Couverture de IDEE_172

Article de revue

Quel bilan pour les pôles de compétitivité français ?

Pages 34 à 44

Notes

  • [1]
    Les nombres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [2]
    La différenciation horizontale renvoie à une différence des caractéristiques contenues dans les produits. La différenciation verticale consiste à distinguer des gammes de produits dont la qualité est unanimement hiérarchisée par les consommateurs.
  • [3]
    A. Dixit, J. Stiglitz, « Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity », American Economic Review, 1977, 67 (3), p. 297-308.
  • [4]
    La fonction de production est l’ensemble des allocations des facteurs de production permettant aux firmes de produire des biens. La frontière technologique est l’ensemble des allocations optimales entre les facteurs de production. Le progrès technique et les innovations permettent de « repousser » la frontière technologique pour augmenter le rendement des facteurs.
  • [5]
    Ph. Aghion, É. Cohen,Éducation et Croissance, Rapport du Conseil d’analyse économique, 2004, p. 7.
  • [6]
    L’ouvrage du géographe Jean-François Gravier, Paris et le désert français (1947), a été décisif dans ce choix.
  • [7]
    Il n’existe pas de définition canonique du cluster, le concept ayant évolué au cours des nombreux articles que Michael Porter y a consacré. Nous nous référons à la définition qu’il en a donnée en 2000 [5], comme la concentration spatiale (au-delà d’une masse critique) d’une activité économique homogène. Pour Porter, la source essentielle des gains d’agglomération est la spécialisation de l’espace et non sa diversification, pour reprendre les termes d’un débat ancien de l’économie géographique.
  • [8]
    Pour une approche plus formalisée, le lecteur pourra se reporter à : Ph. Aghion, P. Howitt, « A Model of Growth Through Creative Destruction », 1992,Econometrica 60 (2), p. 323-351.
  • [9]
    Une intéressante discussion du système actuel des brevets est menée par David Encaoua et Thierry Madiès dans le numéro spécial de Problèmes économiquesde novembre 2012.
  • [10]
    On peut citer par exemple l’ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance. Comment le modèle français s’autodétruit, Cepremap, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2007.
  • [11]
    La méthode de calcul et les indices sont disponibles sur www.proinno-europe.eu/page/summary-innovation-index-0.
  • [12]
    V. Henderson, « Marshall’s Scale Economies », Journal of Urban Economics, 53, 2003, p. 1-28.
  • [13]
    F. Cingano, F. Schivardi, « Identifying the Sources of Local Productivity Growth », Journal of European Economic Association, 2, 2004, p. 720-742.
  • [14]
    S. Rosenthal, W. Strange, « The Determinants of Agglomeration », Journal of Urban Economics, 50, 2001, p. 191-229.
  • [15]
    R. Rathelot, P. Sillard, « Zones franches urbaines : quels effets sur l’emploi salarié et les créations d’établissements ? »,Économie et statistique, n° 415-416, 2008. 53, 2003, p. 1-28.
  • [16]
    R. Rathelot, P. Sillard, « The Impact of Local Taxes on Plants Location Decisions »,Document de travail INSEE, G2006/14, 2006.
  • [17]
    H. Abramovsky et al., « University Research and the Location of Business R&D », Institute for Fiscal Studies, WP07/02, 2006.

1 Article rédigé à partir de la conférence « Regards croisés sur les pôles de compétitivité » qui s’est déroulée le 9 novembre 2012 à Lyon, lors des Journées de l’économie.

2 Comme l’illustre la médiatisation du rapport Gallois  [1] rendu public en novembre 2012, la compétitivité s’est imposée comme le mantra de toute politique structurelle en France depuis le début des années 2000. Une analyse largement acceptée explique la langueur de l’économie française par la fragilité de ses entreprises, leurs difficultés à pérenniser une activité à haute valeur ajoutée et à s’assurer des débouchés, notamment à l’étranger. C’est dans ce contexte qu’un groupe de réflexion a été convoqué afin de mettre en commun leurs expériences personnelles sur le dispositif français des pôles de compétitivité, dans le cadre d’une conférence des Journées de l’économie modérée par Philippe Lansac, journaliste économique. Ce groupe rassemblait Bruno Allenet, vice-président du pôle de compétitivité lyonnais Axelera, Sergio Arzeni, économiste à l’OCDE, Bénédicte Daudé, chercheur associé de l’université Lyon 3, et Marc Desforges, consultant au cabinet CMI. Leur échange s’est d’abord focalisé sur la raison d’être et l’organisation des pôles de compétitivité ; il a ensuite porté les résultats et l’efficacité du dispositif ; finalement, il a permis de dresser un diagnostic sur les améliorations à lui apporter dans le futur, et pointé du doigt les efforts restant à accomplir.

La politique des pôles de compétitivité : une solution adaptée aux difficultés françaises ?

La France a-t-elle un problème de compétitivité ?

3 Poser la question de la compétitivité de la France n’est pas seulement un diagnostic sur la santé économique du pays. Il s’agit aussi d’un élément stratégique pour penser la concurrence entre les États européens pour le leadership régional et pour une position solide dans le commerce international. Sergio Arzeni date la prise de conscience du problème aux années 1970, à partir desquelles le poids de l’industrie commence à s’éroder en France alors que des pays comme l’Allemagne et l’Italie affichent de bien meilleures performances. Ce problème structurel semble s’être aggravé au cours des années 2000,notamment à cause de l’appréciation continue de l’euro face aux autres monnaies internationales que la France n’exploite pas aussi efficacement que les pays exportateurs de produits à haute valeur ajoutée comme l’Allemagne.

4 Ce sentiment est corroboré par plusieurs indicateurs. D’après l’institut statistique européen Eurostat, entre 2006 et 2008, les entreprises françaises avaient une rentabilité globale inférieure d’un tiers à celle de leurs concurrentes anglaises et italiennes, et de moitié par rapport aux allemandes. Le rapport Gallois [1] dresse également un bilan alarmant de la situation française au début des années 2010 : la part de l’industrie dans la valeur ajoutée totale en France est passée de 18 à 12,5 % de 2000 à 2011, classant la France à la quinzième place sur les dix-sept pays de la zone euro ; l’accroissement de la concurrence internationale explique 30 à 50 % des deux millions d’emplois industriels détruits en trente ans, à travers des fermetures d’usine ou des délocalisations ; enfin, les performances à l’exportation se détériorent significativement, comme l’illustre la dégradation de la balance commerciale, de + 3,5 milliards à – 71,2 milliards d’euros entre 2002 et 2011. Cette faiblesse commerciale n’est évidemment pas sans conséquence sur le déficit public et le creusement de la dette française.

5 Pour expliquer ce constat, rappelons qu’il est d’usage de distinguer deux régimes concurrentiels. Le premier est une concurrence par les prix, d’autant plus vigoureuse que les biens et services produits sont substituables ? c’est-à-dire que leur production ne se caractérise ni par une innovation, ni par un savoir-faire spécifique. Dans le second régime, en revanche, chaque produit est considéré comme « unique » et imparfaitement substituable à un autre : on parle alors d’une différenciation des produits, qui peut être horizontale ou verticale [2]. Dans ce type de concurrence, modélisée par Dixit et Stiglitz [3] et appelée « concurrence monopolistique », la concurrence est également médiatisée par les prix, mais beaucoup plus sensible aux innovations technologiques ou aux caractéristiques novatrices des produits. Chaque produit génère pour son producteur une « rente d’innovation », dans le cas où cette dernière rend le produit momentanément attractif, et ce jusqu’à être imité ou dépassé par un produit dont l’innovation est jugée supérieure par les consommateurs. Dans ce régime de concurrence, et sous réserve d’un pouvoir d’achat suffisant, les consommateurs sont prêts à acquérir des produits à un prix élevé s’ils jugent que ses caractéristiques en valent la peine.

6 Dans l’état actuel de la division internationale du travail, le positionnement stratégique français est identique à celui des autres pays les plus développés avec lesquels elle est en concurrence, c’est-à-dire concentré sur les productions à haute valeur ajoutée. Comme le relève un rapport de Philippe Aghion et Élie Cohen, de 1945 aux années 1970, la France a connu un phénomène de rattrapage par rapport aux États-Unis et a atteint depuis la frontière technologique [4]. Elle est donc passée du premier au second régime de concurrence, celui qui « [met] l’accent sur l’innovation, la créativité et la R&D, seule stratégie permettant de rester dans le peloton de tête et d’affronter les contraintes de concurrence et de compétitivité [5] ». Or, abstraction faite de certains secteurs dans lesquels la France enregistre des performances solides – comme les produits de luxe, le domaine aéronautique, l’agroalimentaire, les vins et spiritueux ou les technologies liées au nucléaire –, le tissu des firmes françaises semble globalement à la peine. Selon les conclusions du rapport Gallois, c’est l’innovation défaillante qui empêche les entreprises françaises de« repousser » la frontière de production ou de séduire les consommateurs par l’unicité de leurs produits. Dès lors, ces entreprises sont en difficulté : non content d’être privées des rentes temporaires d’innovation, elles souffrent de leurs prix, souvent élevés, qui ne semblent pas justifiés aux yeux des consommateurs. Les productions se positionnant en milieu de gamme, elles sont en effet plus sensibles à la concurrence par les prix menée par des pays connaissant actuellement leur « rattrapage technologique ». À l’heure actuelle, conclut le rapport, l’essentiel des productions françaises est pris en étau entre les pays leaders dans les produits haut de gamme, et les pays à coûts de production moindres positionnés sur les milieux de gamme. Contraintes de lutter sur les prix, alors que leurs coûts sont élevés et que l’euro fort gène les exportations des produits substituables, les entreprises françaises sont en position de faiblesse sur de nombreux marchés dès lors qu’elles ne parviennent pas à innover suffisamment.

QU’EST-CE QUE LA COMPÉTITIVITÉ ?

Bien que ce terme soit largement utilisé, la « compétitivité » est une notion ambiguë qui n’a pas de définition canonique. Stricto sensu, la compétitivité est la capacité d’un pays, d’un secteur ou d’une entreprise à tirer son épingle du jeu concurrentiel en offrant des biens et services demandés par les consommateurs. Dès lors qu’un agent a une activité économique, les forces du marché révèlent donc sa compétitivité.
L’usage est pourtant d’apporter une dimension à la fois dynamique et internationale au concept : la compétitivité est alors la conséquence des gains de productivité (compétitivité par les prix) ou de la capacité d’innovation (compétitivité hors prix) sur les échanges d’un pays qui assure l’attractivité de ses productions et des investissements étrangers, la bonne santé de son activité, et conditionne sa place dans le commerce mondial.
Dans la suite de cet article, nous donnerons de la compétitivité une définition large qui est celle du Conseil économique, social et environnemental : il s’agit de « la capacité de la France à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants, et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale, dans un environnement de qualité. Elle peut s’apprécier par l’aptitude des territoires à maintenir et à attirer les activités, et par celle des entreprises à faire face à leurs concurrentes ». C’est cette définition que Louis Gallois a également reprise dans son rapport de novembre 2012.

Des politiques traditionnelles peu efficaces

7 Le diagnostic de Marc Desforges a fait l’unanimité parmi les conférenciers : si la conversion de l’innovation en valeur ajoutée pèche en France, c’est dans l’interaction perfectible entre la recherche et les entreprises qu’il faut en chercher les causes. En effet, pris individuellement, ni l’état de la recherche, ni la fragilité intrinsèque des entreprises, ni leur capacité d’innovation n’est en soi alarmant. En revanche, le modèle de politique de développement défini dans les années 1960 par l’État central dans une perspective de rattrapage industriel n’a pas fait montre de son efficacité dans le contexte plus récent de l’économie mondialisée.

8 Traditionnellement, la politique industrielle française est articulée selon une organisation pyramidale. Elle est d’abord impulsée par l’État qui en définit les orientations et objectifs et finance la recherche grâce à des centres nationaux. Dans un second temps, les usines implantées en région fabriquent les produits à partir des commandes concentrées dans les centres de décision parisiens. Ce système de décision pyramidal s’articule à une politique d’aménagement du territoire marquée par une conception « égalitariste » axée sur la déconcentration industrielle de la région parisienne. En effet, marqués par l’analyse spatiale développée après 1945 [6] , les acteurs nationaux ont souhaité désengorger la capitale et doter les régions de davantage d’unités de production. Dans la tension entre objectifs d’efficacité et objectifs d’équité qui traverse toute décision de politique redistributive, c’est l’équité qui est érigée en priorité depuis cette période. Cette organisation, adaptée à un contexte de rattrapage économique, a eu des résultats indiscutables, comme en témoignent de belles réussites sectorielles qui dynamisent en retour l’espace où elles sont implantées : le cas de Toulouse et de l’essor de l’activité aéronautique en est l’un des meilleurs exemples. Mais une telle hiérarchisation dans le processus de décision et de production peut s’avérer un handicap pour s’adapter à la nouvelle organisation et aux logiques économiques où la réactivité et l’innovation priment.

9 Les quatre conférenciers s’accordent sur le constat que l’État n’a pas délaissé les politiques de soutien à la recherche et a tenté de mieux articuler recherche et entreprises, mais que les politiques successives de « spill-over » de la recherche publique vers les entreprises, les politiques de valorisation des résultats de la recherche vers les entreprises, les réseaux de transfert de technologie ou la mise à disposition de compétences via des travaux de recherche sous contrat appartiennent à une logique d’« offre » de recherche par les acteurs publics, alors qu’il pourrait être plus efficace d’ouvrir aux entreprises un espace de demande privilégié par lequel elles pourraient faire part de leurs besoins et attentes à des organismes de recherche, ces derniers pouvant eux-mêmes anticiper les besoins des entreprises.

Les pôles de compétitivité : une révolution copernicienne ?

10 Des dispositifs alternatifs visant à moderniser la politique industrielle française voient le jour à partir des années 1980. Les technopôles, puis les systèmes productifs locaux (SPL) sont autant de solutions proposées pour décentraliser la recherche et les décisions économiques. Malgré ces tentatives timides, et alors que le tournant des clusters date des années 1980 dans la plupart des pays de l’OCDE, la mutation de la politique industrielle française se fait attendre.

11 L’acte de naissance des pôles de compétitivité est le rapport parlementaire de Christian Blanc [2] en 2004, qui remarque que le monde de la recherche, le monde des entreprises et les élus locaux n’ont pas de relations suffisamment étroites pour créer des synergies. La mission des pôles est de « rassembler sur un territoire bien identifié et une thématique donnée, des entreprises petites et grandes, des laboratoires de rechercheet des établissements de formation. [Ils ont] vocation à soutenir l’innovation, favoriser le développement des projets collaboratifs de recherche et développement (R&D) particulièrement innovants. [Ils créent] ainsi de la croissance et de l’emploi » [3]. Ce projet participe d’une logique nouvelle en termes de politique industrielle et d’aménagement du territoire : mettre dorénavant l’accent sur l’objectif d’efficacité. La solution choisie pour adapter la politique de soutien aux entreprises articule donc deux mouvements : d’une part, faciliter la rencontre et la coordination des acteurs de la recherche et de l’économie en les rapprochant territorialement, tout en infléchissant, d’autre part, l’encadrement public de ce processus à une échelle jugée plus pertinente – celle des différentes collectivités territoriales. Les relations préférentielles qui vont naître au sein de ces territoires doivent servir d’appui à la croissance des entreprises,à l’embauche et aux innovations. Le rôle de l’État et des collectivités est alors de fournir un environnement favorable aux échanges et à la coopération et de soutenir l’effort de R&D.

12 Bruno Allenet détaille les étapes successives de mise en place du dispositif des pôles de compétitivité, chacune assortie d’un travail indépendant d’évaluation. La première phase (2006-2008) consiste à monter des projets collectifs et à constituer les pôles de compétitivité. La deuxième phase (2009-2011) insiste sur le rapprochement géographique des activités du pôle pour réaliser les écosystèmes. La troisième phase, qui débute en 2012 et est reconnue par les intervenants comme l’étape décisive du projet, doit systématiser la conversion d’innovation en création de valeur.

13 Les leviers d’action concrets mis à disposition des pôles pour amorcer un partenariat d’innovation public/privé durable sont :

14

  • des exonérations fiscales et allégements de charges pour les entreprises associées à un projet de R&D, qui ne paient pas d’impôt pendant trois ans si elles se situent dans une zone géographique expressément désignée au sein des pôles de compétitivité et sont exonérées partiellement deux années supplémentaires ;
  • des crédits d’intervention directs distribués pour soutenir les projets de R&D ;
  • des interventions préférentielles de la part d’organismes para-étatiques comme l’Association nationale pour la recherche, la banque d’investissement Oséo ou la Caisse des dépôts et consignations ;
  • un cofinancement des différentes collectivités territoriales par le biais de possibles exonérations d’impôts locaux, ainsi que leur participation à la gouvernance des structures.

15 L’enveloppe globale attribuée à ces projets s’élève à 1,5 milliard d’euros pour chacune des deux premières phases, gérée par un Fonds unique interministériel. Une politique foncière et de développement urbain dynamique doit soutenir les partenariats de recherche et innovation en constituant des « platesformes d’innovation », lieux d’implantation géographiques de ces acteurs.

Les mécanismes économiques à l’œuvre

16 Si la notion d’économie d’échelle interne à une entreprise est introduite par Adam Smith dans La Richesse des nations, avec la Manufacture d’épingles, il faut attendre Alfred Marshall et les Principes d’économie politique [4] pour que des rendements d’échelle croissants dus à l’environnement externe d’une entreprise soient mentionnés pour la première fois. La nature de ces rendements croissants a été minutieusement étudiée depuis par l’économie géographique ; elle repose sur l’idée qu’il existe des gains d’agglomération des activités partagés par des entreprises localisées ensemble. Une description des sources possibles générant des gains d’agglomération est proposée par Duranton et Puga [5] qui distinguent trois canaux différents : le canal du partage (biens publics et infrastructures mis à disposition, investissements importants financés par plusieurs entreprises, baisse des coûts de transaction entre les entreprises de la zone, achat en commun des consommations intermédiaires), celui de l’appariement (meilleures probabilité et qualité d’appariement entre des travailleurs et des firmes, diminution du coût d’information afférent au respect des contrats, etc.), et celui de l’apprentissage (facilitation de la diffusion des idées et des compétences existantes, apparition plus fréquente d’innovations dans le processus de production, spécialisation de l’offre d’éducation en lien avec le bassin d’emplois, etc.).

LE « DIAMANT CONCURRENTIEL » SELON MICHAEL PORTER

figure im1
Stratégie d’entreprise
et concurrence
• Un contexte local qui encourage
les formes appropriées
Facteurs d’investissement et Conditions
d’innovation soutenue de la demande
• Une concurrence vigoureuse
parmi les producteurs locaux
• Coût et quantité des facteurs :
– ressources naturelles
– ressources humaines
– ressources en capital• Clients sophistiqués et exigeants
• Besoins des clients qui anticipent ceux
–– iinnffrraassttrruuccttuurree apdhymsiinqiusterative Industries partenaires du marché
– information• Demande locale forte dans
– infrastructure scientifique des segments spécialisés qui peuvent
et technologique répondre au marché global
• Présence de fournisseurs
locaux compétents
• Qualité des facteurs • Présence d’industries apparentées
• Spécialisation concurrentes
G. Duranton et al., Les Pôles de compétitivité. Que peut-on en attendre ?, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, coll. du Cepremap, 2008, p. 27.

17 Dans le cas des pôles de compétitivité, les mécanismes entrant en jeu ne recoupent pas exactement les gains d’agglomération. La « valeur ajoutée du territoire dans l’économie », pour reprendre la formule de Marc Desforges, a été étudiée par Michael Porter, le théoricien du concept de clusters[7] [6], depuis 1990. Selon Porter, le paradoxe de la mondialisation est que la forte diminution des coûts de transport n’a pas rendu caduque la stratégie de localisation de l’entreprise mais l’a au contraire renforcée. Le choix de localisation d’une entreprise n’est plus contingent à la proximité des facteurs de production ou de ressources rares mais plutôt à la localisation relative des firmes du même secteur d’activité. Dans un contexte où la concurrence passe par l’innovation et non plus par les coûts, il s’agit d’organiser un environnement extra-entreprise favorable (modélisé par le « diamant concurrentiel » présenté ci-dessus dans l’encadré) pour tirer le meilleur des entreprises regroupées dans cet espace. Au sein du cluster doivent cohabiter une coopération verticale le long de la filière et une vigoureuse concurrence au niveau horizontal. Les clustersaccroissent alors la compétitivité, conditionnent les recherches d’innovation et stimulent la création de nouvelles entreprises, qui renforcent à leur tour lecluster en un cercle vertueux. Il s’agit donc, pour lesacteurs publics, de créer ou renforcer un environnement de « super-concurrence » au sein d’un secteur regroupé géographiquement tout en promouvant une forme de coopération au sein de la filière. En plus des mécanismes concurrentiels classiques, Porter évoque l’existence d’un effet de pair exacerbé par la proximité géographique, qui fortifie la compétition des acteurs.

18 L’articulation expresse entre recherche, formation et création de valeur s’ajoute aux gains de la concentration. Les pôles de compétitivité diffèrent d’une simple politique de cluster en ce qu’ils font une place prépondérante à l’activité de R&D au sein des espaces de production. Dans un contexte mondialisé caractérisé par des coûts de transaction bas, la concurrence internationale entre pays développés s’approche du modèle schumpetérien de création destructrice, du fait de leur proximité de la frontière de production. C’est en partant de ce constat que Philippe Aghion [8] [7] développe un modèle d’innovation permanente, dans lequel les entreprises dépensent des ressources en R&D pour découvrir une innovation. La firme qui innove est en situation de monopole temporaire, jusqu’au moment où son innovation est dépassée par celle de quelqu’un d’autre. En effet, plus un secteur est proche de la frontière technologique et plus ses acteurs ont intérêt, pour accroître leur productivité, à chercher à repousser cette frontière en innovant ; ils s’accaparent du même coup temporairement l’intégralité du marché. Dans ce contexte, l’innovation a précisément pour fonction d’éviter une situation de concurrence trop forte sur un segment de marché.

19 Pour favoriser la découverte des rentes d’innovation, Aghion insiste sur les différents rôles des institutions et de l’environnement qui favorisent une recherche efficace. En l’occurrence, à proximité de la frontière de production, c’est l’enseignement supérieur qui permet l’interaction fructueuse entre éducation et activité productive. Si les institutions et le soutien à la recherche sont des éléments primordiaux de la réussite du projet, Aghion insiste également sur la protection optimale de la propriété intellectuelle, en décidant notamment d’une politique efficace de brevets [9], sur l’importance de politiques structurelles comme la favorisation de la concurrence, la facilitation d’entrée sur les marchés d’entreprises nouvelles, l’aide au financement des projets de développement et la pérennité du soutien aux politiques de R&D en cas de retournement de cycle.

20 Ainsi conçus, les pôles de compétitivité sont davantage des « écosystèmes de croissance » que des clusters, écosystèmes dont le territoire constitue le terreau. Bénédicte Daudé insiste sur cette notion d’écosystème et sur la métaphore biologique employée par les pouvoirs publics pour souligner les velléités d’autosuffisance et de pérennité des mécanismes vertueux des pôles. Contrairement aux clusters, qui peuvent apparaître spontanément et optimisent la variable spatiale, les pôles permettent selon elle « d’optimiser également la variable temporelle » en s’inscrivant dans la durée et en engageant des relations de confiance entre les acteurs du territoire. Comme le rappelle Sergio Arenzi, pour convertir l’innovation et faire retomber ses conséquences sur l’économie réelle, les acteurs ont besoin de pérennité, de confiance, de coopération. En encadrant les relations entre les acteurs du pôle et en facilitant l’arrivée de la confiance – ce déterminant fondamental de l’activité économique [10] –, les pouvoirs publics sont attentifs à la qualité de la coopération entre les agents. Bruno Allegret signale en effet les possibles difficultés entre les PME et les grandes entreprises, les premières pouvant hésiter à présenter des projets à des partenaires plus puissants dans le cadre d’un rapport de force asymétrique. Au sein des pôles, au contraire, les relations sont encadrées, des compétences en protection des brevets et de la propriété intellectuelle sont diffusées. Un unique cas de litige intra-pôle a été rapporté jusqu’à présent, souligne-t-il.

Évaluer l’efficacité des pôles de compétitivité

21 Bien que l’évaluation du dispositif soit prévue à la fin de chaque phase du projet, il est difficile de l’évaluer quantitativement dans la mesure où sa mise en application est récente. C’est ce que soulignent les organismes chargés de l’évaluation des phases 1 et 2, qui ont dû se concentrer sur un état des lieux général et une approche essentiellement qualitative du dispositif, dont les principales conclusions sont exposées dans l’encadré page 40. Le poids des pôles de compétitivité dans l’activité économique française y est relativisé, ce qui est cohérent avec l’évolution du Summary Innovative Index[11], un indice mesurant l’importance de l’innovation dans les économies des pays de l’OCDE. L’étude de ces indicateurs synthétiques permet d’établir que si les pôles de compétitivité ont permis à l’indice français de dépasser la valeurmoyenne des 27 pays européens, il demeure encore loin du peloton de tête.

LES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ EN QUELQUES CHIFFRES

  • L’appel à projets a débouché sur la création de 71 pôles de compétitivité, répartis assez uniformément sur le territoire français (voir La carte des pôles ci-contre).
  • Ces structures servent de cadre à la réalisation de plus de 1000 projets collaboratifs de R&D entre 2005 et 2011, pour un montant de près de 5 milliards d’euros de dépenses et mobilisant 15000 chercheurs.
  • Avec 1,3 milliard d’euros de participation étatique et 750 millions d’euros de la part des collectivités territoriales, l’effort public total de financement est de l’ordre de 35 à 40 % du total.
  • À l’issue de la première phase d’évaluation en 2008 [8], les pôles ont été classés selon deux axes : leur rayonnement mondial dans le secteur où ils sont positionnés, et l’atteinte ou non des objectifs de la phase 1. Six pôles ont été identifiés pour leur rayonnement mondial, 10 pour leur vocation à devenir mondiaux. Les autres sont de rayonnement national. En termes d’objectifs, 39 pôles ont atteint les objectifs, 19 doivent renforcer certaines dimensions de leur action, 13 semblent avoir besoin d’une reconfiguration pour atteindre les objectifs attendus.
  • À l’issue de la deuxième phase d’évaluation, en 2012 [9], et malgré un contexte économique difficile, 66 % des entreprises affirment avoir créé des emplois, 80 % en avoir maintenu, et un tiers d’entre elles indiquent que l’appartenance à un pôle a permis d’augmenter le chiffre d’affaires et la capacité à exporter.
  • Toutefois, les pôles ne représentent que 1,5 % des brevets, 4,5 % des dépenses de R&D et 5 % des entreprises innovantes seulement du tissu français. En outre, seuls 25 % des projets débouchent sur une innovation.
  • Six pôles ont d’ailleurs été « délabellisés » en 2011 et remplacés par six nouveaux projets.

22 Pour obtenir des résultats quantitatifs, nous utilisons essentiellement une étude menée en 2008 par Duranton et al. [10] sur des données françaises portant sur la période de 1996 à 2004, que nous complétons en présentant les résultats d’autres travaux portant sur des sujets connexes. La question principale porte sur le gain de productivité à attendre des clusters. En France, dans chaque bassin d’emplois, doubler la population totale des travailleurs d’un secteur permet d’augmenter significativement la productivité des entreprises du secteur et du bassin, toutes choses restant égales par ailleurs de 5 % environ, d’après Duranton et al. Ce résultat est cohérent avec la littérature sur le sujet : Henderson [12], sur des données américaines entre 1972 et 1992, trouve que le doublement du nombre d’établissements entraîne une hausse de productivité allant jusqu’à 8 % pour les entreprises des secteurs les plus sensibles à la « clustérisation ».

23 D’après Cingano et Schivardi [13], selon des données italiennes sur la période 1986-1998, doubler le nombre de travailleurs d’un cluster augmente de 4 % la productivité des entreprises. De façon générale, la revue de littérature menée par Rosenthal et Strange [14] conclut que les gains de productivité mis en évidence par cette méthode sont compris entre 3 % et 8 %. Les autres faits à souligner sont que l’effet varie fortement en fonction des secteurs de l’économie, concerne essentiellement les entreprises indépendantes et existe surtout à une échelle spatiale réduite.

24 Si l’agglomération d’activités productives semble avoir un impact significatif sur la compétitivité, il est difficile d’imputer ces gains à une politique publique. En effet, les externalités spatiales peuvent être intégrées par les entreprises à leur procédure de décision du lieu d’implantation ; les clusters spontanés précèdent d’ailleurs historiquement les politiques de regroupement sectoriel. Duranton et al. évaluent la mise en place des systèmes productifs locaux(SPL) en France, une politique visant à renforcer les liens entre acteurs réunis au sein de clusters naturels déjà existants. Ce dispositif a essentiellement concerné des secteurs et départements en difficulté mais assez tournés vers l’exportation. Ces entreprises, au départ plus productives que les moyennes du département et du secteur, étaient en fait en difficulté croissante. Les résultats montrent que les SPL n’ont pas permis de gains de productivité, d’emplois ou de chiffre d’affaires, mais ont peut-être limité le décrochage de ces entreprises. Conclure à l’efficacité du dispositif est difficile car l’effet propre de la mesure n’est pas précisément séparable de la conjoncture défavorable de l’époque. La conclusion des auteurs est d’ailleurs que les SPL sont davantage une mesure de soutien à des entreprises en difficulté, et que celles qui ont été retenues se savaient en déclin. L’effet des SPL semble donc mitigé.

25 Par ailleurs, des études existent sur l’efficacité des deux leviers principaux utilisés pour influer sur la localisation des entreprises. Leur sensibilité aux exonérations fiscales a été étudiée par Roland Rathelot et Patrick Sillard [15] en 2008, dans le cadre d’une étude sur les zones franches urbaines. Les auteurs établissent que les créations d’établissements et d’emplois au sein de zones exonérées de charges patronales, d’impôt sur les sociétés et d’impôts locaux sont significatives et positives, mais que, pour deux tiers d’entre elles, il s’agit de déplacement d’activités et non de créations ex nihilo. L’autre levier est celui des diminutions des impôts locaux. Rathelot et Sillard [16] comparent les décisions d’implantation d’entreprises dans les communes et trouvent que le niveau d’imposition local a un impact significatif : augmenter le différentiel des impôts locaux d’un point de pourcentage dans deux communes voisines augmente la probabilité pour une entreprise de s’installer dans la commune dont le taux est le plus faible d’environ 1 %, toutes choses égales par ailleurs. Ces deux outils semblent donc efficaces en France, au moins pour orienter le choix de localisation d’entreprises au sein des pôles de compétitivité.

LA CARTE DES 71 PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ FRANÇAIS EN JUILLET 2011

tableau im2
LÉGENDE
? Pôles mondiaux (ou à « vocation mondiale »)
? Autres pôles
Volet thématique adossé à un pôle existant
? MAUD (Matériaux et applications pour une utilisation durable)
? Industrie du commerce
? Nutrition Santé Longévité
Aquimer ?
? UP-TEX (Textiles techniques)
BOULOGNE-SUR-MER
LILLE
Team2 ? ? i-Trans
LOOS EN GOHELLE VALENCIENNES
? Industrie et Agro-Ressources
? Novalog LAON
TES (Transactions ? LE HAVRE
? Materalia
électroniques sécurisées) ? Mov’eo METZ
LANNION Hippolia ? (Automobile mobilité)
?Image &Réseaux CAEN ROUEN ?Energivie
? Pôle mer Brertagne PARIS ? Hydreos ? Alsace BioValley
BREST Cosmétic Valley ? ? Finance Innovation NANCY STRASBOURG
? Valorial (L’aliment de demain) CHARTRES ?? SCyaspteDmigaittiacl Paris Région ? Fibres
RENNES
Elastopole? ?MedicenParisRégion ÉPINAL
Dream? ?Advencity Logicielslibres
ORLÉANS ? Astech (Aéronautique/espace)
? Pôle Véhicule du Futur
? Végépolys
IDforCAR ? ANGERS ? S2E2 Vitagora (Goûtet nutrition) ? MONTBÉLLIARD
DIJON ? Microtechniques
EMC2 ? (Scienceset systèmes
Atlanpôle Biothérapie ? de l’énergie électrique) BESANÇON
NANTES TOURS
Pôle nucléaire Bourgogne ?
CHALON-SUR-SAÔNE
Imaginove ?
Lyon Urban Truck & Bus 2015 ? ? Plastipolis
Elopsys(Micro-ondes) ?
Céramique ? Techtera ? OYO?NANrvAeX-Industries
LIMOGES Céréales Vallée ? Lyonbiopôle ? (1) (Décolletage)
CLERMONT-FERRAND AxeLleYraO?N ANNECY
? Minalogic
Viameca ? l(oMgicicrioe-lneamnobtaercqhunéo) logies,
(Mécanique générale)
? Xylofutur SAINT-ÉTIENNE ? Tenerrdis
? Route des lasers (Énergies renouvelables)
BORDEAUX GRENOBLE
? Solutions Communicantes
Pôleeuropéen? ((23)) SSéOcPurHisIéAes
Avenia ? d’innovation fruitset légumes ? Capenergies ANTIPOLIS-ROUSSET
PAU Aerospace Valley ? AVIGNON
Cancer-Bio-Santé ? Qualiméditerranée ? Risques ? SAINT-PAUL?-LPEaZs-sD(UPaRrfAuNmCs,Earômes,
Agrimip Sud-Ouest Innovation ? EAU ? AIX-EN-PROVENCE senteurs, saveurs) GRASSE
(Agroalimentaire) MONTPELLIER EuroObplotimmeedc ?? ? Pôle mer Paca
TOULOUSE Pegasse (Aéronautique/espace) ? TOULON
MARSEILLE
DERBI ?
(Développement des énergies
renouvelables bâtiment-industrie) (3)
PERPIGNAN
? (Capenergies)
CORSE
(1) (2)
Qualitropic ?
Santé tropicale ? Technologies écofficientes ? (Innovation,
(Lyonbiopôle) (Capenergies) ressources naturelles tropicales)
GUYANE GUADELOUPE SAINT-DENIS DE LA RÉUNION

LA CARTE DES 71 PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ FRANÇAIS EN JUILLET 2011

Pour en savoir plus sur chaque pôle de compétitivité : www.competitivite.gouv.fr
DGCIS/DATAR (mise à jour : avril 2013).

26 L’aspect de la mesure qui est le moins aisé à évaluer concerne l’impact de l’enseignement supérieur sur l’activité au sein des pôles. Duranton et al. présentent des résultats qu’ils jugent peu solides du fait de la limitation des données sur l’enseignement supérieur. Un doublement du nombre d’étudiants du supérieur (indépendamment de la discipline, car cette information est indisponible) dans la zone d’emploi où se situe chaque entreprise est associé à une augmentation significative de 0,3 % de la productivité de toute entreprise en moyenne. Le nombre d’établissements a un effet plus déterminant : le doubler est associé à une hausse de productivité moyenne de 2,3 % pour une entreprise de l’entourage. Ces résultats fragiles sont tout de même cohérents avec ceux présentés par Abramovsky et al. [17] sur données britanniques, qui concluent que les effets positifs de la recherche académique sur la R&D privée au sein d’un cluster étaient faibles, sauf dans quelques secteurs précis comme la pharmacie ou les télécommunications.

27 L’efficacité des pôles de compétitivité sur l’emploi, la productivité ou la rentabilité des entreprises est encore difficile à établir. Il y a bien des gains à une telle organisation des activités de production, mais même si les outils employés pour y parvenir sont théoriquement efficaces, l’impact causal de la politique n’est pas clairement établi.

Un dispositif non optimal ?

Un dispositif dont on n’étudie pas les éventuels effets négatifs…

28 Les théories de l’économie géographique sont construites autour de deux mouvements contraires : les bienfaits à attendre de l’agglomération doivent être mis en balance avec ses conséquences plus néfastes. C’est de la confrontation entre ces deux mouvements antagonistes que peut émerger une analyse du degré de concentration optimale des activités. Ces externalités négatives sont de diverses natures. Ainsi pollution, engorgement des infrastructures, perte de qualité de vie liée à la densité de population ou à la criminalité sont des conséquences possibles de l’agglomération des individus et des activités sur un espace limité. Un clusterde trop grande taille peut ainsi voir son organisation se gripper peu à peu à cause de coûts de congestion contrebalançant les gains d’agglomération. L’analyse des pôles de compétitivité est donc biaisée dès lors qu’on ne considère que leur agrandissement.S’il est peu probable que les pôles, structures encore récentes, aient actuellement atteint ce point de basculement où le risque de trop grande concentration doit être pris sérieusement en compte, cet aspect du problème doit être présent à l’esprit des analystes et des évaluateurs. Cette absence peut être interprétée comme un avatar de l’enthousiasme parfois exagéré que les dispositifs exploitant des externalités positives peuvent occasionner chez les concepteurs et les observateurs de politiques publiques.

... et peu adapté aux spécificités françaises

29 Une part significative des gains d’agglomération dépend d’un marché du travail fluide et vaste. De façon générale, la politique des pôles est optimale si les facteurs de production sont parfaitement mobiles. Or en France, Duranton et al. soulignent que le travail est un facteur de production assez peu mobile. Cette mobilité imparfaite diminue l’efficacité des politiques d’attraction des entreprises, force les entreprises localisées dans les pôles à offrir des salaires élevés pour inciter les travailleurs à les rejoindre, ce qui grève partiellement les efforts de compétitivité. En cas de mobilité imparfaite des facteurs, les clusters spontanés tendent bien à être trop petits par rapport à leur taille optimale mais, comme le remarquent Durantonet al., il vaut mieux alors s’attaquer à la source de sous-optimalité en menant une politique structurelle visant à améliorer la mobilité des facteurs, plutôt que de s’attaquer aux symptômes en créant des pôles de compétitivité.

30 Ceci est d’autant plus vrai que l’ensemble des travaux quantifiant les gains d’agglomération insistent tous sur la faible ampleur de ces gains par rapport aux gains de productivité des facteurs de production (le travail et le capital). Si, toutes choses égales par ailleurs, l’agglomération augmente la compétitivité, il ne faut pas perdre de vue que ces gains sont modestes au regard de ceux qui peuvent être obtenus au travers des facteurs de production, et qu’à effort financier inchangé, il peut être tout aussi efficace d’essayer d’agir sur la productivité des facteurs de production. D’autant que doubler le nombre d’actifs d’un pôle est un processus long à réaliser, qui ne se répète pas d’une année sur l’autre.

31 De plus, l’absence de mobilité des facteurs couplée à une organisation en pôles augmente l’exposition des individus au risque économique, car un bassin d’emplois entier est alors tributaire de la conjoncture et de ses retournements éventuels. C’est par exemple le cas des « pays noirs » du Nord de la France dans les années 1970-1980, ou plus récemment du bassin sidérurgique de Lorraine, ou de toute autre zone d’emploi fortement spécialisée touchée par un choc négatif.

Un dispositif hésitant sur la stratégie à employer

32 Le 9 janvier 2013, les orientations devant guider la troisième phase d’implantation des pôles ont été annoncées. La nécessité de tourner leurs activités vers les débouchés économiques et l’emploi, vers davantage de valorisation des innovations a été réaffirmée, conformément au diagnostic qu’avait dressé Marc Desforges. Sur les solutions préconisées pour y parvenir, l’avis des conférenciers diverge de celui du gouvernement : ce dernier propose un meilleur accompagnement des pouvoirs publics et une évaluation des projets renforcée par une expertise publique. Or c’est précisément cette présence continue et parfois pesante de l’État que certains conférenciers n’ont pas manqué de souligner. Sergio Arzeni rappelle que l’État est présent aux moments de valider les appels à projets, de distribuer les aides, de contrôler les objectifs et d’évaluer le projet. Créer les conditions de rencontre de la R&D et des entreprises au sein des pôles aurait été une autre manière d’agir pour l’État, à travers les mêmes mécanismes, sans imposer d’encadrement ou de choix stratégiques comme par le passé. Le gouvernement central aurait-il une forme de nostalgie de son ancien rôle de décideur général ? Est-il prêt à laisser agir librement les mécanismes qu’il a lui-même mis en place ? Cette présence soutenue va en tout cas contre les préconisations du rapport initial de Christian Blanc, qui appelait au contraire à davantage de souplesse et de décentralisation dans les interactions économiques.

33 En tout état de cause, l’orientation actuelle de l’aide penche davantage en faveur d’un soutien aux projets de R&D au détriment de la valorisation des innovations techniques légères ou de la conversion des innovations fondamentales déjà existantes. La logique dont participe cette action demeure celle qui soutient la demande, elle-même toujours partiellement encadrée par l’État. De ce point de vue-là, il n’y a pas eu d’évolution claire dans la manière dont l’État soutient l’effort de R&D des entreprises. Cela révèle l’ambiguïté de sa stratégie : veut-il mener une politique decluster, une politique d’écosystème, ou une politique d’innovation ? Dans le cadre d’une politique de cluster, la R&D est secondaire. Dans une politique d’écosystème, la synergie est optimale si les instituts de R&D et de conseil proposent des innovations basées sur l’anticipation des besoins des entreprises, anticipations largement rendues possibles par une proximité et une relation interpersonnelle durable. Le paradoxe souligné par Marc Desforges est que l’État met en place un dispositif qui laisse le marché tirer le meilleur de la synergie d’acteurs locaux, mais empêche le mécanisme de jouer pleinement en restant tropprésent dans les interactions. Bruno Allenet souligne néanmoins que l’encadrement de l’État répare des défaillances comme le manque de collaboration entre PME et grandes entreprises. Toute la difficulté est alors de construire un mode de gouvernance efficace de ces deux points de vue et de le rendre suffisamment solide pour qu’il fonctionne de façon autonome.

Une révolution moins copernicienne que rhétorique

34 Le dilemme efficacité-équité n’est pas infléchi en faveur de l’efficacité autant que ce qui a pu être annoncé. BrunoAllenet s’essaie à comparer le nombre de pôles en France et dans divers pays étrangers : il n’y a, par exemple, que 15 « Spitzencluster » en Allemagne, 7 « TIC » en Grande-Bretagne, 6 « SHOK » en Finlande. Il souligne que le nombre de pôles en France est même supérieur à celui de la Chine. De plus, la distribution des pôles de façon globalement uniforme sur le territoire laisse supposer qu’une dimension « égalitariste » implicite reste présente dans le choix des appels d’offres retenus, reprenant sous d’autres ornements les principes de l’ancienne politique d’aménagement du territoire fondée sur la subvention aux activités en proie aux difficultés, dans des territoires en déclin économique. Dès lors, la question du saupoudrage des fonds débloqués, et donc d’une forme de gaspillage, se pose. Dans les faits, un petit nombre des pôles concentre la moitié des fonds débloqués, plaidant plutôt dans le sens de pôles « à deux vitesses », chacun répondant à l’une des deux logiques.

35 Pour finir, il faut souligner que le legs important du passé sur les activités empêche le mécanisme des pôles de compétitivité de redistribuer la donne de l’économie territorialisée. En effet, les pôles ne sont jamais créés ex nihilo mais toujours à partir d’un tissu industriel préexistant. Plus encore, l’étude de Rathelot et Sillard sur les zones franches urbaines permet de penser que l’essentiel du regroupement – à court terme du moins – vient d’un déplacement d’activités déjà existantes plutôt que de création d’activités nouvelles. Les structures de gouvernance, l’infrastructure, le dynamisme ou les difficultés des territoires ne sont alors pas fondamentalement modifiés par la création des pôles. Ceux-ci sont donc également aux prises avec l’inertie du « donné » initial des territoires, sans possibilité réelle de nouvelle donne dans l’activité économique.

Conclusion

36 S’il n’existe pas encore, à l’heure actuelle, d’évaluation de référence permettant de quantifier les effets économiques de la mise en place des pôles de compétitivité, nous serions bien inspirés de ne pas attendre de ce dispositif plus qu’il ne peut offrir. Avec des moyens somme toute limités, ces pôles ont de multiples objectifs :générer de l’innovation, convertir celle-ci en valeur ajoutée, créer de la croissance et créer des emplois. Cette intuition est confirmée par les études disponibles, qui font état de gains d’agglomération réels mais limités ; elle est surtout soutenue par les hésitations et ambiguïtés qui traversent la conception et la mise en application du dispositif des pôles de compétitivité.

Bibliographie

  • [1] GALLOIS L., Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, rapport au Premier Ministre, 2012.
  • [2] Site des pôles de compétitivités : http://competitivite.gouv.fr/
  • [3] BLANC CH., Pour un écosystème de la croissance, rapport au Premier Ministre, 2004.
  • [4] MARSHALL A., Principes d’économie politique, 1890.
  • [5] DURANTON G., PUGA D., « Microfoundations of Urban Agglomeration Economies », in Henderson V., Thisse J. F. (ed.), Handbook of Regional and Urban Economics, Elsevier, volume 4, n° 4.
  • [6] PORTER M., « Location, Competition and Economic Development: Local Clusters in a Global Economy », 2000, Economic Development Quarterly, 14, 15-35.
  • [7] AGHION PH., « Innovation et politique de la croissance », Idées, n° 150, 2007, p. 12-19.
  • [8] BOSTON CONSULTING GROUP – CM INTERNATIONAL, Rapport d’évaluation des pôles de compétitivité (phase 1), 2008.
  • [9] BEARINGPOINT FRANCE SAS – ERDYN – « TECHNOPOLIS » GROUP-ITD, Étude portant sur l’évaluation des pôles de compétitivité (phase 2), 2012.
  • [10] DURANTON G., MARTIN PH., MAYER T., MAYNERIS F., Les Pôles de compétitivité. Que peut-on en attendre ?, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, coll. du Cepremap, 2008.

Date de mise en ligne : 02/07/2013

https://doi.org/10.3917/idee.172.0034

Notes

  • [1]
    Les nombres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [2]
    La différenciation horizontale renvoie à une différence des caractéristiques contenues dans les produits. La différenciation verticale consiste à distinguer des gammes de produits dont la qualité est unanimement hiérarchisée par les consommateurs.
  • [3]
    A. Dixit, J. Stiglitz, « Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity », American Economic Review, 1977, 67 (3), p. 297-308.
  • [4]
    La fonction de production est l’ensemble des allocations des facteurs de production permettant aux firmes de produire des biens. La frontière technologique est l’ensemble des allocations optimales entre les facteurs de production. Le progrès technique et les innovations permettent de « repousser » la frontière technologique pour augmenter le rendement des facteurs.
  • [5]
    Ph. Aghion, É. Cohen,Éducation et Croissance, Rapport du Conseil d’analyse économique, 2004, p. 7.
  • [6]
    L’ouvrage du géographe Jean-François Gravier, Paris et le désert français (1947), a été décisif dans ce choix.
  • [7]
    Il n’existe pas de définition canonique du cluster, le concept ayant évolué au cours des nombreux articles que Michael Porter y a consacré. Nous nous référons à la définition qu’il en a donnée en 2000 [5], comme la concentration spatiale (au-delà d’une masse critique) d’une activité économique homogène. Pour Porter, la source essentielle des gains d’agglomération est la spécialisation de l’espace et non sa diversification, pour reprendre les termes d’un débat ancien de l’économie géographique.
  • [8]
    Pour une approche plus formalisée, le lecteur pourra se reporter à : Ph. Aghion, P. Howitt, « A Model of Growth Through Creative Destruction », 1992,Econometrica 60 (2), p. 323-351.
  • [9]
    Une intéressante discussion du système actuel des brevets est menée par David Encaoua et Thierry Madiès dans le numéro spécial de Problèmes économiquesde novembre 2012.
  • [10]
    On peut citer par exemple l’ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance. Comment le modèle français s’autodétruit, Cepremap, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2007.
  • [11]
    La méthode de calcul et les indices sont disponibles sur www.proinno-europe.eu/page/summary-innovation-index-0.
  • [12]
    V. Henderson, « Marshall’s Scale Economies », Journal of Urban Economics, 53, 2003, p. 1-28.
  • [13]
    F. Cingano, F. Schivardi, « Identifying the Sources of Local Productivity Growth », Journal of European Economic Association, 2, 2004, p. 720-742.
  • [14]
    S. Rosenthal, W. Strange, « The Determinants of Agglomeration », Journal of Urban Economics, 50, 2001, p. 191-229.
  • [15]
    R. Rathelot, P. Sillard, « Zones franches urbaines : quels effets sur l’emploi salarié et les créations d’établissements ? »,Économie et statistique, n° 415-416, 2008. 53, 2003, p. 1-28.
  • [16]
    R. Rathelot, P. Sillard, « The Impact of Local Taxes on Plants Location Decisions »,Document de travail INSEE, G2006/14, 2006.
  • [17]
    H. Abramovsky et al., « University Research and the Location of Business R&D », Institute for Fiscal Studies, WP07/02, 2006.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions