Couverture de IDEE_194

Article de revue

Les plateformes numériques

Les enjeux de la transformation de l’économie pour les politiques publiques

Pages 8 à 15

Notes

  • [1]
    Il semble toutefois que cette situation évolue à l’avenir car les projets de réforme de l’assurance chômage incluent un volet d’assurance des indépendants.

1L’économie numérique a envahi nos vies – pris le contrôle, diraient certains. Nous abandonnons massivement le courrier au profit du mail (la disparition des annuaires papier est d’ailleurs envisagée pour 2019), nous déclarons nos impôts en ligne, nous achetons sur Internet, nous téléchargeons de la musique et des films. Lorsque nous nous déplaçons, nous repérons avec nos smartphones des voitures à proximité et quand nous cherchons un hébergement, nous visitons des sites de locations d’appartement ou de réservation hôtelière avant de payer avec une carte bancaire préalablement enregistrée. Nous pouvons désormais disposer d’un identifiant personnel sur France Connect qui nous permet d’effectuer un grand nombre de démarches administratives en ligne. Les plateformes sont ainsi devenues les entreprises familières de notre environnement quotidien.

2Cet environnement toutefois inquiète et ouvre des questions de politique publique auxquelles il est parfois difficile de répondre dans le temps imposé par les nouvelles technologies, un temps où nous avons souvent une longueur de retard. Qu’adviendra-t-il des données personnelles que nous dispersons sur les sites de recherche, les entreprises de commerce, les publications que nous consultons, les destinations où nous nous rendons ? Que deviendront nos emplois, et à quel degré et à quel rythme seront-ils remplacés par les « robots » ? Quel modèle de société promettent ces technologies, une fois appliquées à l’ensemble de nos actions ? Avons-nous les moyens de maîtriser le monde numérique et comment faut-il le faire pour bénéficier de ses avantages en en contrôlant les inconvénients ? Certaines de ces questions, à peine soulevées, sont déjà en partie obsolètes, dépassées par la rapidité des évolutions dans ce monde où les machines elles-mêmes innovent plus rapidement que le cerveau humain. À côté des grandes plateformes centralisées, qui ont les premières soulevé des questions relatives à la régulation, sont en train d’émerger de nouveaux modèles fondés sur l’échange de pair à pair, comme aux temps héroïques des débuts du numérique : les blockchains, systèmes décentralisés d’échange et de sécurisation des transactions, tentent en effet de remplacer des systèmes (monétaires par exemple) où la confiance reposait sur le rôle donné à un pouvoir central (État ou groupe d’États dans le domaine monétaire). Mais surtout l’intelligence artificielle rend, elle aussi, caduques non seulementle temps des humains, mais également l’idée que la création et l’innovation sont le propre du cerveau humain, tout comme l’éducation, sur laquelle la créativité humaine prospérait jusqu’ici. Le machine learning permet en effet aux machines de s’entraîner, d’apprendre, et comme toute tête bien faite d’innover et de créer de nouvelles idées, de nouveaux concepts, et cela de façon autonome, sans intervention humaine. Mieux, cette capacité d’analyse et de création ne se limite pas à la capacité à traiter des données de nature quantitative, mais duplique de plus en plus ce que l’on croyait relever jusqu’ici de la seule intelligence humaine : si, jusqu’à une date récente, il n’était possible de faire usage et d’extraire du sens que de données relativement « organisées » de façon à pouvoir constituer une base de données (permettant par exemple de mesurer statistiquement, à partir de grands volumes de données, les effets d’un traitement médical), l’intelligence artificielle est maintenant en passe d’être capable, grâce au traitement naturel du langage, d’exploiter les données plus « diffuses », par exemple à partir de dialogues (échange de messages écrits, de photos, de vidéos) entre internautes.

3L’énumération de ces quelques voies par lesquelles les technologies numériques ont changé notre manière de consommer ou de produire suggère que différentes générations de technologies se sont déjà succédé. Avec elles, les problèmes ont progressivement changé de nature et sollicitent la réflexion politique et les politiques de régulation avec une intensité inconnue jusqu’ici. Notons toutefois que la régulation se conçoit souvent de manière « sectorielle » [1, 2] : c’est ainsi que sont régulés les télécommunications, l’énergie ou les médias. Difficulté supplémentaire ici : l’économie numérique ne constitue pas un « secteur ». Les technologies numériques sont partout, transformant les marchés du travail, la contrainte de la distance géographique, le temps nécessaire à certaines opérations, et même notre appréhension du monde. C’est ce qui rend particulièrement complexe la définition de politiques de régulation, puisque contrairement aux domaines faisant habituellement l’objet d’une régulation, l’économie numérique ne peut être circonscrite à un secteur d’activité.

4Du point de vue économique, l’arrivée du numérique pose plusieurs types de questions : les ordinateurs et les robots vont-ils évincer l’emploi humain, y compris dans ses fonctions les plus qualifiées comme la création ou l’innovation ? Et si finalement les robots font le travail (ou au moins une part croissante du travail, y compris qualifié) à notre place, qui possède les robots ? Comment vivent ceux qui n’en possèdent pas ? Les données personnelles peuvent-elles, doivent-elles être protégées ? Les plateformes géantes doivent-elles être régulées, et comment ? Faut-il concevoir pour elles de nouveaux instruments juridiques ? Peut-on, doit-on brider les usages de l’intelligence artificielle ? Comment anticiper les effets sur nos vies de changements technologiques dont le rythme même est difficile à prévoir ? Et peut-être, à plus court terme, comment la France peut-elle s’armer pour ne pas laisser passer le train ?

Les économies numériques

5L’économie numérique s’est installée progressivement dans le paysage. La bureautique et l’automatisation des calculs ont permis dès les années 1970 d’accroître l’efficacité du travail administratif. Ont suivi la dématérialisation (celle de la musique par exemple) ou la transmission des données à distance, permises par les avancées concomitantes des télécommunications. Cependant, même si les progrès ont dans certains domaines été spectaculaires, le changement de nature auquel on fait généralement référence lorsqu’on parle de l’économie numérique tient dans le développement combiné des données en masse (big data), de la capacité à en extraire des informations riches par le développement d’algorithmes sophistiqués, de la portabilité des matériels permettant l’usage mobile. Il est parfois fait référence aux générations 1.0, 2.0, 3.0, etc. d’Internet, la première génération correspondant à l’existence de pages web liées entre elles par le réseau internet, la deuxième étant celle des réseaux sociaux et la troisième désignant un ensemble d’avancées concernant la mobilité, l’Internet des objets et les données en masse. Sur ces avancées technologiques se sont en général greffés de nouveaux modèles d’affaires, si bien que le renouvellement des habitudes de production et de consommation est parfois total.

Quel est l’impact de l’économie numérique sur la productivité ?

6Cette question n’est pas nouvelle. On connaît le paradoxe énoncé par Solow en 1987 : « On peut voir les ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. » D’une certaine manière, la mêmedifficulté persiste trente ans plus tard. D’une part, les indicateurs de déploiement de l’intelligence artificielle dénotent tous les progrès accomplis dans ce domaine [3] : depuis 1996, le nombre d’articles scientifiques sur l’intelligence artificielle a été multiplié par 9 ; depuis 2013, la part des emplois requérant des compétences en IA a été multipliée par 5. D’après une étude du McKinsey Global Institute, les dépenses d’investissement des entreprises dans ce domaine se sont élevées de 18 à 27 milliards de dollars de 2015 à 2016, cette réalité globale cachant de grande disparités entre régions du monde. Par ailleurs, le prix des robots a diminué de 50 à 80 % entre 1990 et 2005 [4]. Quant au nombre de robots par salarié, il a été mesuré dans l’industrie automobile de différents pays et serait en 2012 de 1 091 pour 10 000 salariés aux USA, 1 133 au Japon et 1 563 en Allemagne. Toutefois, ces chiffres ne se retrouvent pas avec la même netteté dans les progrès de la productivité, comme on pourrait s’y attendre. Ainsi, il est montré [4] que pour les 17 pays composant l’échantillon, la robotique aurait contribué pour 0,4 % à la croissance annuelle du PIB entre 1993 et 2007, soit pour un dixième de la croissance de ces pays ; c’est un ordre de grandeur analogue à celui résultant de l’introduction de la machine à vapeur en Grande-Bretagne.

Le numérique et l’emploi

7Les effets des technologies numériques 2.0 sur la bipolarisation du marché du travail sont connus [5] : se substituant principalement aux tâches couvertes par les emplois intermédiaires, les technologies numériques font disparaître ces emplois, conduisant à une structure « bipolarisée » où à une extrémité du spectre les emplois peu qualifiés (services à la personne non robotisables comme la garde d’enfants ou de personnes âgées, services liés aux loisirs, chauffeurs, en attendant la généralisation de la voiture autonome…) et à l’autre extrémité, les emplois supérieurs, « créatifs » occupent la majorité des actifs. Cette description correspond à un état du monde dans lequel l’intelligence artificielle n’est pas venue elle-même bouleverser les métiers du droit ou de la médecine au point d’évincer une part non négligeable du travail des avocats, des juges ou des médecins : elle est donc peut-être provisoire. Toute la question est de savoir dans quelle mesure robots et humains constituent des sources de travail complémentaires ou substituables, ce qui est difficile à anticiper pour l’instant. Par ailleurs, la numérisation des emplois peut aussi avoir une incidence sur les inégalités : ainsi, à supposer que les technologies numériques remplacent les emplois peu qualifiés (tout en restant complémentaires des emplois qualifiés), le salaire relatif des non-qualifiés aura tendance à diminuer. Il est donc possible que le niveau des emplois qualifiés reste identique, mais au prix d’une inégalité accrue entre les qualifiés et les non-qualifiés.

8Jusqu’ici, les avancées technologiques numériques n’ont pas été source que de destruction d’emplois, comme le montrent plusieurs études. Par exemple, M. Mandel [6] analyse la reconfiguration des marchés du travail locaux affectés par les destructions d’emploi dans la grande distribution en points de vente physiques au profit du commerce en ligne. Il observe que les destructions d’emplois ont été plus que compensées par les créations d’emplois dans les centres d’appel et les entrepôts logistiques. Au niveau plus global, il en va de même des emplois liés aux loisirs (restauration, tourisme), découlant de l’élévation du niveau de vie d’une grande partie de la population. Par ailleurs, J. Bessen [7] note que le numérique pourrait créer les emplois s’il accroissait la productivité dans les marchés où la demande n’est pas satisfaite. Il en tire la conséquence que ces technologies risquent de détruire des emplois dans les secteurs industriels où la demande est déjà en grande partie satisfaite, mais d’en créer au contraire dans les secteurs non industriels (services) où la demande ne présente pas ce caractère saturé. W. Dauth, S. Findeisen, J. Südekum et N.Wössner [8] analysent l’impact de la robotisation sur le marché du travail allemand. Les auteurs estiment que deux emplois sont détruits par chaque robot supplémentaire dans l’industrie, mais aussi que les emplois créés dans les services à l’industrie (informaticiens, datascientists, algorithmiciens…) compensent ces pertes.

Le numérique et la concurrence

9La caractéristique commune à la plupart des plateformes est d’exploiter les « effets de réseaux ». Les effets de réseaux indirects sont ceux qui caractérisent les interactions entre deux « côtés » d’un marché, à l’origine des plateformes « bifaces » (ou « multifaces »), comme des vendeurs et des acheteurs. Le modèle économique des grandes plateformes repose sur la mise en relation de ces deux côtés du marché :les personnes qui cherchent un hébergement et celles qui en proposent, des urbains cherchant à se déplacer et des chauffeurs de VTC, les célibataires à la recherche de l’âme sœur…

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10Les réseaux sociaux quant à eux (Facebook, Twitter, Snapchat…) reposent, au moins à l’origine, sur les effets de réseaux directs et mettent en relation des personnes « homogènes » cherchant à partager des expériences, des discussions, des photos, etc.

11Sur chacun de ces modèles, fondés sur les effets de réseaux directs ou indirects, se greffent souvent des acteurs tiers, comme les annonceurs publicitaires. Ce « troisième côté » du marché, moins directement apparent, est pourtant central dans la monétisation que les plateformes opèrent à partir de leur activité de base, le plus souvent gratuite. C’est ici que prend sa source une grande partie des questions soulevées par le monde numérique. Tout d’abord, c’est principalement pour les besoins du marché publicitaire que sont collectées les données en grand nombre. En effet, la publicité qui se greffe sur ces médias est d’abord une publicité ciblée. Ce qui nourrit la capacité des plateformes à attirer des annonceurs, c’est la faculté d’utiliser des données comportementales pour permettre aux annonceurs de diriger la bonne publicité vers la bonne personne, au bon moment. Les plateformes utilisent donc les données à la fois pour améliorer le service de base qu’elles offrent aux utilisateurs, et pour monétiser ces données en offrant une exposition ciblée aux messages publicitaires. La plupart des plateformes offrant initialement un service gratuit (comme un service de communication via les réseaux sociaux, un moteur de recherche) finissent donc par valoriser l’existence des utilisateurs et les données qu’elles détiennent sur eux. Comme ces données comportent des éléments objectifs sur les personnes, mais aussi des données plus qualitatives ressortant, par exemple, de leurs centres d’intérêt, de la nature de leurs relations ou « amis » sur les réseaux sociaux, etc., elles soulèvent des questions légitimes sur le degré de protection ou au contraire d’exposition de la vie privée qu’elles offrent aux individus.

12Ces plateformes fonctionnent d’autant mieux qu’elles sont de grande taille, puisque c’est la présence de nombreux utilisateurs qui permet d’améliorer le fonctionnement de l’algorithme sur lequel repose le service.

13C’est de cette caractéristique que proviennent la plupart des problèmes de concurrence rencontrés dans le monde numérique [9]. Les plateformes,jouant un rôle de porte d’entrée (gatekeeper) dans une activité, deviennent incontournables : par exemple, les hôtels viennent sur les plateformes de réservation en ligne pour y être référencés et visibles, puisque c’est sur ces plateformes que se rendent les voyageurs à la recherche d’un hébergement. Il devient ainsi difficile pour un établissement hôtelier de se passer du service de la plateforme, car c’est là que se trouvent désormais les clients. Ce type de mécanisme lié aux effets de réseaux explique la constitution d’acteurs dominants. Dès lors, les plateformes sont dans une position qui rend possibles les abus de positions dominantes : du fait des effets de réseaux, une très grande plateforme domine son secteur, devient un point de passage obligé pour ceux qui cherchent à y intervenir et place de ce fait la plateforme dans une position où elle peut dicter sa loi aux deux côtés du marché, et utiliser ce pouvoir pour barrer l’entrée aux nouveaux entrants.

14Il n’est donc pas toujours possible de compter sur la rapidité de l’arrivée de nouveaux entrants pour venir concurrencer la plateforme dominante car les effets de réseaux attachent les utilisateurs à leur plateforme. Cet attachement est particulièrement fort lorsqu’il s’agit d’un passé de relations avec d’autres utilisateurs sur les réseaux sociaux, plus facile à rompre lorsqu’il ne s’agit que de rentrer ses coordonnées de carte bancaire sur un site de commerce en ligne. Mais dans la plupart des cas, le changement d’opérateur engendre pour les utilisateurs des coûts de changement (switching costs), qui rendent la concurrence encore moins fluide. Cependant les plateformes qui arrivent sur le marché avec un service plus performant (meilleur logiciel, données mieux utilisées) ou plus adaptées aux demandes d’un nouveau public parviennent rapidement à conquérir des utilisateurs et à éroder les positions des acteurs installés. C’est par exemple le cas de Snapchat, qui paraît conquérir le public des adolescents, ou d’Instagram, chacune de ces plateformes venant prendre des parts de marché à Facebook. Qui plus est, les internautes peuvent utiliser plusieurs plateformes simultanément – ce que l’on désigne par « multi homing », par opposition au « single homing », situation dans laquelle, pour des raisons financières ou technologiques, un utilisateur ne peut utiliser qu’une plateforme.

15Les nouvelles questions de politiques publiques posées par ces grandes plateformes sont de plusieurs natures : protection de la vie privée, concurrence, régulation, droit du travail, fiscalité, droit de la propriété intellectuelle. Chacun de ces domaines est sollicité par des situations inédites demandant tantôt de nouveaux outils, tantôt une adaptation de la mise en œuvre des politiques publiques traditionnelles. Survolons-en certains.

Quelles politiques publiques vis-à-vis des technologies numériques ?

16Les technologies numériques perturbent différemment les marchés selon qu’elles apportent un service radicalement nouveau (comme les réseaux sociaux ou le guidage en temps réel des automobilistes dans le trafic) ou qu’elles viennent se substituer à un service ancien (comme dans le cas des VTC vis-à-vis des taxis). C’est évidemment dans le deuxième cas que les acteurs en place, qui subissent l’arrivée de ces nouveaux modèles « disruptifs », réclament la protection de leur activité, en proposant aux pouvoirs publics de mettre en place desrégulations érigeant des barrières à l’entrée pour protéger leur propre activité.

17Faut-il les entendre ? S’il est légitime de se poser la question de la protection des personnes qui subissent des chocs technologiques et de les accompagner dans leur propre évolution professionnelle ou personnelle, s’opposer à l’arrivée d’opérateurs proposant des services qui rencontrent la demande des utilisateurs est destructeur de valeur pour la société. Quel que soit le jugement que l’on porte sur d’autres aspects (sociaux par exemple) du transport par VTC, ce service, aidé des technologies numériques, a profondément renouvelé les modes de transports urbains, et a permis de dépasser la politique malthusienne menée jusque-là en matière de licences de taxis. Il a immédiatement rencontré une demande massive de la part des utilisateurs, succès qui s’explique à la fois par le niveau des prix – plus faible à l’origine – et par une qualité de service – plus élevée

18– que les taxis, les chauffeurs, dont la courtoisie et les services sont notés par les voyageurs, proposant des services à bord comme des boissons. Priver les urbains de ce service serait donc réduire le surplus des utilisateurs, agrégat par lequel on mesure en économie le bénéfice tiré d’un bien ou d’une activité économique compte tenu de son prix et de l’utilité que les consommateurs en retirent. Par ailleurs, certaines études [10] mettent en avant la création d’emplois par ces nouveaux services. On peut avancer le même type d’argument pour les plateformes de location saisonnière, qui permettent à des publics pour qui l’hôtel est trop cher (étudiants) ou peu adapté (familles) de se déplacer. Les politiques qui limitent le développement de ces nouveaux services se réduisent donc souvent à la protection des rentes des anciens modèles.

19Ceci posé, il est évident que le déploiement de certains de ces services a des inconvénients contre lesquels les politiques publiques doivent lutter, sans pour autant priver les consommateurs de ces innovations. La voie est donc parfois étroite. Ainsi, on est en droit de vouloir empêcher la dérive des loyers, tirés vers le haut par l’invasion des locations saisonnières dans certains centres-villes, de vouloir empêcher la divulgation d’éléments de la vie privée par certaines plateformes, ou de les pousser à respecter le droit du travail. Mais le principe qui devrait guider l’action publique dans ce domaine est que la régulation devrait viser de la manière la plus directe possible l’élément identifié comme étant à corriger, sous peine d’avoir d’autres effets pervers.

20Examinons les problèmes de régulation que posent ces nouvelles activités.

Problèmes relatifs aux données

21L’Autorité de la concurrence française et le Bundeskartellamt allemand ont publié conjointement un rapport [11] sur les risques de la détention de données en grand nombre par les plateformes. Il ne s’agit ici que des dangers pour la concurrence, et non par exemple de ceux relatifs à la protection de la vie privée. En particulier, les deux autorités examinent dans quelle mesure la détention de données par les plateformes installées sur leurs marchés pouvait constituer une barrière à l’entrée pour les nouveaux entrants. Une telle configuration pourrait apparaître si les données en la possession d’une entreprise en place constituaient une « ressource essentielle » (c’est-à-dire un actif non duplicable à des coûts raisonnables) nécessaire à un nouvel entrant pour offrir ses propres services. Mais ce cas de figure est rare, et relève, lorsqu’il se présente, des instruments du droit de la concurrence existants (lutte contre les abus de position dominante).

22Un autre problème posé par les données est le frein qu’elles constituent, du côté des utilisateurs, à changer d’opérateur. Par exemple, les internautes développent sur une plateforme comme Facebook des relations de long terme avec leurs réseaux, accumulant données de conversations, photos, vidéos, etc. Ceci constitue clairement un frein au changement d’opérateur. Mais ce problème a été réglé en France avec la loi « Pour une république numérique » (dite loi Lemaire) qui rend obligatoire la portabilité des données par les utilisateurs des plateformes numériques, rendant possible d’emmener vers un nouvel offreur les contenus postés ou achetés sur l’opérateur initial. Rendre ainsi les utilisateurs propriétaires de leurs données favorise la concurrence entre plateformes puisque les switching costs qui entravent la mobilité sont ainsi abaissés.

23Ceci, cependant, n’assure pas la protection de la vie privée. Le Règlement général sur la protection des données, ou RGPD, entré en vigueur en mai 2018 dans les pays de l’Union européenne, vise précisément cet objectif. Pour y parvenir, il impose aux plateformes qui collectent les données de demander aux utilisateurs leur consentement à diverses utilisations de ces donnéespersonnelles, de façon à pallier les effets dénoncés en France par la CNIL : le consentement, c’est l’absence de surprise, c’est-à-dire le fait pour les utilisateurs de savoir (sans surprise, donc) ce qu’il advient de leurs données personnelles une fois rentrées sur une plateforme pour un usage précis. En d’autres termes, les consommateurs ne doivent pas pouvoir être pistés dans leurs comportements personnels pour des usages autres que ceux auxquels ils destinent leurs données.

Problèmes de concurrence

24La réussite des plateformes, on l’a vu, réside dans leur capacité à mobiliser les effets de réseaux : c’est le facteur explicatif de leur grande taille. Cependant, il faut distinguer les positions dominantes que ces entreprises détiennent, qui amènent les structures de marché (sur les moteurs de recherche, sur les réseaux sociaux, sur la réservation d’hôtels) à être concentrées, et les abus de position dominante dont ces entreprises peuvent se rendre coupables. Récemment la Commission européenne a sanctionné Google [12] pour un comportement abusif sur le marché des moteurs de recherche « verticaux » (c’est-à-dire spécialisés) : en l’occurrence, il s’agissait d’un abus de position dominante par lequel Google favorisait les résultats de son propre service Google Shopping au détriment des autres comparateurs de prix. La Commission européenne vient par ailleurs de sanctionner Google à hauteur de 4,3 milliards d’euros pour des abus de position dominante concernant son système d’exploitation pour smartphones, Android. Une des questions que se posent aujourd’hui les autorités de concurrence est celle du contrôle des concentrations : en Europe, le contrôle des concentrations s’exerce lorsque certains seuils de chiffres d’affaires sont dépassés par les parties à la fusion. Ce règlement ne permet pas toujours d’appréhender l’achat par une plateforme d’un autre qui n’a pas de chiffre d’affaires (mais des millions d’abonnés). Il est donc question de réviser le contrôle des concentrations pour lui permettre de s’adapter à cette nouvelle réalité. Par ailleurs, la Commission européenne (DG Competition) a fait usage d’un outil initialement conçu pour contrôler l’usage des aides gouvernementales aux entreprises (les aides d’État) et sanctionner les « cadeaux fiscaux » accordés par certains États aux plateformes (voir plus bas).

25Les autorités de concurrence souffrent surtout, comme d’autres institutions, du défaut de compétences dans le domaine des logiciels et des données, nécessaires pour identifier la façon dont ces logiciels sont conçus pour favoriser la position de la plateforme au détriment des autres. Par ailleurs, la combinaison de logiciels établissant les prix au sein des entreprises, avec la capacité à exploiter les données de l’entreprise et celles des concurrents, ouvre la porte à des situations inédites dans lesquelles les logiciels eux-mêmes seront capables de mettre en œuvre des politiques de collusion avec les concurrents (un logiciel suffisamment performant étant à même de comprendre que la collusion maximise les profits de l’entreprise qui l’utilise). La détection de ce type de problèmes demande là encore aux autorités de concurrence de disposer des compétences adéquates. Le traitement rapide des problèmes de concurrence est en effet essentiel à l’efficacité des actions dans ce domaine.

Fiscalité des plateformes

26On le sait, les GAFA et les autres plateformes numériques ont la faculté de localiser leurs bénéfices dans les pays qui leur offrent la fiscalité la plus avantageuse. En Europe, certains pays ont bâti leur modèle de développement sur la concurrence fiscale, ou sur des contrats fiscaux (« ruling » fiscal) qui leur permettent ainsi d’attirer les entreprises numériques en échange d’une situation fiscale avantageuse. L’Europe, selon certaines estimations, aurait ainsi perdu près de 5,5 milliards d’euros de recettes fiscales entre 2013 et 2015. Certes, la Commission européenne n’est pas restée les bras croisés et a condamné les montages fiscaux ainsi mis en œuvre par le Luxembourg à l’égard d’Amazon et de l’Irlande à l’égard d’Apple, sous l’angle des aides d’État. Depuis quelques mois, est à nouveau discuté un projet de directive (ACCIS) visant à l’instauration d’un mécanisme européen destiné à empêcher cette optimisation fiscale rendue possible par le caractère non physique des échanges sur les plateformes. Par ailleurs, le gouvernement français propose un nouveau mécanisme fiscal consistant à taxer les multinationales sur la base du chiffre d’affaires qu’elles réalisent dans le pays, auquel s’appliquerait un taux d’imposition unique, et non plus à la condition de l’existence d’un « établissement stable » dans le pays, critère qui jusqu’ici n’a pas permis de taxer l’activité des GAFA. Ce mécanisme n’est pas si simple à mettre en œuvre (certaines entreprises opèrent à la fois dans le monde physique et dans le monde numérique), et par ailleurs l’impôt sur les sociétés ne taxe que lesentreprises qui font des bénéfices, ce que ne fait pas le projet de taxation sur le chiffre d’affaires. Reste que ces différents projets, souvent ralliés par une grande partie des pays européens, visent un objectif qui semble tomber sous le sens. C’est toutefois oublier que certains pays – principalement l’Irlande, le Luxembourg, Chypre, Malte et les Pays-Bas – ont fait de l’accueil de ces plateformes leur « business model », et que l’unanimité des pays est requise pour l’adoption de telles dispositions. Par ailleurs il est vrai qu’une approche européenne de ces problèmes ne suffit sans doute pas, et qu’il conviendrait de traiter ces aspects fiscaux à l’échelle où opèrent ces plateformes, c’est-à-dire celle du monde.

Aspects sociaux

27Les questions sociales associées à ces nouveaux modèles sont nombreuses. D’une part, les technologies numériques sont souvent substituables aux emplois humains et sont donc dans cette mesure susceptibles de mettre au chômage certains salariés. Il convient donc d’accompagner ces transformations technologiques par des politiques efficaces de formation et de reconversion professionnelle.

28Par ailleurs, les plateformes imposent souvent aux professionnels qui leur sont rattachés des statuts d’indépendants, qui ne leur offrent guère de protection sociale et, jusqu’ici, pas d’assurance chômage [1] . Si mettre un frein au développement des plateformes ne semble pas être une politique vertueuse, celles-ci doivent toutefois rentrer dans le droit commun du travail et opter pour une meilleure protection des personnes qui fournissent les services. Certaines plateformes ont d’ailleurs déjà senti le vent tourner et pris les devants en offrant aux professionnels fournissant des services par leur intermédiaire des avantages sociaux qu’elles n’offraient pas initialement. Dans un premier temps, on peut imaginer que la concurrence qui prévaut sur le marché du travail fera faire des progrès à la protection sociale de ces personnes. Mais dans un second temps, le risque est grand que certaines plateformes se passent purement et simplement de travailleurs.

Conclusion

29Les plateformes rendent à la collectivité des services qui rencontrent l’adhésion massive des internautes. Empêcher le développement de ces innovations est à la fois hors de portée des politiques publiques et peu souhaitable. Dès lors, mieux vaut accompagner le développement des technologies numériques en s’attaquant à leurs conséquences réellement dommageables : protection des données personnelles et de la vie privée, conséquences sociales, problèmes de concurrence, questions fiscales. Toutefois, le rôle croissant joué par les plateformes et l’intelligence artificielle dans les économies créent chaque jour de nouvelles interrogations. Même si certaines études [13, 14] ont mis en avant l’absence de lien entre innovation et chômage sur le long terme, l’une des questions aujourd’hui sans réponse claire est tout de même de savoir quel modèle social et quelle répartition de la richesse sont susceptibles d’accompagner l’évolution vers une économie où les robots auront largement remplacé la force de travail humaine.

Bibliographie

Bibliographie

  • [1] COLIN N., LANDIER A., MOHNEN P., PERROT A., « Économie numérique », Les Notes du CAE, no 26, octobre 2015.
  • [2] BACACHE-BEAUVALLET M., PERROT A., « Quels secteurs réguler et comment ? », Les Notes du CAE, no 44, novembre 2017.
  • [3] FURMAN J., SEAMANS R., « AI and the economy », Working Paper Harvard Kennedy School and NYU, mai 2018.
  • [4] GRAETZ G., MICHAELS G., « Robots at work », Center for Economic Performance Discussion Paper, no 1335, London School of Economics, mars 2015.
  • [5] SAINT PAUL G., « Robots : vers la fin du travail ? », PSE Working Paper, no 2017-12, 2017. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01513006/document
  • [6] MANDEL M., « How ecommerce creates jobs and reduces income inequalities », Working Paper Progressive Policy Institute, 2017. En ligne : http://www.progressivepolicy.org/wp-content/uploads/2017/09/PPI_ECommerceInequality-final.pdf
  • [7] BESSEN J., « AI and jobs : the role of demand », NBER Working Paper, no 24235, 2018.
  • [8] DAUTH W., FINDEISEN S., SÜDEKUM J., WÖSSNER N., « German robots : the impact of industrial robots on workers », IAB Discussion Paper, 2017.
  • [9] ROCHET J-C., TIROLE J., « Platform competition in two-sided markets », The Journal of the European Economic Association, no 1, 2003, p. 990-1029.
  • [10] LANDIER A., SZOMORU D., THESMAR D., « Travailler sur une plateforme internet. Analyse des chauffeurs utilisant Uber en France », 2016. En ligne (consulté en septembre 2018) : https://drive.google.com/file/d/0B1s08BdVqCgrTEZieTloQnRlazQ/view
  • [11] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Droit de la concurrence et données, mai 2016. En ligne : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/rapport-concurrence-donnees-vf-mai2016.pdf
  • [12] MARTENS B., « An economic policy perspective on online platforms », Institute for Prospective Technological Studies Digital Economy Working Paper, no 5, 2016. En ligne :https://ec.europa.eu/jrc/sites/jrcsh/files/JRC101501.pdf
  • [13] BLANCHARD O., SOLOW R., WILSON B., « Productivity and employment », document de travail MIT, 2016.
  • [14] KROMANN L., SKAKSEN J. R., SØRENSEN A., « Automation, labor productivity and employment : a cross country comparison », 2011. En ligne : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3096432

Notes

  • [1]
    Il semble toutefois que cette situation évolue à l’avenir car les projets de réforme de l’assurance chômage incluent un volet d’assurance des indépendants.
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