Couverture de IDEE_171

Article de revue

Comment l'assistance chasse l'État social

Pages 10 à 17

Notes

  • [1]
    Auteur notamment de L’Autonomie des assistés, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009 et du Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2012.
  • [2]
    Les nombres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [3]
    Je reprends la typologie des effets des politiques ciblées avancée par Julien Damon [4, p. 126].
  • [4]
    L’indicateur utilisé pour appréhender l’intensité de la pauvreté est fondé sur l’écart relatif entre le revenu médian des ménages pauvres et le seuil de pauvreté. En 2009, le revenu médian des ménages pauvres est inférieur de 19 % au seuil de pauvreté. Les minima sociaux, parce qu’ils sont inférieurs au seuil de pauvreté, ont pour effet de limiter cette intensité, la divisant par deux après transferts.
  • [5]
    Ce que Nicolas Renahy appelle le « capital d’autochtonie » [10].

1 Le terme « assistance » symbolise pour l’opinion la générosité dispendieuse et aveugle d’un État obsolète. Pourtant, l’assistance n’est pas l’État social. Au contraire, elle résulte, dans une large mesure, de la décomposition de ses protections collectives. Loin de manifester un déclin de la valeur travail, son extension continue marque le passage du système de protections universalistes érigé après-guerre à des politiques ciblées, centrées sur la pauvreté et l’exclusion.

2 Ce recentrage de l’action de l’État en matière sociale est ambigu. La France évolue vers une protection sociale à deux vitesses, coupée entre les protections du salariat et le deuxième monde de l’assistance. Si le revenu minimum d’insertion (RMI) hier, le revenu de solidarité active (RSA) aujourd’hui, apportent, avec d’autres dispositifs, un soutien indispensable aux populations vulnérables, ces prestations organisent la précarité plus qu’elles ne la combattent. Elles entretiennent la perte d’autonomie des individus et l’éloignement du marché du travail qu’elles ont vocation à compenser. En retour, elles suscitent une très forte réprobation car nombre de salariés ne peuvent (ni ne veulent, quand ils le peuvent) profiter de ces nouveaux droits, ciblés sur des catégories particulières. Les politiques publiques sont alors contraintes à se réformer sous la pression du rejet de tous ceux qui n’en bénéficient pas. Mais comme les réformes ne s’attaquent pas aux causes d’une précarité sociale grandissante, elles créent autant de difficultés nouvelles qu’elles apportent de solutions.

3 Comment en est-on arrivé là ? Comment un pilier d’assistance s’est-il institué et développé dans la protection sociale française ? Comment réarticuler l’autonomie des individus avec la solidarité sociale et sortir par le haut de la crise de l’État social ?

4 La situation française en matière de lutte contre la pauvreté est paradoxale à plus d’un titre. D’un côté, nos héritages politiques et culturels divers, du catholicisme au socialisme en passant par la tradition républicaine, attribuent une grande importance symbolique à la question de la pauvreté. Les sondages rappellent régulièrement qu’une majorité de Français pense pouvoir devenir sans domicile fixe un jour. De ce fait, les Français restent attachés à la protection par l’État des plus vulnérables. L’ensemble des transferts sociaux fait diminuer la pauvreté de moitié. Néanmoins, ce sont les dépenses qui, précisément, ne sont pas ciblées sur la pauvreté – l’assurance vieillesse et l’assurance-maladie par exemple – qui luttent le plus efficacement contre celle-ci. Les institutions de la sécurité sociale ont permis de la faire diminuer jusqu’à une date récente. Ces protections générales se fissurent et c’est dans leurs failles que l’assistance se développe. La pauvreté a cessé de diminuer et a même recommencé à augmenter. Même s’il faut se garder de lire une « explosion » du phénomène, nous assistons à une rupture historique majeure par rapport aux décennies précédentes où la pauvreté diminuait. En 2009, les niveaux de pauvreté étaient équivalents à ceux de 1984. Au total, les minima sociaux couvrent aujourd’hui directement 3,5 millions de personnes, plus de 6 millions si l’on compte les ayants droit. La pauvreté s’élevait à 13,5 % de la population, soit plus de 8 millions de personnes à la fin 2009.

5 La pauvreté se redéploie et s’intensifie à mesure que l’assistance s’étend. Ces dispositifs sont faibles et restrictifs si on les compare à ceux en vigueur dans d’autres pays européens. Ils sont par ailleurs fortement suspectés par l’opinion, en partie fabriquée par des discours politiques récurrents de dénonciation de « l’assistanat », d’entretenir la paresse et l’oisiveté des « privilégiés » qui en bénéficient, ce que rien ne démontre. Même si cette méfiance s’atténue lors des périodes de crise économique où le traitement social du chômage devient plus légitime, les ressorts du rejet ne sont pas ébranlés. Ce rejet est devenu, au cours des années 2000, structurant du débat politique, voire des frontières sociales en France. Il convient d’abord d’en prendre la mesure avant d’envisager les manières de corriger les écueils liés au développement de ces prestations.

Les ambivalences de l’assistance

6 Les politiques d’assistance, politiques spécifiques de lutte contre la pauvreté, se sont développées depuis la fin des années 1980 en réponse à la « nouvelle pauvreté », celle d’individus d’âge actif dépourvus de travail. Ces politiques sont décentralisées et personnalisées. Elles ont pour vocation de s’adresser à la personne dans toute sa singularité et couvrent les différents aspects de son insertion : accès aux soins, formation, etc. Le contrat d’insertion du RMI a manifesté l’ambition républicaine de refonder un contrat social adapté à l’individualisation croissante de la société. L’impact de ce retour de l’assistance, dont la création du RMI en 1988 est emblématique, ne se limite cependant pas aux populations qu’elle concerne directement. Il implique le fonctionnement d’ensemble de la société française, reflète et approfondit des évolutions constatées par ailleurs : promotion de l’égalité des chances [1] [2] , migrations, transformations globales du travail et de la famille, etc.

7 Face à l’exclusion apparue dans les années 1980 et 1990 du fait du chômage de masse, la France a cherché à combler les failles de son système de protection reposant largement sur les assurances sociales. Adossées à une création institutionnelle originale – le revenu minimum d’insertion instauré en 1988 – , des politiques d’insertion sont promues comme l’envers, positif, des processus et des trajectoires d’exclusion et comme avant-gardistes des formes de protections sociales dites « actives », c’est-à-dire dans lesquelles l’aide sociale est envisagée de manière individualisée comme la contrepartie d’une démarche personnelle « responsable ». Cette responsabilisation est cependant présentée, sans ambiguïté, comme un second droit, complémentaire au droit à un revenu et non comme une contrepartie au premier.

8 L’histoire de ce dispositif, devenu l’emblème de l’assistanat, est en soi significative. Créé par Michel Rocard pour pallier les situations de détresse sociale nées du chômage de masse, le RMI s’est transformé en instrument d’indemnisation de ce même chômage au gré des réformes de l’Unedic. Le RMI n’a en effet cessé de voir ses effectifs croître, non parce qu’il entretiendrait la mauvaise volonté des personnes mais parce qu’il a pallié le détricotage de la protection contre le risque chômage. Ce rôle de plus en plus large rempli par le RMI est cependant devenu de plus en plus insupportable à mesure que le développement des emplois précaires, à temps partiel, faiblement rémunérés, est venu rapprocher objectivement les revenus d’un salarié modeste (une femme non qualifiée ayant un emploi à mi-temps payé au Smic) de ceux d’un allocataire de l’assistance.

9 Ainsi, depuis la fin des années 1990, la préoccupation centrale a été de renforcer les « devoirs » face aux « droits » et de lutter contre la désincitation à la reprise d’un emploi que l’assistance est supposée nourrir. Cette situation de clivage croissant entre salariés modestes et assistés, populations proches par ce qu’elles vivent mais éloignées par la manière dont elles se représentent du fait qu’elles sont placées de part et d’autre des seuils de l’ouverture des droits à l’assistance, a fait l’objet de toutes les attentions. Le revenu de solidarité active (RSA), créé en 2009 en remplacement du RMI, devait, entre autres, réparer cette injustice faite aux travailleurs modestes. Le RMI a été fusionné avec la prestation d’assistance pour les familles monoparentales (l’ex-allocation de parent isolé) et s’est vu adjoindre un nouveau dispositif de complément de revenu pour les travailleurs leur permettant de cumuler jusqu’à 62 % des revenus issus du travail avec ceux de l’assistance.

10 Comment expliquer cette transformation des représentations sociales ? Elle tient en partie aux effets non anticipés du développement à grande échelle de l’assistance. Malgré la volonté affichée d’éviter toute forme de stigmatisation, le recentrage de l’action publique sur la lutte contre l’exclusion, avec l’objectif de faire accéder les plus démunis aux droits fondamentaux, les enferme dans des dispositifs spécifiques. La loi de lutte contre les exclusions promulguée en 1998 concentre les griefs sur ce point. Ce qui lui est reproché, comme à une partie de celles qui l’avaient précédée, c’est d’organiser la pauvreté en définissant un « statut de pauvre » et de contribuer à légitimer, en les institutionnalisant, les situations d’exclusion contre lesquelles ces dispositifs législatifs prétendaient s’ériger. Ces actions sont à l’honneur de la société qui les met en œuvre, mais elles sont porteuses d’ambiguïté si elles se pérennisent au lieu de constituer des transitions vers le régime commun.

11 L’assistance semble participer d’une gestion stratifiée du social, dans laquelle les rôles sont partagés entre l’État, qui prend en charge les exclus du lien social marchand, et la sécurité sociale, qui protège les populations en activité. Ainsi la décentralisation du dispositif, entamée dès 1988 et achevée au moment de l’Acte II de 2004, a-t-elle conduit, dans le cadre d’un redéploiement de la protection dans la proximité, à dissocier la régulation de l’emploi de celle du non-emploi. L’avènement du « département-providence » pour reprendre les termes de Robert Lafore [2] a entériné une coupure entre deux sous-systèmes de droits sociaux, l’un national, l’autre territorial alors même que le second n’a de finalité que dans sa capacité à (re)créer du lien avec le premier.

12 Si l’assistance distribue moins de ressources que l’assurance, c’est surtout sur l’image de ses allocataires qu’elle produit le plus d’effets négatifs. L’État social a en effet une fonction symbolique : il véhicule des représentations et des valeurs outre ses fonctions de protection et de reproduction [3]. Les effets négatifs des politiques ciblées relèvent de trois ordres principaux [4] [3] . Tout d’abord, les politiques d’assistance, ciblées, opèrent des ruptures au sein d’un continuum de populations vulnérables. L’enjeu est, dès lors, pour les politiques de « lisser » ces seuils afin d’éviter que la personne en gagnant un euro de plus que le plafond de ressources autorisé ne perde tous les « avantages » de sa situation antérieure et n’expérimente une baisse de son revenu global en perdant ses diverses aides. Les brusques discontinuités opérées par les dispositifs d’assistance doivent donc être compensées. Des mécanismes d’intéressement ont été créés pour les allocataires du RMI qui travaillent. Un système a été institué pour permettre à ceux qui dépassaient le plafond d’ouverture du droit à la CMU d’avoir accès à une mutuelle, etc.

13 Ensuite, l’image négative des assistés produit des effets réels sous la forme de comportements de rejet. Ce rejet se traduit par une diminution des droits dont les personnes peuvent effectivement bénéficier. Des prestations peu légitimes sont des prestations faibles. L’intensité de la pauvreté s’accroît donc à mesure que l’assistance structure le paysage institutionnel [4] . En 2009, elle atteignait 19 %.

14 Enfin, le ciblage des prestations sociales porte à terme un risque de dualisation de la protection sociale et de la société. Limitant ou réservant l’accès de certaines prestations à des catégories particulières, le ciblage peut produire une fracture entre les bénéficiaires des prestations et ceux qui les financent. Ces derniers n’ont alors aucun intérêt à ce que les prestations versées soient substantielles. Dans ce contexte, ce sont des catégories sociales entières qui sont obligées de recourir à l’assistance pour survivre. Une « double peine » s’applique alors à eux : à la déconsidération s’ajoute la faiblesse des ressources matérielles et de l’investissement (en formation notamment) que la société place en eux. La responsabilisation des usagers se mue en culpabilisation et en injonction à l’autonomie.

Comprendre le ressentiment vis-à-vis des « assistés »

15 Au regard de l’assistance, la société inverse les effets et les causes. Il faut considérer l’assistance non comme un moteur de l’oisiveté et de la paresse par exemple mais comme l’effet de transformations sociales plus larges : la précarisation du travail, la restriction des conditions d’indemnisation par les assurances sociales, mais aussi la déconnexion entre le système de formation (initiale et continue) et le marché du travail, la gestion des différences culturelles, etc. La précarisation croissante des classes populaires, le déclassement effectif d’une partie des classes moyennes et la peur du déclassement de l’ensemble de la population se conjuguent pour alimenter un regard ambigu et suspicieux sur les assistés. Ces évolutions entretiennent le mythe du chômeur volontaire et la recherche de boucs émissaires d’autant plus commodes qu’ils sont, à quelques exceptions près, silencieux.

16 La figure de « l’assisté » cristallise aisément la frustration de tous ceux dont les revenus reposent sur leur travail et qui ont le sentiment de ne plus avoir de perspectives d’amélioration de leur condition. Sa stigmatisation indique un redéploiement de la conflictualité sociale. L’enjeu de la lutte sociale n’est plus tant pour les acteurs de négocier le partage de la richesse par le biais d’une négociation institutionnalisée mais de protéger un espace (urbain par exemple) et de réaffirmer son adhésion aux valeurs sociales élémentaires (travail, effort, etc.). Dans ce contexte, les tensions les plus fortes apparaissent entre certaines strates de travailleurs modestes et les bénéficiaires de l’assistance, condamnés en bloc, alors même que ces catégories sont proches.

17 Pour comprendre pourquoi une partie des couches sociales fragilisées perçoivent les assistés comme des profiteurs dénués de volonté de s’en sortir, il faut commencer par rappeler quelques-unes des évolutions qui ont touché les classes que nous nommerons « populaires » par commodité, ces catégories aux contours flous, situées dans un espace social intermédiaire entre les pauvres et les classes moyennes [5]. La nouveauté historique relativement à la façon dont ces catégories appréhendent le monde social est que, loin de ne s’opposer qu’aux dominants, une partie d’entre elles exprime une volonté de se distinguer des pauvres. Cette volonté de mise à distance est d’autant plus forte que leur situation les place au contact direct de la pauvreté.

18 Pour saisir la genèse de cette fracture au sein même des classes populaires, qui redouble, plus qu’elle n’annule, le clivage entre classes populaires et classes supérieures, il est aujourd’hui possible de s’appuyer sur de nombreux travaux que la sociologie française a produits depuis quinze ans. Une leçon qui s’en dégage est que, comme le notait Robert Castel, le ressentiment « opère un rabattement de la conflictualité sociale sur des catégories très proches […]. C’est un mélange d’envie et de mépris qui joue sur un différentiel de situation sociale et fixe la responsabilité du malheur que l’on subit sur les catégories placées juste au-dessus ou juste au-dessous sur l’échelle sociale [6] ». Il constitue une réaction des groupes invalidés par le changement social. Comme Camille Peugny l’a bien montré [7, p. 136-140], les personnes en situation de déclassement, qu’il soit intergénérationnel ou au regard de leurs diplômes, développent ce type de réaction mais c’est encore plus le cas au sein des classes populaires qui se trouvent fragilisées de manière systématique. Dans cette conversion des affects opérée notamment par un certain nombre de discours politique, la recherche de plus en plus ardue d’une stabilité par le travail est abandonnée au profit d’une critique de ce qui empêcherait d’atteindre cet objectif : l’assistanat.

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19 Avant de poursuivre, le terme « ressentiment » appelle un commentaire. En effet, il désigne la jalousie vis-à-vis des assistés, supposés trouver, de manière indue, une confortable stabilité aux crochets de la solidarité – et donc de la richesse – collective. S’il n’est pas besoin de rappeler que l’idée selon laquelle les allocataires de l’assistance sont des privilégiés est fausse, il est par contre nécessaire d’adopter une certaine prudence vis-à-vis du terme « ressentiment » et de la réalité qu’il désigne. L’idée d’un ressentiment populaire contient une part de vérité. Celle-ci est liée au fait que les minima sociaux opèrent des coupures administratives au sein de populations gravitant dans un continuum de précarité et que ceux qui sont trop riches, fût-ce de quelques euros, pour être aidés se sentent lésés. Elle est cependant toujours aussi une catégorie idéologique à forte connotation réactionnaire. Personne ne revendique pour lui-même un discours du ressentiment. Celui-ci est toujours imputé à une autre catégorie sociale. Il faut tenter de faire la part d’un fait social et de son exploitation, c’est-à-dire de sa construction artificielle, dans un sens conservateur. Cette prudence est de rigueur parce que la façon de poser les questions préempte en quelque sorte les réponses qu’il est possible de leur apporter.

20 Armés de cette prudence, il est possible de se tourner vers les recherches sociologiques récentes qui ont fait apparaître les fondements d’un rejet majoritaire de l’assistance. La première se rapporte aux classes populaires et a notamment été développée par Olivier Schwartz. Si une partie des classes populaires a développé une représentation critique de l’assistance, c’est parce qu’elle a vu ses conditions d’existence profondément bouleversées. À l’époque de la société industrielle, les classes populaires vivaient largement dans un entre-soi enfermant mais protecteur (et largement organisé par le mouvement ouvrier, partis et syndicats, sur la base d’un regroupement territorial des populations). Depuis au moins deux générations, elles ont connu une ouverture culturelle au reste de la société et un alignement des aspirations des fils et filles d’ouvriers et d’employés sur celles des classes moyennes. À la différence des générations antérieures, les enfants issus des couches populaires ont eu, dans les années 1980 et 1990, l’opportunité de rentrer dans une concurrence scolaire pour laquelle ils n’étaient pas véritablement armés [8]. La démocratisation scolaire et universitaire, même si elle reste sans doute une arme des faibles, n’en a pas moins eu pour effet de disqualifier, aux yeux mêmes de ceux qui en sont issus, une culture populaire séparée du reste de la société mais de ce fait relativement protectrice. L’abandon des référents ouvriers ne suffit pourtant pas à intégrer pleinement les enfants de ces classes au mode de vie des classes moyennes. Les normes des classes moyennes, voire supérieures, se sont ainsi généralisées sans que les moyens d’y accéder ne soient égalisés.

21 La tertiarisation de l’économie a contribué à cette révolution dans les conditions d’existence des milieux populaires. Le développement des emplois de service revêt une importance cruciale dans la mesure où il met en contact, au quotidien, des membres des classes populaires avec des représentants des classes moyennes, et conduit ainsi les premiers à s’approprier des manières d’être et de penser des seconds. La plus-value que représentait le fait pour les non-diplômés d’habiter près des lieux de production, de constituer une main-d’œuvre directement exploitable et de ce fait à l’entretenir, a disparu à mesure que les emplois se sont rapprochés des lieux de résidence ou d’emploi des consommateurs [5] . Le travail des salariés d’exécution, ouvriers et employés, est moins pénible qu’autrefois mais il est plus exigeant psychologiquement. L’économie s’est largement ouverte aux femmes de condition modeste mais beaucoup travaillent dans des conditions exténuantes et à des horaires qui compliquent la possibilité de conserver des choses aussi élémentaires qu’une vie de famille [11]. Une partie des catégories populaires a pu quitter les cités d’habitat populaire, mais pour trouver refuge dans des zones de plus en plus éloignées des centres urbains où les emplois restent concentrés. Pour ces familles, la possession d’un pavillon, d’une voiture (qu’il faut alimenter en essence), l’accès difficile à un mode de garde pour les enfants [12] et la connexion aux réseaux de communication désormais indispensable pour remplir les formalités administratives les plus banales, associés à l’insécurité de leurs emplois, font peser au-dessus de leur tête une véritable épée de Damoclès.

De profondes implications politiques

22 Dès lors, on peut comprendre comment certaines strates du monde populaire ont pu développer une vision du monde où elles s’opposent, comme l’a souligné Olivier Schwartz, non seulement envers leurs adversaires de classes traditionnels (patrons, cadres, tous ceux qui, pour ces exécutants, représentent un ordre et une autorité extérieurs) mais également, et peut-être surtout, envers ceux « d’en bas ». Les classes populaires ont le « sentiment d’être lésées à la fois par des décisions qui viennent du haut mais aussi par des comportements qui viennent de ceux du bas, d’être lésées à la fois par les puissants et par les plus pauvres [13] ». Olivier Schwartz parle d’une tripartition de la conscience sociale des catégories populaires. D’autres sociologues ont récemment fait le portrait des « petits-moyens » [14] : ces couches de salariés modestes ayant accédé à la propriété et qui se sentent menacés par l’arrivée, dans les espaces pavillonnaires où ils se sont installés, de certains éléments des cités qu’ils ont fuies. C’est à eux que le double discours sécuritaire et prônant la valeur travail s’adresse. Il n’est pas rare que ces personnes travaillent mais dans des conditions qui créent une incertitude permanente qui se trouve opposée à la stabilité imaginée de ceux qui ne contribuent pas à la richesse sociale par leur travail.

23 Cependant, toutes opposées qu’elles soient à l’assistanat en raison d’un fort attachement à la dignité par le travail, les classes populaires perçoivent aussi nettement le manque ou la détresse économique que l’assistance peut compenser. Elles rejettent en fait ce qu’elles perçoivent comme des abus et des entorses à la valeur du travail. L’homogénéité du regard des classes populaires sur les assistés doit ainsi être déconstruite. Même si elle contient une part de vérité, elle résulte aussi d’une construction sociale qui unifie la réaction des classes populaires, en confisquant leurs souhaits et leurs valeurs par un effet d’imposition symbolique.

24 Un certain nombre de discours politiques exploite ces images qui renvoient à la rage de n’avoir pu s’extraire totalement des environnements populaires et à la peur d’être rattrapé par le monde des cités. Ce rejet s’exprime souvent de manière racialisée. Il radicalise une volonté de différenciation. En effet, le rejet des comportements individuels est très souvent culturalisé, renvoyé à des mœurs non compatibles avec les valeurs de la société française. Comme les membres des minorités visibles sont, du fait de leur situation socio-économique et des discriminations qu’elles subissent, surreprésentés parmi les populations défavorisées, il est inévitable de les voir en grand nombre dans les bureaux d’aide sociale ou auprès des organismes de sécurité sociale comme la CAF. Aux yeux des « petits-blancs » cependant, il s’agit d’un évident – et insupportable – privilège.

25 Ces discours politiques ont ainsi une responsabilité particulière dans la mesure où, ayant cautionné sinon répandu l’idée que l’assistance entretient la paresse et que c’est pour cela que les assistés sont de plus en plus nombreux sans rétablir les justes relations entre chômage, pauvreté et surreprésentation des minorités dans les dispositifs d’assistance, ils ont produit des effets délétères sur la cohésion sociale. Au-delà même de l’effet immédiat du stigmate que ces amalgames renvoient sur les populations, les discours qui dénoncent la culture de l’assistance des immigrés ou des minorités raciales sont porteurs de divisions qui, à terme, minent les fondements de la redistribution. De ce point de vue, tout se passe comme si la tendance à l’œuvre en Europe avait en commun avec le passé des États-Unis de faire le lien entre société plurielle et acceptation, voire valorisation des inégalités. Les niveaux de redistribution et les pratiques d’assistance restent marqués par un « monde de différences » entre l’Europe (y compris le Royaume-Uni) et les États-Unis ; mais ce que les économistes américains Alberto Alesina et Edward Glaeser [15] identifient comme la spécificité historique des États-Unis, à savoir que la division entre ouvriers blancs et noirs avait contribué à empêcher l’avènement d’un État social ambitieux, évoque irrésistiblement certains développements actuels en France et en Europe. La solidarité sociale est mise au défi par un nouveau contexte de pluralisme culturel.

26 Au cours des dix ou quinze dernières années, le rejet du monde politique des travailleurs précarisés a depuis fait l’objet d’un travail de politisation intense. La question de la fraude aux aides sociales, puis de l’insécurité autour de la campagne présidentielle de 2002 et enfin le discours extrêmement virulent sur l’assistance tenu (à des degrés divers) par les principaux candidats à l’élection présidentielle de 2007, témoignent de cette volonté de canaliser ce rejet. L’expansion du Front national est ancrée dans les transformations de l’État social. Le fait qu’il soit devenu un parti qui recueille une adhésion forte dans l’électorat ouvrier, même s’il reste devancé par l’abstention dans ces catégories, démontre l’importance de cette problématique du rejet d’une sous-classe d’assistés réfractaires à la valeur travail pour les classes populaires.

27 Plus on s’élève dans l’espace social, plus on manifeste une satisfaction suspicieuse vis-à-vis de l’assistance : on peut y déceler la bonne conscience des nantis, mais aussi la méconnaissance, voire le mépris des classes moyennes et supérieures pour ces populations dont elles se séparent de plus en plus nettement d’un point de vue tant géographique que social. Ici, on voit l’effet de délégitimation des politiques d’assistance lié au fait que ceux qui les financent ne sont pas ceux qui en touchent les très relatifs bénéfices, et réciproquement. on comprend également que l’insistance des discours politiques sur le rejet de l’assistanat par les travailleurs modestes, même si elle contient une part de vérité, exonère à bien trop bon compte les catégories les plus favorisées de leur indifférence, voire de leur hostilité, envers les pauvres. La mise en avant politique de l’hostilité populaire envers les assistés a été une manière de confisquer la parole du peuple et d’orienter les réponses qu’il convenait de lui apporter.

Bibliographie

  • [1] DUBET F., Les Places et les Chances, Paris, Le Seuil, coll. « La république des idées », 2010.
  • [2] LAFORE R., « La décentralisation de l’action sociale. L’irrésistible ascension du “département-providence” », Revue française des affaires sociales, vol. 4, n° 4, 2004.
  • [3] FRASER N., Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005.
  • [4] DAMON J., Questions sociales. Analyses anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2009.
  • [5] SCHWARTZ O., La Notion de « classes populaires », mémoire d’HDR, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997.
  • [6] CASTEL R., L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2007.
  • [7] PEUGNY C., Le Déclassement, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009.
  • [8] BEAUD S., PIALOUX M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbélliard, Paris, Fayard, 1999.
  • [9] POULLAOUEC T., Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010.
  • [10] RENAHY N., Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui /Enquêtes de terrain », 2005.
  • [11] LESNARD L., La Famille désarticulée, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2008.
  • [12] MÉDA D., PÉRIVIER H., Le Deuxième Âge de l’émancipation, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2007.
  • [13] SCHWARTZ O., « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La vie des idées, 22 septembre 2009.
  • [14] CARTIER M., COUTANT I., MASCLET O., SIBLOT Y., La France des « petits-moyens », Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Enquêtes de terrain », 2008.
  • [15] ALESINA A., GLAESER E., Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, coll. « La bibliothèque des savoirs », 2006.

Notes

  • [1]
    Auteur notamment de L’Autonomie des assistés, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009 et du Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2012.
  • [2]
    Les nombres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [3]
    Je reprends la typologie des effets des politiques ciblées avancée par Julien Damon [4, p. 126].
  • [4]
    L’indicateur utilisé pour appréhender l’intensité de la pauvreté est fondé sur l’écart relatif entre le revenu médian des ménages pauvres et le seuil de pauvreté. En 2009, le revenu médian des ménages pauvres est inférieur de 19 % au seuil de pauvreté. Les minima sociaux, parce qu’ils sont inférieurs au seuil de pauvreté, ont pour effet de limiter cette intensité, la divisant par deux après transferts.
  • [5]
    Ce que Nicolas Renahy appelle le « capital d’autochtonie » [10].
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