Notes
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On peut donc dire que le chômage dont Keynes rend compte dans la Théorie générale est de nature structurelle. Il connaît cependant des variations de nature conjoncturelle lorsque le montant de l’efficacité marginale du capital se modifie. L’asymétrie entre entrepreneurs et salariés rend possible l’existence d’équilibres de chômage involontaire. L’insuffisance de la demande globale rendeffectif cet équilibre.
Le chômage involontaire de Keynes : une mise au point sémantique
1La plupart des commentateurs de Keynes mettent en avant dans ses travaux le rôle premier de la demande effective et de la rigidité des prix (et des salaires) comme origine du chômage involontaire, qui est aussi souvent qualifié de chômage conjoncturel. Cette analyse nous semble fallacieuse à plusieurs titres.
2Comme le rappelle Jean Cartelier dans son dernier ouvrage [1], ces mêmes commentateurs lisent directement le chapitre 3 de la Théorie générale tout en ignorant les enseignements du chapitre 2. Or, c’est ce dernier chapitre qui est crucial. Keynes y expose son acceptation du premier postulat classique (la productivité marginale du travail est égale au salaire réel) et son refus du second (la désutilité marginale du volume d’emploi est égale au salaire réel). Cela signifie que d’un côté, les entrepreneurs ont la possibilité de maximiser leur profit alors que de l’autre, les salariés ne peuvent pas maximiser leur utilité. Les salariés n’entrent pas en jeu dans la détermination macroéconomique de l’emploi et des salaires ; seules les décisions des entrepreneurs sont motrices. Jean Cartelier nomme cette caractérisation keynésienne du rapport salarial « asymétrie entre entrepreneurs et salariés » [1]. Or, Glustoff [2] a montré que la possibilité d’équilibres multiples de chômage involontaire (en fonction de la valeur des paramètres du modèle comme le salaire ou l’efficacité marginale du capital) est liée à cette asymétrie qui conduit à restreindre la loi de Walras : dans la mesure où la demande de travail se substitue à l’offre de travail dans la contrainte budgétaire du salarié, le marché du travail est exclu de la loi de Walras : le marché du travail peut être en déséquilibre alors même que tous les autres marchés sont en équilibre [3, 4].
3Ainsi, qualifier le chômage keynésien de conjoncturel ne nous semble pas correct. Keynes montre que le marché laissé à la libre concurrence génère un chômage involontaire qui a toutes les raisons de persister sans intervention publique. Ce chômage est corrélé à la nature même du rapport salarial. Cette caractéristique du rapport salarial est inéliminable. En cela, le chômage keynésien n’a rien de conjoncturel [1] . Par ailleurs, il faut souligner la violence de la critique keynésienne à l’égard de la théorie standard : Keynes remet en cause le premier théorème de l’économie du bien-être en vertu duquel l’équilibre général de l’économie est optimal au sens de Pareto – en situation de concurrence parfaite et de prix flexibles, l’équilibre général peut être assorti d’un chômage involontaire sur le marché du travail. Ainsi, tous les modèles qui ont succédé à la Théorie généraleen réduisant dans ce dernier ouvrage le chômage à un problème d’imperfection dans l’ajustement de prix dénaturent et affaiblissent considérablement sa portée critique.
4Dans les paragraphes qui suivent, nous montrons comment les économistes parviennent par des chemins détournés à retrouver l’idée d’équilibres multiples. Nous aborderons tout d’abord l’approche de la nouvelle économie keynésienne, puis celle des postkeynésiens.
Les équilibres multiples de chômage dans le modèle WS-PS
5Le modèle WS-PS traditionnel, que l’on doit à Richard Layard, Stephen Nickell et Richard Jackman [5], confronte une courbe WS de fixation des salaires et une courbe PS tirée de la demande de travail des firmes [6]. La courbe WS relie négativement salaire réel et chômage : plus le chômage est élevé, moins les salariés exigent un salaire réel important. La courbe PS est quant à elle croissante : lorsque le chômage augmente, le salaire réel fixé augmente puisque la productivité marginale du travail est décroissante. La confrontation des deux courbes permet de déterminer le chômage d’équilibre involontaire de l’économie.
6Pour la nouvelle économie keynésienne (NEK), le chômage d’équilibre est bien un chômage involontaire : « If wages are flexible, those who want to work at prevailing wages will be in work, and the remainder will be “voluntarily unemployed” ; if wages are set above market clearing levels, some of those wanting work will not get for it and they will be “involuntarily unemployed”. » [5, p. 145.] En d’autres termes, à compter du moment où les travailleurs souhaitent travailler pour le salaire réel en vigueur et que tel n’est pas le cas, il y a chômage involontaire. D’après ces auteurs, le chômage résulte donc de la combinaison de la concurrence imparfaite et du comportement de mark up aussi bien sur le marché du travail que sur le marché des biens [5, p. 146].
7Cependant, le chômage dont la NEK a donné les microfondements a des propriétés parfaitement classiques, dans la mesure où les rigidités mises en évidence sont réelles. Un choc monétaire ou un choc de demande ne fait qu’entraîner une hausse simultanée des prix et des salaires qui laisse inchangé le niveau d’emploi. Les politiques économiques sont parfaitement inefficaces et seul un choc de nature technologique ou une modification des institutions du marché du travail (baisse du pouvoir des syndicats par exemple) sont de nature à faire baisser le chômage. Il est nécessaire d’introduire des hypothèses supplémentaires – les coûts de catalogue (menu costs) par exemple – pour obtenir un chômage d’équilibre sensible aux politiques keynésiennes.
8Hélène Zajdela et Thierry Laurent [7] résument de façon très critique les résultats de ce programme de recherche. À l’issue des années 1980, le modèle WS-PS se retrouve dans une triple impasse : technique, car le caractère ad hoc de l’hypothèse des coûts de catalogue leur semble indiscutable ; méthodologique, car la NEK a finalement montré que pour obtenir du chômage, il faut une rigidité du salaire réel ; empirique, parce que ces modèles ne sont pas validés par les faits.
9C’est sur la base de cette impasse empirique qu’Olivier J. Blanchard et Lawrence H. Summers [8] contestent le bien-fondé des « nouvelles théories du marché du travail » et du modèle WS-PS qui en est l’expression macroéconomique. Les auteurs considèrent le cas de la Grande-Bretagne pour défendre leur point de vue. Pour eux, aussi bien l’analyse « classique » que la théorie keynésienne sont invalides : l’erreur réside dans les deux cas dans la croyance que les économies reviendraient à leur taux de chômage « naturel » après la fin de la désinflation [8]. Effectivement, neuf ans après le début de cette politique économique, accompagnée en outre par une libéralisation du marché du travail, le taux de chômage a très fortement augmenté : de 5 % en 1979, il est passé à 11,6 % en 1988.
10Le modèle WS-PS suggère que ce sont des facteurs de nature structurelle affectant la libre concurrence sur le marché du travail qui sont à l’origine d’un chômage « d’équilibre ». Or, la politique du gouvernement Thatcher a consisté à libéraliser en profondeur le marché du travail à grands coups d’attaques contre le pouvoir syndical, de limitation des actions de l’État-providence et de modifications dans la législation du travail. Pourtant, la Grande-Bretagne a connu plus de chômage entre 1979 et 1987 qu’au cours des quarante années précédant la décennie 1980. Marc Lavoie [9] dresse le même constat en ce qui concerne les tests empiriques du modèle WS-PS appliqués au cas de la France. Les modèles théoriques imputent à la générosité des programmes d’indemnités chômage la responsabilité des hausses du taux de chômage d’équilibre de long terme, alors même que les tests empiriques ne valident pas ce résultat. Revenant à un stade « prékeynésien », cette dernière approche postuleque la demande s’ajuste automatiquement au niveau de production via une parfaite flexibilité des prix, et que finalement le taux de chômage ne résulte que de la volonté des travailleurs à être rémunéré à un salaire trop élevé par rapport à la productivité.
« Pour que ces théories puissent expliquer la croissance d’un chômage massif en Europe, il faudrait que les imperfections concurrentielles sur le marché du travail aient fortement augmenté entre les années 1960 et 1990, ce qui n’est pas aisé à établir, compte tenu de la flexibilité accrue des salaires et des emplois. Ces théories pouvaient sembler pertinentes dans la période 1974-1984 où la montée du chômage en Europe allait de pair avec un niveau élevé de la part salariale dans la valeur ajoutée. Mais depuis, le taux de chômage est monté de 7,8 à 11 % en Europe de 1990 à 1996, alors que la part salariale déclinait de 71,1 à 68,4 %. Il est difficile d’incriminer le niveau excessif des salaires. » [10]
12Olivier Blanchard et Lawrence Summers, de même que Marc Lavoie, en concluent que le cadre standard habituellement utilisé pour rendre intelligible le chômage ne sont pas recevables du fait de leur manque de pouvoir explicatif. Comment analysent-ils cette lacune ? Le problème viendrait selon eux de ce que le modèle WS-PS tout comme la théorie keynésienne impliquent l’unicité et la stabilité de l’équilibre. L’expérience européenne suggère au contraire l’existence d’équilibres multiples ; de faibles chocs sont de nature à faire passer le chômage d’un équilibre « haut » vers un équilibre « bas ». La politique du gouvernement Thatcher a sans conteste contribué au passage de l’équilibre « haut » vers l’équilibre « bas ». Mais comment rendre compte de la possibilité d’une multiplicité d’équilibres ? Les deux auteurs entrevoient de renverser l’allure traditionnelle des courbes d’offre et de demande de travail : l’offre serait décroissante par rapport au salaire réel, et la demande de travail, du fait de l’existence de rendements factoriels croissants, serait croissante.
13Dans cette perspective, un recentrage des activités de recherche s’est effectué avec Russell Cooper et Andrew John [11] sur la problématique des défauts de coordination. Il y a défaut de coordination si l’économie se situe sur un équilibre de Nash « A » Pareto dominé par un autre équilibre de Nash « B ». Le concept de défaut de coordination implique donc l’existence d’une multiplicité d’équilibres ordonnables selon un critère parétien. Il serait alors possible d’augmenter le chômage d’équilibre de propriétés keynésiennes à compter du moment où l’intervention étatique peut jouer sur le passage d’un équilibre bas caractérisé par un fort chômage à un équilibre haut avec un chômage plus faible. Or, pour obtenir le résultat d’une multiplicité d’équilibres, il est nécessaire de s’éloigner encore un peu plus du cadre de la concurrence pure et parfaite. L’un des moyens les plus courants pour l’obtenir est de poser une hypothèse de rendements factoriels croissants qui débouche sur la complémentarité stratégique mise en avant par Russell Cooper et Andrew John. Il y a complémentarité stratégique lorsque l’action choisie par un agent est une fonction croissante de l’action choisie par un autre agent. Il existe une complémentarité stratégique dans le modèle WS-PS avec concurrence imparfaite sur le marché du travail et des biens dans la mesure où l’augmentation de la production d’une firme accroît la demande globale et incite les autres firmes à produire plus. Mais cette complémentarité n’est pas assez forte car la hausse du prix de vente accompagnant la hausse de la production diminue le salaire réel. Le niveau d’emploi d’équilibre relève d’un défaut de coopération car les entrepreneurs n’exploitent pas les opportunités des complémentarités entre offres individuelles.
14Or, l’introduction de rendements croissants permet de renforcer la complémentarité stratégique, à compter du moment où la hausse du niveau d’activité, en s’accompagnant d’une baisse des prix, augmente le salaire réel et accroît l’externalité de demande agrégée. Dans le cadre de la courbe PS traditionnelle à rendements décroissants, la marge décidée par les entreprises est une fonction croissante de l’activité. La hausse du coût marginal consécutive à l’augmentation du niveau de production et d’emploi est en effet répercutée sur les prix. Il s’ensuit que la courbe PS décrit une relation positive entre le taux de salaire réel et le taux de chômage. Dans le cas de rendements croissants, une hausse de l’activité diminue au contraire le coût marginal, et entraîne ainsi une baisse du taux de marge. Le salaire réel devient une fonction décroissante du taux de chômage et une multiplicité d’équilibres apparaît alors. Cette dernière redonne au chômage néokeynésien des propriétés keynésiennes : l’État, par une politique budgétaire active, peut donner le signal aux entreprises d’un niveau d’activité élevé ; ces dernières vont pouvoir anticiper un niveau de demande agrégée élevé.La question des anticipations des entrepreneurs ainsi que le rôle de l’insuffisance de la demande chers à Keynes sont enfin retrouvés. Mais comment justifier l’existence de rendements croissants ? Olivier Blanchard et Lawrence Summers [8] proposent l’explication suivante : plus le chômage est élevé, plus le contexte économique pour la firme est généralement incertain et les réglementations sur le licenciement contraignantes. Cela augmente ce qu’ils appellent « le coût caché » du travail. Plus le taux de chômage est élevé et le taux de croissance de la demande adressée à la firme est faible, plus le coût du travail relativement au chiffre d’affaires escompté est lourd. Cela génère des rendements croissants et conduit à une courbe de demande de travail croissante.
15L’existence de « menu costs » est aussi à même de favoriser l’apparition d’équilibres multiples [12]. Supposons que le P est le niveau de prix optimal suite à un choc monétaire. Si les coûts d’ajustement sont très faibles, toutes les firmes modifient leur prix. S’ils sont trop élevés, elles n’en changent pas. Dans la situation intermédiaire, les deux possibilités s’offrent à elles et le choix dépend de la prise en compte des complémentarités stratégiques entre firmes. Une firme qui augmente son prix peut potentiellement diminuer la demande adressée aux autres firmes en diminuant les encaisses réelles des ménages, mais peut aussi l’augmenter si la demande se détourne là où les prix sont moins élevés, ce qui augmente l’incitation des autres firmes à modifier aussi leurs prix. Si l’effet d’augmentation de la demande domine, il y a complémentarité stratégique, et des équilibres multiples sont alors susceptibles d’apparaître.
16Le renouveau des travaux de l’école néokeynésienne trouvent enfin un premier aboutissement, en réhabilitant le rôle de l’insuffisance de la demande et l’efficacité des politiques contracycliques.
Les équilibres multiples dans le modèle de chômage involontaire des postkeynésiens
17Le modèle du marché du travail postkeynésien, tiré des enseignements de Kalecki, se veut plus fidèle aux enseignements de la Théorie générale de Keynes [13]. Comme dans la théorie standard, l’emploi d’équilibre du modèle postkeynésien du marché du travail résulte de la confrontation de l’offre et de la demande de travail. Néanmoins, la courbe de demande de travail tient compte de l’équilibre dumarché des biens et de l’influence de la demande effective.
18La courbe de demande de travail est construite à partir de l’équilibre du marché des biens. L’offre de biens dépend de la quantité de travail effectué pour créer ses biens, tandis que la demande de biens dépend du salaire réel distribué ainsi que de la dépense autonome (consommation incompressible et investissement des firmes). Lorsqu’on établit l’égalité de l’offre et de la demande sur le marché des biens, on en déduit une demande de travail qui est une fonction croissante du salaire réel distribué.
19Le long de cette courbe de demande de travail, le marché des biens est donc en équilibre. Il s’agit de tous les couples demande de travail/salaire réel pour lesquels le marché des biens est équilibré. Cette courbe a l’originalité d’être en tous points à pente positive, à l’opposé de la fonction de demande de travail standard : lorsque le salaire réel augmente, la demande de travail augmente également, en raison de la demande effective qui s’accroît avec la rémunération des travailleurs. On reconnaît bien là la marque de l’analyse macroéconomique keynésienne selon laquelle la baisse du salaire peut paraître bénéfique pour l’emploi d’un point de vue microéconomique, mais s’avère être néfaste au niveau global en raison de son effet pervers sur les perspectives des entreprises en matière de débouchés. La baisse du salaire réel entraîne une augmentation du taux de marge des firmes, mais la masse des profits récoltés reste constante en raison de l’effet dépressif de la baisse des salaires sur la demande de biens des salariés. C’est leparadoxe kaleckien des coûts. Pour augmenter l’emploi, il faut donc soit augmenter les salaires, soit augmenter la dépense autonome, par rapport à laquelle le rôle de l’État est primordial. La hausse de la dépense autonome passe en effet soit par une diminution du taux d’intérêt, soit par une augmentation des dépenses publiques. Or, l’efficacité marginale du capital étant particulièrement instable, l’effet du taux d’intérêt sur l’investissement est particulièrement incertain. Cela explique que Keynes accorde une plus grande confiance dans l’efficacité de la dépense publique.
20Jusqu’à présent, nous avons négligé le rôle de l’offre de travail en la considérant comme une donnée. Supposons à présent qu’elle présente une pente positive : lorsque les salaires sont de faible et moyen niveaux, les effets de substitution l’emportent sur l’effet de revenu, si bien qu’une hausse du salaire réel incite les ménages à offrir plus de travail. La courbe d’offre de travail comme la courbe de demande de travail ont une pente positive : celles-ci se coupent alors en deux points correspondant à deux équilibres de plein-emploi : un niveau de plein-emploi « faible » caractérisé par un niveau de salaire et d’emploi peu élevé, et un niveau de plein-emploi « élevé », caractérisé par un haut niveau de salaire et d’emploi.
21Lorsque l’offre de travail est supérieure à la demande de travail et qu’il existe un chômage involontaire, comment la situation évolue-t-elle sur le marché du travail ? Les entrepreneurs n’ont aucune raison de modifier leur demande de travail puisqu’ils maximisent leur profit à l’équilibre du marché des biens. Par ailleurs, un certain nombre de rigidités institutionnelles font que le salaire réel reste à un niveau constant. Le chômage est donc de nature à perdurer. En l’absence de conventions et de règles institutionnelles sur le marché du travail, le salaire réel a tendance à diminuer, et le marché s’achemine vers un niveau de plein-emploi faible. Quand les seules forces du marché agissent, la situation finale obtenue n’est pas optimale puisque le plein-emploi ainsi établi est dominé, du point de vue du critère de Pareto, par un équilibre « haut » de plein-emploi. Le problème réside dans le fait que l’équilibre bas est stable tandis que l’équilibre haut est instable. L’intervention de l’État et des syndicats est souhaitable, car elle seule permet d’atteindre un équilibre haut de plein-emploi assorti d’un salaire réel élevé.
22Les postkeynésiens remettent en cause, par ailleurs, le discours habituel sur la courbe de Phillips et l’existence d’un taux de chômage n’accélérant pas l’inflation. On sait que dans la théorie standard, il est inutile de chercher à faire baisser le chômage en dessous de son niveau structurel puisque cela n’aboutit qu’à faire augmenter le taux d’inflation. Dans la théorie postkeynésienne, la courbe de Phillips est partiellement horizontale. En effet, sur la base de constats empiriques, les postkeynésiens considèrent que le taux d’utilisation des capacités productives est le plus souvent inférieur à 100 %. Sur la base de l’hypothèse que les facteurs de production sont complémentaires, toute hausse de la production engendre une augmentation de la demande de travail et du taux d’utilisation du capital sans que cela engendre une diminution de laproductivité marginale des facteurs. Ainsi, la hausse de la production et de l’emploi ne s’accompagne pas d’une hausse des prix comme dans la théorie standard. Il peut donc exister une multitude de niveaux de chômage d’équilibre qui n’engendre pas une accélération de l’inflation. À ses extrémités cependant, la courbe de Phillips retrouve sa pente décroissante : lorsque le niveau d’emploi est initialement très faible ou initialement très élevé, la hausse de l’emploi doit s’accompagner d’une accélération de l’inflation.
Conclusion
23L’histoire des théories du chômage keynésien montre que les économistes ne parviennent pas à un consensus. On peut distinguer deux grands courants d’interprétation. D’un côté, le courant des nouveaux keynésiens concentre son explication sur des entraves au fonctionnement parfaitement flexible du marché du travail (et, selon les théories, des autres marchés). De l’autre, on trouve le courant postkeynésien qui tente de réaffirmer le message keynésien selon lequel le chômage est généré par le fonctionnement « naturel » des marchés.
24La NEK s’en tient à l’interprétation de la synthèse néoclassique selon laquelle le chômage dont Keynes tente de rendre compte est lié non pas au fonctionnement « normal » du marché, mais à un défaut de concurrence qui génère des rigidités de prix. L’objet de ses recherches est précisément d’endogénéiser ces rigidités. Or, c’est le comportement du travailleur qui est mis en cause dans ce type de modèles. Ainsi, le déséquilibre du marché du travail mis en évidence par cette école peut difficilement être qualifié d’involontaire, sans compter qu’il ne répond pas aux impulsions de politique économique (budgétaire, monétaire). Cependant, l’analyse en termes de défauts de coordination et d’équilibres multiples conduit à réintroduire des considérations keynésiennes dans la théorie.
25À contre-courant de l’interprétation traditionnelle, le courant postkeynésien souligne l’antinomie entre les théories keynésienne et néoclassique et montre que le chômage keynésien n’est concevable qu’au sein d’une théorie de l’économie monétaire de production. Le modèle du marché du travail de Kalecki ne cerne pas explicitement les conditions d’obtention formelle d’équilibres de chômage involontaire, et met la lumière sur l’insuffisance de la demande effective. Mais en fait, ce modèle adopte une hypothèse fondamentale implicite que toutes les théories précédentes ont ignorée ou sous-estimée : le refus du second postulat classique. En effet, le modèle postkeynésien combine l’équilibre du marché des biens au déséquilibre du marché du travail : le marché à lui seul ne peut conduire à un équilibre de plein-emploi satisfaisant.
Bibliographie
- [1] CARTELIER J.,Money, Markets, Capital : The Case for a Monetary Analysis, Londres, Routledge, 2018.
- [2] GLUSTOFF E., « On the existence of a Keynesian equilibrium », Review of Economic Studies, vol. 35, no 3, 1968, p. 327-334.
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- [4] PILUSO N., « Keynes et les synthèses néoclassico-keynésiennes : les raisons d’un divorce analytique », Idées économiques et sociales, no 174, 2013, p. 51-60.
- [5] LAYARD R., NICKELL S., JACKMAN R.,Unemployment, Macroeconomic Performance and the Labour Market, Oxford, Oxford University Press, 1991.
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- [8] BLANCHARD O.J., SUMMERS L.H., « Why is unemployment so high in Europe ? Beyond the natural rate hypothesis », The American Economic Review, vol. 78, no 2, 1988, p. 182-187.
- [9] LAVOIE M.,L’Économie postkeynésienne, Paris, La Découver te, 2004.
- [10] STERDYNIAK H., LE BIHAN H., « Courbe de Phillips et modèle WS-PS : quelques réflexions », Revue économique, no 49-3, Presses de Sciences Po, p. 937-948.
- [11] COOPER R., JOHN A., « Coordinating coordination failures in Keynesian models », Quarterly Journal of Economics, vol. 103, no 3, 1988, p. 441-463.
- [12] ROTHEIM R.J., « New Keynesian macroeconomics and markets », inROTHEIM R.J. (dir.), New Keynesian Economics/Post Keynesian Alternatives, Londres, Routledge, 1998, p. 51-70.
- [13] KEYNES J.M.,Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1969 [1936].
Notes
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[1]
On peut donc dire que le chômage dont Keynes rend compte dans la Théorie générale est de nature structurelle. Il connaît cependant des variations de nature conjoncturelle lorsque le montant de l’efficacité marginale du capital se modifie. L’asymétrie entre entrepreneurs et salariés rend possible l’existence d’équilibres de chômage involontaire. L’insuffisance de la demande globale rendeffectif cet équilibre.