elle essaie de l’intéresser à des jeux dits éducatifs, elle veut lui faire raconter des événements de sa vie... Le robinet de paroles sans suite continue de couler, inéluctablement.

9Je n’ai moi-même aucun succès lorsque j’essaie de dire à Robin : « Dis donc, c’est une émission de télé que tu me racontes là, ça te plaît bien la télé, t’as vu des dessins animés ? Raconte-moi » (ou autres choses tout aussi banales !). Il semble que l’image des personnes parlantes soient « collées » dans la tête de Robin comme sur un film qu’il dévide sans pouvoir s’en arracher. Il y a une prégnance impressionnante de l’image des animateurs de télé et de leurs paroles sur une partie de son propre discours. Le reste du discours ressemble à une langue particulière qui n’appartient qu’à lui.

10À y regarder de plus près, on pourrait peut-être déceler dans cette écholalie hors du temps (tellement angoissante pour les auditeurs) une recherche inconsciente de la mère et le scénario de la construction d’une famille. Je suis appelée « maman » par Robin à l’arrivée, le tapis vert appartient à « maman », nous dit-il. Le présentateur est une autre « maman » qui organise les jeux. On dirait qu’il s’y identifie complètement. Comme me le faisait remarquer M. Aumage, Robin « se prépare à un affect sans en avoir les mots pour l’exprimer ». Il semble que dans ce discours on peut déceler deux types de relations entre les mots et les images.

11Lorsque Robin « est » le présentateur, nous avons un amalgame image-mot, où il emploie le code social du langage. Dans cette première relation, le mot a une fonction symbolisante limitée, mais qui fait tout de même sens. Lorsqu’il emploie des mots inventés, hors du code social, on dirait que les mots sont signes des affects en relation avec le contenu de l’émission, mais qu’ils ne sont pas élaborés. L’image n’a pas été transformée en mot-code social.

12À aucun moment, il ne parle du contenu des émissions. De plus, il se prépare à quelque chose qui n’arrive jamais. Il est dans l’attente, peut-être de la création d’une famille; tous les gens autour du « tapis vert » forment en quelque sorte une famille dans l’attente de la mère. Lorsqu’il arrête son monologue, on ne sait pour quelle raison, Robin sourit aimablement, se laisse câliner par sa mère et se prépare à s’en aller.

13Nous convenons avec la mère de nous revoir pour tenter une psychothérapie mère-enfant. Mais je suis tellement inquiète que j’ai besoin d’avoir l’avis de quelqu’un d’autre. Je parle de Robin à un groupe de collègues avec qui je travaille. L’une d’entre elles suggère de filmer les séances pour mieux comprendre ce qui se passe. Cette proposition me soulage et en même temps me pose un problème déontologique. Avons-nous le droit ? Sera-ce bien vécu par Robin et sa mère ? Quel sera l’impact de cette intervention extérieure sur le processus thérapeutique ? Après discussion, A.S. accepte de filmer le prochain entretien. Nous nous posons tous la question de l’autisme. Pourtant, son comportement affectueux avec sa mère, son joli sourire, son air gai, son bon contact physique, sa gentille façon de dire bonjour en arrivant et au revoir en partant ne collent pas avec ce diagnostic tragique.

14Nous verrons que le fait d’être filmé va aider beaucoup Robin à sortir de son enfermement. Il regardera son image « dans la boîte » avec ravissement. Ce moyen va introduire de la distance entre lui et son discours stéréotypé, entre lui et les images et produire un premier effet de défusionnement et de séparation. Rappelons-nous ce que dit B. Cyrulnik (3), entre autres, sur l’enfant autiste : « Il n’y a pas eu séparation d’avec l’autre et l’enfant reste mal outillé pour accéder au langage ».

15La séance suivante Robin revient avec sa mère. A.S. filme; c’est à partir de cette prise de vue que je décris ce qui va suivre. Cette deuxième séance est encore très inquiétante, mais il y aura tout de même plusieurs échanges de paroles entre Robin et nous qui marquent une échappée vers une autre façon d’être que cette attitude autocentrée qui peut faire penser à une sorte de bouffée délirante.

16À l’arrivée il semble à l’aise, il me montre fièrement son « chapeau ». Sa mère essaie de lui faire dire que c’est une casquette, sans succès. Il marche dans la pièce, s’approche des jouets sans entreprendre aucun jeu, il s’assied, il se relève. Il me dit : « regardez très très dangereux » en montrant une petite balle. Il me répond « oui » lorsque je répète : « c’est très dangereux ? » Puis il commence son discours stéréotypé : « regardez regardez », quelques mots inintelligibles, puis « regardez le jacky show ». Là il ne répond plus à mes questions ni à celles de sa mère sur le jacky show. Il dit simplement, comme en passant, « le biberon » lorsque sa mère lui demande (en le lui montrant) ce que c’est, et reprend le fil de son discours.

17Dans un instant le jacky show, le vire après, regardez, tu vois le club Dorothée voulait pas erbiaille.

18Puis il commence à faire l’inventaire de mes jouets en disant :
« biberon le paradidjeve, regardez, regardez, attention va si pas la vère», puis « regardez regardez le magazine le magazine salut, le jacky show de la salut » « T’en dis des choses, essaie de glisser la mère. J’interviens à mon tour, sans succès : C’est des trucs de la télé que tu me racontes là. »

19Regardez de l’eau, dit-il en regardant le biberon, allez elles sont là.

20Je lui offre de chercher de l’eau, il acquiesce et me dit « doucement doucement » lorsque je verse l’eau. « Merci », dit-il, avec un joli sourire. Puis il reprend :
« Le milital déravré, le pin, le club Dorothée, regardez ça. »

21Pendant tout ce temps, il est assis et tripote des objets, le regard vide. Sa mère essaie encore de l’interrompre. Il essaie de lui répondre mais dans un jargon totalement incompréhensible d’où il ressort que quelqu’un s’est fait mal à l’école.

22Là se produit un échange assez long entre Robin et sa maman à propos de sa maîtresse et ensuite un échange avec moi à propos de photos dans sa classe. Mais toujours avec des mots incompréhensibles. Il refuse tout ce que je lui propose : dessiner, jouer avec les poupées, écrire au tableau, etc. Il découvre ensuite des chiffres qui sont écrits sur une cible qu’il reconnaît en quelques fractions de seconde. Puis il se replonge dans son discours pendant un quart d’heure environ :
Attention voulez du lundi au vendredi de matin 8 h 55 Bethy Labent. À 8 h 50 le train de jolie petite fille qui va finir à 8 h 40 et après patisi lacra, sergi Boudot, et après Ricky la Belle vie, 8 h 50, les Compagnons de l’aventure à 20 h40.

23«A deuraivouire voici Nicky la femme à tout à l’heure ». Pendant ce temps il est debout en se dandinant sans expression particulière.

24Dans un instant chite la famille en dor, Patrick la pôle. Dans un instant Santa Barbara. Dans un instant la roue de la fortune avec Christian Morin sonne bière marave duro Disu à 20 h 50.

25Son discours ne s’arrête plus avec nos questions. Je constate : « Il a tout ça tellement dans la tête que ça l’empêche même de jouer. »

26La mère approuve. Je commente : « Pourtant il sait très bien ce que sont les choses, mais il ne les intègre pas. »

27« Bravo, bravo le deveraligne 150, bravo. bravo. bien, égoti, Christian Marin. Bonsoir télédedezan, la roue de la fortune, regardez dans le rond, c’est là, regardez paradibo. » Son discours ne s’arrête plus.

28Non. Non la roue de la fortune, dans un instant le journal de 13 heures, à tout à l’heure. bonsoir.

29Sa mère et moi faisons des tentatives pour lui parler. Il ne répond plus. Il continue :
Le tapis vert avec le cœur le pique le trèfle, dondadidadidai, attention le tapis vert.

30À ce moment, je lui sors des cartes à jouer. Il s’y intéresse de manière très inquiétante aussi : comme dans Rain Man, il sait à la seconde même quelle valeur a la carte qu’il retourne. Les cartes sont très vieilles et il n’y a pas de chiffres. Il faut donc compter le nombre de cœurs (ou piques !) dessinés. Ce qui normalement devrait prendre au moins quelques secondes. N’oublions pas qu’il a à peine quatre ans. Là aussi, il s’enfonce dans un jeu solitaire et répétitif qui n’englobe toujours pas de partenaire. Jusqu’au moment où il s’approche d’A.S. et lui donne une carte. Nouvelle amorce d’échange que je vois; sous forme de don et surtout, pour la première fois, à son initiative. Sa mère le vit comme une bénédiction. A.S. tout occupée à son film remercie sans faire très attention, avec un tel naturel que Robin sent qu’il n’est plus enfermé dans son rôle. Il a un court échange avec A.S. Il y en aura d’autres. Je ressens ce moment comme un moment crucial, car il est un des premiers indices d’un changement capital.

31A.S. est un peu étonnée de l’importance énorme que j’attache à cette séquence. Elle n’a pas du tout perçu, comme moi, Robin en danger. Dans mon esprit, c’est peut-être un psychotique qui sort de sa gangue. Pour elle c’est un enfant un peu bizarre, mais qui joue en partie de sa bizarrerie. Il est probable que la façon d’A.S. de ressentir Robin lui a permis cet échange (la suite va nous le confirmer). Pour A.S., la séquence de cette séance qui lui a semblé la plus importante a été lorsque j’ai cessé de proposer des activités dont il ne voulait pas et que je me suis assise par terre pour faire et défaire des paquets, faire des tas de cartes avec Robin. Je l’ai accompagné, j’ai laissé aller, au lieu de rester crispée sur mon angoisse en voulant à toute force le tirer de la sienne.

32Dans cette séance, on pouvait voir qu’à l’intérieur de cet enfermement commençaient à se moduler trois niveaux de rapports à l’autre, donc trois niveaux de langage :

  • celui de la communication à l’autre, avec questions et réponses,
  • celui de l’identification au présentateur,
  • celui de la relation à un contenu éventuel des émissions pour lesquelles il n’a pas les « mots pour le dire ». Après avoir appelé indifféremment tout le monde « maman », il semble commencer à devenir capable de différencier sa perception des différentes personnes présentes : sa mère, A.S. et moi-même.

33Une semaine plus tard nous allons en consultation chez Mme Alice Doumic-Girard (4), pédopsychiatre, car je veux un avis plus autorisé que le mien.

34J’avais annoncé au Dr Doumic que j’étais très inquiète du comportement verbal de Robin. Je lui avais dit entre autres choses « Vous verrez, il ne répond pratiquement à aucune question ». Phrase qu’elle a heureusement oubliée. Et lorsque Robin est entré avec une petite voiture bien serrée dans sa main, elle lui a demandé : « Bonjour, mon lapin, qu’est-ce que tu tiens dans ta main ? » La réponse fuse, immédiatement : « Une Peugeot ». La mère et moi, ahuries, nous nous regardons et nous disons : « C’est la première fois qu’il répond vraiment à une question ! » Je constate encore une fois que ce que nous attendons d’un enfant, ou ce que nous n’attendons pas, joue un rôle immense.

35Le Dr Doumic est bien sûr frappée comme moi du discours si pathologique qu’il a tenu aussi avec elle. Mais elle a noté une possibilité d’échange. Elle a recommandé de continuer la thérapie le plus fréquemment possible, et d’essayer de jouer à « faire semblant » beaucoup plus que de l’initier à des jeux pédagogiques et éducatifs comme tentait désespérément de faire sa mère. N’arrivant pas à nouer de contact, elle cherchait à lui insuffler des savoir-faire plaqués. Notamment une connaissance des cartes, des chiffres et des lettres incroyables pour son âge, et très inquiétante à mon avis. Il savait lire, écrire et compter, mais ne savait presque pas communiquer. Il fallait retrouver le jeu entre cette mère et son petit, il fallait rendre son âge à Robin, lui ouvrir plus largement l’accès au symbolique en même temps qu’à la réalité, Vaste programme... mais j’avais pu voir que Robin pouvait ne pas basculer définitivement dans la psychose. On pouvait lui permettre d’avoir accès à ses affects en lui donnant les mots pour se les expliquer et donc les intégrer dans son espace psychique.

36Pendant les séances suivantes les échanges de Robin avec nous se sont précisés. D’abord à la faveur des jeux de cartes, puis grâce à des jeux de billes, parfois avec les biberons. Avant que les contacts verbaux ne s’établissent complètement, Robin a recherché des contacts affectueux avec moi, il se serrait contre moi en jouant, on sentait la chaleur presque palpable de l’affection de ce petit garçon. Avec A.S., Robin a commencé à répondre aux questions qu’elle posait de sa voix tranquille et apaisante. Avec sa mère, il a joué avec beaucoup de gaieté. Elle a arrêté progressivement de faire de « l’éducation » pour se prendre au jeu des billes ou des cartes; ils ont échangé des paroles, des rires, des câlins.

37Une circonstance fortuite a renforcé le bienfait de la thérapie. Une chaîne de télévision m’avait invitée à venir parler d’un de mes livres (5). Les responsables de l’émission m’avaient demandé si je pouvais venir avec un petit patient. Après un premier réflexe de refus déontologique, j’ai pensé à Robin. La mère et le père étaient tout à fait d’accord pour essayer de démythifier la télévision aux yeux de Robin en lui faisant voir l’envers du décor et ce qui se passe à la télévision, dans la réalité. C’était comme une « découverte d’un symbolisme à l’envers ou de l’envers d’un symbole », ainsi que le dit Frédéric François (6). Robin a été absolument fasciné, il a même commencé à poser des questions et répondu à celles qu’on lui posait, ce qui confirme l’aspect thérapeutique de « décollement » commencé par le fait d’avoir été filmé.

38Personne n’avait parlé avec lui du contenu des émissions qu’il regardait. Personne ne lui avait fourni les mots pour les comprendre. Personne n’avait expliqué à Robin les images qu’il voyait, de façon qu’il puisse les intégrer dans sa vie psychique. Il ne pouvait tout seul transformer les affects parfois violents provoqués par ces images en représentations intégrables. Personne n’avait relié pour lui images, affects, pensées, mots, perceptions, ressentis. Des flots d’images à côté de flots de mots... Les différents niveaux de sa vie psychique n’avaient pas été distingués les uns des autres, comme si Robin vivait tout ce qui se passait sur le même plan. Ce qui explique l’absence de mouvance et l’impossibilité de passer d’un niveau psychique à un autre.

39Aucun membre de sa famille investi par lui, et qui l’aurait investi, n’a joué ce rôle « métabolisateur » de liens entre les mots, les images et tout ce qu’ils impliquaient –« Au cours du travail de métabolisation, les interprétations de l’entourage ont un rôle fondamental (7)».

40Il est probable que c’est pour cela aussi qu’il mélangeait aux paroles du présentateur des mots qu’il inventait, sans signification pour autrui. Des motscorpsétrangers, non intégrés au déroulement d’une vie d’échanges entre des personnes. Les échanges infraverbaux et verbaux qu’il avait pu avoir dans sa petite enfance, particulièrement avec sa tante, étaient trop épisodiques pour soutenir suffisamment un apprentissage du langage de communication. Il y avait par moments quelques bribes de communication, très vite interrompues par le torrent de mots sans suite.

41À la faveur de la thérapie mère-enfant, l’identification à des êtres humains parlant, discutant, échangeant, a introduit une distance en même temps qu’une relation, La thérapie a offert un « espace potentiel », comme l’a décrit Winnicott (11), « espace qui à la fois unit et sépare », dans lequel on peut échanger avec l’autre parce qu’on a pu s’en séparer, tout en restant relié. La fusion, toujours accompagnée du rejet, est remplacée par le lien entre deux personnes distinctes. Dans ce cadre, l’accès au symbolique est devenu possible :

  • la manipulation d’objets, jusque-là vide et comme détachée du contexte change complètement de caractère : la possibilité de substituer un objet à un autre est apparue, grâce au jeu et au mot qui ont une fonction de « remplacement ». « Le rôle du signe est de prendre la place d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut » (1),
  • le rôle actif du partenaire a été d’abord accepté puis demandé (9).
    Comme nous dit Bernard Golse (7), « les mises en scène » et les « mises en sens » font inévitablement appel au détour par l’autre et nous rappellent l’ancrage interactif des processus de symbolisation.
  • le caractère fictif du jeu (10) a été reconnu, Robin a commencé à « faire semblant » avec moi. La première « tarte aux prunes » en pâte à modeler, « cuite » dans notre petite cuisinière en bois par Robin nous a comblées de joie, sa maman et moi, environ un mois après la consultation chez Alice Doumic. Le sourire qu’il nous adresse en arrivant à la séance qui suit celle des premiers jeux réussis de « faire semblant » est inoubliable. Il illumine l’écran.

42À partir de là, les progrès sont fulgurants. Robin pose des questions, répond aux nôtres, échange avec autrui, choisit des jeux. Il retourne parfois à ses jeux de cartes inquiétants, ou à son discours télé, mais de moins en moins souvent. À l’école le changement est si spectaculaire que la maîtresse et la directrice n’arrivent pas à y croire tout à fait : il joue avec les autres, participe aux activités, il parle de façon compréhensible, il est gai et sociable, tout en gardant son intelligence exceptionnelle. Depuis la fin du traitement, il lui est arrivé encore de régresser, de reprendre ses discours stéréotypés et de s’isoler, mais cela dure de moins en moins longtemps et se produit de moins en moins souvent.

43Chez lui, l’usage de la télévision a été réglementé. Robin joue et bavarde avec ses parents, son père s’occupe beaucoup de lui, l’initie à des jeux, bricole avec lui. Sa mère et lui chahutent, le père est au contraire plus calme.

44Malgré mes principes, je n’ai jamais pu rencontrer celui-ci à l’époque de la thérapie. Il n’a jamais consenti à venir. En revanche, nous nous étions parlé au téléphone. J’avais son approbation pour mon travail avec Robin.

45À la fin de la thérapie, il y a deux ans, il a téléphoné pour me remercier. Sa culture méditerranéenne l’éloignait-il de l’idée qu’il puisse participer à une prise en charge psychologique de son fils petit ? Etait-ce l’affaire de la mère ? Peut-être voulait-il rester en dehors de toute « psychiatrisation » de son fils et conserver le capital de confiance qu’il avait en lui ?

46Pourquoi la maman de Robin a-t-elle eu tant de mal à devenir mère ? Elle a bien expliqué que son travail primait sur tout, que même si elle avait voulu son fils, elle ne pouvait le faire passer qu’après son travail. Elle pense qu’elle a repris l’attitude de sa mère écrasée de travail avec six enfants et qui n’avait pas réussi à l’investir, elle, suffisamment, ce dont elle a beaucoup souffert. Elle m’a dit avoir constaté avec rage et impuissance qu’elle reproduisait avec son fils ce qu’elle avait reproché à sa mère.

47Robin a-t-il été psychotique ? Si oui, comment est-il possible qu’il se soit « dépsychotisé » si vite ? La thérapie a duré, en effet, moins d’un an. Avait-il construit des défenses hystériques puissantes contre son noyau psychotique, ainsi que me l’ont suggéré des collègues de l’équipe des psychanalystes de Budapest à qui j’avais montré la bande vidéo de Robin au cours d’une conférence ? Je ne sais pas répondre à ces questions avec certitude, mais j’essaierai de formuler une hypothèse.

48Provisoirement, Robin était devenu une « machine parlante », mais ce n’était pas à cause de mauvais traitements ou de manque d’amour : il avait été aimé et stimulé, de manière maladroite peut-être, mais pas ignoré. Il n’était pas dans le cas de Joe, dont nous parle Bettelheim dans La forteresse vide (2), qui était une « machine » qu’il fallait brancher pour qu’elle « marche » et qui s’était déshumanisé complètement.

49Robin n’avait pas été introduit suffisamment dans un cycle d’échanges paroliers, mais il avait bénéficié de beaucoup d’échanges affectueux dans sa famille.

En conclusion

50La sortie de cet « emmurement verbal » de Robin a dû se faire pour plusieurs raisons.

51Sa mère a pu l’investir enfin comme elle le souhaitait auparavant sans y arriver. Elle est sortie de sa dépression, sa famille l’a beaucoup aidée et moi-même je l’ai soutenue tout au long de la thérapie. Je l’ai aidée de mon mieux à se déculpabiliser. Elle a pu voir que c’était possible de réinsérer son fils dans un échange de paroles et qu’elle avait tout en elle pour réussir. Sa créativité a pu se donner libre cours, en même temps que son affection.

52L’attitude du père de Robin a dû jouer beaucoup également. C’est un homme qui a toujours eu confiance en son fils. Bien que très inquiet à l’origine, il était sûr qu’il s’en sortirait. Il a développé avec lui des trésors de patience, de présence affectueuse et d’optimisme.

53Une double aide a été apportée par A.S. D’une part, son naturel à parler avec Robin, à échanger avec lui a contribué à débloquer la situation. D’autre part, le fait de filmer Robin, ainsi que nous l’avons vu, a permis d’introduire une distance entre lui et son « cinéma » perpétuel. A.S. lui a montré son image dans la caméra, ce qui l’a enchanté et surtout lui a permis de décoller différentes formes de réalité les unes des autres. Il répétait avec exaltation :
« C’est moi là, c’est ma figure... »

54Les conseils d’Alice Doumic et son attitude ont aussi été déterminants, surtout pour moi. J’ai cessé d’être si inquiète. Elle a ouvert une porte pour Robin, sa mère et moi.

55La rencontre avec le présentateur de la 5, un « présentateur en vrai », a fait découvrir à Robin l’envers du décor de cette télé mythique et a continué le processus entamé par le fait de le filmer.

56La thérapie mère-enfant, enfin, s’est déroulée à un moment fécond pour la mère et pour l’enfant. La mère a vu que A.S. et moi nous intéressions vraiment à Robin, et à elle. Cela l’a renarcissisée, ce qui naturellement était capital pour l’établissement d’échanges avec son fils.

57Grâce à tout cela Robin a pu accéder à la communication verbale, à l’échange et à la possibilité de symboliser. D’ailleurs il ne demandait qu’à sortir de sa gangue. Il reste maintenant un enfant supérieurement intelligent, considéré comme un peu original à l’école, mais très attachant. Il va bien.

58Il a eu récemment un petit frère. Robin et ses parents sont venus me le présenter. C’est ainsi que j’ai vu le père pour la première fois. C’était comme un miracle de les voir tous les quatre heureux.

59Ils communiquaient aussi bien verbalement que par une tendresse presque palpable.

Remerciements :

60Je voudrais remercier le Dr Monique Aumage, le Pr Frédéric François et Mme Astrid van der Straten pour leur aide précieuse dans l’élaboration de cet article. Je voudrais signaler qu’Astrid van der Straten a publié une étude sur le cas de Robin, du point de vue linguistique, sous le titre Un enfant troublant aux éditions de l’Harmattan, 1991.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • (1). BENVÉNISTE E. (1974). Séméiologie de la langue – Problèmes de linguistique générale II. Gallimard, p. 51.
  • (2). BETTELHEIM B. (1978). La forteresse vide. Gallimard.
  • (3). CYRULNIK B. (mars 1994). Entretien, in Synapse, p. 17 à 28.
  • (4). DOUMIC-GIRARD A. (1975 – en collaboration). Psychothérapie du premier âge. PUF.
  • (5). FRÉDÉRIC H. et MALINSKY M. (1979). Martin, un enfant, battait sa mère. Éd. J.P. Delarge.
  • (6). FRANÇOIS F. (1984). Les conduites linguistiques chez le jeune enfant. PUF.
  • (7). GOLSE B. (1993). La représentance dans la clinique psychanalytique de l’enfant, in Dire, entre corps et langage. Masson.
  • (8). KLEIN M. (1987). Essais de psychanalyse. Payot.
  • (9). MUSATTI T. (1983). Échanges dans une situation de jeux de faire semblant, in Les bébés entre eux. PUF.
  • (10). VYGOTSKY L.S. (1967). Play and its role in the mental development of the child, Soviet Psychologv.
  • (11). WINNICOTT D.W. (1971). Jeu et Réalité. Gallimard. WINNICOTT D.W. (1967). Localisation de l’expérience culturelle, Int. Journal of Psychanalysis, 48 III.

Mots-clés éditeurs : Communication, Symbolisation, Mots inventés, Images, Affects, Langage socialisé

https://doi.org/10.3917/imin.003.0057

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