Couverture de IDEE_177

Article de revue

Émile Durkheim à Bordeaux (1887-1902)

Matthieu Béra Bordeaux, Éditions Confluences, 2014, 135 pages. ISBN : 978-2-35527-143-4

Pages 76 à 77

1 L’ouvrage de Matthieu Béra, maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux et ancien professeur de SES, est original et érudit. Mais c’est aussi un beau livre.

2 Original, il l’est à double titre. D’abord, il ne constitue pas une énième synthèse consacrée à l’œuvre scientifique du père de la sociologie française. L’ouvrage traite de la vie de Durkheim, de sa vie privée et de sa vie publique. Il s’agit donc d’une biographie, qui cible une période bien circonscrite de la vie de Durkheim, celle des quinze ans passés à Bordeaux (1887-1902). Ensuite, Émile Durkheim à Bordeaux donne à voir un savant, professeur et chercheur, en train de produire son œuvre scientifique dans son contexte. Localement, à la faculté des lettres et des sciences de Bordeaux et à un échelon national, au sein de l’enseignement supérieur français, tel que la Troisième République a entrepris de le réformer à la fin du XIXe siècle. Ici, M. Béra fait œuvre d’historien. Indiscutablement, son ouvrage comble un vide.

3 L’érudition caractérise aussi ce livre, qui fourmille de détails. S’agissant de la vie privée, on découvre ainsi où Durkheim habitait et quel parcours il empruntait pour se rendre à la faculté ou à la bibliothèque. On constate, par ailleurs, qu’il menait une vie plutôt austère et monotone. Non par manque de moyens. Mais par choix. Son temps et son esprit étaient entièrement dédiés à la lecture, la réflexion et l’écriture. À la « bonne besogne », comme il disait. Enfin, toujours dans le registre de la « vie cachée », on est renseigné sur la manière dont le fils du grand rabbin des Vosges vivait son identité religieuse. Visiblement a minima puisque son nom est absent du registre de la synagogue de Bordeaux. Un assez long passage du livre est consacré à l’engagement dans l’affaire Dreyfus. Cet engagement, dreyfusiste il va de soi, est décrit comme précoce (1896), opiniâtre et énergique. À Bordeaux, Durkheim n’a pas fait que de la sociologie. Il a aussi fait de la politique.

4 La seconde partie du livre, intitulée « Vie professionnelle », est la plus volumineuse. Il y est tour à tour question de la carrière, du cadre de travail et de la production scientifique de Durkheim. Sur sa carrière, on apprend qu’elle fut régulière. Les promotions se sont succédé et son traitement a doublé au cours des quinze années passées à Bordeaux. Dans la description minutieuse qui est donnée de son cadre de travail, on distingue un cadre matériel et un cadre intellectuel. Le premier est composé des locaux flambant neufs de la faculté des lettres et des sciences, le « Palais des Facultés », avec ses deux amphithéâtres, ses nombreuses salles de cours, son salon des professeurs et sa vaste bibliothèque aux 21 000 volumes. Ce passage du livre raconte comment Durkheim mobilisait les ressources fournies par ce cadre moderne pour l’époque. Ses étudiants et ses collègues forment son environnement intellectuel. Des étudiants, il en avait très peu. Pas plus d’une trentaine chaque année. Parmi eux figure son neveu Marcel Mauss, futur agrégé de philosophie et future cheville ouvrière de L’Année sociologique. La sociabilité universitaire de Durkheim se résumait à quelques collègues. Certains, comme le philosophe Hamelin, furent de ses amis.

5 S’agissant de la production scientifique bordelaise, importante, de Durkheim, M. Béra traite séparément les enseignements, les publications et la création de L’Année sociologique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, côté enseignements, Durkheim ne croulait pas sous la charge. Il en donnait trois par semaine, d’une heure chacun et cela, cinq mois par an. Cela étant, il passait beaucoup de temps en préparations. Car Durkheim créait de toutes pièces ses cours et conférences et en renouvelait les thématiques régulièrement. En termes de publication d’ouvrages, la période bordelaise est de loin la plus productive. Sur ses cinq ouvrages, quatre ont été publiés durant cette période : sa thèse latine sur Montesquieu (1892), De la division du travail social (1893), Les Règles de la méthode sociologique (1895) et Le Suicide (1897). Mais on peut considérer, en suivant l’argumentation de Matthieu Béra, que son dernier opus, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), a été conçu et préparé dans la capitale girondine. La partie traitant de la vie professionnelle se termine sur la naissance de L’Année sociologique. À partir de 1897, Durkheim consacrera à cette revue annuelle et volumineuse une grande partie de son temps et de son énergie. On comprend pourquoi, entre 1898 et 1902, il ne publie aucun livre. Ce que l’ouvrage de Matthieu Béra montre bien, c’est que Durkheim a été métamorphosé par l’entreprise de L’Année sociologique. Avant son lancement, il n’était qu’un savant solitaire et sans grande notoriété. Après, il était devenu un chef d’équipe, un fondateur d’école même, respecté et connu au-delà des frontières nationales.

6 Le père de l’école française de sociologie s’est installé à Paris au mois de septembre 1902. Nommé à la Sorbonne, il y prend la chaire de « science de l’éducation ». À la fin de son livre, Matthieu Béra se questionne sur le départ de Bordeaux, ses motifs et ses conditions. Durkheim était-il lassé de son existence provinciale ? La réponse est non. Car il appréciait sa sévérité et l’avait quittée, disait-il, « sans raison absolument impérieuse ». Son installation à Paris a-t-elle été heureuse ? Loin s’en faut. Rapidement, il a connu un passage dépressif qui l’a miné de longs mois durant. On l’aura compris, le méticuleux travail d’enquête mené par Matthieu Béra fait d’une pierre deux coups. Non seulement, il facilite la compréhension d’une partie majeure de l’œuvre de Durkheim, mais en plus, il illustre la vie quotidienne des universitaires provinciaux à la fin du XIXe siècle.

7 Pour finir, il faut dire un mot de l’aspect formel de l’ouvrage. Le texte est abondamment illustré d’une soixantaine de photographies. Quelques-unes sont connues, mais la plupart sont rares. Outre le recours à l’illustration, l’auteur a eu la bonne idée de mettre sous la forme d’une frise chronologique la période qui s’étend de 1887 à 1902. Cette frise qui court sur quatre pages d’annexes – c’est dire sa précision –, récapitule les dates clés de la vie de Durkheim à Bordeaux. Elle intègre aussi quelques moments dramatiques de l’histoire nationale. Ceux qui n’ont pas laissé indifférent le sociologue de la cohésion sociale. L’outil qui allie simplicité et commodité complète parfaitement l’ensemble.

8 Dans le but d’approfondir quelques sujets dont il n’est pas expert, l’affaire Dreyfus et l’histoire de l’enseignement supérieur, Matthieu Béra a fait appel à des collaborateurs. Heureuse initiative que ces contributions extérieures et ponctuelles qui améliorent autant le contenu que la forme de l’ouvrage. Bref, Matthieu Béra a tout fait pour rendre son travail à la fois agréable à regarder et pratique à consulter. Et il y est parvenu. Au final, on peut dire qu’Émile Durkheim à Bordeaux est un livre réussi. Alors à quand Émile Durkheim à Paris (1902-1917) ?


Date de mise en ligne : 15/12/2014

https://doi.org/10.3917/idee.177.0076

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions