Couverture de IDEE_183

Article de revue

« Ce qui compte n’est pas le vote

mais comment on compte les votes »

Pages 56 à 65

Notes

  • [1]
    Pline le Jeune, « Lettres à Ariston » in Lettres, Paris, Garnier Frères, 1863, vol. 2, p. 311.
  • [2]
    Selon l’adage, dans un scrutin majoritaire à deux tours, « au premier, on choisit, au second, on élimine ».
  • [3]
    N. de Condorcet, Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Ulan Press, 2011 [1785].
  • [4]
    Voir The Principles of Parliamentary Representation, Whitefish (Mass.), Kessinger Publishing, 2010 [1884], de Ch. Dodgson, le mathématicien, auteur d’Alice au pays des merveillessous le nom de Lewis Carroll.
  • [5]
    Voir R. Michels,Les partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, coll. « UB Lire », 2009 [1911], 288 p.
  • [6]
    M. Ostrogorski [7] montre avant Michels que les partis clarifient les enjeux et que les nomenklaturas les dirigeant bâtissent les agendas. Favorisant l’intégration sociale des électeurs et l’esprit partisan, il souligne donc leur rôle ambivalent.
  • [7]
    Schumpeter renvoie à la Psychologie des foules(1895) de G. Le Bon.
  • [8]
    Mais la vie politique montre qu’hommes et partis peuvent préférer perdre une élection afin de devenir, après une cure d’opposition évitant toute action impopulaire et/ ou inefficace, les leaders d’une coalition où ils étaient auparavant minoritaires. Car gagner des élections secondaires accroît le risque de perdre les suivantes, parfois plus importantes. Premier ministre depuis 1983 battu à la présidentielle de 1988, J. Chirac évite Matignon en 1993 et, après un choix stratégique hiérarchisant priorités et horizons, gagne l’Élysée en 1995.
  • [9]
    Dans un mémoire présenté à l’Académie royale des sciences le 16 juin 1770, publié en 1784 [9].
  • [10]
    Salué par Condorcet : « Il faut observer que M. le Chevalier […] a remarqué le premier l’absurdité de la méthode ordinaire » (lettre à Garat, 1784).
  • [11]
    Le jeu chinois où la feuille de papier F enveloppe la pierre P qui ébrèche les lames de ciseaux C coupant la feuille de papier F décrit une séquence F > P > C > F. Cette relation établit un système de préférences strictes mais intransitives.
  • [12]
    Les préférences d’un pré-ordre étant faibles, on peut hésiter entre n oun − 1 grains de sucre, mais pas entre une cuillerée et zéro grain. Or, l’indifférence entre net n − 1, n − 1 et n − 2, etc. jusqu’à zéro grain, établit une relation transitive qui implique l’indifférence… entre une cuillerée et zéro grain de sucre !
  • [13]
    Les théoriciens de cette fonction les plus connus sont Bergson (1938) et Samuelson (1947).
  • [14]
    Comme le remarque Wicksell en 1896.
  • [15]
    Comme le remarque Salomon (La Bible, Livre des Proverbes, 18, 18).
  • [16]
    C’est la méthode de Gibbard [15]. Sur le tirage au sort et la démocratie participative, voir les travaux d’Yves Sintomer.
  • [17]
    Gaxie D., Le Cens caché, Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.
« La naïveté grotesque des enfants fait peine à voir, surtout si l’on veut bien la comparer à la maturité sereine qui caractérise les adultes. Par exemple, l’enfant croit au Père Noël. L’adulte, non. L’adulte ne croit pas au Père Noël. Il vote. »
Pierre Desproges, Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, Paris, Le Seuil, 2013 (1981)
« L’idée que la démocratie peut être comparée à un grand marché libre où le vote serait la principale marchandise n’a rien d’exaltant. Mais il faut la garder présente à l’esprit pour comprendre les hommes politiques surtout à la veille des élections. »
Norberto Bobbio, Le Futur de la démocratie, Paris, Le Seuil, 2007 (1978)

1 Au XVIIe siècle, le choix de l’abbé par le chapitre général dépend du poids respectif des cinq branches de l’ordre des cisterciens, chacune choisissant cinq représentants qui votent à leur tour. Tel George W. Bush en 2000, l’élu peut alors être minoritaire en voix sur l’ensemble des moines [1]. Il est aussi, comme le note Pline le Jeune [1] , des régimes électoraux qui agissent sur les choix individuels. Ainsi, le sénat romain devrait acquitter les assassins du consul, cette option l’emportant de peu sur le bannissement, lui-même préféré de peu à la mort. Mais cette répartition connue, l’acquittement est écarté car, attentifs à l’éviter, des sénateurs favorables à l’exécution « votent utile [2] » et permettent au bannissement de l’emporter à la majorité relative. Au XVIIIe siècle, Condorcet [3] pointe les limites du vote majoritaire par duels conduisant des électeurs rationnels à préférer Pierre à Paul, Paul à Jacques et Jacques à Pierre ! Mais il faut attendre le XIXe siècle pour un examen méthodique des effets des modes de scrutin [4] et 1951 pour préciser les causes de l’« impossibilité de choix démocratiques » [2].

2 Ces études de la décision de groupe rejoignent celle de Schumpeter [3] dont « la profonde analyse […] de la démocratie fournit l’inspiration et les fondations nécessaires » [4, p. 29] à l’examen des offres partisanes. Elle permet aussi de questionner les limites du vote pluriel quand l’électeur classe tous les candidats ou options. Elle montre enfin l’importance des règles de majorité et des structures des préférences.

Électeur indécis et offre partisane : quelle « méthode démocratique » ?

3 Un scrutin pour décider ou élire suppose qu’on agrège des choix individuels mais tout dépend des structures partisanes et de l’offre électorale.

Arbitrages personnels et (in)capacité de choisir

4 Supposons qu’un électeur valorise le courage, l’honnêteté et la compétence mais hésite entre lescandidats A, B et C avec A > B > C pour l’honnêteté, B > A > C pour la compétence et C > B > A pour le courage. Pour agréger ces préférences, on peut :

5

  • tirer au sort un critère et adopter le meilleur candidat associé, soit A, B ou C ;
  • valoriser l’honnêteté et choisir A qui est le moins courageux ;
  • prioriser la compétence de B doté du meilleur score moyen en pondérant chaque critère à l’identique ;
  • privilégier le courage en votant C qui est le plus malhonnête et le plus incompétent ;
  • ignorer la compétence et ne pouvoir départager A, B et C au classement moyen identique lorsque courage et honnêteté ont même pondération puis faire le même constat en procédant à l’identique avec chaque autre critère.

6 Deux conditions donc pour les candidats et partis afin que l’électeur puisse choisir : conduire une campagne électorale sur enjeux pour qu’il surpondère un critère ou l’amener à adopter une « marque » par affiliation partisane.

7 Mais un votant a parfois des préférences sur celles des autres. Ainsi, face aux partis rouge (R) et bleu (B), les électeurs X et Y ont quatre options :

8

  1. (R, R) : tous deux choisissent R ;
  2. (R, B) : l’un préfère R et l’autre B ;
  3. (B, R) : l’un préfère B et l’autre R ;
  4. (B, B) : tous deux préfèrent B.

9 L’ordre préférentiel de X peut être a > b > c > d etd > b > c > a celui de Y. En plaçant a et b avant c et d, X montre qu’il souhaite voir son adhésion aux rouges partagée par Y qui manifeste un soutien symétrique aux bleus avec d et b placés avant c et a. Or, il peut ne pas exister de choix public qui rende compatibles ces préférences [5]. En effet :

10

  • a est exclu car c’est le pire des choix pour Y qui lui préfère toute autre option ;
  • b est exclu car X lui préfère a et Y lui préfère d ;
  • c est exclu, X et Y lui préférant b ;
  • d est exclu car c’est le pire des choix pour X qui lui préfère toute autre éventualité.

11 La solution b serait un second choix acceptable par X et Y mais divers apologues [6] montrent la difficulté d’une coordination le permettant.

12 Ainsi, fin janvier, I et J voient quelqu’un emporté par la Garonne. Lâche et fragile des poumons, I ne plonge que si c’est le seul moyen d’éviter à J, dont il est amoureux, de plonger en risquant sa vie. Pour I, l’ordre des préférences est donc le suivant :

13 1) I ne fait rien ; 2) I plonge ; 3) J plonge.

14 J sait à peine nager, ignore l’état de santé de I et répugne, par éthique, à ne rien faire d’où ses préférences :

15 1) I plonge ; 2) J plonge ; 3) J ne fait rien.

16 Si chacun observe l’autre et décide seul, dans le cas où I s’abstient et J plonge, le résultat est, avec deux noyades, le même que si I plonge. Sanctionner la « non-assistance à personne en danger » ne changeant rien, il faudrait organiser, sur le modèle des pompiers volontaires, l’intervention de bons nageurs bénévoles ou créer un impôt rémunérant un fonctionnaire-sauveteur. À une décision collective suscitant un jeu à somme négative ou à des choix dictés par la peur, la colère ou l’émeute, on peut donc préférer un « mécanisme » qui dispense les acteurs de choisir. L’oubli des droits individuels rend alors inutiles les formations politiques et les scrutins.

« Compétition électorale ouverte », partitocratie et structure de l’offre

17 L’ambivalence du rôle des partis est, par ailleurs, solidement documentée [5].Certes, ils mettent en cohérence des attentes variées, structurent l’offre politique et suscitent appartenances et identités [6] . Mais une « loi d’airain de l’oligarchie » assure aux permanents des formations de masse, telle la social-démocratie allemande du début du XXe siècle, un pouvoir singulier dès lors qu’ils prennent le contrôle d’appareils dont la gestion requiert un savoir-faire professionnel. Paretoremarque aussi que la démocratie électorale mobilise une série de « dérivations », sophismes et « bonnes raisons » qui masquent et légitiment. Dirigeants et élites partisanes obtiennent ainsi le consentement d’électeurs ignorant que « l’art de gouverner consiste à savoir se servir des […] sentiments et non à perdre sa peine à vouloir inutilement les détruire » [8].

Identification partisane et enjeux de campagne

Adhérer à une idéologie réduit les coûts d’information, simplifie le choix de l’électeur et facilite l’obtention de son suffrage par le parti ou candidat qui s’en réclame. Mais cela réduit leur capacité à intégrer de nouveaux enjeux et séduire les indécis, d’où un délicat arbitrage entre permanence et adaptation idéologiques.
L’électeur sans affiliation choisit, lui, selon le contexte et/ou ses priorités. S’il privilégie la sécurité, il classe ainsi trois partis : D > C > G. Mais sur la question européenne, son classement est : C > D > G et en matière d’égalité : G > C > D. Informés de ces préférences, les candidats du parti D veilleront à ce que la sécurité soit pour cet électeur prioritaire, C essayant que ce soit l’Europe et G, l’égalité. Une élection sur enjeux rend donc impératif de connaître et agir – par une communication calibrée – sur les préoccupations des électorats.

18 Schumpeter définit simplement la démocratie comme « procédure de désignation des dirigeants au moyen d’une compétition électorale ouverte ». Mais il ajoute : « Supposons qu’une communauté […] démocratique […] décide de persécuter les non-conformistes religieux. […] Approuverions-nous la constitution démocratique qui a produit ces persécutions de préférence à une constitution non démocratique qui y mettrait bon ordre ? » Sans doute pas, car « il existe des idéaux et intérêts suprêmes que le plus ardent démocrate place au-dessus de la démocratie ». En effet, celle-ci n’est pas qu’une technique mais implique aussi un État de droit arbitrant entre égalité sociale et protection des libertés. Mais où placer le curseur ? La variété des réponses ramène alors au prérequis communément admis d’une « compétition électorale ouverte »…

19 Beaucoup, tels les utilitaristes, associent la démocratie à un bien commun dépassant l’intérêt personnel mais Schumpeter s’en défie comme de la volonté générale car il est des enjeux – peine de mort, euthanasie ou IVG – mobilisant valeurs et passions sans voie médiane ni compromis. Il sait aussi qu’on peut s’accorder sur des fins et s’opposer sur les « voies et moyens » : « Même si la “santé” était souhaitée par tous, les citoyens continueraient à différer sur les mérites de la vaccination et de la vasectomie » [3, p. 332]. Au-delà d’étroites communautés, comment alors fixer le choix public et asseoir sa cohérence ? Une décision évitant d’autorité les conflits et retards associés à une procédure démocratique peut donc se justifier. Le concordat de 1801 et les articles organiques de 1802 ont ainsi répondu de façon simple et durable à l’épineuse question de l’organisation des cultes. Consulter les anticléricaux jacobins, des autorités catholiques revanchardes et les paysans inquiets de perdre les biens nationaux acquis étant explosif, l’arbitrage du Premier consul a imposé la paix civile.

20 Pour Schumpeter, l’électeur n’est guère plus rationnel qu’un entrepreneur ou l’élu pris dans un « regroupement psychologique » quand l’émotion devenue fièvre, voire pulsion [7] , pèse sur une assemblée. D’où la distance de l’idéal au réel due à la prégnance de sentiments ou d’impressions parfois fugaces. Comment négliger, également, l’impossibilité de vérifier à bref délai les résultats d’une action publique difficile à anticiper par un citoyen mal armé face à une sphère et des choix exprimant une « volonté […] en grande partie fabriquée » par des groupes de pression ? Faits et données tronqués, exploitation des préjugés et promesses sans frais structurent alors un jeu dominé par des « représentants » qui, au lieu de lui obéir, dirigent le peuple dans une démocratie réelle où la concurrence « n’est à peu près jamais parfaite » entre partis et leaders en quête de pouvoir [8] attentifs à instrumentaliser les préférences de l’électeur. L’extrême difficulté et la longueur des délais pour qu’émergent de nouvelles forces, fût-ce lors de crises, le montrent d’où un diagnostic réservé sur une « compétition électorale » aux modalités néanmoins variées.

Agréger les classements par rangs : nombre d’options, transitivité… et impossibilité !

21 À la différence de l’Australie ou de l’Irlande, la France ignore le vote pluriel permettant à l’électeur de classer candidats ou options. Or, lorsqu’elles agrègent les choix entre trois termes ou plus, la méthode des scores de Borda et celle des duels de Condorcet rencontrent de sérieuses limites.

Borda ou Condorcet, scores ou duels à la majorité ?

22 Soient 90 votants qui classent trois options ou candidats a, b et c :

23

  • pour 34 électeurs : c> b> a
  • pour 29 électeurs : a > b > c
  • pour 27 électeurs : b > a > c

24 La règle exigeante des conclaves papaux impliquerait d’adopter le premier choix du classement obtenant une majorité qualifiée supérieure aux deux tiers, soit ici plus de 60 suffrages. Mais le score maximal observé n’est que de 34 pour c, bien en deçà d’une majorité simple de 46. Comme pour élire les présidents des IIIe et IVe Républiques, on pourrait aussi, tels les « grands électeurs », revoter jusqu’à obtenir une majorité absolue au risque d’attendre. Mais pourquoi ne pas, dès le second tour, choisir à la majorité relative ? Quoique relégué au dernier rang par une majorité de 56 votants,c l’emporterait alors avec 34 suffrages ! Éviter cela justifie qu’en France, on limite à deux le nombre de candidats au second tour d’une présidentielle avec un élu qui l’est nécessairement à la majorité absolue.

figure im1

25 On ne peut, pourtant, résumer des préférences à leur première option d’où le constat de J.-C. de Borda [9] : « La manière ordinaire de faire les élections est très défectueuse et le défaut vient de ce que […] les électeurs ne peuvent faire connaître d’une manière assez complète leur opinion sur les différents sujets présentés [10] . » Pourquoi ne pas alors réaliser une « élection par ordre de mérite » avec un scrutin « à la pluralité des voix » qui pondère les suffrages associés à chaque option par son rang ? Qu’en est-il avec 21 votants ordonnant ainsi les options a, b, et c ?

26

  • pour 6 électeurs : c >b>a
  • pour 7 électeurs : b > c > a
  • pour 7 électeurs : a > c > b
  • pour 1 électeur : a > b > c

27 Sans pondération, une majorité relative de 8 votants (7 + 1) place a en premier choix alors que, pour les 13 autres (6 + 7), c’est le pire. Mais on peut, comme Borda, pondérer chaque option par 2 points quand elle est première, 1 point si elle est deuxième et 0 la dernière. On obtient alors :

Choix a b c
pour 6 électeurs 0 1 2
pour 7 électeurs 0 2 1
pour 7 électeurs 2 0 1
pour 1 électeur 2 1 0
figure im2

28 Pire choix pour un seul des 21 votants, c l’emporte avec un total de 26 = (6 x 2) + (7 x 1) + (7 x 1) surb puis a dont les scores sont de 21 et 16. Le caractère « ordonnant » de la règle de Borda permet donc de déduire des choix individuels un classement collectif avec relation de pré-ordre.

29 Qu’en est-il avec trois électeurs face à quatre options, les préférences décroissantes des deux premiers étant x > y > z > w ?

Choix x y z w
1er électeur 4 3 2 1
2e électeur 4 3 2 1
3e électeur 2 1 4 3
Score total 10 7 8 5
figure im3

30 x l’emporte avec un score de 10 (4 + 4 + 2) et le choix public avec 10 > 8 > 7 > 5 est : x > z > y > w. Or, en cas de décès ou de retrait de y, la règle de Borda implique des scores et un classement nouveau, x et zse retrouvant alors en ballottage :

Choix x z w
1er électeur 3 2 1
2e électeur 3 2 1
3e électeur 1 3 2
Score total 7 7 4
figure im4

31 Borda en déduit « que l’opinion […] selon laquelle la pluralité des voix indique toujours le vœu des électeurs, […] vraie dans le cas où l’élection se fait entre deux sujets seulement, peut induire en erreur dans tous les autres cas ». Aussi, Condorcet lui oppose-t-il une autre règle qui rend l’ordre des préférences indépendant du nombre d’options. Il prend le cas d’une commission de 30 membres avec :

32

  • pour 19 votants : a > b > c
  • pour 11 votants : b > c > a

33 Avec la règle et la pondération de Borda, b l’emporte par (19 x 1) + (11 x 2) = 41 points contre (19 x 2) + 0 = 38 pour a et (11 x 1) + 0 = 11 pour c. Condorcet propose « que chaque électeur prononce son vœu complet par un jugement comparatif entre tous les candidats pris deux à deux ». Avec ces votes majoritaires par paires (ou duels), a l’emporte car préféré 19 fois à b contre 11 pour l’inverse. Mais cette règle peut déboucher sur des préférences agrégées incohérentes. Ainsi, quand :

34

  • pour 39 % des électeurs : a > b >c
  • pour 21 % des électeurs : b > c > a
  • pour 40 % des électeurs : c> a > b

35 79 % (39 + 40) préfèrent a à b, 60 % (39 + 21)b à c et 61 % (21 + 40) c à a ! Sans être général, cet « effet Condorcet » suffit à ruiner toute confiance dans une règle qui, avec trois alternatives et trois votants au moins [11] , peut déboucher sur des choix agrégés intransitifs donc incohérents. La chaîne a > b> c > a traduit le cycle d’instabilité dû au caractère« non ordonnant » d’une règle au résultat pourtant indépendant du nombre d’options à la différence des scores de Borda qui, lorsqu’on écarte ou ajoute des options, peuvent modifier le choix public. Condorcet affirme donc : « Loin que cette méthode [celle de Borda] doive être préférée […], elle lui est inférieure. Car [… avec la mienne] on a seulement la crainte de s’être trompé et de se conduire d’après un résultat contraire au véritable vœu de la pluralité. Alors qu’ici, on peut être sûr que le résultat est faux. » Borda rétorque : « Ma méthode est faite pour des gens honnêtes ! » Comme rien ne garantit que tous le soient, il faut donc qu’une règle soit robuste à la « manipulation » sinon l’étendue des choix peut conditionner leur classement. Celui du premier tour de la présidentielle de 2002 en France a montré l’importance du nombre de candidats. On comprend aussi pourquoi, depuis 1958, l’exécutif fixe l’ordre du jour du Parlement.

Pré-ordre et ordre : classer avec ou sans ex aequo

Les préférences faibles permettent de classer avec des cas d’indifférence les éléments d’un ensemble ayant une structure de pré-ordre car unis par une relation réflexive et transitive. Ainsi « multiple de » est réflexive – si x est multiple de y alors yest multiple de x – et transitive – si x est multiple de y et y de z, alors x est multiple de z – d’où un ensemble des multiples doté d’une structure de pré-ordre. Une structure d’ordre requiert, elle, des préférences strictes excluant les ex aequo avec une relation qui est aussi antisymétrique telle que, si xy et yx, alors x = y.

L’impossibilité de choix démocratiques cohérents… et après ?

36 La règle de Borda a aussi pour défaut de subordonner la décision collective au choix de l’électeur stratège comme le montre un scrutin à quatre options avec un troisième électeur hésitant :

Choix x y z w
1er électeur 4 3 2 1
2e électeur 3 2 1 4
3e électeur non stratège 2 1 4 3
3e électeur stratège 1 2 3 4
Total avec un 3e électeur non stratège 9 6 7 8
Total avec un 3e électeur stratège 8 7 6 9
figure im5

37 En effet, il constate que son premier choix z ne peut l’emporter alors que x qui lui déplaît gagne avec 9 points devant w, z et y. Or, pour écarter x, il lui suffit de placer w en premier et de rétrograder x du trois au quatrième rang avec un classement : w > z > y > x. Au niveau agrégé, w qui était second avec 8 points l’emporte alors avec 9 devant x, y et z. Dans des « duels à la Condorcet », ce comportement stratégique ne changerait rien, w l’emportant encore.

38 Ces règles ayant leurs atouts et faiblesses, on pouvait espérer en concevoir une autre qui en garderait les avantages et éviterait les inconvénients. Mais Arrow a ruiné cet espoir en montrant qu’au-delà de deux alternatives, aucun mode d’agrégation ne satisfait aux conditions du choix démocratique [2] qui sont :

39

  • la rationalité : individuel ou collectif, tout classement doit satisfaire une relation d’ordre sans indifférence ni intransitivité ;
  • la souveraineté citoyenne : en l’absence de restriction sur les choix personnels – aucun n’est interdit ou imposé –, il existe toujours un choix collectif ;
  • le non-masochisme de groupe associé au critère parétien : si chacun préfère x à y, la société adopte cette préférence, aucun classement collectif ne pouvant varier à l’opposé du changement de préférences d’un individu ou de tout groupe intervenu ceteris paribus ;
  • l’impossibilité de manipulation : dans le choix collectif, le classement relatif de deux options est indépendant de l’étendue des choix possibles et du classement d’options tierces ;
  • l’absence de dictateur : il n’est ni individu ni groupe dont les préférences organisent celles de la société indépendamment d’autrui.

40 Arrow note que tout classement par scores du type règle de Borda déroge à la quatrième condition et s’avère inacceptable. Il montre surtout que le respect des quatre premières nécessite de renoncer à la dernière d’où un « théorème d’impossibilité démocratique » impliquant un choix public exogène ou imposé par un seul. Il le démontre en mobilisant le concept de « partie décisive » qui désigne un groupe dont les préférences correspondent au choix social. Il faut et il suffit, alors, que chacun de ses membres classe x devant y pour que la collectivité fasse de même. Mais son périmètre dépend de la règle de majorité adoptée : avec l’unanimité, la seule « partie décisive » est l’ensemble des n votants alors qu’avec une majorité absolue, tout groupe de figure im6 peut l’être. Il est aussi établi que dans toute

41 partition d’une « partie décisive » en deux groupes, l’un est nécessairement « partie décisive ». Arrow en déduit qu’une « partie ultime » ne pouvant être partagée, indépendante des règles d’agrégation, pourra être obtenue par partition réitérée. Or elle est constituée d’un individu unique choisissant pour tous, ce qu’interdit la dernière condition !

42 Substituer ou ajouter d’autres critères aux cinq listés par Arrow conduit à d’autres « théorèmes d’impossibilité ». De là une seule alternative : admettre leur incompatibilité et n’en respecter que quatre. Ainsi, renoncer à la transitivité du choix collectif, c’est admettre son incohérence [12] et, partant, son irrationalité. Borner l’espace des choix, c’est nier lasouveraineté individuelle. Accepter le paternalisme, c’est récuser le critère parétien. Conditionner le choix agrégé à l’étendue des possibles, c’est ouvrir la voie aux manipulations. Bâtir une fonction de bienêtre social [13] selon une certaine conception de la « vie bonne », c’est s’en remettre à « celui qui sait pour les autres ». Cela explique que, pour faire un choix ou élire des représentants, on ait contourné l’obstacle en négligeant le plus souvent l’une ou l’autre des conditions d’Arrow.

Unanimité et votes majoritaires, minorités et répartition des préférences

43 Mais toute décision collective requiert une règle de majorité : doit-elle être relative, absolue ou qualifiée ? Faut-il exclure un choix unanime ? Car chacune peut avoir des effets décisifs sur le type de démocratie mis en œuvre.

De la règle d’unanimité… à la majorité optimale constitutionnelle ?

44 Presque toujours, élections et choix publics s’opèrent à la majorité absolue des voix, ce qui peut conduire à un jeu à somme nulle au détriment de la minorité.

45 Un duel ou un référendum impliquent une majorité simple mais, pour des sujets importants, peut-on exclure l’unanimité [14] ? Cela peut concerner la production de biens ou services non « excludables » et non rivaux qu’on ne peut imposer à quiconque de financer s’il n’y trouve satisfaction ou en pâtit. Rares, pourtant, sont les cas où une définition conjointe des dépenses et de leur financement ainsi qu’une série de votes permettant d’atteindre l’unanimité et de départager les « paires projet-financement » sont possibles.

Graphique 1

Le modèle de Lindhal

figure im7
100 % 0
DB
Part
d’impôt
de A
DA dP’airmtpôt
de B
0 Q 100 %
Quantité du bien collectif

Le modèle de Lindhal

Droits de la minorité vs souveraineté populaire ?

Le suffrage universel fournit à l’élu une légitimité qui, non encadrée, lui permet de pointer, quand le changement tarde à venir, des « ennemis du peuple » servant d’hypothétiques complots. Quid alors des droits de la minorité ? Le fameux « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire » d’André Laignel (1981) montre la permanence d’une tradition politique récusant toute limite à une « souveraineté populaire » incarnée par ses élus. Or, il n’est pas d’État de droit sans priorité de la constitution sur les lois du Parlement.
Dès 1793, aux États-Unis, l’arrêt de la Cour suprêmeChisholm vs Georgia ordonne à la Géorgie de restituer des terres confisquées durant la guerre à des citoyens de Caroline du Nord, partisans des Britanniques. En France règne alors la dictature montagnarde et, jusqu’à la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, le contrepoids légal à la souveraineté du pouvoir élu est faible.

46 Produire et financer un bien public suppose aussi l’absence de « passagers clandestins » d’où un modèle dit « de l’échange volontaire » (voir graphique 1) dans lequel on suppose que tout contribuable révèle ses préférences et les montants d’impôts acceptables pour les « acheter » [10]. Avec deux électeurs A et B aux demandes DA et DB, fonctions décroissantes de la part de l’impôt supportée par chacun, la quantité optimale de bien public sera Q associée au point qui, pour chacun, égalise à la marge le coût de l’impôt et l’utilité procurée par le volume de bien public afférent. De ce choix Pareto-optimal acquis à l’unanimité, on ne peut s’écarter sans réduire la satisfaction d’un agent au moins.

47 Or, ce modèle assimilant vote et marché présente de sérieuses limites :

48

  1. « Lorsque la dépense découle d’obligations antérieures et ne peut être différée, […] il est difficile de parler de répartition fiscale selon les avantages qu’en tirera chacun » [10]. Ainsi, en France, 80 % de la dépense publique pérennisent en 2014 des choix passés avec un principe d’universalité budgétaire excluant, par ailleurs, tout prélèvement « affecté ».
  2. L’unanimité parétienne contraint à ne produire que des biens collectifs purs dans un jeu à somme toujours positive mais des conflits d’intérêt, des choix dommageables à certains et des jeux à somme nulle excluent l’unanimité. Sans État ni impôt, les clubs montrent qu’existent aussi des biens collectifs excludables.
  3. La question du « passager clandestin » n’est en rien réglée car des agents profitant de la non « excludabilité » peuvent dissimuler leurs préférences et/ou capacités contributives.

49 Sans diagnostic partagé et négociation prolongée, voter à l’unanimité est en pratique impossible, chacun pouvant s’arroger un « droit de veto » monnayable. Les marchandages d’une Europe des vingt-sept soumise à la règle d’unanimité des six l’ont, jusqu’au traité de Nice (2001), montré. Quand les coûts pour tout « bloqueur » sont minimes et les gains potentiels élevés, le processus décisionnel s’englue dans d’interminables tractations. Moins contraignante, la majorité simple permet, aussi, aux minorités coalisées de biaiser le choix public. Si A veut un service SA et convainc B de le voter, à charge pour A de soutenir la production de SB que B réclame, dépense et production publiques augmentent. Il suffit que C et D les rejoignent pour imposer aux autres, minoritaires, des taxes finançant des services dont ils n’ont nul besoin. Des coalitions de lobbies diverses nourrissent ainsi la dérive de la dépense publique traduite par la « loi de Wagner ». De même, des victimes de nuisances bien organisées peuvent obtenir une indemnisation élevée. Telle est l’ambivalence du logrolling renvoyant à la conquête de l’Ouest quand, nul ne pouvant seul rouler un tronc d’arbre, plusieurs y parvenaient par échange de bons procédés. Ainsi, le vote à la majorité simple d’une assemblée d’élus à la proportionnelle survalorise-t-il l’importance des micropartis à l’idéologie floue – cf. l’UDSR mitterrandienne de la IVe République – cédant au plus offrant pour faire/défaire une majorité inexistante sans eux.

50 Faute d’unanimité, une majorité qualifiée des deux tiers ou des trois quarts protège la minorité, d’où la théorie des constitutions et procédures publiques de Buchanan et Tullock [11]. Car l’École du choix public veut d’abord empêcher que l’individu (ou le groupe) grâce auquel la moitié des électeurs parvient à l’emporter n’acquière un poids excessif. Elle montre donc qu’à chaque règle de vote sont associés des « coûts externes » pour qui subit le choix d’autrui et des « coûts de décision » pour s’informer et négocier. Ensemble, ils constituent un « coût d’interdépendance sociale » qui, s’il est inférieur à celui d’une solution privée, justifie d’organiser par le scrutin l’intervention publique. Décroissants quand le nombre d’électeurs dont l’accord est requis augmente, les « coûts externes » dépendent aussi de la probabilité d’être lésé par un choix public et, logiquement, tendent vers zéro avec un vote unanime qui, à l’inverse, rend infinis les « coûts de décision ». Il faut donc arbitrer entre ces composantes aux mouvements inverses conférant au « coût d’interdépendance sociale » une forme « en U » asymétrique avec un minimum qui ne correspond pas à la moitié de la population et exclut d’adopter une règle de majorité simple.

51 Mais l’objet du vote n’importe pas moins car la pose d’un éclairage public, peu gênante, suscite des « coûts externes » faibles justifiant une majorité réduite au tiers des suffrages, alors qu’un choix affectant des droits fondamentaux aux coûts élevés requiert un vote qualifié. Cela peut justifier une « constitution budgétaire » incluant une règle de « super-majorité » [12] pour des questions comme le relèvement du plafond de la dette publique ou la création d’un impôt. Un « coût d’interdépendance sociale » faible avec une barre à 35 % facilite l’adoption de dispositions qu’unemême proportion d’autres électeurs invalidera lors d’un autre scrutin. C’est le lot des seuils faibles favorisant l’instabilité du choix public.

Scrutin à la proportionnelle, modes d’emploi !

Le décompte majoritaire des voix dans un vote uninominal à deux tours lamine les petits partis et amplifie les majorités avec, en France, des formations recueillant au premier tour 30 % des voix, qui obtiennent au second après désistement plus de 60 % des sièges à l’Assemblée. Un scrutin proportionnel (ou de liste) garantit, en revanche, que la part des sièges attribuée ne s’écarte pas significativement de celle des votes obtenue. Mais jamais un parti recueillant x % des suffrages n’obtient x % des élus, car on ne les distribue qu’entre ceux ayant atteint un seuil de voix entre 1 et 5 %. « Au plus fort reste » ou « à la plus forte moyenne », on répartit alors les voix restantes.
Il n’est pas non plus de proportionnelle sans districts pour regrouper les voix et attribuer les sièges. Or, en adaptant leur taille et périmètre à la géographie des forces et faiblesses de chaque parti, un même partage des suffrages aboutit à une répartition de sièges différente. Le découpage adéquat permet que les 20 % de suffrages recueillis par un parti soient regroupés dans des circonscriptions où il rafle la totalité des sièges, leur part dans le total attribué étant bien inférieure à 20 % ! La « proportionnelle intégrale » – comme jusqu’en 2003 pour les 81 sièges au Parlement européen – implique donc une circonscription nationale unique. Non sans effets pervers car :
  • seule compte la place assignée par le parti sur une liste valorisée par son leader et, plus elle est longue, plus l’élection d’individus sans talent et dociles incapables d’emporter un scrutin uninominal est aisée ;
  • plus le seuil de voix pour obtenir un élu est faible (cf. Knesset israélienne ou France de la I Ve République), plus la balkanisation partisane est grande avec des coalitions majoritaires instables issues de négociations post-électorales hors contrôle des électeurs.

52 Ce type d’analyse justifie des majorités massives voire unanimes, sources d’inertie et ignore le poids de groupes irréductiblement antagoniques incapables de tout compromis. Son insistance sur les coûts de la décision publique valide, quant à elle, le choix d’un exécutif fort peu soucieux de démocratie directe. Or, l’École du choix public se défie d’élus dont la priorité supposée est de maximiser leur satisfaction d’« agents » profitant de l’asymétrie d’information au détriment du « principal » électeur. Elle oublie aussi que des citoyens informés peuvent exercer un contrôle efficace sur des élus dès lors plus attentifs au bien commun. Mais peu de dispositions y incitant figurent dans la « Constitution optimale » de Buchanan et Tullock !

Unimodalité des préférences et « électeur médian » : voter quand même !

53 « Effet Condorcet » et « impossibilité d’Arrow »,logrolling et Public Choice auraient pu discréditer le vote pour agréger des préférences. Or, associations, sociétés commerciales et assemblées y recourent, leur choix coïncidant souvent avec celui d’une personne : l’électeur médian [13]. Cela montre quel positionnement partisan adopter pour l’emporter dans un choix unique.

54 Mais tout dépend de la distribution des préférences qui sont bimodales (ligne continue « à deux sommets » du graphique 2) quand les électeurs sont très satisfaits – d’où un premier « sommet » – avec de faibles dépenses militaires, puis subissent un désagrément accru à mesure qu’elles augmentent avant d’approuver – d’où le second « sommet » – un budget très élevé. Ce qui n’a rien d’incohérent car, soit on se passe d’armée et renonce à toute politique étrangère, soit on suit l’adage « si tu veux la paix, prépare la guerre ». De même, une ville classant les subventions entre lesquelles elle hésite avec 20 000 € > 30 000 € > 24 000 € préférera l’option à 20 000 € au choix médian à 24 000 €. Dans les deux cas, raisonner en termes de « tout ou rien » respecte la condition de « souveraineté citoyenne » d’Arrow mais le « théorème de Black » [13] ne s’applique pas.

Graphique 2

Classement ordinal des préférences sur 3 choix

figure im8

Classement ordinal des préférences sur 3 choix

Note : la position en ordonnée indique l’ordre des préférences.

55 C’est, en revanche, le cas lorsque la ville préfère la séquence 24 000 € > 20 000 € > 30 000 € (ligne en pointillés) avec des « duels à la Condorcet » la conduisant à verser 24 000 €. Après un premier choix (le « sommet »), des préférences unimodales impliquent, alors, d’adopter l’une des deux options suivantes dans l’ordre des choix et ainsi de suite. Avec ce type de préférences, c’est donc la médiane des premiers choix des électeurs qui l’emporte lors de duels à la majorité. Dès 1907, Galton le remarque : « Si un comité doit fixer le montant d’une somme à payer et que tous ses membres ont le même pouvoir, […] la bonne décision n’est pas de choisir la moyenne des estimations de chacun ; cela donnerait à un excentrique une puissance proportionnelle à son excentricité […] ; l’estimation la moins contestable serait la médiane […]. Toute autre estimation est condamnée par une majorité des votants soit parce qu’elle serait trop grande, soit parce qu’elle serait trop petite » [14].

56 Excluant tout cycle « à la Condorcet », les préférences unimodales sont les plus courantes mais, contrevenant à la deuxième condition d’Arrow, restreignent les choix. Avec un suffrage qui valide la préférence de l’électeur médian, la ligne à suivre est pourtant claire pour qui veut être élu quand la répartition des préférences de l’électorat est uniforme ou unimodale. Nul besoin, en effet, qu’elle soit gaussienne pour qu’avec des partis rangés sur un axe gauche-droite, un scrutin à deux tours et deux candidats au second conduise au résultat observé pour la concurrence spatiale : bipolarisation pour « dominer son camp » au premier tour et, au second, « course au centre ». En France, le scrutin présidentiel du 21 avril 2002 a montré qu’il ne faut pas inverser les priorités et réussir d’abord à rassembler sur une moitié desélecteurs pour accéder au second ! Mais toute stratégie électorale reste tributaire des préférences [4] dont la répartition est variée. D’où une distinction nécessaire entre la moyenne, le centre politique et l’électeur médian a fortiori lorsque les choix volatils des électeurs suscitent un positionnement complexe des formations partisanes.

Conclusion

57 Beaucoup rejoignent Churchill pour qui la démocratie est « la pire des solutions à l’exception de toute autre » en oubliant l’évidence rappelée par Staline : « Ce qui compte n’est pas le vote mais comment on compte les votes. » Il faut donc se réjouir de ce qu’aux slogans et formules, économistes et politistes puissent opposer une analyse des conditions et effets des scrutins soulignant la difficulté d’une démocratie électorale.

58 Trois questions demeurent cependant quant au choix collectif. D’abord, celle de la place du hasard dans un monde le percevant comme une dépossession à l’opposé de Platon qui accepte de s’y soumettre. L’administration américaine y recourt pourtant depuis 1988 pour gérer l’immigration et éviter des arbitrages coûteux et discutés. De même, en France, on tire au sort les jurés d’assises et nombre de contrôles fiscaux. Cela permet, lorsqu’on est incapable d’un choix raisonné, d’adopter quand même un parti car « le sort met fin aux querelles et décide entre les puissants [15] ». Simple et impartial, ce moyen d’arbitrer entre éventualités placées sur un plan d’égalité est aussi utilisé par la démocratie athénienne pour attribuer des fonctions. Mais sans gage de compétence objecte à raison Socrate pour qui : « C’est folie que le sort décide du choix des dirigeants de la République alors qu’on ne lui abandonne pas la désignation des architectes. » Parler de « dictature aléatoire » serait pourtant inapproprié pour un choix dit « stochocratique » qui implique de tirer au sort mais seulement parmi les bulletins d’électeurs ayant indiqué leur option préférée [16]. Personne ne pouvant s’organiser pour être choisi ou écarter une option, cette procédure robuste à la manipulation exclut aussi toute stratégie et contraint à dire son option véritable. Elle rend surtout difficile la professionnalisation politique et évite d’écarter les attentes minoritaires.

59 La seconde question concerne la force des préférences et le degré de « concernement » de votants au degré de politisation varié. Mais comment les apprécier, car « nous ne pouvons jamais observer directement des intensités de souhait […] et […] nous ne pouvons savoir ce que mesure réellement le comportement utilisé comme indicateur » [16] ? Cela justifie, dans les États de droit, l’existence d’une Cour suprême pouvant être saisie par toute minorité aux préférences fortes pour que soient abrogées les dispositions inconstitutionnelles votées par la majorité du Parlement. Cela explique aussi pourquoi, aux États-Unis depuis 1787, un Sénat de cent membres représentant à poids égal chaque État contrebalance le pouvoir de Washington.

60 La dernière question, elle aussi, renvoie aux compétences, au « cens caché » [17] et, plus largement, aux logiques et pratiques effective de l’électeur. En effet, à défaut d’une parfaite adéquation des moyens aux fins ou aux valeurs, il faut adopter une « approche située » de cette forme d’agir humain. Reste alors à explorer, dans les choix personnels et publics, l’effet combiné des émotions et des biais cognitifs.

Bibliographie

Bibliographie

  • [1] CHRISTIN O., Vox populi, Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Le Seuil, coll. « Liber », 2014.
  • [2] ARROW K., « L’impossibilité de choix démocratiques », in Choix collectif et préférences individuelles, Paris, Calmann-Lévy, 1974 [1951].
  • [3] SCHUMPETER J., Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1990 [1942].
  • [4] DOWNS A., An Economic Theory of Democracy, New York, Prentice Hall, 1997 [1957].
  • [5] GIBBARD A., “A Pareto-consistent Libertarian Claim”, Journal of Economic Theory, 1974, vol. 7, n° 4, p. 388-410.
  • [6] SEN A., Collective Choice and Social Welfare, San Francisco, Holden-Day, 1970.
  • [7] OSTROGORSKI M., La Démocratie et les Partis politiques, Le Seuil, coll. « Points », 1979 [1903].
  • [8] PARETO V., Traité de sociologie générale, Genève, Droz, 1968 [1916].
  • [9] BORDA J .-C. DE, « Mémoire sur les élections au scrutin »,Mémoires de l’Académie royale des sciences, 1784, p. 657-665. [En ligne] disponible sur le site Latin, Grec, Juxta, gerardgreco.free.fr
  • [10] LINDHAL E., “Just Taxation : A Positive Solution”, in MUSGRAVE R.et PEACOCK A. (éd.), Classics in the Theory of Public Finance, New York, St. Martin’s Press, 1967 [1919], p. 168-176.
  • [11] BUCHANAN J., TULLOCK G., The Calculus of Consent. Logical Foundations of Constitutional Democracy, Libertyfund, 2004 [1962].
  • [12] NISKANEN W., “The Case for a New Fiscal Constitution”,Journal of Economic Perspectives, 1992, vol. 6, n° 2, p. 13-24.
  • [13] BLACK D., The Theory of Committees and Elections, Cambridge University Press, 2011 [1958].
  • [14] GALTON F., “One Vote, One Value”, Nature, 1907. [En ligne] disponible sur le site Galton.org
  • [15] GIBBARD A., “Manipulation of Schemes that Mix Voting with Chance”, Econometrica, 1977, vol. 45, n° 3, p. 665-681.
  • [16] DAHL R., A Preface to Democratic Theory, University of Chicago Press, 2006 [1970].

Notes

  • [1]
    Pline le Jeune, « Lettres à Ariston » in Lettres, Paris, Garnier Frères, 1863, vol. 2, p. 311.
  • [2]
    Selon l’adage, dans un scrutin majoritaire à deux tours, « au premier, on choisit, au second, on élimine ».
  • [3]
    N. de Condorcet, Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Ulan Press, 2011 [1785].
  • [4]
    Voir The Principles of Parliamentary Representation, Whitefish (Mass.), Kessinger Publishing, 2010 [1884], de Ch. Dodgson, le mathématicien, auteur d’Alice au pays des merveillessous le nom de Lewis Carroll.
  • [5]
    Voir R. Michels,Les partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, coll. « UB Lire », 2009 [1911], 288 p.
  • [6]
    M. Ostrogorski [7] montre avant Michels que les partis clarifient les enjeux et que les nomenklaturas les dirigeant bâtissent les agendas. Favorisant l’intégration sociale des électeurs et l’esprit partisan, il souligne donc leur rôle ambivalent.
  • [7]
    Schumpeter renvoie à la Psychologie des foules(1895) de G. Le Bon.
  • [8]
    Mais la vie politique montre qu’hommes et partis peuvent préférer perdre une élection afin de devenir, après une cure d’opposition évitant toute action impopulaire et/ ou inefficace, les leaders d’une coalition où ils étaient auparavant minoritaires. Car gagner des élections secondaires accroît le risque de perdre les suivantes, parfois plus importantes. Premier ministre depuis 1983 battu à la présidentielle de 1988, J. Chirac évite Matignon en 1993 et, après un choix stratégique hiérarchisant priorités et horizons, gagne l’Élysée en 1995.
  • [9]
    Dans un mémoire présenté à l’Académie royale des sciences le 16 juin 1770, publié en 1784 [9].
  • [10]
    Salué par Condorcet : « Il faut observer que M. le Chevalier […] a remarqué le premier l’absurdité de la méthode ordinaire » (lettre à Garat, 1784).
  • [11]
    Le jeu chinois où la feuille de papier F enveloppe la pierre P qui ébrèche les lames de ciseaux C coupant la feuille de papier F décrit une séquence F > P > C > F. Cette relation établit un système de préférences strictes mais intransitives.
  • [12]
    Les préférences d’un pré-ordre étant faibles, on peut hésiter entre n oun − 1 grains de sucre, mais pas entre une cuillerée et zéro grain. Or, l’indifférence entre net n − 1, n − 1 et n − 2, etc. jusqu’à zéro grain, établit une relation transitive qui implique l’indifférence… entre une cuillerée et zéro grain de sucre !
  • [13]
    Les théoriciens de cette fonction les plus connus sont Bergson (1938) et Samuelson (1947).
  • [14]
    Comme le remarque Wicksell en 1896.
  • [15]
    Comme le remarque Salomon (La Bible, Livre des Proverbes, 18, 18).
  • [16]
    C’est la méthode de Gibbard [15]. Sur le tirage au sort et la démocratie participative, voir les travaux d’Yves Sintomer.
  • [17]
    Gaxie D., Le Cens caché, Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions