Notes
-
[1]
G. Caprio, D. Klingebiel, “Episodes of Systemic and Borderline Financial Crises”, The World Bank, January, 2003.
-
[2]
G. L. Kaminsky, C. Reinhart, C. A. Vegh, “The Unholy Trinity of Financial Contagion”,National Bureau of Economic Research, 2003.
-
[3]
Écart entre le PIB potentiel et le PIB observé.
-
[4]
Reinhart et Rogoff soulignent que le prix des logements est difficilement accessible, ce qui explique l’exclusion de ce type de valeur d’une partie de leur ouvrage [2, p. 28].
-
[5]
Sur la période antérieure à 2004, le rapport du CAE sur les crises financières effectue ce travail [5, p. 350 et 362].
-
[6]
Pour une revue de littérature sur les modèles intégrant les booms de crédit, voir [8, p. 229].
-
[7]
A. Greenspan,Le Temps des turbulences,Paris, JC Lattès, 2007.
-
[8]
P. Artus, Les Incendiaires : les banques centrales dépassées par la globalisation, Paris, Perrin, 2007.
-
[9]
R. Lucas montre que les agents modifient leurs comportements ce que les modèles macroéconomiques fondés sur des comportements stables n’envisagent pas.
-
[10]
Voir Banque de France, « Stabilité financière et Politique macroprudentielle »,Focus, février 2013.
-
[11]
Pour plus de détails, voir J. Couppey-Soubeyran, « Les réformes de la régulation bancaire », Idées économiques et sociales, n° 174, déc. 2013.
-
[12]
A. Trannoy et É. Wasmer,Comment modérer les prix de l’immobilier ?, Les Notes du Conseil d’analyse économique, février 2013.
-
[13]
M. Aglietta, « Le Renouveau de la monnaie », in CEPII, L’Économie mondiale, Paris, La Découverte, 2003.
-
[14]
A. Orléan, « De l’euphorie à la panique », in 16 Nouvelles Questions d’économie contemporaine, Paris, Albin Michel, 2010.
1Au XIXe siècle, Zola avait une vision bien pessimiste quant à la possibilité d’éviter les crises financières : l’attrait pour l’argent et la cupidité des hommes, visibles dans des romans comme L’Argent ou La Curée, conduisent inévitablement à la spéculation et à l’apparition de crises. Toutefois, cette vision téléologique est avant tout morale et l’économie, en tant que science, se doit d’analyser avec précision l’ensemble des facteurs facilitant l’apparition des crises financières. Kindleberger souligne cette volonté nomologique de l’économie : tandis que l’objet de l’historien est l’événement, unique par définition, l’économie cherche « les mouvements qui animent la société et la nature [qui] sont amenés à se répéter » [1, p. 29]. La mise en évidence de ces régularités est aussi nécessaire, afin de pouvoir prévenir les crises financières en mettant en place des instruments contracycliques efficaces. Lutter contre les crises financières qui se multiplient depuis les années 1970 est un enjeu central de la politique économique, dont l’une des fonctions est de réguler la conjoncture, selon Musgrave. En effet, le nouvel avatar des crises couplées associe crises bancaires et crises des dettes souveraines, « duo » ayant des répercussions sévères en termes de revenus, avec une hystérèse plus importante que celles des précédentes crises.
Toutes les crises se ressemblent-elles ?
2Selon Rogoff et Reinhart [2], l’idée que chaque crise est unique est issue d’un biais dans la perception des agents : les épisodes de crises étant espacés dans le temps, cela crée une illusion de changement, partagée à la fois par les décideurs politiques et les investisseurs. Leur ouvrage est d’ailleurs intitulé ironiquement « Cette fois, c’est différent ». De nombreux économistes ont tenté de lutter contre cet aveuglement des régulateurs et des agents économiques : en 1988, Galbraith esquissait un parallèle entre la crise de 1987 et celle de 1929. Reinhart et Kaminsky parlent d’une « trinité impie [2] » pour les crises de défaut de dette et les crises de change : afflux de capitaux, présence de créditeurs communs et absence d’anticipation favorisent la transmission de ces événements. Dans cette abondante littérature, peut-on trouver un petit nombre de dénominateurs communs expliquant l’apparition de crises financières ?
Le rôle du crédit
3La crise des subprimes a tristement contribué à la relecture des articles de Minsky [6], dont les travaux accordaient une importance majeure à l’instabilité du système de crédit : c’est le fameux « paradoxe de la tranquillité ». Selon Minsky, le désastre se prépare lorsque tout va bien : tous les agents s’endettent, profitant des opportunités présentes – croissance forte, taux d’intérêt bas –, permises par le laxisme des autorités publiques dont l’aversion au risque a fortement décru dans cette période de beau fixe. Cet endettement est d’autant plus néfaste pour Minsky qu’il sert à financer l’acquisition de titres spéculatifs. Ce lien entre crédit et valeur des titres semble être confirmé par les études de la Banque des règlements internationaux visant à caractériser les cycles financiers. Drehmann et Borio [7] appliquent une règle durasoir d’Occam : deux variables, ratio crédit sur PIB et prix des valeurs mobilières et immobilières, suffisent à en expliquer l’amplitude et la durée.
ENCADRÉ 1. Qu’est-ce qu’une crise financière ?
Un tel épisode peut :
- concerner une économie nationale ou un ensemble de pays, du fait des liens institutionnels et marchands ;
- toucher différentes valeurs immobilières ou mobilières. On a assisté à des crises financières sur les marchés de l’immobilier, sur le marché obligataire, sur celui des titres et de façon plus marginale, sur les marchés des matières premières [3].
- les crises de change : pour Frankel et Rose [4], elles apparaissent lorsqu’une dépréciation annuelle supérieure à 25 % est observable ;
- les crises boursières : elles se caractérisent par une chute de l’ensemble des valeurs avec des variations supérieures à 20 % (référence aux krachs de 1929 et de 1987) sur un laps de temps court ;
- les crises bancaires : pour Laeven et Valencia [5], deux critères témoignent de l’existence d’une crise du système bancaire. L’apparition de signes de détresse du système bancaire est la première caractéristique mentionnée, avec des manifestations diverses comme la course au guichet, les paniques bancaires, le problème de solvabilité, voire la faillite d’institutions. Le second point est l’existence d’une forte intervention publique : nationalisation d’institutions, fourniture de liquidités dans des proportions importantes, plan de sauvetage dont le montant excède 3 % du PIB, etc. La conjonction de ces deux aspects sur une même année constitue le signe d’une crise bancaire systémique pour ces deux auteurs.
- les crises de la dette : c’est l’incapacité d’un État à assurer le paiement du principal ou de la charge de la dette à l’échéance convenue.
4D’autres études longitudinales semblent s’accorder sur le rôle prépondérant du crédit dans le retournement du cycle financier et plus spécifiquement dans l’apparition de crises bancaires. En effectuant des estimations sur la période 1973-2010, Gourinchas et Obstfeld [8] étudient la probabilité d’occurrence d’une crise financière selon plusieurs facteurs, tels que l’état de la balance du compte-courant, l’output gap [3], l’émission de crédit, le taux de change réel. Ils trouvent que l’émission excessive de crédit est le facteur déterminant dans la survenue d’une crise bancaire : dans les pays développés, le ratio crédit sur PIB avant le retournement du cycle financier atteint parfois des pics de 25 %. Ce diagnostic est confirmé par le rôle de l’output gap : négatif dans les périodes précédant les crises de change, on observe qu’avant les crises bancaires, il est positif. L’économie est alors en surchauffe, cette exubérance étant alimentée par un afflux de crédit, avec des montants dépassant ceux exigés par la croissance potentielle.
5Contrairement à la vision pessimiste de Minsky, les deux auteurs réfutent l’inéluctabilité du rôle du crédit et justifient la mise en place de politiques prudentielles. En effet, l’impact de la croissance du crédit est toujours de moindre ampleur et de signe contraire à celui de la constitution de réserves de change, quel que soit le type de crise analysée.
La métamorphose de la panique bancaire : quand les banques retirent leurs réserves excédentaires du marché interbancaire (zone euro - taux d’intérêt)
6Comme nous l’avons mentionné précédemment, les mesures sont sensibles aux conventions choisies et les analyses empiriques nécessitent des séries temporelles longues [4]. Ces travaux sont donc issus d’indicateurs imparfaits et peuvent donc aboutir à des constats contradictoires : Laeven et Valencia [4] identifient seulement 45 crises bancaires caractérisées par une explosion du crédit. Une méta-analyse des études empiriques récentes [5] serait pertinente, bien que la littérature sur le rôle du crédit dans les crises continue de croître et ne soit pas encore stabilisée.
Le rôle de la dette publique dans la survenue des crises bancaires
7Si l’endettement semble néfaste, il faut ensuite distinguer endettements public et privé. Malgré la progression des idées issues du « New Public Management », les pays n’ont pas abordé la crise dessubprimes avec une structure identique de dépenses publiques. Les pays émergents présentaient notamment des endettements plus faibles que leurs niveaux historiques, suite à une vague de consolidation fiscale dans les années 2000, alors que les pays développés ont vu au contraire leur solde budgétaire se dégrader. Or, les pays émergents semblent se remettre beaucoup plus rapidement de la crise des subprimes et plus généralement des conséquences des crises bancaires : Gourinchas et Obstfeld [8] estiment que les pays émergents mettent en moyenne moins de 5 ans à se remettre d’une crise bancaire, alors que les pays développés subissent encore des effets à l’issue de cette période.
8Il est donc indéniable que l’endettement public joue un rôle dans l’apparition des crises bancaires. Il faut toutefois hiérarchiser ces facteurs, ce que font Taylor, Jordà et Schularick [9]. Ils soulignent que la croissance de la dette publique est souvent contracyclique et confirment le rôle prépondérant de la dette privée dans la survenue des crises financières, cette dernière s’accumulant de façon procyclique. L’accroissement de la dette publique est notamment causé par la transmission des crises bancaires à l’économie réelle : la réduction des recettes fiscales se fait par le mécanisme des stabilisateurs automatiques et l’augmentation des dépenses résulte des politiques conjoncturelles. Au-delà de la conjoncture, la socialisation des conséquences des crises bancaires tient aussi un rôle important : la dette brute de l’Irlande est par exemple passée de 24,9 % en 2007 à 117,4 % du PIB en 2012, accroissement qui coïncide avec le sauvetage du système bancaire par l’État.
Vers des cycles économiques plus heurtés ?
9Si, depuis la fin du système de Bretton Woods, les crises financières les plus étudiées étaient les crises de change, il semble que la période actuelle fasse la part belle aux crises bancaires, couplées aux crises de la dette. Or, ces crises se transmettent à l’économie réelle par le blocage du canal du crédit. Les conséquences sont donc importantes et les États se retrouvent parfois dans l’incapacité de mettre en œuvre des politiques conjoncturelles. Obstfeld et Gourinchas [8] confirment les pertes en termes de capacités productives générées et soulignent l’hystérèse de ces épisodes. Ben Bernanke, dans ses travaux sur la crise de 1929 [10], observait que la faillite de la moitié des banques avait freiné drastiquement l’investissement. De plus, la capacité de prêt ne s’est restaurée après la crise de 1929 que tardivement. Se dirige-t-on vers des cycles économiques beaucoup moins symétriques, caractérisés par des baisses brutales dans la production et des reprises lentes ? Ce scénario semble d’autant plus plausible que nous manquons de recul pour juger de l’efficacité de l’action publique, car seul le Japon a mis en œuvre avant 2008 des politiques palliant explicitement les conséquences d’une crise bancaire.
Une époque contemporaine radicalement différente ?
10Pourquoi ce rôle du crédit n’a-t-il pas été identifié de façon plus précoce ? Les années 1970 ont entériné l’idée que les crises étaient l’apanage des pays émergents, résultant d’une mauvaise gouvernance, de marchés peu concurrentiels et de la dollarisation des économies de ces aires géographiques. L’économie s’est donc pendant longtemps intéressée aux crises de change et à l’impact du taux de change réel. L’intérêt de la macroéconomie pour la question du crédit est plus tardif et se confirme vers la fin des années 1990 [6]. La production de la recherche est souvent contracyclique, mais peut-on incriminer seulement la myopie des autorités, des agents et des économistes ?
Peut-on observer des phénomènes efficaces d’apprentissage ?
11Chaque crise conduit à un certain apprentissage de la part de l’ensemble des agents économiques. Ainsi, la Réserve fédérale américaine a été créée en 1913 à la suite de nombreuses faillites d’institutions financières : la fameuse « panique des banquiers » de 1907, où le marché boursier s’était brusquement effondré, ne s’était résolue que par l’apport de fonds propres de la part des banques elles-mêmes, soulignant l’importanced’une banque des banques pour résoudre ce genre de mouvement de panique. La crise de 1929 avait donné lieu à la ruine des petits épargnants, des petits porteurs : l’assurance des dépôts, adoptée en 1934 aux États-Unis, fut l’un des enseignements tirés pour éviter les paniques bancaires.
12Selon Gorton et Metrick [11], les crises bancaires viennent d’une crise de confiance, dont le cœur est toujours la fiabilité de la monnaie privée créée par les institutions. En effet, cette monnaie est créée par le crédit, mot dont l’étymologique latine est credo, « je crois » en français. La valeur du crédit, de la monnaie, repose donc sur la confiance mutuelle entre les agents économiques.
13Pourtant, les longues queues devant les banques, ayant illustré les paniques et faillites bancaires au début du XXe siècle, n’ont pas été visibles lors de la récente crise des subprimes. Pour Gorton, la manifestation du doute concernant le crédit en 2008 n’a pas porté entre clients et banques, puisque les dépôts sont aujourd’hui assurés. La crise s’illustre par l’illiquidité du marché interbancaire : la perte de confiance s’est tenue entre les banques de second rang. L’effondrement du marché interbancaire et le recours aux facilités marginales des banques centrales, présentés dans les graphiques 1 et 2, sont donc les nouvelles formes des anciennes ruées vers les guichets.
14Ces changements tendent à justifier la difficulté à prédire les crises financières dont les contours et les manifestations semblent donc se redéfinir.
Des fondamentaux différents ?
15Si les indicateurs de stress financier sont inopérants, un retour au cas particulier peut être heuristique : analyser une crise nécessite peut-être de décrire le contexte économique et social en amont de la crise. Ainsi, Kumhof et Rancière [12] montrent que pour la crise des subprimes, l’afflux de crédit n’est pas suffisant pour expliquer l’endettement. Comme pour tout marché, il faut observer les composantes de l’offre, émanant ici des institutions bancaires, et la demande. Ils proposent ainsi de s’intéresser aux inégalités de revenus comme déterminant de la crise : l’accroissement des disparités de revenus depuis les années 1980 a conduit les ménages les plus fragiles à s’endetter pour accéder à des niveaux de consommation plus importants. Le système bancaire leur en a certes fourni l’opportunité, mais sans une certaine frustration relative, les individus les moins solvables ne se seraient peut-être pas autant endettés.
16À ces causes microéconomiques peut s’ajouter une analyse macroéconomique avec la question des déséquilibres globaux. Nous avons vu que l’accumulation de réserves de changes était particulièrement efficace pour se prémunir contre les crises de change. Les pays en développement et les pays émergents, qui étaient particulièrement sujets à ces crises, accumulent donc des réserves, notamment la Chine [13, 14]. Si l’innovation financière et la croissance des bilans d’institutions non réglementées ont été mises en cause dans la crise des subprimes, elles doivent aussi être analysées comme une résultante d’un mécanisme d’offre et de demande : c’est l’approche préconisée par Adi Sunderam [15]. Pour lui, la croissance du shadow banking peut être le fruit d’un accroissement de la demande, une augmentation de l’offre ou une combinaison des deux. Parmi les causes plaidant en faveur d’un effet sur la demande, il explique que les services proposés par le shadow banking répondent à une demande de quasi-monnaie que le marché des titres et les banques traditionnelles ne fournissent pas. Excès d’épargne mondiale, demande de réserves de change et de bons du Trésor américains : l’accumulation des déséquilibres mondiaux a donc participé à l’apparition de la crise des subprimes [14]. Mais comme le souligne Sunderam, l’offre a aussi joué un rôle important, ce qui nous incite à revenir brièvement sur le rôle de la politique monétaire.
Le rôle de la politique monétaire
17Les banques centrales jouent un rôle déterminant dans la prévention des crises. Nous l’avons mentionné plus haut, elles ont notamment été fondées pour éviter les paniques bancaires et sont chargées aujourd’hui de la surveillance du système bancaire et financier. Le développement de l’indépendance des banques centrales a longtemps été associé à l’idée que la monétisation des déficits publics conduisait à des niveaux insoutenables d’endettement public. Or, les banques centrales des pays développés sont accusées d’avoir alimenté l’afflux de liquidités par des politiques monétaires expansionnistes (cas des États-Unis) et d’avoir lutté de façon exclusive contre l’inflation (cas de la BCE).
18Le « paradoxe de la tranquillité » de Minsky prédit que l’euphorie s’interrompt lorsque l’excès de demande favorisée par le boom du crédit finit par générer de l’inflation qui alerte les autorités monétaires. Celles-ci restreignent l’offre de monnaie, ce qui accroît le taux d’intérêt et révèle l’endettement insoutenable. Or, dans la période précédant 2008, l’inflation était relativement faible ; les mouvements spéculatifs ont donc été repérés de façon tardive par les autorités monétaires. Pour Greenspan [7], des facteurs structurels expliquent ce phénomène : le marché du travail est caractérisé depuis les années 1990 par l’entrée massive d’une main-d’œuvre abondante et bon marché, issue des anciens pays du bloc soviétique. Par un mécanisme de marché, cette abondance d’offre a fait diminuer le prix d’équilibre : les coûts des biens et services ont donc été contenus, malgré une demande croissante émanant des pays émergents.
19La peur de l’inflation et de ses conséquences a conduit à affecter la politique monétaire à la lutte contre l’augmentation des prix, en vertu de la doctrine monétariste. Mais la mondialisation a peut-être conduit l’inflation à devenir « un phénomène du passé », selon l’expression d’Artus [8]. Les banquiers centraux ont donc été des « incendiaires » en maintenant des taux bas, le « maestro » A. Greenspan étant aujourd’hui accusé d’avoir alimenté la spéculation par un accès facilité au crédit. C’est ce que l’on nomme le « paradoxe de la réputation » : en ancrant durablement des anticipations faibles d’inflation, la « Grande Modération » décrite dès 2001 par Borio [7] a facilité la prise de risque. Cela appelle à réformer les principes fondateurs de la politique monétaire, inadaptée aux crises récentes.
L’inéluctabilité des crises financières ?
20L’aveuglement systématique des régulateurs décrié par Minsky ne vient donc pas nécessairement d’un optimisme sans bornes : l’identification des mécanismes et des dangers des crises passées tend à masquer les vulnérabilités présentes. La remise en question du principe de prêteur en dernier ressort au nom de l’aléa moral en est l’illustration : créé pour empêcher la contagion des paniques bancaires, il est aujourd’hui accusé d’avoir incité les institutions à prendre des risques excessifs.
21Plus les régulations sont complexes, plus le système bancaire évolue et rend obsolètes les mécanismes de contrôle existants : la titrisation a permis de sortir des bilans certains crédits, invalidant les ratios microprudentiels de Bâle II. Les précédentes crises et préoccupations cachent peut-être les dangers actuels, comme le soutient Artus.
22La littérature économique met en évidence des mécanismes récurrents, mais les processus réglementaires semblent toujours être en retard par rapport à la crise en gestation. Cet argument est connu en économie sous le nom de « critique de Lucas [9] ». Pour Reinhardt et Rogoff, cet argument est un problème central : il incite les pouvoirs publics à considérer tous les signaux précurseurs des crises financières comme des « résidus archaïques et ineptes », à croire que « cette fois, c’est différent ». Cette thèse doit être nuancée, puisque les crises ont conduit à l’adoption de mesures significatives (bien qu’inadaptées de nos jours). Doit-on être fataliste et considérer que les crises financières ne pourront jamais être anticipées ? C’est l’enjeu théorique et politique actuel qui consiste à redéfinir un nouveau régime de gestion des crises avec des instruments contracycliques, afin d’augmenter la résilience du système financier.
Les politiques macroprudentielles
23Les travaux récents semblent souligner l’importance de la stabilité financière et le caractère procyclique du crédit. Il semble nécessaire de contrôler ce dernier au moment où les conditions économiques devraient conduire les banques à accroître leur offre de financement. La politique monétaire « traditionnelle » peut difficilement intervenir pour deux raisons. Tout d’abord, l’encadrement direct n’est plus pertinent dans une économie libéralisée ; ensuite, l’instrument principal, les taux directeurs, n’ont que peu d’effet sur les marchés financiers. Il faut élaborer un mécanismeincitatif pour lutter contre les vulnérabilités du système bancaire et financier. Le cœur de la question est donc la quantité optimale de risque.
24Dans sa contribution au rapport Banques centrales et Stabilité financière [16], Aglietta pose les grands principes de la politique macroprudentielle : lutter contre les vulnérabilités qui sont de deux types. Il existe des vulnérabilités structurelles, liées à l’interdépendance croissante des institutions bancaires : par le système des prêts interbancaires, les risques de contreparties peuvent se transmettre et générer des problèmes de liquidité. C’est pourquoi Aglietta propose de cibler les institutions systémiques. Les secondes vulnérabilités sont dynamiques : il faut s’intéresser à la structure de l’endettement des intermédiaires financiers, banques traditionnelles et shadow banking. Afin de lutter contre le « maturity mismatch », il faut s’assurer que les engagements de long terme, souvent liquides, ne soient pas couverts par des garanties de très court terme. Ces distorsions d’échéances ont touché en particulier le système bancaire parallèle pendant la crise.
25Le principe de la politique macroprudentielle est donc double : lisser le cycle financier et limiter les répercussions des crises. Mais comment traduire en instruments ces principes ?
Quelles mises en pratique ?
26Il faut ensuite définir des objectifs opérationnels et quantifiables. On retrouve donc ici l’éternelle question de la mesure et de ses limites. On peut donner l’exemple des institutions systémiques : s’il existe déjà un certain nombre d’indicateurs [10], les stratégies de fusions-acquisitions, la modification des liens économiques invitent ainsi à définir avec une fréquence rapprochée les entités concernées. De façon similaire, il faut déterminer le niveau de crédit compatible avec la croissance potentielle, l’excès de crédit étant défini comme un écart par rapport à ce niveau optimal. La redéfinition des bilans des intermédiaires est aussi au centre de cette réflexion : l’ensemble de la comptabilité doit être revu. Il faut notamment prendre en compte le portefeuille qui a été titrisé, mais aussi évaluer la structure du passif des institutions bancaires en fonction du risque de crédit et du risque de liquidité.
27Quant aux instruments, ils sont affectés soit à la lutte contre la procyclité de la prise de risque ou à l’amélioration de la résilience des économies. Au sein de ces catégories, il existe une grande diversité des pratiques : limitation de la capacité d’endettement, appels de marge, création de mécanismes dynamiques de provision (comme récemment, en Espagne), etc. Les accords de Bâle III [11] en sont une des illustrations : mise en place d’un « coussin de conservation » pour assurer les besoins de fonds propres, création de deux ratios de liquidité, etc.
28La création de nouvelles administrations et de nouvelles procédures est venue accompagner ces politiques macroprudentielles : la mise en place d’une directive sur les faillites bancaires à l’horizon 2016 par l’Union européenne entérine l’idée que les États ne peuvent supporter seuls le renflouement des banques et que les institutions doivent supporter les coûts engendrés par leur prise de risque.
29La prise en compte de la stabilité financière est donc actée. Toutefois, comme le souligne Aglietta, le chemin reste long pour s’entendre sur les modalités pratiques. Alors que la mesure de l’inflation fait aujourd’hui consensus, l’une des pierres d’achoppement reste la définition de la stabilité financière. L’immobilier semble être une valeur à observer avec attention ; or, dans leur étude sur le marché français, Wasmer et Trannoy [12] recensent huit facteurs jouant sur le prix de l’immobilier, outre l’assouplissement des conditions de financement sur la période 1998-2008.
30Les nouvelles voies que proposent les politiques macroprudentielles ne satisfont pas tous les économistes. Aglietta, qui pourtant participe à la réflexionvisant à éliminer les vulnérabilités dynamiques et structurelles, parlait déjà en 2003 d’une « loi de Goodhart » à propos de la monnaie [13] : si on surveille l’agrégat Mn, les agents contournent la réglementation en créant l’agrégat Mn+1. C’est donc une course entre les agents financiers et les agences de réglementation qui se tient et se tiendra. Cette analyse est reprise par l’école néo-autrichienne pour affirmer le caractère délétère de la régulation : en intervenant sur le marché, les régulateurs ont justement incité les agents à créer des innovations pour contourner ces règles.
31La réponse à la question que nous nous sommes posée dépend donc du paradigme retenu par les économistes, ce qui conduit Orléan à affirmer que « la crise ne se résume pas à sa dimension économique, elle est tout autant intellectuelle et idéologique [14] ».
Bibliographie
- [1] Kindleberger Ch.,Histoire mondiale de la spéculation financière, de 1700 à nos jours, Paris, PAU, 1994.
- [2] Reinhart C., Rogoff K.,Cette fois, c’est différent : huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010.
- [3] Boyer R., Dehove M., Plihon D.,Les Crises financières : rapport, Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2004.
- [4] Frankel J. A., Rose A. K., “Currency Crashes in Emerging Markets : An Empirical Treatment”, Journal of International Economics, 41, n° 3, 1996.
- [5] Laeven L., Valencia F., “Systemic Banking Crises Database : An Update”, IFM Working Paper, 2012.
- [6] Minsky H. P., “A Theory of Systemic Fragility” in Altman E. D., Sametz A. W. (Eds), Financial Crises : Institutions and Markets in a Fragile Environment, New York, John Wiley and Sons, 1977.
- [7] Borio C., Drehmann M., “The Financial Cycle and Macroeconomics : What Have We Learnt ?”, Journal of Banking and Finance, 2013.
- [8] Gourinchas P.-O., Obstfeld M., “Stories of the Twentieth Century for the Twenty-First”, Working Paper, National Bureau of Economic Research, juillet 2011.
- [9] Jordà O., Schularick M., Taylor A. M., “Sovereigns versus Banks : Credit, Crises, and Consequences”, National Bureau of Economic Research, 2013.
- [10] Bernanke B. S., “Non-Monetary Effects of the Financial Crisis in the Propagation of the Great Depression”, National Bureau of Economic Research, 1983.
- [11] Gorton G.B., Metrick A., “Haircuts”, National Bureau of Economic Research, 2009.
- [12] Kumhof M., Rancière J., “Inequality, Leverage and Crises”, IMF Working Paper, 2010.
- [13] Artus P., Mistral J., Plagnol V.,L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique, Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation Française, 2011.
- [14] Bénassy-Quéré A.,Réformer le système monétaire international, Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2011.
- [15] Sunderam A., “La croissance du shadow banking”, Revue d’Économie Financière, n° 109, 2013.
- [16] Cohen D., Aglietta M., Vesperini J.-P.,Banques centrales et Stabilité financière, Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2011.
Notes
-
[1]
G. Caprio, D. Klingebiel, “Episodes of Systemic and Borderline Financial Crises”, The World Bank, January, 2003.
-
[2]
G. L. Kaminsky, C. Reinhart, C. A. Vegh, “The Unholy Trinity of Financial Contagion”,National Bureau of Economic Research, 2003.
-
[3]
Écart entre le PIB potentiel et le PIB observé.
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[4]
Reinhart et Rogoff soulignent que le prix des logements est difficilement accessible, ce qui explique l’exclusion de ce type de valeur d’une partie de leur ouvrage [2, p. 28].
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[5]
Sur la période antérieure à 2004, le rapport du CAE sur les crises financières effectue ce travail [5, p. 350 et 362].
-
[6]
Pour une revue de littérature sur les modèles intégrant les booms de crédit, voir [8, p. 229].
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[7]
A. Greenspan,Le Temps des turbulences,Paris, JC Lattès, 2007.
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[8]
P. Artus, Les Incendiaires : les banques centrales dépassées par la globalisation, Paris, Perrin, 2007.
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[9]
R. Lucas montre que les agents modifient leurs comportements ce que les modèles macroéconomiques fondés sur des comportements stables n’envisagent pas.
-
[10]
Voir Banque de France, « Stabilité financière et Politique macroprudentielle »,Focus, février 2013.
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[11]
Pour plus de détails, voir J. Couppey-Soubeyran, « Les réformes de la régulation bancaire », Idées économiques et sociales, n° 174, déc. 2013.
-
[12]
A. Trannoy et É. Wasmer,Comment modérer les prix de l’immobilier ?, Les Notes du Conseil d’analyse économique, février 2013.
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[13]
M. Aglietta, « Le Renouveau de la monnaie », in CEPII, L’Économie mondiale, Paris, La Découverte, 2003.
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[14]
A. Orléan, « De l’euphorie à la panique », in 16 Nouvelles Questions d’économie contemporaine, Paris, Albin Michel, 2010.